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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Eux

Dimanche 11 mars 7 11 /03 /Mars 14:55

La musique du texte.

 

 

Attente bisCouchée seule sous la moustiquaire, j'attendais Justin.

Il partait le soir même.

Au crépuscule, un taxi le prendrait devant le dive shop. C'était peut-être celui qu'il avait pensé réserver pour toute l'après-midi. Pour son dernier jour de voyage, Justin comptait sillonner les routes de l'île, voir les rizières en terrasses et faire halte à Ubud.

Notre nuit avait modifié son programme. Ses dernières heures à Bali, il les passerait avec moi. Moi qui l'attendais dans un cottage balinais, porte ouverte et fenêtres à demi closes.


Après trois nuits presque blanches, j'avais quitté sans regrets mon ancienne chambre, ses cloisons de bambou et sa totale absence d'intimité, son matelas aussi mou qu'un marshmallow et son oreiller plus dur que la pierre.

Le jour précédent, je n'étais d'ailleurs pas rentrée. Le matin m'avait cueillie dans les bras de Justin. Rougie de soleil contre la mienne, sa peau était brûlante. Le manque de sommeil avait imprimé de petites lignes autour de ses paupières.

Il déposa une salve de baisers sur mon épaule. Je fermai les yeux comme un chat s'arrondissant sous les caresses.

Nous ne voulions pas nous lever, mais la réalité du départ nous rattrapait. Justin devait rendre les clés de son bungalow avant dix heures, ranger ses affaires et boucler son sac.

Breakfast ?

J'acquiesçai enthousiaste. Le boeuf Rendang du dîner me semblait un trop lointain souvenir. Incapable d'en venir à bout, je l'avais d'ailleurs partagé avec Justin. Attention qu'il me rendait en m'offrant son petit-déjeuner.

- Promis, je n'ai pas faim... Et ne bouge pas, je m'en occupe !

Je souris. Peut-être la réceptionniste trouverait-elle bizarre qu'un célibataire s'octroie soudain deux cafés et trois pancakes. Mais comme tous les hôteliers, elle avait dû en voir d'autres, et de plus étranges.

 

Tiède et sucrée, la chair de la crêpe me parut délicieuse. Je la savourais étendue de tout mon long, pieds posés sur les mollets de Justin. Muette revanche sur mon samouraï qui, un jour, m'avait chassée du lit pour grignotage de chips.

Justin, lui, me regardait manger. L'air attendri devant ma maladresse, la main prête à réparer mes erreurs. Sans lentilles ni lunettes, je bougeais dans un brouillard d'ombres et de reflets. Percutai ma tasse qui faillit se renverser sur les draps.

Justin eut le bon goût d'en rire comme celui de proposer :

- Je te raccompagne chez toi, peut-être ?

- Non, non, ne te dérange pas. Je me débrouillerai.

Je retournai sans encombres à mon cottage. Courte marche d'un tiers de rue à peine.

Mon livre du moment trônait toujours sur la terrassePapillon d'Henri Charrière, récit de cavales d'un prisonnier fou de liberté.

L'ordinateur sur le buffet, mes robes à cheval sur la chaise, la bouteille d'eau sur le meuble de chevet... Rien n'avait changé de place. Et comme à chaque retour d'une escapade, j'éprouvai un bizarre sentiment de décalage, l'impression d'avoir inséré une juteuse tranche de vie entre deux tranches de temps immobile. 


Attente 2Je me glissai dans la salle de bain. Ouverte sur le ciel, elle était trempée des averses de la nuit. Le carrelage était glissant, l'eau de la douche parcimonieuse et glacée. Un vent frisquet alourdi de mousson fouetta mon corps nu.

Je frissonnai, m'enroulai dans une serviette, enfilai un kimono et m'effondrai sur le lit. 

À l'intérieur du cottage la chaleur était pesante. Fixé trop haut sur le plafond incliné, le ventilateur brassait l'air en vain. La fatigue alourdissait mes membres, m'enserrait les tempes d'une vague migraine.

J'attendais Justin. J'allais m'assoupir.


Dans le demi-sommeil sa venue se lia à une musique. Nostalgique et gracieuse, ses notes étirées comme une main dans le noir, ce fut The Lake, un poème de Thoreau superbement interprété par Antony.

Je me relevai et allumai l'ordinateur pour écouter la chanson. Plusieurs fois de suite je la passai tel un appel ou un message. Comme si ses accords avaient le pouvoir de faire surgir Justin.

J'eus l'impression de l'attendre si longtemps que je me résignai soudain à ce qu'il ne vienne pas. Et acceptai, aussi, de ne jamais en comprendre la raison.


J'avais tort.

Alors qu'Antony murmurait pour moi seule "Death was in that poisoned wave / And its gulf a fitting grave", la silhouette de Justin se détacha sur le vide de ma porte. Je me jetai dans ses bras tendus.

Entre deux baisers nos vêtements tombaient, inutiles écorces, pour nous guider vers la sève, un désir vert bourgeon perçant le gel de la fatigue. Mais comme la nuit précédente, la verge de Justin pendait inanimée entre ses cuisses.

- Avec les femmes, c'est différent. Surtout plus compliqué... avança-t-il à la façon d'une explication que je ne lui demandais pas.

Justin ne me l'avait pas caché : il aimait également les hommes. Pas davantage que les femmes, d'une attirance qui ne pouvait se comparer.

Avec les hommes tout était plus simple, plus immédiat.

Justin avait fréquenté les clubs, les boîtes, les saunas, l'éventail de ces lieux où, sur un simple regard, il trouvait un partenaire.

Il avait joué à la roulette russe du HIV. S'en était sorti indemne et guéri de la tentation de recommencer.

Il avait vécu avec un Brésilien, amant magnifique mais piètre compagnon. S'était effrayé de la démesure des sentiments que celui-ci lui vouait, si destructeurs qu'à chaque dispute, il en pulvérisait toute leur vaisselle.

Il avait connu sous les mains expertes d'un masseur un orgasme brut, inouï, brutal, si bouleversant qu'il en perdit connaissance.


En contrepoint, il y avait l'amour avec les femmes. Ses effrayantes allures de sérieux et d'engagement. L'impossibilité de s'y engager à la légère, même mu par un impérieux désir physique.

Désir qui, preuve en était, ne suffisait pas.

Pour que son sexe suive, Justin avait besoin de temps. De partage. De tendresse. D'apprivoiser le corps de l'étrangère et de se frayer un chemin dans sa tête.

Ainsi, la veille, m'avait-il approuvée sans réserve :

- La zone la plus érogène, c'est encore le cerveau.

Mais si Justin ne pouvait entièrement prendre son plaisir, il voulait m'en donner.


Justin2.pngLonguement il me caressa à sa manière, si particulière que des frissons m'agitaient. La pulpe de ses doigts effleurait, douce mais insistante, la même parcelle de ma peau. Éveillée, réactive, celle-ci devenait vite ultra sensible, sensation à mi-chemin entre le ravissement et la douleur, proche du supplice chinois de la goutte d'eau.

Bientôt mon corps tout entier se résuma à cette minuscule parcelle, coin de mon ventre étendu à mes cuisses et gagnant mes seins, mes genoux, mes épaules, mes mollets, mon cou. Toute ma chair secouée de spasmes, prolongée et réduite à une infime portion d'elle-même.

Et lorsque, renonçant à leur course immobile, les paumes de Justin effleurèrent mes flancs, je criai comme transpercée de deux glaives.

- Chutttt... souffla-t-il à mon oreille.


Il saisit mes chevilles pour me basculer à la renverse. Entre la naissance de mes cuisses mon sexe s'offrait, impudique.

Justin le prit dans sa bouche. Je me tortillai comme pour lui échapper mais, fermement tenue, sans défense, m'abandonnai à ses lèvres. Lèvres-ventouses adorant les miennes, les baisant, les honorant, ouvertes et refermées sur une prière muette, le suçant, le labourant, l'engloutissant, le recrachant.

Puis, phalange après phalange, son index et son majeur vinrent y plonger.

Sur le lit je gisais crucifiée. Inconsciente sous le coup de cette petite mort qui, décollant mon âme de ma chair, la faisait voltiger haut, très haut, perdue et légère.

Une béance me creusa le corps. J'ouvris les yeux.

Justin léchait ses doigts avec application.

- J'aime tant la saveur de ton plaisir...

Il s'abattit fourbu à mes côtés. Se blottit dos arqué contre ma poitrine.

Et ensemble nous dérivâmes, emportés par les remous d'un profond sommeil bercé par le lac d'Antony.


 

Le poème de Thoreau ici.

      Une autre de mes chansons préférées d'Antony.

 

 

1re et 3e photos : Jan Saudek.

2e photo : Zhang Peng. 

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Jeudi 8 mars 4 08 /03 /Mars 09:41

Padang Bai, Indonésie, fin février 2012.

 

 

VoixJustin était un chanteur classique. Moi, j'avais perdu la voix.

Littéralement.

Depuis une semaine aucun son ne sortait de ma gorge tuméfiée. Ce jour était le premier où je retrouvais un semblant de parole. Un mince filet capricieux serpentant entre les phrases pour se briser, foudroyé, sur certains. Pause obligée avant de reprendre le courant de notre conversation-fleuve.


J'avais l'instrument mais plus le contrôle.

Mes rires étaient de silence, mes silences de plomb. Sans préavis, les syllabes se distordaient dans ma bouche en bizarres coassements. Grave, aiguë, ma voix dérapait sur plusieurs octaves en me déchirant le larynx.

Tour à tour aphone, homme, grenouille et femme, avec les mots pour le dire mais les cordes vocales en capilotade.

Dans de telles conditions, parler était à la fois effort et souffrance.

Aussi ce soir-là étions-nous trois. Justin, moi et ma voix acharnée à me faire taire.


Nous discutions pourtant depuis des heures. Depuis le restaurant où, attablés en compagnie de Flora, une plongeuse hollandaise, nous comparions nos "destinées sentimentales". Le sexe, l'amour, l'engagement, les histoires sans lendemain, la routine, l'ennui, les ruptures... Pêle-mêle d'expériences fortes, drôles et douces-amères. Partage de célibataires revenus de nombre d'histoires et d'illusions, blessés ou fortifiés mais espérant toujours. Ou plus guère, mais tout en ménageant la place à l'imprévu, cet indécidable qui, sur un rien, met notre vie en bascule.

Puis Flora s'était éclipsée pour nous laisser en tête-à-tête.

Puis les serveuses étaient parties en oubliant une lumière allumée. Blanc néon, elle creusait nos traits sculptés par la fatigue de la journée. Trois heures de voiture sur des routes en lacets. Deux plongées magnifiques sur le Liberty Wreck, une épave au nom d'horizon vierge.

Cachant ses cernes de sa paume, Justin me proposa de traverser la route qui jouxtait la plage.

Je rassemblai mes affaires avec lenteur. Patient, immobile, Justin se tenait derrière moi. Agrégé à son parfum, son désir de me serrer contre lui, aussi palpable que les effluves iodés de la mer mourant à nos pieds.

 

Dès que je l'avais aperçu le matin au dive shop, j'avais songé à Ethan. Pour l'arc de leurs paupières et la courbe un peu tombante de leurs épaules. Pour le semblant de barbe poivre et sel sur leurs mentons. Pour leurs corps légèrement potelés que, comme embarrassés, ils semblaient n'habiter que par éclipses.


Voix 2bisPour ce que j'avais ressenti, entêtant bien que fugace, au fil de la conversation. L'impression d'une mélancolie tapie derrière la bonne humeur, d'une grande douceur doublée d'une réelle attention portée aux gens.

Une fragilité qui vacillait, émouvante, entre deux silences. Une sensibilité à fleur de peau, retenue mais éclatant au détour d'une anecdote.

Une vulnérabilité liée à un pan d'histoire dérobée. Telle une maison amputée de la moitié de ses fondations, l'incertitude sur leurs origines les empêchait de se construire pleinement.

Ces deux hommes, l'un mon ami et l'autre un presque étranger, avaient un je-ne-sais-quoi de profondément féminin qui me touchait.


Et leurs ressemblances ne s'arrêtaient pas là. Il fallait y ajouter leur retenue toute anglaise mâtinée d'un flegme tout britannique, leur humour pince-sans-rire qui me faisait m'esclaffer et leur accent londonien délicieusement huppé.

"A very clean one, indeed", approuvait Ethan.

Un tout propre, donc, qui habillait les mots de grâce et de frais, roulant légers sur la nappe et tintinnabulant comme les glaçons de mon Coca.

Expatrié, Justin habitait comme moi une île au climat plus doux que son pays natal. Il avait vécu à Vancouver, à Londres, à Malte. À Amsterdam sans en apprécier les habitants. Trop directs à son goût, trop peu enclins à enrober leurs propos d'une nécessaire politesse, fût-elle de façade.

Trop délicat pour la plate franchise hollandaise, Justin avait fini par déménager.


J'acquiesçai d'un sourire entendu. L'opinion de Justin me renvoyait en écho ma relation avec Mingus.

Son étonnement à me découvrir, selon ses critères, trop émotionnelle et sensible.

Ses difficultés à me comprendre, à saisir ce qu'il appelait mon être qui sans cesse échappait à sa prise.

Sa façon de me heurter sans l'avoir calculé, ses critiques qui m'étaient autant d'agressions.

Ses encouragements à m'exprimer sans détours ni subtils sous-entendus. Jusqu'à ce que, comblant son souhait au-delà de ses attentes, je ne l'écharpe par trop de franchise.

Ethan, Mingus, moi... En cette fin de voyage indonésien, Justin campait sans s'en douter le point de convergence de plusieurs routes, étrange synthèse d'un écheveau noué bien avant lui.


En tailleur dans l'obscurité, nous remplîmes de mots le creux de notre désir. Va-et-vient continu de langues mêlées, rythmées par le ressac des vagues.

À lui seul Justin en maîtrisait quatre. Après le chant qui consiste à prolonger les mots des autres, son métier était devenu recherche, transcription au plus juste de textes étrangers. Traducteur, Justin était sensible aux moindres nuances, aux frissonnements du sens sous l'écorce.

Comme moi, il savait et sentait, presque d'instinct, qu'un mot n'égale pas un autre. Que chacun se teinte d'une couleur et d'une vibration propres. Qu'en choisir un pour écarter son voisin infléchit le sens du message, le gauchissant parfois jusqu'à le vider de son contenu.

 

Voix 3Côte à côte sous notre abri de bois, nous nous efforcions d'abolir la distance entre paroles et pensée. De tisser le fil fragile d'un échange qui, délaissant le superficiel, plongea au plus intime. Sans mensonges ni fausse pudeur, guidé par l’ouverture bienveillante de deux étrangers désirant partager un bout d’eux-mêmes.

À certaines de ses questions je répondais en français, sachant que Justin me comprendrait mais utiliserait, en retour, sa langue maternelle.

Tel fut notre système pour nous tenir au plus près, lentement dévoilés.

Par delà le corps, l’âme à découvert.

 

Autour de nous résonnait le silence. Je regardais Justin qui me regardait. Lui souris de me sourire. Avançai, seule, une main et passai un index tendre le long de son bras avant de le reposer sur mon genou.

À leur tour ses doigts dessinèrent une courbe de mon poignet à mon coude.

Ses lèvres s’écartèrent. J’y cueillis dans un souffle les mots qui s’apprêtaient à en jaillir.

Contre ma langue, le verbe et sa chair.

 


PS/ Il semble qu'un de mes lecteurs réguliers est un Hollandais (une Hollandaise), ou du moins une personne vivant aux Pays-Bas. J'espère qu'elle ne sera pas blessée de notre vision de ses compatriotes. :)


1re et 3e photos : Horst P. Horst. 2e : Laurence Demaison.

 

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Mardi 6 mars 2 06 /03 /Mars 11:44

Le début là.

 

 

L'etranger et la poussiere 4En effet je revins. Davantage dépeignée si possible. Plus transpirante pour sûr. Le soleil de midi semblait bien décidé à écraser toute forme de vie ayant le front de le narguer.

L’inconnu avait changé de place. À présent, il était assis sur les marches du dive shop, un gros chien étendu contre ses mollets. Il avait toujours son air tranquille de propriétaire ou d’homme difficilement troublé.


À nouveau il détailla mes jambes. Effrontément, voudrais-je écrire, mais aucune impudeur dans son regard. De l’envie, oui, un désir patient et concentré qui allumait ses iris.

En retour le désir me prit. Aux cuisses, au bassin, à la poitrine, à la gorge. Si fort que j’en eus presque le souffle coupé. Que je dus m’appuyer contre le mur pour ne pas chanceler. Que mes mots cherchèrent ma voix pour balbutier "yes" alors que l’étranger me demandait :

- Have you found it ? (L'avez-vous trouvé ?)

J'acquiesçai. Il arbora le sourire satisfait de ceux qui ne pouvaient s'être trompés. 

 

Il m’invita à prendre place à ses côtés. J’acceptai en sachant déjà où je voulais aller.

Dans un lit. Chez lui ou chez moi, peu importe, mais dans un lit. Pour un débridé, déchaîné, délicieux corps à corps. Vite et un peu, beaucoup, comme ça. Une heure pour n’être que chair, chatte, seins, langue. Pour m’agripper à sa peau, tendre la mienne, arquer fesses, dos, nuque et jouir.

À en faire trembler les murs. À en perdre la raison.

Femme, objet, sujet. Une fois encore ne pas réfréner mes pulsions. Renoncer à les discipliner afin de les faire marcher droit, militaires, sur le chemin de ce qui est jugé acceptable. Laisser jaillir ce qui, au fond, me renverse. L'animal sauvage, exigeant, bruissant de désirs et réclamant sa part de jouissance.


Si mon esprit battait la campagne, ma bouche poursuivait son fastidieux travail de conversation. En apparence toute dédiée à celle-ci en rêvant d'être mordue de baisers. L'étranger me donnait la réplique. Avec complaisance et détachement, semblant garder par devers lui une once de muette ironie.

Il n'était pas dupe. Moi non plus. Face à face et de plus en plus près, nous étions les acteurs d'un jeu social qui dicte qu'avant de s'allonger, on fait connaissance.

Comme prolongeant le fil de mes pensées, l'inconnu dit soudain :

- Je suis fatigué des discussions, toutes semblables, avec des gens qui s'en vont. Lassé d'arriver au soir avec la question, non résolue, autour de laquelle toute la journée a tourné. Un homme, une femme... Cela pourrait être si simple.

Je clignai des paupières faussement innocentes pour hasarder :

- Aurais-tu donc une question à me poser ?

- Non. Sauf si tu souhaites y apporter une réponse.

 


L'étranger et la poussiere 4bisUn étau de chaleur se referma sur mon sexe. La cloison voisine parut basculer, cabrée sous un vertige.

J'aspirai une goulée d'air moite et la rejetai, bouche molle dans un soupir vaincu.

- Alors la réponse serait oui.

Aussitôt l'étranger sauta sur ses pieds pour me tendre la main.

- Suis-moi.

 

Une chemise en travers du canapé, une tasse de café vide à côté de l'évier, une tranche de pain émiettée... Sa maison a le désordre des lieux qui n'attendent personne. 

Soulevée de terre, je l'embrasse à pleine langue. Le poids de mon corps entre ses bras noués nous entraîne dans un titubant ballet.

Ma croupe heurte le mini-bar pour s'y poser. Mollets, genoux, cuisses, je l'enserre. Affermis ma prise alors que ma chemise voltige par dessus ma tête.

Ses lèvres se ruent sur ma peau découverte. La sienne se livre à mes mains. Brutales et tendres, légères et fouailleuses, elles dessinent les arcs et vallées de son torse, ses hanches, ses fesses, leurs bosses fermes de muscles, leurs passerelles de tendons.

Ma paume se remplit de son sexe dressé, le parcourt de bas en haut, de long en large, frémissant déjà du plaisir à venir.

- Tu es salée... murmure-t-il.

Il me déguste. Me savoure. Me lèche. Se redresse avec cet air perdu, un peu flottant, que donne le désir, attrape un préservatif dans une coupelle, l'enfile et me prend, debout, offerte et accrochée à ses épaules.

Puis soudain, il s'arrête.

- Mais au fait… Comment tu t’appelles ?

Ma mine éberluée le fait éclater de rire.

Je lui dis mon nom. Reçois le sien en retour. Et à fond de train nous repartons, emmêlés, gémissants, tout à notre étreinte.

 

Plus tard je claquai la porte de la maison. Le nom de l'étranger vacilla dans la poussière avant de retomber, nu, dans les rayons d'un soleil déclinant.

Ashes to ashes, dust to dust.

Mon nom ?

Demande à la poussière*.

 

 

* Titre du roman, certainement le plus connu, de John Fante.


 

Photos : Willy Ronis, Eikoh Hosoe.
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Lundi 5 mars 1 05 /03 /Mars 20:03

DesirUn ticket de bus. Il me fallait un ticket de bus pour quitter la rade où, depuis une semaine, j’étais échouée. Non que le séjour y fût désagréable, mais mon avion décollait le lendemain soir, et quelques heures de trajet me séparaient de l’aéroport.

Je remontais la rue du village. Tout juste revenue de ma dernière plongée, la peau encore tirée de sel, les cheveux emmêlés, une longue chemise enfilée sur mon bikini. À chaque enjambée, les pans du fin tissu s’écartaient pour dévoiler mes jambes jusqu’à mi-cuisses.

 

Lunettes de soleil sur le nez, je marchais.

Le monde était un puits de soleil encré d’ombres incertaines. Ratatiné sous la fournaise, il tournait au ralenti, si paresseux que je semblais être, à la ronde, la seule âme en mouvement.

Allongés sous les abris de bois jouxtant la plage, quelques locaux sommeillaient. Les chiens avaient renoncé à trottiner sur la grève pour lui préférer la fraîcheur des palmiers.

 

Une cohue de touristes débarqués du ferry me barra la route. Comme chaque jour, c’était le quart d’heure de frénésie coupant la torpeur muette des lieux. Un entrelacs désordonné de bagages, de minibus, de voyageurs fatigués et d’Indonésiens hurlant pour les répartir dans les bons véhicules.

Impossible de faire un détour. Il n’y avait qu’une seule rue. La rue du village alternant restaurants, pension homes et clubs de plongée.

Je fendis la foule en zigzags. Naviguai à vue entre les obstacles. Évitai la brusque chute d’une valise sur mes sandales. Me retournai et le vis.

Appuyé sur le fronton d’un dive shop, il avait des airs de propriétaire. Un long corps musclé nonchalamment déplié, dos un peu voûté, coudes croisés, genoux joints. La peau tannée avec, certainement, quelques rides à l’aplomb des paupières. Des cheveux coupés ras et un tee-shirt blanc, éclatant contre le ciel tel le drapeau de la reddition.

Il me vit aussi mais ne sourit pas. Seule sa tête s’inclina légèrement. Ses yeux s’attachèrent à mes jambes, en suivirent pas à pas la course pressée.

Soudain, je me sentis nue.

Son pied droit traça dans le sable un profond sillon. S’avança comme pour me rejoindre.

Une hésitation.

Il ne bougea plus.


C’était dimanche. Je n'ai jamais aimé ce jour-là et encore moins ses interminables après-midis trop vides. Aussi décidai-je de lui adresser la parole, mots de rien jetés tel un pont entre deux berges pour briser un silence qui ne nous gênait nullement.

Le lendemain je m’en allais. Je savais que si je ne parlais pas maintenant à cet inconnu, je ne lui parlerais jamais. Ce qui n’avait sans doute aucune importance. Pas même le goût d’un vif regret.

Mais de goût, j’avais celui du jeu et rien de spécial à faire. Et cet homme me plaisait. Et je voulais encore une fois cesser de réfléchir.

 

Desir3- Sir, please… Could you tell me where the bus station is located ?

"Sir" tinta entre mes dents comme l’Angleterre en raccourci. Appeler sir les gens d’à peu près mon âge m'amuse. Ca leur donne des airs de vieux, de respectabilité désuète, de cheveux blancs sous perruques poudrées.

Puis cette formule de politesse sonnait tellement déplacée dans le paysage qu’elle me poussa à rire. Surtout sortie des lèvres d’une fille déambulant dans la rue à moitié nue.

 

Se dépliant à peine, l’étranger allongea un bras pour me désigner, loin à travers la poussière, un point sur la droite.

- You can’t miss it, assura-t-il. (Vous ne pouvez pas la rater.)

Oh que si, je pouvais. Comme je suis capable, incorrigible distraite, de manquer un hippopotame dans un tunnel.

Je le remerciai et continuai mon chemin.

Il n’eut pas un geste pour me retenir. Parce que, m’avouerait-il plus tard, il était certain que je repasserais.

Dans un sourire, il ajouterait même:

- Privilège de la rue unique.

 

 

À suivre ici.

 

Photos : Joan Colom, Philippe Halsman.

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Dimanche 8 janvier 7 08 /01 /Jan 17:57

homme femmeJambes effilées de résille et galbées de hauts escarpins, fesses menues au dos filant, arqué, jusqu'aux épaules, carré de jais effleurant un cou gracile, elle se tenait debout dans la demi-pénombre d'une cave. Elle avait la robe d'une professionnelle et la grâce d'une jeune fille.

Je la scrutais effrontément en tirant sur ma cigarette. Songeais que moi aussi, j'aimerais bien avoir des jambes d'allumettes ou de compas, de longs mollets à arpenter le monde. J'étendis mes cuisses comme par réflexe. Les croisai, genou sur genou, délogeant de son plaisir le soumis qui honorait mes bottes.

 

Elle discutait avec un homme cagoulé et bardé de chaînes. Ses mouvements amples étaient hypnotiques, d'une souplesse contenue de félin.

J'écrasai ma cigarette sans cesser de l'observer. Elle dut sentir le poids de mon regard. Se retourna.

Son visage me frappa. Asiatique, sans maquillage, doux mais anguleux aux mâchoires. Les sourcils fins mais broussailleux. Un je-ne-sais-quoi de viril accroché aux pommettes.

Cette femme avait de l'homme en elle. Ou était-elle un homme ?


Quelques pas comblèrent la distance qui nous séparait. Elle me tendit une main dépourvue de bijoux et se présenta :

- Bonsoir. Je suis Kim.

La voix était masculine. Assurément.

Kim était en effet un homme. Un homme qui ne venait aux Nuits Élastiques qu'habillé en femme.

- C'est au moins la moitié de moi, me dit-il. 

Une moitié que Kim tenait plus cachée qu'un secret. Il avait grandi dans la honte d'être différent. D'aimer les habits féminins et surtout, d'aimer les porter.

Enfant puis adolescent, il chipait ceux de sa mère pour s'en vêtir. En cachette, toujours. Seul devant la glace, il s'organisait des défilés, des séances de poses émaillés d'arrêts. Le doux contact des tissus, leurs virevoltes sur sa peau nue, aiguisaient ses sens, réveillaient son sexe.

Dureté contre fluidité, Kim se caressait dans un bruissement d'étoffes. Et jouissait, attentif à ne pas tacher son habit d'emprunt.

Cette précaution le ramenait à sa solitude. Personne - à commencer par sa mère - ne devait se douter, et encore moins savoir. Ainsi, après le plaisir venait toujours le dégrisement. Le sentiment décuplé de ne pas être comme les autres. Et avec lui, ou plutôt à cause de lui, l'impérieuse nécessité de s'amputer de sa part d'ombre.

Kim effaçait ses larcins comme un animal recouvrirait ses traces : avec application et méthode. Il aérait les vêtements altérés par son odeur. Repassait leurs plis au fer. Les rangeait un à un dans la penderie, à leur place exacte, soucieux de placer cols, manches et boutons dans leurs positions d'origine, rectifiant un désordre auquel sa mère n'aurait peut-être vu que du feu.

Peut-être. Ou pas. Kim ne pouvait s'autoriser ce risque.


Homme femme 2Après l'adolescence, la honte s'atténua. S'éteignit à la mi-vingtaine.

Kim avait renoncé à lutter contre cette étrange partie de lui-même. La combattre, c'était finalement se condamner à n'être qu'une demi-personne, un être fissuré, dévoré par une guerre intestine.

D'ailleurs, Kim ne disait jamais "se travestir".

- Parce que ce n'est pas un déguisement, comprends-tu ?

Je hochais la tête. Comme à Venise, le masque s'ouvrait sur la vérité. L'authenticité se gagnait par le détour de l'artifice, et Kim avait l'avantage de son physique androgyne.

D'un sexe à l'autre, le saut n'était pour lui pas si abrupt.


Internet et les forums de discussion l'avaient beaucoup aidé. Kim était revenu de la toile fort d'une apaisante certitude : il n'était pas seul. D'autres que lui aimaient par leurs habits changer de sexe. Sans blessures ni regrets, réconciliés avec leur moitié intime, délivrés de la culpabilité de ne pas s'aligner sur la norme. Duels mais un, comme Kim qui, homme-femme, aimait au lit autant les hommes que les femmes.

Les soirées avaient suivi en bascule dans la réalité. Non, le troisième sexe n'était pas qu'un peuple d'anonymes disséminés sur le net. Ils étaient chairs, présences. Barbes rasées à blanc, bas enfilés sur des jambes musclées, perruques posées sur des coupes en brosse, seins de coton bourré dans un soutien-gorge.

La tolérance de mise en soirée mettait Kim à l'abri des sarcasmes. Des regards inquisiteurs et malveillants. Des injures qui, sans doute, auraient fusé sur ses pas dans la rue.

Des soirées à la rue, voilà cependant un pas qu'il se refusait à sauter. S'affranchir de la honte n'est pas s'affranchir du secret.

Professionnellement, c'était hors de question. Kim occupait un poste à responsabilité dans une grande entreprise. Que les mondes de la nuit et du grand jour se croisent serait une catastrophe. L'employé modèle craignait le discrédit, les ragots, un possible licenciement. De toute façon, ni patron ni collègues n'avaient à pénétrer en territoire si intime.

Dans son entourage, comme jadis, personne n'était au courant. Trop traditionnels, ses parents auraient sûrement méprisé leur fils unique. Ses amis aux préjugés trop vifs, aux idées trop formatées, tomberaient de trop haut devant ce coming-out. Pas sûr que l'amitié résisterait à une telle chute.

Crainte de l'incompréhension, des moqueries, du jugement, du rejet... Kim n'était pas prêt à faire face et en souffrait.

 

Homme femme 4Il me raconta, par exemple, un voyage à Singapour. Ses amis voulaient visiter les musées, Little India, l'île de Sentosa. Kim, lui, n'aspirait qu'à se retrouver seul pour écumer les magasins de chaussures. Poussé par l'urgence, il savait que c'était là ou jamais. Maintenant ou pas du tout. Pas demain la veille qu'il reviendrait en Asie...

La promenade en groupe vira bientôt au supplice. Kim ne pouvait se détacher des devantures emplies de promesses. Offertes à sa vue, elles ne semblaient attendre que lui et, mues par une connivence secrète, le pointer du doigt dans la foule.


Fasciné, subjugué, il en oubliait presque de donner le change.

Il chercha des prétextes pour se débarrasser de son encombrant cortège : une affaire oubliée à l'hôtel, un malaise, un coup de fil professionnel.

Il pensa à s'inventer une copine à qui offrir des sandales. Se ravisa. Ses amis risquaient de l'accompagner à l'intérieur du magasin. Il faudrait alors demander sa pointure à lui, pointure qui ne manquerait pas d'éveiller des soupçons.

Le dernier jour, la chance lui sourit enfin. Kim grappilla une heure de liberté en solitaire. S'échappa de l'hôtel comme on fuit une prison, courut jusqu'à une boutique repérée avec soin, essaya des dizaines d'escarpins pour n'en acheter qu'une paire.

Ravi mais frustré, opérant malgré lui le décompte des après-midis volées à sa passion.


Passion... Le mot n'était pas trop fort. Kim vouait une véritable adoration aux chaussures. Les collectionnait depuis des années, dissimulées dans le double-fond d'une armoire. Les entretenait avec ferveur au cirage et au chiffon doux.

Bottes, bottines, escarpins, sandales, nu-pieds... Peu importait à condition qu'elles fussent dotées de vertigineux talons. De leurs contraintes il se délectait : le pied cambré, serré comme dans un étau ; la cheville basculée jusqu'à la rupture ; l'allongement forcé de tout le corps, avec les mollets et les cuisses qui tirent, les fesses qui s'arrondissent, le dos qui se creuse ; la démarche qui se ralentit, ondulante, chaloupée, provocante et si féminine.

Le dimanche était son "cadeau pour lui-même". Fétichiste, Kim suivait un rituel précis, dont chaque étape le menait à un stade supérieur du plaisir. D'abord fermer portes et volets. Ouvrir ensuite les étagères aux trésors. Les inspecter en prenant son temps. Caresser ses possessions des doigts et du regard. Choisir ses chaussures préférées du jour. Les enfiler avec lenteur. Ajuster leurs brides. Arpenter de long en large, de large en long son appartement, enivré du cliquetis des talons, comblé de leurs résonances métalliques.

Le désir devait être contenu, maîtrisé. Repoussé au fond du ventre pour ne pas jaillir trop vite. Parce que demain, Kim reprendrait sa vie empreinte du sceau du secret.

En costume-cravate.


 

Photos, dans l'ordre : Jan Saudek,

Elmer Batters, Helmut Newton.

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Samedi 27 novembre 6 27 /11 /Nov 14:23

Machine à laver- J'ai l'impression d'être dans une machine à laver, dis-je. Programme rapide, secouée avant essorage, sans trouver le bouton d'arrêt.

Il m'écoute. La tête un peu penchée, le menton dans la main, réfléchissant aux mots qui tombent, heurtés, de mes lèvres. Puis, lentement, il acquiesce.

Il acquiesce et je pense aux courants en plongée. A la dangerosité de ceux nommés "machine à laver", qui entraînent à toute allure le plongeur en haut, en bas, le font tournoyer telle une poupée de chiffon, dérisoire marionnette encombrée de tuyaux perdant la notion de l'espace.


A la brutale remontée, c'est son ordinateur qui sonne, affolée de la vitesse de mètres trop rapidement parcourus.

"Slow, slow !" tambourine en vain l'alarme.

A la soudaine descente, ce sont ses oreilles écrasées qui se révoltent, irradiant une douleur fulgurante du crâne à la gorge.

Vite se pincer le nez, souffler, avaler sa salive afin de rééquilibrer la pression.

Vite mais trop tard, l'ascenseur fou du courant est déjà reparti dans l'autre sens, l'obligeant à traverser la nappe liquide avec, à son bras, cet ordinateur qui n'arrête pas de biper.

- Danger, ralentir, danger !

 

Je pense aussi à cette moto que nous avions louée. Entre les cuisses de son propriétaire, presque pimpante, elle présentait bien. Entre les nôtres, ce fut une catastrophe.

Le frein à main ne marchait pas, le démarrage automatique très mal, la lumière du tableau de bord plus du tout. Cette moto se démarrait en aveugle, à la force du pied, sans connaître la vitesse déjà engagée.

Avant de nous rendre au port de la grosse ville voisine, nous avions traîné. Au lit pour l'amour, à la plage pour le déjeuner, dans l'eau pour les poissons. Lorsque nous partîmes enfin, la nuit était déjà tombée. Hérissé d'ombres, de Philippins marchant en petits groupes et d'animaux prêts à se jeter sous nos roues, le chemin familier me semblait menaçant.

La jauge d'essence nous avertit que le réservoir était presque vide. Je pestai en silence. Aucune station service avant vingt kilomètres. Il faudrait s'en remettre aux saris-saris, ces petites boutiques de bord de route vendant de tout, et même de l'essence aux voyageurs imprudents.

Bien sûr, tous n'en proposaient pas. Nous devions avancer, encore et toujours, au risque de tomber en panne sèche. Alors que je nous imaginais plantés dans l'obscurité, agitant nos mouchoirs en drapeaux de détresse, nous en dénichâmes enfin un, perdu dans un no man's land entre arbres et clôtures.

Ouvrir le réservoir fut aussi difficile qu'une opération à coeur ouvert. Tandis que l'employé y déversait le précieux liquide contenu dans une bouteille de coca, je songeai qu'à ce port, nous n'étions finalement pas obligés d'aller. Surtout si tard. Surtout sur une route dangereuse.


Au lieu de remonter en selle, je le regardai, lui, chevaucher notre véhicule. Enserrer la carlingue de ses longues jambes, s'incliner sur le tableau de bord, raidir son dos sous l'effort, brutalement ramenée à son corps épousant le mien entre les draps défaits. A la crispation de son visage sous le plaisir, aux sillons que traçait la volupté sur son front, à cette dureté animale qui soudain cédait sous l'amour, frénésie balayée par la douceur infinie de ses pupilles.

La moto démarra aux forceps, dans un hoquet. L'entraîna, lui accroché au guidon, en travers de la route, rugissant comme un animal délivré de ses chaînes. Trois embardées et ils tombèrent enlacés sur le bitume.

Fracas de métal tordu et de chair pilée. Je me précipitai en hurlant.

Il n'avait rien, ou presque. Juste une entorse qui l'obligeait à boitiller et un énorme bleu qui au fil des jours s'agrandit. Empreinte violacée d'une course fauchée en plein élan, symbole d'un arrêt nécessaire sur son chemin, avec moi en épine au pied.

Cette contusion-là ne s'effaça pas avant son retour en Europe. Pas plus que la douleur qui lui cerclait la cheville en un lancinant rappel.

"Souviens-toi qu'ici tu devais t'arrêter."


Machine à laver 2Je lui demande de déplacer son ordinateur. La lumière blanche déversée par sa fenêtre m'éblouit trop. Et j'ai trop mal à la tête, à la gorge, à l'oreille pour garder les paupières plissées.

- Double otite aiguë liée à la plongée, me confirma le médecin.

Depuis l'enfance, j'avais oublié l'impression d'oreille pleine d'eau, le brouhaha de coquillage en bruit de fond permanent, la fébrilité de grippe, les troubles de l'équilibre et la demi-surdité.

Double otite, merde. De l'aube au soir le crâne dans le bocal à poissons, je ne me suis pas ratée.


La veilleuse posée sur une pile de livres accentue mes cernes. Dans le coin de mon écran, je me vois en petit et, dans la brume de mes souvenirs, au matin.

Alors je lui raconte.

Bertille en jupe fleurie au volant de son camion. Ma tunique bariolée pour égayer la journée grise. La conversation que j’alimente, mine de rien cœur chaviré et tête emplie de doutes. L'arrêt en bordure de trottoir. Ma brusque grimace en me touchant la tempe, et la non moins abrupte question de mon amie :

- Qu’est-ce donc que tu ne veux pas entendre ?

Pour Bertille comme pour lui, les maux réels sont également symboliques. Toute maladie est langage de chair, expression d’un corps relié à une âme en souffrance. De fait, ma double otite ne pouvait que les alerter. Au même titre mes douleurs dentaires, d’autant que cet homme et moi nous plaignions de la même dent.

La 37, symbole de l’Union.

 

La question de Bertille me frappa en pleine poitrine. Déséquilibrée, je vacillai sur mon siège. Ouvris la bouche pour protester puis me mis presque à crier. Hors de tout contrôle les phrases sortaient, incisives et hachées, grossies d’une colère non maîtrisée.

Je parlai à mon amie des hésitations de cet homme. De son dilemme entre louer et acheter un appartement. De son rendez-vous à la banque, de tous ces chiffres en additions et soustractions, de toutes ces contraintes qu’il n’imaginait même pas.

- Trente ans de crédit, tu t’imagines ? Trente ans, son âge civil ! Trente ans, bordel !

 

Je lui parlai aussi du chemin de cet homme. De sa quête spirituelle, de sa formation entamée aux Philippines, de ses projets de retraites. Ouvertes ou fermées, dans un monastère interdit aux non-initiés.

- Et c’est quoi ma place là-dedans ?

J’écumais que les moines vivent sages, mais surtout seuls. Que je ne m’appelais pas Pénélope. Que jamais je n’aurais la patience d’un ange. Que mes histoires sans lendemain étaient reposantes. Que lâcher sa main pour revenir au mien, de chemin, me serait plus simple et confortable. Plus facile, non.

- Fais chier, tiens !

 

Machine à laver 3Je lui parlai aussi de ma violence, qui suit ma colère de si près qu’elle se confond presque avec elle. De ma capacité à tout envoyer promener sur un coup de tête. De mes réflexes de défense bien huilés.

A la guerre comme à la guerre, blesser l’autre avant d’être blessée. L’estourbir sans sommation, l’anéantir sans pitié. Puis quitter le champ de bataille sans me retourner, victorieuse en apparence mais perdante au fond, les yeux secs sur un cœur qui saigne.

De cette violence je me méfie comme d’un diable tapi dans sa boîte. Mauvaise conseillère, c’est elle qui me pousse à parler trop vite, trop fort, trop dur, aussi sèche qu’une volée de bois vert.

Pourtant, je sais être douce, d’une débordante douceur d’amoureuse. Lait et miel de ma tendresse que cet homme salue dans ma voix, mes yeux, mes gestes. Dont il me remerciait alors que je l’étreignais. A laquelle il rend hommage comme à un paradis perdu, inaccessible oasis au creux de la tempête.

 

Ma diatribe terminée, je me sentis vidée. Le surplus de mes émotions ne m’étouffait plus. J’embrassai Bertille et ouvris la portière pour me mêler à la foule. Si j’avais toujours mal à l’oreille, ma gorge s’était éclaircie. Assez pour, au soir, rien ne cacher à cet homme de mes cahots.

Avant ou avec un autre que lui, je me serais tue, enfermant mes doutes sous clef, effrayée à l’idée de me dévoiler autant. Transparente, donc prête à être transpercée.

"Cette fois, me persuadai-je, il faut faire différemment. Suivre ton intuition. Te reposer sur la confiance que tu lui as accordée."

Aussi dis-je, serrant hors caméra son dreamcatcher glissé à mon cou :

- J'ai l'impression d'être dans une machine à laver.

Programme rapide, secouée avant essorage. Mais de l’autre côté, il y a une main. La sienne.

 


 

Photos : Frédéric Gable, Grey Villet, Jeanloup Sieff.

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Jeudi 18 novembre 4 18 /11 /Nov 10:18

 

DeuxTon visage tiré est pâle. Venue de ta fenêtre, la lumière très blanche m’éblouit, averse en coulée immaculée m’obligeant à froncer les yeux. Elle dessine un halo autour de ta tête brune et j'ai l’impression de voir un ange. Un ange aux ailes repliées, aux cheveux ras, à la barbe naissante perché sur un canapé crème.

Ici, on n’a pas cette lumière-là. C’est celle de l’hiver européen, du froid et d’un ciel lavé de pluie hésitant encore après l’orage.

 

Tu me dis qu’il n’arrête d’ailleurs pas de pleuvoir. Que tu es fatigué. Que tu cherches du sens à cette vie qui déjà t’épuise, entre embouteillages et temps qui passe trop vite. Trop peu de temps et trop de patients à lever, écouter, soulager, pressé par la tenaille des minutes qui n’en finissent pas de s’égrener.

Tu me dis que tu n’as pas choisi ce métier pour ça. Que tu ne veux pas que soigner les corps, mais aussi apaiser les âmes.

Tu me dis qu’un bout de ton âme est resté dans ma chambre. Qu’elle plane à mes côtés lorsque je dors, ou que je me réveille alors que toi tu dors. Ton âme séparée de ton corps s’étend sur moi pour me caresser, immatérielle présence qui m’accompagne.

 

Tu me dis que me voir est une douce torture. J'ai l’air si proche qu’en tendant la main, tu crois pouvoir toucher ma peau. Mais ta paume ne sculpte que le vide de ton salon incendié de lumière.

Moi, à plat ventre sur nos draps, je t’écoute. Songe à cette chemise bleue enfilée juste avant de te parler. Son tissu recèle encore des éclats de mon parfum, de ta sueur et de la mienne mêlées. En la respirant un peu plus tôt, j’eus un vertige qui me cloua au milieu du salon, gémissante, paupières fermées.

Cette étoffe a l’odeur de toi, de nous, de cette chambre nuptiale de Cabilao.

Je me souviens l’avoir arrachée pour être plus près de toi. Qu’entre nous ne subsiste aucune distance, aucun interstice. Et tandis que tu me pénétrais, j’enlevais aussi mes bagues. Elles roulèrent sur le sol dans un cliquetis que, tout occupés à ne faire qu’un, nous n’entendîmes pas.

 

Tu me dis que t’interroges sur le sens de cette rencontre. Que tu es sûr, un jour, de t’installer dans ce pays à perte de mer, de ciel et de bangkas.

Moi, en chien fusil sur nos draps, je t’écoute. Songe à tes mots tandis que mes joues s’empourprent. J'ai soudain si chaud que j’ôte la chemise bleue. De moi sur ton écran ne subsistent plus que la mèche barrant mon œil et la courbe de mes reins.

Tu tends encore la paume pour ne happer que l’air.

Mais ton énergie volette autour de moi et dilate mes flancs, me donnant l’impression d’être plus grande, plus forte, démultipliée, emplie de petites bulles qui tour à tour s’élèvent, dansent et éclatent sous mes côtes.

Si rarement j’ai connu cette sensation-là. La sensation, non, la certitude, d’être connectée à un autre par quelque chose qui nous dépasse. Quelque chose qui ne doit pas être réfléchi mais simplement vécu, tout perturbant qu’il soit.

Entre tes bras, si je ferme les yeux et lâche, lâche les mots qui tournent dans ma tête, si je me laisse aller, juste aller, à peine présente et concentrée, je sens une vibration, une coulée, un flux tourbillonnant et chaud qui entoure ma poitrine, s'infiltre sous mon sternum, s’agrège à mes fibres et roule dans mon sang.

Parfois aussi je devine une lumière, comme un fluide halo qui me baigne, me protège, me régénère.

Certains parlent de communauté d’âmes, d’autres d’énergie cosmique. Moi, je n’ai simplement pas de mots.

 

Trouble 2Ces sensations étranges n'arrivèrent pas tout de suite. Il y eut en préludes la complicité, l’émotion, les fous rires, puis ta venue dans ma maison.

Plus d’une heure du matin à la pendule. Nos lèvres ne s’étaient pas encore touchées. Trop présents au moment pour en désirer autre chose, nous nous en fichions, je crois. L’intimité de ce coin de canapé nous suffisait.

Peu importe la destination, c’est le voyage qui compte. Et ce voyage-là, aucun de nous n’avait envie de l’interrompre.

A deux heures passées, je te proposai de prendre une douche. Parce qu’inexplicablement, comme si un fantôme tournait le robinet, l’eau s’arrête toutes les nuits de couler.

Tu te déshabillas, porte entrouverte, dans le réduit qui me sert de salle de bain. Lorsque tu en sortis, j’y entrai, mais aucun jet ne frappa mes épaules.

Le fantôme était passé.

 

Tu me dis que tu n’arrêtes pas de me parler en silence. Quand nous étions ensemble, plus d’une fois je t’ai entendu. Un signal indistinct, une autre voix, impossible à confondre avec la mienne, résonnait alors sous mon crâne. Tu entrais en moi comme on pousse une porte et je t’accueillais dans la pièce secrète de mon cerveau.

Après t’avoir laissé à l’aéroport, je filai en ville faire quelques courses. Je n’avais en vérité besoin de rien, sauf de tromper mon désarroi et de reculer mon retour dans la maison vide, pleine encore de tout ce que tu avais emporté.

Je flânais dans les rayons de mon magasin préféré. Et là, égarée entre les anges et les guirlandes de Noël, je t’entendis. Ce fut comme un plop entre mes tempes, un bourdonnement si fort, une présence si évidente qu’ivre, j’en chancelai et m’accrochai aux étagères pour ne pas tomber.

A tout hasard, je regardai ma montre.

Ton avion n’avait pas encore décollé. Nous étions toujours à dix minutes l’un de l’autre. Dix minutes mais déjà un océan.

 

Tu me dis que nous sommes liés. Que mon âme est belle et que je t’ai ensorcelé.

Moi, recroquevillée sur nos draps, je t’écoute. Songe qu’en croyant savoir beaucoup, je ne savais en fait rien. Une autre, Bertille, sut avant moi.

C’était le deuxième soir. Le premier j’avais refusé ton invitation à boire un verre. La longue tablée bruyante de tes amis ne me tentait pas. Et j’étais fatiguée, trop, pour être aimable avec tant de gens. Fatiguée de mes forces abandonnées après l’opération chez la dentiste. Fatiguée de mes yeux brûlants et de mon nez encombré. Fatiguée de me lever avec une perceuse me déchirant les os, de me coucher avec un moteur fou me cisaillant la nuque.

- Tu as l’air épuisée, en effet.

Un peu piquée, je m’étais reculée. Puis ravancée en saluant ta franchise. Ni déguisement ni faux compliments, voilà qui commençait bien.

Le deuxième soir j’étais plus vaillante. Toi sur la chaise voisine, moi sous la guirlande de lumières, nous partageâmes le dîner. C’est alors que Bertille, de passage, s'arrêta pour nous saluer. Que je vous présentai l'un à l'autre. Qu’en nous laissant, elle m’enveloppa d’un drôle de regard, un qui me lançait un message que je ne compris pas.

Il me faudrait pour cela plus d'une journée, ton sexe dans le mien et ta respiration dans ma bouche pour que, comme mue par un ressort, je me redresse. M’extraie du lit, saute nue dans le salon en me frappant la tête pour m’exclamer :

- Bertille savait ! Bertille savait !

 N’importe quel homme m’eût jugée dérangée.

Toi, non. Tu te contentas de sourire.

 

Trouble 4Tu me dis que tu dois raccrocher.

Moi, assise sur nos draps, je t’écoute. Songe que la vie, souvent étrange, est traversée de voyages symétriques.

Nous aurions pu nous rencontrer en Inde il y a cinq ans. Ou plus simplement en France. Mais non, ce fut aux Philippines, alors que tu t’apprêtais à rentrer.

De l’Europe à l’Asie, il y a le sillon de mon chemin.

De l’Asie à l’Europe, l’empreinte du tien.

C’est sûrement moi qui vais te rejoindre, et j’ai peur.

Peur de m’arracher à ma paix pour me prendre mon pays en écharde. Peur de quitter ce soleil brûlant pour me diriger vers l’hiver. Peur que la perte momentanée de ce ciel immense ne rompe notre magie. Peur que ce bref retour soit un piétinement, une désillusion, une douleur ou un arrachement.

Peur malgré l’envie.


Est-ce que tu comprends, mon ange, que je puisse avoir peur ?

 


Photos : C. List et Izis.

Tableau de Leonor Fini. 

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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