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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Eux

Vendredi 29 mars 5 29 /03 /Mars 14:36

L'envie s'en mêlant, je poursuis une histoire débutée quelques mois. Elle se suffirait en l'état, mais il me fallait la sentir achevée. Et je crois qu'elle vous avait plu.

Il y a deux jours, une fausse manipulation avait entrainé la mise en ligne de ce billet encore incomplet. Un signe, peut-être ? Alors retour en Mongolie avec...

 

L'épisode précédent.

 

 

L'homme de la yourte 13terLe réveil est une épreuve. Éreintés de notre trop courte nuit, fourbus de plaisir et courbatus d'un mauvais sommeil, Ayal et moi rechignons à nous extraire des couvertures.

Je retrouve Bertille pour lui annoncer mon escapade : une journée et une nuit au parc national de Terelj.

Le réceptionniste m'écrit le nom et l'adresse de la guesthouse en mongol. Sans cette précaution, probable qu'aucun chauffeur de taxi ne pourra au retour m'y déposer.

Il me précise que peu de bus partent de Terelj, d'autant que je dois en changer à la périphérie d'Oulan Bator. Attente incluse, le trajet me prendra plusieurs heures.

- Tu es sûre de vouloir m'accompagner ? m'interroge Ayal. Je me sens coupable, c'est un voyage long et chiant... Pour rester peu sur place, au final.

- Oui, certaine, t'inquiète !

Plus tard il me dira que ma décision l'a à la fois surpris et charmé. Nombre de femmes, s'arrêtant au pénible de l'affaire, auraient à son avis renoncé.

- Pas toi. Tu n'as pas hésité et cela paraissait si facile... Je ne suis pas habitué !

Prudente, je décide néanmoins de quitter Terelj en fin de matinée. Aucune envie de me trouver bloquée dans un entre-deux urbain.

L'aller, lui, ne présente aucune difficulté : Ayal a commandé un taxi, rôle joué par le cousin du propriétaire qui arrondit ses fins de mois.

Les touristes, c'est une affaire de famille...


À l'heure dite, une vieille auto stoppe devant le portail.

- Vos affaires dans le coffre ! dit le cousin qui s'étonne du petit sac d'Ayal.

S'il savait...

Mon amant et moi nous installons, jambes mêlées, sur la banquette arrière. Son bras effleure mes épaules, ses doigts jouent avec mes cheveux. Durant toute la course, Oulan Bator, ses faubourgs, les montagnes et la steppe défileront derrière son visage tel un décor de cinéma.

Souvent je lis dans les yeux d'Ayal une attente, une tristesse ou un blanc.

Parfois il sourit en coin, dans le vide.

Sous son crâne défilent alors, j'en suis sûre, des instantanés de notre nuit.

Mes fesses blanches sur les couvertures sombres.

Mon corps en virgule relié à sa verge par mes lèvres closes.

Mes cuisses encerclant sa taille alors que ses mains se referment sur mes seins.

Assis ventre contre ventre, poitrine contre poitrine, sexes emboîtés, nous nous regardons ravis, émerveillés, comme amoureux. Sérieux et solennels aussi, muets de tous ces mots qui nous submergent.

En hébreu pour lui, en français pour moi... Tant de mots tus avec l'anglais au milieu.

À plusieurs reprises Ayal lâchera une phrase gutturale. Je dirai "Pardon ?" en m'en moquant, au fond. L'intonation me suffit. Il y a dans ses syllabes incompréhensibles la joie de s'être rencontrés, la tristesse de bientôt se séparer, la possibilité de vivre quelque chose si seulement... Et la beauté, et le plaisir, et la jubilation de baiser comme au dernier soir du monde.

Et en conclusion toujours ce sourire, bouleversant.


L'homme de la yourte 14J'ai un peu mal au coeur. La fatigue m'envahit en flux et reflux, tantôt m'étourdissant si fort que je crois défaillir, tantôt se muant en fébrilité sèche. Mes pensées jaillissent alors en désordre, fusées saccadées comme des automates de foire.

Je me loverais volontiers contre Ayal pour m'assoupir. Mais le temps nous est si compté que dormir, c'est le gaspiller.

Et mon amant, lui, a envie de parler.

Il se réjouit de revoir Boro, son guide. La personnalité de ce Mongol bourru, son calme à toute épreuve, son accueil chaleureux l'avaient marqué au fer rouge.

Boro parle très peu anglais. Peu importe.

Le reste est là, bien plus important : les regards, les sourires, les gestes.

De quoi en dire long sans blabla.

De quoi toucher l'essentiel sans se perdre en belles phrases.

- Nous avons beau nous connaître à peine, j'appelle Boro mon ami. Pour moi, c'en est un. Ça te paraît étrange ?

- Du tout. Nous nous sommes bien rencontrés avant-hier !

- Ah oui, vrai. Mais pour le coup, c'est l'impression de te connaître qui est étrange...

J'acquiesce. L'impression est partagée.


Oh, je ne m'abuse pas pour autant. Je sais pertinemment que d'Ayal, je ne sais presque rien. Ses habitudes, ses manies, ses tics, sa façon de décrocher un téléphone, de tenir un stylo, de se brosser les dents, de feuilleter le journal... J'en ignore tout, mais ce tout-là m'apparaît dérisoire.

Notre lien n'est pas celui du quotidien mais de l'exceptionnel. Pas celui de l'écorce mais du noyau, ce noyau dur qui, au fond de nous, englobe nos croyances, nos rêves, nos espoirs, notre vision de l'existence.

Bien que différents, le chemin d'Ayal se confond avec le mien.

Tous deux avons connu la douleur de la perte ainsi que la renaissance.

Tous deux avons, vacillante mais chevillée à l'âme, cette foi en la vie, ses surprises, ses signes, ses cadeaux, ses mystères. Cette faim, aussi, d'en aspirer le suc, de la mordre au travers.

L'intimité ignore la durée. Elle ne se mesure pas en semaines, mois, années mais peut éclore en un après-midi, inespérée, indéniable, profonde, à l'image de cette vallée sertie de hautes montagnes entre lesquelles notre voiture s'engage.


L'homme de la yourte 15bisAyal affirme qu'il ne veut plus partir à cheval mais rester avec moi. Deux jours, trois, quatre, jusqu'à ce que le transmongolien m'emmène en Chine.

La seconde d'après, il soutient que cette randonnée lui est essentielle. Dans la nature, l'isolement, le silence faire le point, renouer avec un lui-même si chahuté qu'il en a oublié qui il est.

J'approuve. De ces retrouvailles ne pas faire l'économie.

- Oui mais... Toi...

Mon amant s'embrouille.

Mon amant se contredit.

Ce qui est certain, c'est que son ami Boro est au bout de la route.

 

Boro est un nomade sédentarisé. Il n'habite plus une yourte mais une maison en béton cernée d'une palissade.

Dépourvue d'eau courante, elle oblige ses occupants à remplir des bidons à la rivière. Autant dire qu'à l'intérieur, il n'y a pas de salle de bains. Sombre et enfumée, l'unique pièce comporte une table, un poêle-gazinière, un évier et deux lits.

Un pour Boro et son épouse Odval, l'autre pour Sükh, leur jeune fils.

En comptant leurs deux amis invités au repas, la minuscule bâtisse est bondée.

Nous n'y logerons pas, pas de place. Notre domaine, c'est la yourte plantée dans le jardin.

Autour, de la boue entre deux bandes d'herbe pelée.

En face, les toilettes, un simple trou masqué par quatre planches

Le confort est rudimentaire, le froid pinçant.

Je souris de ce retour à la steppe, bien plus plus luxueux que les conditions parfois extrêmes de mon périple.

- Ça te va ? s'enquit Ayal embarrassé.

- Bien sûr !

Il s'avoue soulagé. Frappe ma paume de ses doigts étendus en signe d'alliance. Peu de femmes de son entourage, à commencer par sa compagne, supporteraient de passer une nuit ici.

Moi, je m'en fiche. J'ai connu bien pire, plus sale et plus précaire.

 

Son pantalon trop grand rapiécé aux fesses, son vieux pull dégoulinant sur sa chemise taché, vif, morveux, attendrissant, Sükh rôde autour de nous. Notre visite, c'est de l'imprévu qui le détourne de son ennui. Il tente d'engager en mongol une conversation qui tourne court.

Ni Ayal ni moi n'avons l'énergie de nous y lancer.

Assis sur le seuil de notre yourte, nous fumons en silence.

Sükh, monté sur un vélo déglingué, passe et repasse à toute allure. Il ne craint ni les flaques ni les cailloux, ni son chien qui, vite lassé de poursuivre ce virevoltant cheval de métal, se couche en travers de sa route.

Lassé lui aussi, Sükh abandonne son vélo et s'empare d'un ballon. Petit footballeur maladroit, il enchaîne passes et dribbles sous nos yeux las.

- Ouh la la, il me donne le vertige... dis-je à Ayal.

- Allons nous reposer, d'accord ?

Nous rentrons dans la yourte en laissant le petit bonhomme à sa partie.

- Zut, la porte ne ferme pas !

En effet le loquet pend du chambranle, cassé. Tant pis. Nous espérons que, si Sükh s'aventure chez nous, il aura l'égard de s'annoncer.

 

L'homme de la yourte 16À peine avons-nous déballé nos affaires que Boro nous appelle pour manger.

Nous voici sur un lit de la chambre-salle à manger-cuisine. Odval a préparé des nouilles mongoles : des morceaux de pâte épaisse coupés en longueur, nageant dans un bouillon agrémenté de rares légumes, de viande, de gras et d'os.

Du mouton, bien sûr, dont l'odeur musquée me soulève le coeur.

Sur la table, l'apéritif : des filaments de viande séchée, coriaces, filandreux, trop salés.

J'en goûte un puis passe mon tour.

Un gamin, deux ans tout au plus, s'amuse avec un fémur et un couteau. Le second lui sera sans hâte retiré des menottes. Le premier et ses rares morceaux de chair encore accrochés lui dureront une partie du repas.

Une fois l'os nettoyé, le petit le recycle avec forces gazouillis en batte, canne, massue.

Émerveillé, incrédue, Ayal l'observe :

- Dire que chez nous, les enfants ont de vrais jouets qui ne les amusent même pas !

Je me doute qu'il pense à ses enfants trop gâtés. À son aînée, surtout, capricieux bout de femme dont il m'a avoué, dans un sourire aussi charmé que vaincu, être l'esclave.

- Elle prend pour acquis que je serai toujours là. Parfois elle me commande comme un domestique et me parle comme à un valet.

Esclave, domestique, valet... Les mot me choquèrent. Je ravalai mon effarement.

Critiquer une éducation auprès de ceux-là même qui la délivrent est le plus court chemin vers une dispute. Aussi clairement que je sais qu'Ayal et moi n'avons aucun avenir.

Il pourrait quitter sa femme, sa clinique, son pays. Ses enfants, jamais.

C'est à leurs côtés, jour après jour, que sa vie se tient. D'eux qu'elle tire sa valeur, sa direction, son sens.

Ayal est, je le crois, père avant d'être homme. Ce qui, pour moi qui ne suis pas mère, se tient hors de ma portée. Si je vois son amour infini pour ses enfants, si je le sens, je ne le saisis pas, je ne le ressens pas.

Malgré notre concorde, cette différence-là, énorme, creuse un gouffre entre nous.

 

À suivre.

 

Photos : Paul Outerbridge, William Wegman, Brassaï, Anna Hurtig.

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Mardi 19 février 2 19 /02 /Fév 14:23

Max nuit 1Les tables étaient en fer blanc, les chaises en plastique. L'épaisse fumée des woks noyait les alentours d'une âcre brume d'épices. Irritante pour les yeux et la gorge, elle faisait à la fois tousser et pleurer.

"Le lieu à ambiance" que Max souhaitait, nous ne l'avions pas déniché au fil des sois*Entre les bars à filles bondés, No ladyboys service here, et les sommaires cuisines de rue, le quartier n'offrait guère de choix.

Bousculés par la foule, las de marcher sur les trottoirs encombrés d'étals pour touristes, nous stoppâmes dans une Food Court en retrait de l'agitation nocturne.

Les serveurs, de jeunes garçons débraillés, prenaient commande et apportaient les boissons à payer comptant.

- One hundred twenty baht, please !

Je sortis mon portefeuille. Max se récria. Hors de question que je paye !

Je le plaisantai sur son côté Vieille Amérique. "Vieille France" eût été plus juste mais, compte tenu de ses origines, plutôt inapproprié.

Déjà à Paris, je n'estimais pas que l'homme, du seul fait d'être homme, se devait de régler consommations et repas - et peu importe qu'il s'agisse du premier rendez-vous. Alors, après des années en routarde où chacun règle sa note...

Cependant le geste me toucha. Pas un dû mais toujours bienvenue, la galanterie.

 

Nous feuilletâmes la carte, un vieux cahier sale agrémenté de photos. Écrits en thaï, les noms des plats étaient traduits en anglais approximatif. En hôte et cuisinier parfaits, Max me détaillait chaque ingrédient, chaque préparation, chaque recette.

Il avait le regard du passionné, une aisance et une joie délicieuses à contempler. Si tout bon repas commençait par le plaisir anticipé des saveurs, celui-ci se promettait délectable.

- Que préfères-tu ? Riz ou nouilles ? Porc ou boeuf ? Sucré-salé ? Épicé ?

- Épicé, hum, pas trop... dis-je en frissonnant de mes gencives à vif.

La cuisine thaïe non édulcorée pour les palais occidentaux se révèle une éruption cataclysmique, un uppercut bouche-nez-menton, une morsure persistante sous l'incendie des piments.

Max tourna les pages à l'envers pour désigner une photo :

- Le chef vous suggère page 3, porc sauté aux asperges, basilic et gingembre.

- Adjugé-vendu !

- Garçon, s'il vous plaît !

Je ne me doutais pas qu'après le départ anticipé de Max, ce serait nos repas qui me manqueraient le plus. Les bouts de vie racontés par-dessus les assiettes. Les anecdotes relevant la soupe et le curry. Les éclats de rire trempés dans la sauce aigre-douce. L'intimité partagée tel un plat de lumpias.

Après son départ, je ne tirerais guère de plaisir à manger seule. Il faut avouer que Max, c'était le food buddy idéal.


Max nuit 3Un food buddy à la politesse non moins exquise. Max savait s'exprimer avec tact et mesure, évacuer ce qui fâche avec légèreté et grâce, atténuer d'un adjectif et d'un sourire les propos rudes, jouer du silence et des non-dits.

- Ta culture asiatique, sans doute... le taquinai-je. L'interdit absolu de perdre la face et de pousser les autres à la perdre.

Il acquiesça en rigolant.

- Sans doute. J'ai été élevé ainsi : never hurt anybody's feelings, that's plain gross !

Par esprit de contradiction ou pure malice, je m'employai de mon côté à éviter les détours. À utiliser des mots précis et appeler un chat un chat, ce qui semblait beaucoup amuser Max.

Ou ne l'amusait guère, mais sa délicatesse l'empêcha de m'en informer.

Le cliché affirme que les Françaises soient aussi classe que délurées.

- Eh bien, nourrissons-le ! songeai-je.

Ma franchise passait sûrement pour une fronde, une impertinence, une liberté peut-être rafraîchissantes, dépaysantes et pimentées du so sexy accent français (paraît-il - de quoi regretter d'avoir gommé le mien que Max, à l'ouïe aussi aiguisée que le palais, qualifiait néanmoins de thick - épais).

Oui, il était ce soir permis de se déboutonner, de délacer le rigide corset des bienséances, de desserrer la cravate pour libérer sa gorge. Et de parler vrai, franc, clair.

Choquant mon Coca contre la bière de Max, je l'encourageai :

- À ton tour ! Be my guest, that's easy !

Il se fendit d'un sourire embarrassé.

- Facile ? J'essaierai. Promis.

La vérité est qu'il n'a pas qu'essayé.


Mettez un homme et une femme autour d'un bon dîner et laissez agir. Une fois le cap des banalités franchi, de quoi discutent-ils, les mains virevoltantes et la mine tour à tour réjouie et absorbée ?

D'autres hommes et d'autres femmes, de relations humaines, de couple, de sentiments et parfois de sexe.

Ni Max ni moi ne dérogeâmes à cette règle. Sauf que moi, je ne tenais pas tellement à évoquer mes amants, mes fameux, mes étranges, mes rapides comme mes piètres souvenirs.

À ces histoires de lits je préférai la position d'écoute, oreille, esprit et coeur attentifs à ce que Max voudrait bien me dévoiler.

 

Max nuit 4Il ne me parla que de ses histoires longues.

De cette compagne dont il tenta en vain de se séparer, finissant par user du pire moyen : la tromper et le lui dire.

Sinon, affirma-t-il, jamais elle n'aurait accepté la rupture.

Offensée, celle-ci eut alors la réaction qu'il escomptait : elle le quitta.

Des années après, Max se reprochait encore sa cruauté, une goujaterie qui ne lui ressemblait pas. À ses yeux coupable d'avoir profité d'une occasion, coupable d'avoir manqué de courage, coupable d'avoir blessé celle qu'il avait aimé.

Coupable tout court.

Tromper plutôt que rompre... La voie de la facilité s'était au final avérée la plus difficile. Après une victoire au goût de tourbe, il fallait accepter la douleur de l'autre trahi, l'image de soi dépréciée, le remords d'avoir mal agi.

Et avec un père fervent catholique, ayant bercé ses enfants de péché, de faute et de contrition, ce remords n'était pas mince.

Coupable. Sans circonstances atténuantes, Monsieur le Juge.

Je haussai les épaules.

- Et tu comptes t'accabler encore longtemps ?

Max me décocha le regard du boxeur qui vacille entre les cordes.

- Pardon ?

- D'accord, tu t'es mal comporté. D'accord, tu as eu tort. D'accord, puisque tu y tiens, tu as joué au salaud. Mais c'est du passé, non ?

- Euh...

Je soutins que l'essentiel était d'avoir reconnu son erreur, appris de cette expérience et grandi. Le dommage causé était irréparable, peut-être, mais, ma foi, personne n'est irréprochable. Ni toujours en mesure d'assumer ses choix, faillabilité humaine qui ne console guère sans devoir être comptée pour rien.

Max ne cherchait pas à minimiser son acte, à rejeter la faute sur autrui, à se racheter une conscience à bas prix. Plus encore, il ne me devait aucune franchise, aucune vérité. Qu'il me livrât si vite les deux m'émut.

Sans me connaître il m'accordait un peu de sa confiance. Je désirais en retour ne pas le décevoir. L'aider même, si je le pouvais.

- Tu as réfléchi. Tu as demandé pardon. Tu as changé. Maintenant, sûr que tu ne recommenceras pas. C'est le plus important, non ?

- Une autre façon de voir, en effet... Très français, je crois.

J'éclatai de rire. Les Français et la liberté des moeurs, encore un cliché.

- Mais non, Max, je ne te propose pas un ménage à trois !

Taisant qu'en matière de ménage à trois, le seul qu'il ait connu rassemblait son ex, lui et sa culpabilité.

Rien de très folichon, en somme.


Max nuit 5Un ménage à trois, on y était. La femme dont Max était amoureux, enfin, il ne savait plus trop, habitait à Shangaï.

Relation longue distance insatisfaisante, incomplète, ingérable.

Revenir aux États-Unis signifiait pour elle mettre fin à son contrat d'embauche, abandonner son apprentissage in situ du chinois, renoncer à des années de labeur. Choix somme toute banal mais cornélien.

Où placer la priorité ?

Celle de Max ne semblait pas claire non plus. Le travail, les responsabilités, les mois qui filent à toute allure, un couple qui se délite... Malaisé de voir clair dans tout ce brouillard.

Était-il encore en couple ?

Il l'ignorait.

J'écartai les bras en signe d'impuissance.

Le remède était sans doute le temps.

Celui de l'instrospection et de la réflexion.

Celui qui finit, vaille que vaille et coûte que coûte, par débrouiller les situations les plus complexes et apaiser les plus douloureuses.

 

- On rentre à l'hôtel ?

J'approuvai.

Nous marchâmes à rebours d'une soi à l'autre pour réclamer nos clefs à la réception.

Bien que n'ayant nul besoin de l'ascenseur, j'y entrai d'un pas décidé. Appuyai sur le bouton un, Max sur le quatre.

- Je descends d'abord, observai-je bêtement.

C'est du moins ce que je croyais.

Premier étage.

Les portes s'écartèrent alors qu'une phrase mourait entre mes lèvres.

À peine le temps de nous dire au revoir que la cabine se referma, fusa vers le quatrième et s'ouvrit à nouveau. Max la bloqua prudemment de son pied.

Good night, dear !

Sweet dreams, répondis-je en écho.

Une pause. Un regard complice. Dans un élan Max m'enlaça, me pressa fort contre sa poitrine, me tapota les épaules. Un battement de coeur plus tard il avait disparu, happé par le couloir.

Troublée, je rejoignis ma chambre. Une petite voix me souffla que la soirée n'était pas terminée.

Elle ne se trompait pas.


 

Ménage à trois : j'ignore pourquoi, mais l'expression - en français dans le texte, s'il vous plaît ! - est connue de nombre d'anglophones. Elle semble évoquer à elle seule la liberté, l'ouverture d'esprit, une légèreté et une tolérance tout hexagonales. Ce dont, en "bonne" Française, je me permets de douter...

Une autre expression fort célèbre : Gai Paris (Gay Paris ?). Euh, cocorico ?


*Soi (prononcer "soille") : ruelle en thaï. Il s'agit de rues transversales numérotées de 1 à x, coupant les axes principaux. Par exemple, (quartier de) Sukhumvit, Soi 5, fut le lieu de notre dîner.

 

Pin up de Gil Elvgren.

Photos : William WegmanDebbie Caffery, Helmut Newton.

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Lundi 18 février 1 18 /02 /Fév 15:18

Bangkok, 31 janvier-5 février.

 

Max 1Aujourd'hui j'ai revu son visage.

Son visage et sa peau cuivrée, brunie par ses origines.

Sa barbe naissante, sans doute entretenue avec soin, ombrageant ses joues et son menton. 

Son nez fièrement planté, la fossette en bras de rivière débouchant sur le lit voluptueux de ses lèvres.

Les amandes de ses yeux bruns, marron liquide au soleil. Un peu rapprochés, ils donnent une intensité quasi insoutenable à ses prunelles, une fixité à vous transpercer les os.

Son crâne rasé qui, loin de détourner l'attention de sa beauté, l'impose telle une déclaration au monde.

Les plis gravés par son sourire, la ride du lion entre ses sourcils, les sillons esquissés sur son front.

L'air dur et sérieux, presque buté qu'il a lorsqu'il réfléchit, adouci par un je-ne-sais-quoi d'enfantin. Sous sa carapace d'homme affleure parfois l'adolescent, la timidité et les doutes de la vie qui sans cesse remet en jeu nos assurances, nos convictions, nos croyances. Cette mouvante incertitude capturée par l'objectif, effleurant ses traits comme un souffle, je la reconnais comme mienne.

Sur ses photos il semble plus âgé qu'il ne le paraît en réalité.

Sur ses photos il avoue son âge, l'aube d'une triomphante quarantaine.


Je le fis défiler en trois plans américains. Son buste surgit sur les trois. Musclé, très, avec les saillies abruptes de son cou et la vallée creusée par ses pectoraux, traversée par la force de son bras croisé.

C'est la dernière de la série qui a ma préférence.

Pantalon gris remonté sur les genoux, baskets à la main, il marche sur une plage au crépuscule. Un tee-shirt blanc godaille sur son torse, un canotier orne son crâne. Il a la décontraction d'un vacancier, l'aisance d'un félin jouissant de l'espace infini de sa liberté.

Au bout de sa course, hors champ, pourrait se tenir une femme. Celle à laquelle il dédie son sourire radieux, les traits illuminés par ses dents.

Arrivée à Bangkok en catastrophe afin de soigner les miennes, il m'était impossible de rater les siennes, leur saisissante blancheur tranchant sur son hâle, leur alignement de petits cailloux savamment rangés pour la parade.

À leur vue je faillis d'ailleurs m'exclamer :

- Oh, vos dents sont magnifiques !

Je me tus.

Plutôt déplacé, comme compliment.


Max 2Je détaillai ses photos en me félicitant de mon intuition confirmée. Dès les premières minutes de notre tête-à-tête j'avais imaginé cet étranger immobile et offert sur un site de mannequins.

Durant notre semaine ensemble jamais il ne mentionna cette autre carrière. Trop modeste, sans doute, ou au fond indifférent à ce que son apparence suscite, voire gêné d'attirer l'attention par son seul pouvoir.

Max a davantage que sa beauté à offrir.


C'est pourtant notre apparence qui nous poussa l'un vers l'autre, l'instantané de ma chevelure dénouée, de mon dos à demi-nu ondoyant sous la vivacité de ma démarche, de mes yeux qui attrapèrent son regard.

À la seconde je sus.

Une brève invite fendit ma bouche sans ralentir mes pas.

Me doutant qu'il séjournait aussi à l'hôtel, j'étais certaine de le revoir. Et certaine qu'il le souhaitait aussi.

Je montai à la piscine en espérant qu'il m'y rejoindrait.

Un orage éclata, si violent que je me réfugiai sous un fragile auvent. Des gouttes furieuses m'aspergeaient, criblant d'impacts l'écran de mon ordinateur.

Je le rangeai pour songer à lui, assis seul au restaurant quatre étages plus bas.

 

Plus tard, pliant devant la mousson, c'est moi qui pris place dans la grande salle.

Le bel inconnu en était parti. Bien malin qui pourrait dire quand il reviendrait. Je soupirai avant de me mettre au travail.

Cet après-midi-là, la chance était néanmoins de mon côté.

Soudain je le vis marcher à ma rencontre, de plus en plus lentement à mesure qu'il s'approchait. Une fois à ma hauteur il s'attarda, les poignets écartés comme pour embrasser l'air.

- Hello ! lançai-je. Do you feel like joining me ?

Je désignai la chaise vide à ma gauche. Lorgnant sur ma page d'écriture, il protesta qu'il ne voulait pas me déranger.

- Pas du tout, j'ai fini ! mentis-je.

La conversation s'engagea.

 

Nous parlions depuis dix minutes et son visage me résistait toujours. Il se proclamait métis, mais fruit de quel mélange ? Mystère.

Africain peut-être, pour le nez rond et les lèvres sensuellement renflées.

 Non, tranchai-je. Ses paupières obliques s'étiraient en trop long démenti.

Comme devinant mes pensées, mon vis-à-vis précisa :

- Ma mère est thaïe.

- Oh ! Je n'aurais pas cru...

- Personne n'y croit. Je ressemble si peu à un Asiatique...

Notre échange emprunta alors un cours imprévu. Pensant à Adrien, Philippin-Suisse tiraillé par ses deux cultures, j'interrogeai Max sur sa double appartenance.

Une seule peau pour deux identités, voilà de quoi être aussi enrichi que perdu.

 

Un seule peau 3Max sourit, le regard dans le vague. Étonné que je tombe si juste car lors de son voyage de plusieurs mois, ces questions l'avaient remué, poussé à réfléchir sur sa part d'Asie et d'Amérique.

Sur sa place à cheval entre ces continents si différents, deux univers sans solution de continuité.

Sur ses contradictions, ses désirs et ses choix. Son malaise insidieux à résider aux États-Unis, son envie grandissante de s'expatrier en dépit de ses attaches. 

Sur sa quête de sens pour sa propre vie, ses tentatives pour démêler l'accessoire de l'essentiel, se rapprocher de lui-même en dépit de ce qui, à l'intérieur, renâclait.

Sur l'histoire de sa mère qui jadis émigra afin de suivre l'homme qu'elle aimait. Peut-être pas tant que ça, d'ailleurs, mais ce fiancé américain représentait une porte de sortie ainsi que la promesse d'une vie meilleure.

Ils étaient toujours inséparables. Le pari sur l'avenir se révélait un succès.

Max me montra des photos de cette époque. En noir et blanc, un homme séduisant et une jolie femme certains du bonheur qu'ils bâtiraient ensemble, des enfants qui naîtraient de leur union.

Gamin, leur fils reçut beaucoup d'amour. Devenu adulte, il se sentait par ricochet coupable de son existence privilégiée.

Aux États-Unis lui n'avait manqué ni ne manquait de rien. Les enfants issus de la branche maternelle restée dans le Nord de la Thaïlande, en revanche...


Non sans émotion, il me confia que presque un demi-siècle plus tôt, ses parents se marièrent à deux rues de notre hôtel.

- Est-ce un hasard si tu loges... ?

Il prétendit que oui, d'une voix qui ne laissait cependant guère de place au hasard.

Le serveur vint prendre nos commandes. Max s'adressa à lui en thaï, ce qui eut le don de dérider l'employé plutôt grognon.

- Oh, tu es bilingue ?

Un cauchemar à maîtriser, cette langue à tons est encore plus difficile à écrire.

- Loin de là, hélas ! Mais j'ai prévu de prendre des cours.

La nationalité, c'était également prévu.

Ce nouveau passeport n'était pas qu'une facilité pour séjourner en Thaïlande. C'était, symbolique, l'ancrage tardif de Max sur la terre de ses ancêtres, la reconnaissance officielle et personnelle d'une identité qui, comprimée jusqu'alors, ne demandait qu'à s'épanouir.

Ou l'exigeait.

Lorsque Max m'apprit son métier, ce fut à mon tour de sourire.

Max est chef, spécialiste de la cuisine fusion. Occidentale et thaïe, bien sûr.

Patron aussi, d'une entreprise familiale en plein essor. Ses parents y travaillent, sa soeur aussi. Mais c'est, sans surprise, sa mère et lui qui y occupent les postes-clés.

À ces mots mon esprit se mit à dériver.

 


Une seul peau 4Je songeai aux nourritures de l'âme, aux nourritures terrestres, au "Nathanaël, je t'apprendrai à la ferveur" d'André Gide.

Aux graines semées en nous et à leur floraison, à notre développement enrichi, contrarié ou amaigri par les aliments qu'on lui apporte.

Au cadeau et au don, au partage du pain et de l'important.

Comme pour moi seule je murmurai :

- La nourriture... On en revient toujours à elle, pas vrai ?

Max acquiesça, désarçonné.

- Partout dans le mondeon l'offre en signe de bienvenue. Elle renvoie à l'acceptation et au partage, à la faim et à la vie, à la santé et à la croissance. Peu importe la langue, la culture, les coutumes. Quand on se dépouille du superflu ne reste que l'essentiel : la nourriture. Et toi, tu es cuisinier...

Incapable de préciser ma pensée, je m'arrêtai. Mon intuition me soufflait que je touchais à un point qui ne m'appartenait pas, qu'il ne me revenait ni de forcer ni de formuler.

Un point qui ferait sens pour Max et s'insérerait un jour dans sa quête, sans doute.

Comment de deux arriver à un sans s'appauvrir ?

C'était son défi tout autant que son histoire.

Ce qu'il nous restait à partager, c'était le dîner. Puis la nuit, peut-être.

 

Davantage de Max ici.


 

Photos : Man Ray ; Dennis Stock by Andreas Feininger ; André Kertesz.

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Vendredi 18 janvier 5 18 /01 /Jan 08:14

Juste avant, c'est ici...

 

L'homme de la yourte 9Une seule lampe brûle dans la salle commune de la guesthouse. À trois heures du matin, les lieux sont calmes. Tous les résidents dorment.

- Une minute, OK ?

Je longe le couloir vide, me faufile dans ma chambre, m'empare de quelques affaires et rejoins Ayal.

Debout au centre de la pièce, planté tel un fanal sous la lumière, il n'a pas bougé. Son tout premier geste, c'est de me prendre la main.

Nous montons l'escalier menant au toit d'un pas à la fois lent et pressé. Pressé de nous réunir, lent de savourer la certitude du plaisir.

Ferons-nous l'amour ?

Probable. Je ne crois plus guère aux promesses de chaste sommeil.

Pas sûr. Ayal n'a-t-il précisé, sur une note insistante, dormir ?

Le sexe n'est d'ailleurs pas ce qu'il recherche, ce dont il a besoin. Il veut cette nuit rendre les armes et les déposer à mes pieds.

Il veut des baisers, des caresses, une trêve, une réparation dont l'espoir fait danser une phrase dans ma tête : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier*.

Ferons-nous l'amour ?

Ça m'est égal, au fond. Le partage de la douceur me suffit.

En signe d'alliance j'étreins sa paume.


La terrasse est plongée dans les ténèbres. À peine une étoile brille-t-elle par-dessus la rambarde.

Face à nous, une table surmontée d'un parasol et deux rangées de yourtes.

Entreposés plus loin, des objets au rebut. Une toilette en céramique d'un blanc presque phosphorescent offre son siège vide en exhibant ses tuyaux.

Le goudron colle à nos semelles. Chaque après-midi, la chaleur le fait fondre et chaque soirée, le froid durcir. Demain, liquéfiées par le soleil et recouvertes par d'autres traces, les nôtres auront disparu. Peut-être pas tout à fait, changeant cette allée en palimpseste de présences qui ici se sont reposées, croisées, aimées.

- C'est là...

Ayal déverrouille la porte d'une yourte. La première, strictement identique à ses voisines.

- Bienvenue !

- Merci de m'avoir invitée, plutôt.

J'entre. Sur le champ l'odeur envahit mes narines. Forte, musquée, persistante, un mélange de renfermé, de laine grasse et de bitume frais. 

- Nous aérons la journée, en pure perte... avance Ayal en guise d'excuse.

J'ai un geste indifférent. Le remugle m'est familier, agrégé depuis trois semaines à mes vêtements, mon sac de voyage et mes souvenirs.

Au retour un simple lavage ne l'effacera pas. Il en faudra au moins quatre.

Ce parfum-là, c'est pour moi la Mongolie. Et ce soir, c'est Ayal aussi.

 

L'homme de la yourte 10Ayal lâche ma main pour m'enlacer. Mes hanches lui répondent, mon ventre se niche contre son bassin, mon visage contre son cou.

Je le respire.

Il sourit dans mes cheveux, chuchote mon prénom, me berce au rythme d'une musique qu'il est seul à entendre. Alanguie je le laisse me ravir, tanguant à mon tour, esquissant un pas de deux qui nous fait tournoyer d'un même élan.

Un entrechat et nous chutons sur des draps défaits, tendres lutteurs emportés dans le même combat.

L'étreinte est périlleuse, le lit étroit. Taillé pour une seule personne, il a bien du mal à nous contenir. Pour ne pas culbuter sur le plancher, nous devons trouver le juste équilibre dans le mouvement, l'exact emmêlement de nos os.

Si je chavire, Ayal me remet d'aplomb.

S'il vacille, je le rattrape.

Les matelas superposés se changent une chaloupe risquant à tout instant de verser. Et Ayal et moi, en naufragés soudés par le désir, celui-là même qui entre ses cuisses fait se dresser un mât de tempête et voile mes yeux.


Brutalement Ayal s'arrache à moi. Je l'agrippe pour l'en empêcher, le rabattre entre mes jambes. Déjà à genoux il s'esquive pour déboutonner sa chemise, l'enlever, la lancer chiffonnée à terre.

- Non !

Il me fixe surpris.

- Tu ne veux pas ?

- Si, mais pas comme ça... Je veux te déshabiller moi.

Il sourit encore, du même air vaincu qu'il eut en acceptant la dhel.

- Laisse-moi...

Son tee-shirt roule par-dessus ses épaules.

- ... te mettre...

La boucle de la ceinture résiste. Ayal tente de m'aider. Je le repousse.

- ... à nu...

La ceinture se faufile le long des passants.

- ... s'il...

Un caleçon blanc apparaît derrière les replis de la braguette.

- ... te...

Le jeans s'entrouvre comme une fleur qui éclôt.

- ... plaît.

Mes lèvres se déposent sur la verge érigée, la mordillent à travers le tissu. Bientôt mes doigts s'y joignent pour abaisser ce rempart inutile, honorer le velouté de la peau si fine, l'encercler et l'attirer contre ma langue.

- Pas si vite ! implore Ayal. Je ne suis plus habitué...

Obéissante je m'interromps. Il a le sourire navré des hommes qui se craignent mauvais amants.

 - D'accord, dis-je. Pas si vite. Et je suis encore habillée, pas vrai ?


L'homme de la yourte 11Ayal se saisit aussitôt de l'invitation.

Ronronnante contre son torse, arrimée à ses épaules, j'imbrique chaque parcelle de mon épiderme au changeant paysage de sa peau, épouse ses courbes de mes creux, ses creux de mes courbes.

Plein serti au délié, osmose parfaite.

Ses paumes incrédules dessinent mes seins, soulignent ma taille, creusent mon échine en une interminable caresse.

- Tu as un corps de jeune fille ! s'émerveille-t-il.

Lui a un corps d'homme aux cuisses solides, au buste carré, au ventre un peu lourd.

Un corps d'homme qui a vécu, connu bien des lits et des passions.

Un corps si puissant que sa tendresse n'en paraît que plus suave, ses doigts plus patients.


J'effleure la toison moutonnant de sa poitrine à son nombril, l'embrasse à en perdre le souffle. Le désir me porte, et si loin que bientôt je le mords, le pince, le griffe.

Ayal s'en étonne.

Ayal se dérobe.

Ayal dit que je suis un animal, un fauve qui réclame sa pitanceMe dévorant soudain la bouche il devient tigre, me crucifie de tout son poids, me croque l'oreille, me tord les tétons, m'étrangle.

Je gémis qu'il me fait mal, d'un mal que je chérirai un autre soir. Pas celui-ci, pas entre nous.

Il acquiesce. Ses mains redevenues légères me cueillent sur le matelas, me retiennent lorsqu'en arrière il bascule. Amazone en déroute je le chevauche, chancelle et me courbe jusqu'à son sourire.

C'est maintenant.

- Condom ?

- Of course.

Je sors un préservatif de mon sac, en déchire l'enveloppe.

- Cela fait si longtemps que...

- Tu n'en as pas utilisé. Je me doute.

- En effet. Ma femme...

Mon index appliqué sur ses lèvres fait barrage aux mots. Cette nuit est la nôtre, une bulle d'irréalité arrachée au quotidien, toute brillante sur le noir.

Personne ne doit y pénétrer.

Demain viendra toujours assez tôt.


Les couvertures rabattues sur nos têtes forment un nid douillet.

Lovés dans son giron, Ayal et moi en petites cuillères. Membres reposant selon le même angle, articulations pliées au même degré, nos deux corps s'allient à la perfection.

Nous ne bougeons pas. Interdit. Déplacés lors de notre étreinte, les matelas s'affaisseraient alors sur le plancher.

L'oreiller trop dur et trop épais me scie les vertèbres. La couverture rêche me gratte le nez. Mes genoux dépassent des draps. Les pieds d'Ayal aussi, sans doute.

Le contraste entre l'air ambiant, frais, et la chaleur de mon amant me fait frissonner.

L'un de nous pourrait utiliser le lit de Nicolas, il est vide. Il n'en a pas été question.


L'homme de la yourte 12Partager le sommeil, c'est prolonger l'amour. Je détesterais avoir à me relever, me rhabiller, me séparer d'Ayal et regagner ma chambre.

Je pense d'ailleurs que demain, après son départ, Bertille et moi demanderons à prendre cette yourte.

Ainsi fuirons-nous la chambre-caveau.

Ainsi me recoucherai-je dans ce lit et humerai-je ces draps imbibés de notre plaisir. 

Ayal s'en va demain et je suis triste.

- Tu dors ? interroge-t-il.

- Pas encore.

- Je voulais te demander... Euh... Tu, hum, m'accompagnerais au parc de Terelj ?

Entre mes côtes mon coeur s'autorise un petit bond.

Je dis oui.

Encore une fois.

 

La suite ici.

 

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : essai de Stieg Dagerman, d'abord paru en 1952 dans un journal suédois.

 

Toutes les photos sont de Jan Saudek.

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Jeudi 17 janvier 4 17 /01 /Jan 08:44

Le début ici.

 

L'homme de la yourte 5Ayal quitte Oulan Bator le lendemain, direction le parc national de Gorkhi-Terelj. À sa lisière se dresse la yourte de Boro, son guide. Il y passera une nuit avant de s'enfoncer à cheval dans la steppe.

Ce matin, il eut la surprise de se retrouver seul. Nicolas le Français s'en est allé sans prévenir. Sac au dos et bille en tête, cap lui aussi sur Terelj.

- Bizarre, le Nicolas... Il aurait pu m'attendre, non ?

Je glousse :

- Si ça se trouve, tu vas le croiser !

- M'étonnerait, le parc est vaste... Mais vu qu'il n'y connaît personne et a égaré son guide de voyage, probable qu'il reste bloqué.

Nous plaisantons gentiment de Nicolas et des pluies torrentielles de la journée.

- Le pauvre... dis-je. Il n'a pas dû arriver sec à l'arrêt de bus !

Ayal éclate de rire, à hoquets si communicatifs que bientôt, je me tiens les côtes.


Notre dernière soirée - pensons-nous - se déroule comme la précédente : en tête-à-tête sur l'escalier de la guesthouse, à papoter en fumant des cigarettes.

Lorsque nos bouteilles de jus de fruit, de pâles imitations de Schweppes sans bulles, sont vides, l'un de nous s'approvisionne à la cahute du bas des marches. Dans cette pauvre cabane en planches loge un couple âgé, sans doute les gardiens et employés à tout faire du patron.

La porte, fermée, isole l'intérieur du froid mordant de la nuit. Les meubles sont rares et bancals. Une vieille télé aux images brouillées crachote une émission quelconque. Les articles à vendre, pas plus de deux par tête, sont rangés avec soin sur des étagères.

Il n'y aura bientôt plus de jus de fruit.


En attendant la panne sèche, nous continuons à discuter. L'horloge de la salle commune indique minuit et demi, mes paupières s'alourdissent, mes jambes s'ankylosent mais je m'en fiche.

J'écoute Ayal.

Celui-ci croit en Dieu et donc à l'absence de hasard. Rien n'arrive juste comme ça, par accident. Tout événement, même le plus anodin, même le plus déplaisant, a un sens, une fonction, une utilité.

La gageure ? Découvrir laquelle.

Ayal est intimement convaincu que chaque rencontre, unique, est porteuse d'un enseignement ou d'un message. Cachés souvent, évidents parfois.

- Toi, par exemple, souffle-t-il, je t'ai vue en rêve.

- Pardon ?

- Oui, une semaine avant d'atterrir en Mongolie.

Il me raconte son drôle de songe, la silhouette de cette femme blonde, évanescente tel un fantôme, qui portait mon prénom.

- Une simple coïncidence, Ayal...

 

L'homme de la yourte 7Je l'affirme sans véritable conviction, presque pour me rassurer. Comme Ayal je crois qu'à certains moments-charnières, lors de périodes de questionnement, de mal-être ou de doute, le "hasard" place, tel un petit Poucet, des signes sur notre route.

Des signes ou quelqu'un.

C'est ainsi que, décidée à quitter la France, je me suis retrouvée à Koh Tao, ainsi que j'ai fait la connaissance d'Ethan, ainsi qu'ont commencé mes aventures de plongeuse nomade.

La durée de la rencontre importe peu, c'est son contenu, sa densité qui comptent.

Brève, elle peut ne tenir qu'en une phrase, mais une phrase décisive.

Longue, en une histoire d'amour.

Moyenne, en une conversation. Sur les marches d'une guesthouse à Oulan Bator, pourquoi pas ?

 

Ayal sourit et son visage s'éclaire en creusant les rides au coin de ses yeux. Profondes, elles le font paraître plus âgé sans rien lui enlever de son charme.

Ayal est beau quand il sourit, mais depuis la veille je le sais : ses nombreux sourires dissimulent beaucoup de tristesse, coupe trop remplie qui déborda lors de notre visite au monastère de Gandan.

En raison de l'heure tardive, les lieux semblaient désertés. Menaçant de crever en averse, un ciel blanc d'orage pesait sur les toits. Les touristes s'acheminaient vers la sortie alors que nous zigzaguions entre les flaques. Un moine empestant l'alcool gardait le bâtiment principal. Il accepta, bougon, de nous laisser passer. Nous lui achetâmes trois tickets et, à peine entrés dans la salle, l'émotion nous submergea.


Sur les autels surchargé de fruits, de gâteaux et d'encens, des bougies brûlaient. Un monumental Bouddha d'or se dressait devant nous, minuscules humains peinant à égaler la taille de sa paume. Tout le long de la paroi l'entourant, des milliers de répliques dorées priaient derrière les vitres.

Ça et là, un billet glissé en offrande.

Un moulin à prières égrenait des mantras, rassurante litanie invitant au recueillement.

 L'air était lourd d'encens, de cire fondue et de dévotion.

Bertille empoigna son appareil photo. J'avançai avec respect vers la gigantesque statue. Seul Ayal resta en arrière, immobile, comme pétrifié par la solennelle beauté du temple, son aura de sérénité et de paix sans mélange.

Des larmes montèrent à ses paupières. Je me détournai.

Je fus la première à sortir de la salle, Ayal le deuxième. Je ne m'approchai pas de lui. Surtout ne pas le déranger, ne pas interrompre ses pensées ni en perturber le cours.

Il viendrait à moi lorsqu'il serait prêt. Ce qu'il fit avec un sourire troublé, au creux d'un silence qui unit nos yeux.


L'homme de la yourte 6Ayal traverse une intense période de doute. Moi aussi.

Depuis les marches mangées de nuit je songe à Noam, que chaque mot hébreu sorti de la bouche d'Ayal ressuscite.

Noam qui depuis plusieurs semaines habite chez moi.

Noam qui, je m'en doutais, a abusé de ma confiance.

Noam qui jour après jour me déçoit.

Noam qui me met en colère et que je n'ai plus envie de retrouver.

Sacré retournement de situation.


Ayal, lui, a besoin de ce voyage en solo pour réfléchir. À la prochaine extension de sa clinique, un projet qui l'absorbera à temps plein alors que le temps, il court déjà après.

À la vie filant de plus en plus vite entre ses doigts. À son sentiment d'impuissance, sa frayeur, ses regrets de la voir lui échapper.

À la souffrance de ses patients qu'il tente de soulager. À la mort aussi prochaine qu'inéluctable de certains d'entre eux.

À ses enfants, ses deux amours qu'il a failli perdre et qu'il évoque les prunelles brillantes.

À son couple qui bat de l'aile. À l'incompréhension mutuelle qui se creuse, au désir en fuite, à l'intimité, la joie perdues, abîmées par la routine, les contraintes, les disputes.

Tant et si bien qu'avant le départ d'Ayal, sa compagne lui a dit :

- Pars donc, si cela peut t'apaiser. Mais reviens-moi plus heureux, s'il te plaît.

Je hoche la tête. Sages paroles.

 

La petite aiguille de l'horloge s'est arrêté sur le un, la grande sur le six. Demain le réveil sonne, impitoyable, à sept heures.

M'en fiche, je veux prolonger ces instants. Lorsqu'Ayal reviendra à Oulan Bator, Bertille et moi en seront déjà parties.

Probable qu'après cette soirée, je ne le revois plus jamais, ni lui ni ses immenses sourires. Il aimerait, certes, prendre une ration de soleil aux Philippines, y voyager et y plonger en ma compagnie. Mais d'Israël à mon île la distance est grande, du genre de celles qu'on ne s'inflige pas pour un week-end.

Puis, très vite, s'interposent les ennemis qui dévore Ayal : ses responsabilités et son manque chronique de temps.

Un résident de la guesthouse pousse le portail. Nous nous écartons pour le laisser gravir l'escalier et reprenons nos places, un peu plus proches.


L'homme de la yourte 8Deux heures et quart.

Ayal bâille. Je l'imite. La fatigue, nous le savons, a hélas gagné la partie.

La veille nous nous étions levés d'un même élan pour retourner dans la salle commune. Un peu gauche, je faisais face à Ayal en me demandant quel au revoir convenait en clôture à nos longues conversations.

Une poignée de main ? Bien trop formel.

Deux bises ? Trop osé, peut-être.

Un simple salut ? Impossible, trop froid.

Ayal trancha d'un :

- Can I give you a hug ?

Me serrer dans ses bras ?

Bien sûr qu'il le pouvait ! Avec plaisir, même !

En un éclair je fus happée, enlacée, embrassée sur les tempes, le front, le nez. Lorsqu'Ayal me lâcha, j'avais le coeur battant et les joues roses.

Ce fut en chancelant que je retournai à la chambre où dormait Bertille.

 

Ce soir-là, je le sens, sera différent. Différent comment ? Aucune idée.

Celle-ci se précise quand Ayal, un peu nerveux, un peu timide, demande :

- Viendrais-tu dans ma yourte ? Je n'ai pas envie de dormir seul. J'ai besoin de tendresse, je crois.

Et que, sans hésiter ni réfléchir, je réponds :

- Oui.

 

 

La suite ici.

 

 

Après une longue pause, je m'interroge sur le devenir de ce blog.

Chaque article me demande beaucoup de temps et le très faible nombre de retours me déçoit. Ce sentiment n'est pas nouveau, il avait contribué à mon arrêt.

Pas certaine, donc, de vouloir poursuivre.

À voir.

 

Photos : Horst P. Horst, DR,

Alexandre Vitkine, William Wegman.

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Mercredi 16 janvier 3 16 /01 /Jan 17:46

 

Oulan Bator, Mongolie, 15-18 juillet 2012.

 

 

AyalLa chambre est froide, si froide qu'elle a le souffle glacé des caveaux. Et humide, si humide, que les gouttes suintant des tuyaux maculent le plancher.

Bertille, malade, dort enroulée dans les couvertures.

Moi, je tiens mon carnet de bord dans la salle commune. Mon poignet, mes doigts et mes épaules sont douloureux, conséquence des pages noircies au fil des heures.

Voilà de toute façon des semaines que chaque journée apporte son lot de douleurs. Il y a, surtout, cette fatigue qui depuis notre raid à cheval ne me lâche plus, s'interposant tel une brume opaque entre le monde et mes yeux.

J'ai la conscience aiguë de ne pas être à ma place dans ce pays d'étendues infinies et de nuits glaciales. Dureté des conditions de vie, du climat, des Mongols à l'hospitalité pourtant tant vantée... La douceur philippine me semble un rêve aussi lointain qu'inaccessible.


De l'autre côté de la table, penchée sur son ordinateur, écouteurs vissés aux oreilles, une Hollandaise aux strictes lunettes rectangulaires, journaliste venue réaliser un reportage sur le festival du Naadam*.

Autour d'elle, des touristes qui discutent. Tous sont de passage, la plupart prépare un trip dans la steppe. Il y a des Français, des Scandinaves, quelques anglophones et beaucoup d'Israéliens. Allez savoir pourquoi, eux n'ont pas besoin de visa pour entrer en Mongolie.

Parmi eux, lui qui vient juste d'arriver.

Lui si brun et aux cheveux si drus que je le prends pour un méridional. Un Espagnol, peut-être.

Lui et sa langue gutturale qui m'évoque sur le champ Noam.

Lui qui pousse le portail de la guesthouse alors qu'appuyée à la rambarde de la terrasse, les os réchauffés par le soleil, je fume en écrivant.

Lui qui me gratifie d'un sourire si large et chaleureux que mon stylo, comme saisi, s'arrête sur la feuille. Ce sourire qui, plus tard, fera apprécier à Bertille la beauté de cet homme, sa beauté et son humour, sa simplicité, sa bienveillance.

Lui qui, une heure plus tard, revient se présenter d'un "Ayal" et d'une paume tendue.

Lui qui allume à son tour une cigarette et me présente Nicolas, un Français croisé dans l'avion.

Perdu et fébrile, le Nicolas. Le corps d'un Schwarzie accro au body-building mais le manque de confiance d'un garçonnet. Bourré d'envies mais démuni de temps, tournant dans la guesthouse comme un lion en cage.

- Je ne suis pas sûr de vouloir voyager avec lui, glisse Ayal. Il me stresse...

 

Ayal 2En attendant, le duo partage une des yourtes* plantées sur le toit de la bâtisse.

Ayal souhaite s'en aller dès le lendemain mais son sac s'est perdu entre deux avions. Ses affaires se résument, du coup, à celles qu'il porte sur lui.

Problématique pour affronter un climat froid et dommageable pour ses vacances : outre des vêtements chauds, ses bagages contiennent le nécessaire de camping indispensable à son périple en steppe.

Boro, un guide rencontré lors d'un précédent voyage, doit l'accompagner.

- Je veux absolument partir, dit Ayal. Mais comment ? Et avec quoi ? Je n'ai que dix jours à passer ici, impossible d'attendre mon sac une semaine... Il faudrait que je rachète tout !

Ce qui, au vu des prix mongols, lui coûterait une petite fortune.


Aussitôt l'idée germe : ce vendredi, Bertille et moi serons à Beijing. Nous n'avons plus l'usage de nos pulls chauds, de nos jeans trop grands, de nos bonnets polaires ni d'une foule d'articles qu'au pire, nous rachèterons en Chine à prix modique.

- Bon, OK, je suis une fille... ris-je en regardant mes seins. Mais quelques-unes de mes fringues peuvent quand même te convenir. Essaye-les. Si elles te vont, tu les prends !

Ayal se récrie en s'étonnant de ma générosité.

Je hausse les épaules, évoque la solidarité entre voyageurs, lui raconte comment certains, de l'Inde du Nord à la Malaisie, m'ont tirée d'un mauvais pas, lui affirme que les biens sont faits pour circuler et non être gardés. Que, de toute façon, leur absence ne me privera pas.

Puisque lui en a besoin, autant qu'il s'en serve, non ?

- D'accord... lâche Ayal, vaincu.

Nous nous observons en pouffant.

Un mètre soixante-trois pour moi, un bon mètre quatre-vingt pour lui. Un corps costaud, massif, un peu lourd, tout en muscles et puissance contre ma corpulence de crevette. Malgré les kilos gagnés en Mongolie, ma silhouette n'approche ni de près ni de loin la sienne.

Je parie en silence que rien ne lui ira. Mes fringues les plus larges à la rigueur, et encore...

 

Ayal me suit dans la chambre-caveau où Bertille, enthousiaste, se met à vider son sac.

- Essaye ça !

- Ça aussi !

Je propose à notre invité d'utiliser la salle de bains pour se changer. Il décline mon offre et, sans gêne apparente, enlève ses chaussures, sa chemise, son pantalon.

En un tournemain le voilà face à nous en caleçon et chaussettes.

 

Ayal 3Pulls, débardeurs et tee-shirt enveloppent bientôt ses épaules d'un patchwork criard. La plupart, trop petits, découvrent son ventre, s'arrêtent à mi-bras, l'étranglent et moulent sa poitrine de façon ridicule.

À chaque habit à peu près à sa taille, Ayal s'exclame :

- Great ! I take it, thank you, girls !

Me retenant de glousser devant cet homme si viril soudain changé en porte-manteau féminin, je lui propose de se regarder d'abord dans une glace.

 

Dans cette chambre en plein bidonville d'Oulan Bator, j'ai l'impression totalement décalée de revivre mes folies parisiennes, d'obliger un soumis à se travestir et de jouir de sa surprise, de son ravissement ou de sa volonté pliant devant la mienne.

Le summum de l'étrangeté est atteint lorsqu'Ayal s'étire, buste comprimé par trois tee-shirts vert, rose et jaune, à manches courtes et longues, fesses et cuisses serrées par un jeans lui arrivant aux chevilles.

Fiché en travers des lèvres, cet immense sourire qui le quitte rarement.

Perfect !

J'objecte qu'à peine capable de marcher, il ne pourra pas enfourcher son cheval.

No, no, it's OK ! insiste-t-il en esquissant trois petits pas.

- Le tissu se détendra... encourage Bertille.

Je l'espère. Pas le choix, de toute façon.

Une gourde incassable, une lampe de poche à dynamo, un couteau suisse, une serviette, une écharpe et des gants rejoignent le paquet d'affaires. Pas mal, mais pas de quoi affronter les nuits glaciales non plus...

Bertille et moi avons alors la même idée au même moment.

 

Une dhel était de notre périple. Manteau traditionnel mongol taillé dans un lourd tissu pour l'hiver, plus léger pour l'été, elle couvre le cou, les jambes, le dos des mains et se ferme par une large bande tissu roulée autour de la taille. Le pan ainsi ménagé forme une large poche sur la poitrine.

Mon amie et moi surnommions celle de notre guide "le trou noir" : tout ce qui l'intéressait, tout ce que nous lui donnions y disparaissait pour ne jamais en ressortir.

La dhel est sans conteste le vêtement idéal pour la steppe. Elle tient chaud, sert de couverture, d'oreiller et de rempart à l'intimité : se soulager sur un terrain invariablement plat, c'est forcément exhiber ses fesses, que seule une dhel peut dérober aux regards.

Précieuse alliée de notre aventure, la nôtre fut donnée à Bertille avec mépris :

- Tiens, prends ça pour aller pisser la nuit !

Lancée d'un revers de poignet, elle atterrit sur nos sacs.

 

L'homme de la yourte 3De retour à Oulan Bator, nous renonçâmes à la garder. Nos bagages étaient pleins et la dhel trop lourde, trop encombrante, parfaitement inutile sous le climat philippin.

Nous cherchions quelqu'un à qui l'offrir.

Quelqu'un qui en aurait vraiment besoin et apprécierait le cadeau à sa juste valeur.

Ce quelqu'un, nous venons de le trouver.

No, girls ! No way ! proteste Ayal.

Mais après l'avoir essayée, il doit se rendre à l'évidence : cette dhel noire, marron et or lui sera indispensable.

Touché, il affirme que nous lui sauvions son voyage.

Et nous, que personne d'autre que lui ne pouvait mieux recevoir ce présent.

C'est toujours émouvant lorsqu'un objet, a fortiori très particulier, trouve son exacte destination.

 

 

La suite ici.

 

*Naadam : fête nationale se tenant en juillet. Elle donne lieu à des courses de chevaux, des compétitions de lutte et de tir à l'arc (les 3 sports traditionnels mongols).

*Yourte : habitation traditionnelle des nomades. Il s'agit d'une tente ronde démontable munie d'un poêle, de lits et de quelques meubles. 

 

Photos : 1re et 3e : William Eggleston ;

2e : Greg Girard, 4e : William Wegman.

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Dimanche 13 janvier 7 13 /01 /Jan 20:20

 

Koh Tao, Thaïlande, début décembre 2013.

 

 

7-eleven 1J'ai rencontré Min à la plage. Ou plutôt, sa haute taille s'est imposée à moi en me cachant le soleil.

J'ai observé ce géant à la peau diaphane, au large chapeau de paille et aux lunettes de soleil stylées mouche. L'ai sur le champ pensé Japonais ou Coréen, avec une préférence pour Coréen.

Le tee-shirt 7-Eleven*, sans doute.

Je ne me trompais pas.

 

Min est un Coréen qui, comme nombre de ses compatriotes, ne parle - hélas - qu'un anglais rudimentaire. Mais Min est, se veut et se réclame différent.

Lui recherche le contact des étrangers.

Lui se déplace seul, surtout pas en groupe.

Se mêler aux hordes de Coréens en vacances, pas question. Quand Min part à l'étranger, c'est pour agrandir ses horizons.

Sauf que Min reste malgré tout très Coréen.

"Tu peux enlever un homme de la jungle, mais pas la jungle de l'homme", avait un jour prophétisé un instructeur de plongée.

Il avait mille fois raison.

Min fuit le soleil qui fait virer au caramel. En Corée le bronzage est jugé laid, voire infâmant - comme (presque) partout en Asie.

Min ne sait pas nager. Se baigner, c'est pour lui marcher sur le sable, à faible profondeur, en agitant les bras. Vu de loin, sa brasse mêlée d'éclaboussures fait illusion. De près, elle attendrit.

Min vit encore chez papa-maman, toujours dans sa minuscule chambre d'enfant. Il la quittera lorsqu'il se mariera, s'il se marie un jour : à 30 années moins une, Min accuse un sérieux retard.

Son frère aîné, également célibataire, est également resté au nid.

Leurs parents s'en attristent : les fils, ça prend femme et ça fait des enfants. À 25 ans dernier carat.

 

Ce n'est pas le seul souhait familial auquel Min a dérogé.

Min n'a pas un bon travail, un qui rapporte. Min une passion, la musique, une guitare qu'il ne traîne pas en voyage et le rêve fou de s'exiler aux États-Unis, à Memphis la patrie du blues. Mais de Seoul à Memphis, oh Americain, long is the road.

Alors Min a tracé une croix sur ses espoirs.

Alors Min cumule les petits boulots pour s'en sortir : livreur, cuisinier, serveur dans un bar branché, où il est vite devenu la coqueluche des filles.

Faut dire que Min est très grand. Très musclé aussi.

- Et je n'ai pas le nez plat ! s'enorgueillit-il dans une moue coquette. Toi non plus, d'ailleurs.

- Mais moi, c'est normal. Je suis Européenne.

Long nose... Il s'étonne du surnom peu flatteur que nous donnent les Philippins. Pour Min, "long nose" est un compliment.


7-eleven 2Au lit Min ne s'autorise pas un mot, ne lâche pas une plainte, ne se permet pas un soupir.

- Ce n'est pas viril. Un homme qui s'exprime ? Une lavette. Honte à lui !

Dans les Love Hotel, on ne doit entendre que les femmes et on n'entend d'ailleurs qu'elles. Souvent à un volume tel qu'elles semblent se livrer à une compétition d'une chambre à l'autre.

- Pendant l'amour, seules les femmes crient, insiste Min. Et crier, elles le doivent, à plein poumons ! Toi, par exemple, tu ne cries pas assez...

Je fixe Min d'un air ahuri.

Voilà bien la première fois qu'on m'adresse ce reproche !


Min affirme que les Coréennes sont superficielles, ne prêtent attention qu'au physique - à commencer par le leur. Mais Min prend également grand soin de son apparence.

Min sait ce qui est tendance et ce qui ne l'est pas. Il a l'oeil du lynx et des avis d'expert sur ma robe, mes yeux, mes fesses, mon tatouage iban, ma chevelure "à couper comme ci, comme ça, jamais".

Ses doigts miment des ciseaux pendant ses lèvres chuintent tchhk tchhk tchhk !

Min m'imagine en lolita. Min me recoiffe en midinette.

- Arrête ! dis-je. Je ne suis pas une poupée !

- Dommage...

Pour me venger, j'étouffe Min sous l'oreiller. Il glousse.


 

Min n'hésite pas à partager ses opinions ni à demander ce qu'il désire. Ainsi, debout près du lit, m'enjoint-il :

- Rhabille-toi, s'il te plaît !

- Pardon ?

Je ne suis pas certaine d'avoir bien compris, pas sûre que mon amant ait bien exprimé sa pensée. Mon désarroi le pousse à joindre le geste à la parole, à mimer, d'une main, l'enfilage d'une veste en me tendant, de l'autre, ma robe.

- Trop tard ! dis-je. Nue je suis, nue je reste !

Min s'assombrit. Il préfère les femmes habillées, rien que pour le plaisir de leur ôter leurs vêtements. Tous sauf leurs dessous qu'il aime palper, griffer, écarter façon étreinte à la dérobée.

- Excitant... souffle-t-il. Comme interdit. Comme dangereux.

Min voudrait de la résistance là où il n'y a qu'abandon.

Min a l'obsession du blanc. Des dessous blancs, donc. Parce que le blanc est pur, délicat, virginal. Les modèles doivent en plus être simples, sans dentelles ni fioritures.

Et pour la matière, Min a son exigence : coton obligatoire.

Pourtant épurée, ma lingerie noire le déçoit. Pas assez candide ni virginale, sans doute.

Je pense à ces Japonais excités par les culottes d'écolière.

Je frissonne, un peu.

 

7-eleven 3Min a l'obsession de la propreté.

Pas de chaussures dans le bungalow.

Pas de pieds non rincés sur les draps.

Pas de caresses sans s'être lavé les mains.

Pour Min, une douche de dix minutes n'est pas une douche.

Alors que, peau savonnée, dents lavées et cheveux propres, je regagne le lit, lui reste à se savonner, se frictionner, s'astiquer à s'en décoller l'épiderme.

Je songe aux grands réservoirs de l'île, déjà à moitié vides en fin de saison des pluies. L'eau douce est ici une denrée précieuse, probable qu'elle soit bientôt rationnée.

Min s'en moque. Une douche de dix minutes n'est pas une douche.

Min a dû me prendre pour une truie.

Mais ça, c'est moi qui m'en moque.

 

Min s'affirme bon amant, en toute sincérité et modestie.

Il va d'ailleurs s'employer à me le prouver. À l'oral d'abord.

- In Korea... commence-t-il en butant sur la première syllabe de son pays comme s'il manquait d'entrain pour le prononcer d'un trait ou reprenait sa respiration, comme si "Korea" était une injure à scinder pour qu'elle glisse mieux.

Mais non, je m'égare.

Min a en anglais la même découpe des mots qu'en coréen. Monosyllabique, poussée d'un fort souffle à chaque entame.

In Korea (donc), one minute stand-by, thirty minutes fucking. Then, finish. Sleep.

Stand-by ? Je lève deux sourcils interrogateurs.

Min lance des bisous dans le vide, pose des paumes furtives sur sa poitrine, son sexe, son derrière.

J'ai compris. Le mot qu'il cherche, c'est foreplay (préliminaires).

Min a néanmoins raison : stand-by est plus évocateur. Là où les anglophones voient l'amorce d'un jeu, les Coréens se figurent une pause, un passage obligé leur ouvrant l'accès à leur désir.

Le droit à la pièce de résistance, en somme.

Je pouffe que le sexe made in Korea semble triste. Une minute de préliminaires, trente de fornication, éjaculation et bonne nuit.

- Yes, yes ! approuve Min. In Korea very sad ! Boring !

Mais Min n'est ni prévisible ni ennuyeux. Ni même trop directif car au lit en Corée, la femme ne bouge pas. Ou point trop.

C'est l'homme qui, prenant les initiatives, la tourne et la retourne, la plie et la ploie.

Devant mes yeux incrédules, Min empoigne un corps aussi imaginaire qu'étendu, le meut, le tord, le secoue avant de le lâcher sur le sommier.

- Aïe ! fais-je. Very painful, no ?


7-eleven 4Min est obsédé par les odeurs. Faut qu'à ses narines ça sente le frais, le neuf, le récuré.

Il faut que mais en vérité, il ne faut pas.

Le pipi doit sentir le pipi, la chatte la chatte.

Je ne souligne pas la contradiction entre les douches interminables et cette revendication sensorielle. Min ne m'écouterait pas.

Là, il lape ma sueur.

Renifle mon sexe, le lèche, s'en délecte.

Enfonce ses doigts dans mon cul, les renifle, les goûte, défaille.

Me demande de vomir dans sa bouche et de déféquer sur son torse.

Je dis non aux deux.

 

Min m'a donné une autre vision de moi-même.

Moi qui me croyais ouverte aux nouvelles expériences, j'ai reculé.

Moi qui me jugeais libérée, voilà que je me découvre coincée.

Heureusement qu'en juin, je pars en Corée !

 

 

 

* Seven-Eleven : chaîne de supérettes très présente en Asie.

 

L'image - sexuelle notamment - de la Corée n'engage que Min. Je n'ai que répété ses paroles. Pour se forger une opinion personnelle, une immersion in situ s'impose. :)  

 

Photos : Doisneau, Zang Huibin, Will Wegman.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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