L'envie s'en mêlant, je poursuis une histoire débutée quelques mois. Elle se suffirait en l'état, mais il me fallait la sentir achevée. Et je crois qu'elle vous avait plu.
Il y a deux jours, une fausse manipulation avait entrainé la mise en ligne de ce billet encore incomplet. Un signe, peut-être ? Alors retour en Mongolie avec...
Le réveil est une épreuve. Éreintés de notre trop courte nuit, fourbus de plaisir et courbatus d'un mauvais sommeil, Ayal et moi rechignons à nous extraire des couvertures.
Je retrouve Bertille pour lui annoncer mon escapade : une journée et une nuit au parc national de Terelj.
Le réceptionniste m'écrit le nom et l'adresse de la guesthouse en mongol. Sans cette précaution, probable qu'aucun chauffeur de taxi ne pourra au retour m'y déposer.
Il me précise que peu de bus partent de Terelj, d'autant que je dois en changer à la périphérie d'Oulan Bator. Attente incluse, le trajet me prendra plusieurs heures.
- Tu es sûre de vouloir m'accompagner ? m'interroge Ayal. Je me sens coupable, c'est un voyage long et chiant... Pour rester peu sur place, au final.
- Oui, certaine, t'inquiète !
Plus tard il me dira que ma décision l'a à la fois surpris et charmé. Nombre de femmes, s'arrêtant au pénible de l'affaire, auraient à son avis renoncé.
- Pas toi. Tu n'as pas hésité et cela paraissait si facile... Je ne suis pas habitué !
Prudente, je décide néanmoins de quitter Terelj en fin de matinée. Aucune envie de me trouver bloquée dans un entre-deux urbain.
L'aller, lui, ne présente aucune difficulté : Ayal a commandé un taxi, rôle joué par le cousin du propriétaire qui arrondit ses fins de mois.
Les touristes, c'est une affaire de famille...
À l'heure dite, une vieille auto stoppe devant le portail.
- Vos affaires dans le coffre ! dit le cousin qui s'étonne du petit sac d'Ayal.
S'il savait...
Mon amant et moi nous installons, jambes mêlées, sur la banquette arrière. Son bras effleure mes épaules, ses doigts jouent avec mes cheveux. Durant toute la course, Oulan Bator, ses faubourgs, les montagnes et la steppe défileront derrière son visage tel un décor de cinéma.
Souvent je lis dans les yeux d'Ayal une attente, une tristesse ou un blanc.
Parfois il sourit en coin, dans le vide.
Sous son crâne défilent alors, j'en suis sûre, des instantanés de notre nuit.
Mes fesses blanches sur les couvertures sombres.
Mon corps en virgule relié à sa verge par mes lèvres closes.
Mes cuisses encerclant sa taille alors que ses mains se referment sur mes seins.
Assis ventre contre ventre, poitrine contre poitrine, sexes emboîtés, nous nous regardons ravis, émerveillés, comme amoureux. Sérieux et solennels aussi, muets de tous ces mots qui nous submergent.
En hébreu pour lui, en français pour moi... Tant de mots tus avec l'anglais au milieu.
À plusieurs reprises Ayal lâchera une phrase gutturale. Je dirai "Pardon ?" en m'en moquant, au fond. L'intonation me suffit. Il y a dans ses syllabes incompréhensibles la joie de s'être rencontrés, la tristesse de bientôt se séparer, la possibilité de vivre quelque chose si seulement... Et la beauté, et le plaisir, et la jubilation de baiser comme au dernier soir du monde.
Et en conclusion toujours ce sourire, bouleversant.
J'ai un peu mal au coeur. La fatigue m'envahit en flux et reflux, tantôt m'étourdissant si fort que je crois défaillir, tantôt se muant en fébrilité sèche. Mes pensées jaillissent alors en désordre, fusées saccadées comme des automates de foire.
Je me loverais volontiers contre Ayal pour m'assoupir. Mais le temps nous est si compté que dormir, c'est le gaspiller.
Et mon amant, lui, a envie de parler.
Il se réjouit de revoir Boro, son guide. La personnalité de ce Mongol bourru, son calme à toute épreuve, son accueil chaleureux l'avaient marqué au fer rouge.
Boro parle très peu anglais. Peu importe.
Le reste est là, bien plus important : les regards, les sourires, les gestes.
De quoi en dire long sans blabla.
De quoi toucher l'essentiel sans se perdre en belles phrases.
- Nous avons beau nous connaître à peine, j'appelle Boro mon ami. Pour moi, c'en est un. Ça te paraît étrange ?
- Du tout. Nous nous sommes bien rencontrés avant-hier !
- Ah oui, vrai. Mais pour le coup, c'est l'impression de te connaître qui est étrange...
J'acquiesce. L'impression est partagée.
Oh, je ne m'abuse pas pour autant. Je sais pertinemment que d'Ayal, je ne sais presque rien. Ses habitudes, ses manies, ses tics, sa façon de décrocher un téléphone, de tenir un stylo, de se brosser les dents, de feuilleter le journal... J'en ignore tout, mais ce tout-là m'apparaît dérisoire.
Notre lien n'est pas celui du quotidien mais de l'exceptionnel. Pas celui de l'écorce mais du noyau, ce noyau dur qui, au fond de nous, englobe nos croyances, nos rêves, nos espoirs, notre vision de l'existence.
Bien que différents, le chemin d'Ayal se confond avec le mien.
Tous deux avons connu la douleur de la perte ainsi que la renaissance.
Tous deux avons, vacillante mais chevillée à l'âme, cette foi en la vie, ses surprises, ses signes, ses cadeaux, ses mystères. Cette faim, aussi, d'en aspirer le suc, de la mordre au travers.
L'intimité ignore la durée. Elle ne se mesure pas en semaines, mois, années mais peut éclore en un après-midi, inespérée, indéniable, profonde, à l'image de cette vallée sertie de hautes montagnes entre lesquelles notre voiture s'engage.
Ayal affirme qu'il ne veut plus partir à cheval mais rester avec moi. Deux jours, trois, quatre, jusqu'à ce que le transmongolien m'emmène en Chine.
La seconde d'après, il soutient que cette randonnée lui est essentielle. Dans la nature, l'isolement, le silence faire le point, renouer avec un lui-même si chahuté qu'il en a oublié qui il est.
J'approuve. De ces retrouvailles ne pas faire l'économie.
- Oui mais... Toi...
Mon amant s'embrouille.
Mon amant se contredit.
Ce qui est certain, c'est que son ami Boro est au bout de la route.
Boro est un nomade sédentarisé. Il n'habite plus une yourte mais une maison en béton cernée d'une palissade.
Dépourvue d'eau courante, elle oblige ses occupants à remplir des bidons à la rivière. Autant dire qu'à l'intérieur, il n'y a pas de salle de bains. Sombre et enfumée, l'unique pièce comporte une table, un poêle-gazinière, un évier et deux lits.
Un pour Boro et son épouse Odval, l'autre pour Sükh, leur jeune fils.
En comptant leurs deux amis invités au repas, la minuscule bâtisse est bondée.
Nous n'y logerons pas, pas de place. Notre domaine, c'est la yourte plantée dans le jardin.
Autour, de la boue entre deux bandes d'herbe pelée.
En face, les toilettes, un simple trou masqué par quatre planches.
Le confort est rudimentaire, le froid pinçant.
Je souris de ce retour à la steppe, bien plus plus luxueux que les conditions parfois extrêmes de mon périple.
- Ça te va ? s'enquit Ayal embarrassé.
- Bien sûr !
Il s'avoue soulagé. Frappe ma paume de ses doigts étendus en signe d'alliance. Peu de femmes de son entourage, à commencer par sa compagne, supporteraient de passer une nuit ici.
Moi, je m'en fiche. J'ai connu bien pire, plus sale et plus précaire.
Son pantalon trop grand rapiécé aux fesses, son vieux pull dégoulinant sur sa chemise taché, vif, morveux, attendrissant, Sükh rôde autour de nous. Notre visite, c'est de l'imprévu qui le détourne de son ennui. Il tente d'engager en mongol une conversation qui tourne court.
Ni Ayal ni moi n'avons l'énergie de nous y lancer.
Assis sur le seuil de notre yourte, nous fumons en silence.
Sükh, monté sur un vélo déglingué, passe et repasse à toute allure. Il ne craint ni les flaques ni les cailloux, ni son chien qui, vite lassé de poursuivre ce virevoltant cheval de métal, se couche en travers de sa route.
Lassé lui aussi, Sükh abandonne son vélo et s'empare d'un ballon. Petit footballeur maladroit, il enchaîne passes et dribbles sous nos yeux las.
- Ouh la la, il me donne le vertige... dis-je à Ayal.
- Allons nous reposer, d'accord ?
Nous rentrons dans la yourte en laissant le petit bonhomme à sa partie.
- Zut, la porte ne ferme pas !
En effet le loquet pend du chambranle, cassé. Tant pis. Nous espérons que, si Sükh s'aventure chez nous, il aura l'égard de s'annoncer.
À peine avons-nous déballé nos affaires que Boro nous appelle pour manger.
Nous voici sur un lit de la chambre-salle à manger-cuisine. Odval a préparé des nouilles mongoles : des morceaux de pâte épaisse coupés en longueur, nageant dans un bouillon agrémenté de rares légumes, de viande, de gras et d'os.
Du mouton, bien sûr, dont l'odeur musquée me soulève le coeur.
Sur la table, l'apéritif : des filaments de viande séchée, coriaces, filandreux, trop salés.
J'en goûte un puis passe mon tour.
Un gamin, deux ans tout au plus, s'amuse avec un fémur et un couteau. Le second lui sera sans hâte retiré des menottes. Le premier et ses rares morceaux de chair encore accrochés lui dureront une partie du repas.
Une fois l'os nettoyé, le petit le recycle avec forces gazouillis en batte, canne, massue.
Émerveillé, incrédue, Ayal l'observe :
- Dire que chez nous, les enfants ont de vrais jouets qui ne les amusent même pas !
Je me doute qu'il pense à ses enfants trop gâtés. À son aînée, surtout, capricieux bout de femme dont il m'a avoué, dans un sourire aussi charmé que vaincu, être l'esclave.
- Elle prend pour acquis que je serai toujours là. Parfois elle me commande comme un domestique et me parle comme à un valet.
Esclave, domestique, valet... Les mot me choquèrent. Je ravalai mon effarement.
Critiquer une éducation auprès de ceux-là même qui la délivrent est le plus court chemin vers une dispute. Aussi clairement que je sais qu'Ayal et moi n'avons aucun avenir.
Il pourrait quitter sa femme, sa clinique, son pays. Ses enfants, jamais.
C'est à leurs côtés, jour après jour, que sa vie se tient. D'eux qu'elle tire sa valeur, sa direction, son sens.
Ayal est, je le crois, père avant d'être homme. Ce qui, pour moi qui ne suis pas mère, se tient hors de ma portée. Si je vois son amour infini pour ses enfants, si je le sens, je ne le saisis pas, je ne le ressens pas.
Malgré notre concorde, cette différence-là, énorme, creuse un gouffre entre nous.
À suivre.
Photos : Paul Outerbridge, William Wegman, Brassaï, Anna Hurtig.
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