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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Pierrig, près de l'os

Jeudi 4 octobre 4 04 /10 /Oct 17:16

Le début ici.

(Et la suite déconseillée aux âmes sensibles)

 

 

Pres de l'os 6... Et pourtant l'évidence, à nouveau.

Pierrig et moi, c'est la rencontre explosive de deux natures volatiles, l'osmose de deux corps parfaitement, miraculeusement taillés l'un pour l'autre.

Ma bouche pour son sexe qui, d'habitude long à venir, se retient d'exploser dès que ma langue l'effleure.

Mes seins pour ses mains qui, dépliées, les recouvrent tout entiers.

Mes tétons qui, malmenés par ses ongles, se dressent.

Ma chatte, mon cul pour son gland qui les fouille.

Pierrig et moi, moi et Pierrig, c'est une histoire de peau. Une alchimie rare, précieuse, presque une torture, intense à en être insupportable.

Sur elle ni lui ni moi ne parvenons à fermer le ban.


Pierrig est mon obsession et mon corps est la sienne. Morceau après morceau, de la Chine à la Slovénie, du Togo à l'Iran, de la Nouvelle-Zélande à la Bretagne, celui-ci défile derrière ses paupières.

Mon ventre alors qu'il cherche le sommeil, ma croupe quand il ne peut le trouver.

Ma fente lorsqu'il se caresse, mon oeillet lorsqu'il crache sa semence.

Et toujours nos jeux en toile de fond, scènes ad nauseam de nous dans une chambre, un autocar, un train.

- Impossible de monter dans un wagon sans penser à toi. Ni dans un bus, d'ailleurs. Tu te souviens, dis, du trajet de Kenting à la gare ferroviaire ?

Bien sûr que je me souviens. Des mains de Pierrig dans ma culotte. De ses doigts qui par tous les orifices me pénètrent tandis que je ravale mes cris. De sa hâte à baisser sa braguette, ouvrir son pantalon. De sa brusquerie lorsque, m'arrachant de ma place, il me précipite sur sa verge érigée. De sa hargne à l'enfoncer soudain, jusqu'à la garde, dans mon cul.

Je m'écrase contre le siège avant, le lacère de mes ongles, me mords la langue à l'entailler. À bout de souffle et écarlate, pas de honte, non, mais de béatitude, oui.

Les deux collégiens installés derrière nous sont descendus à leur arrêt. Face à moi, une télévision crachotante qui diffuse un stupide programme, les crânes tranquilles des autres passagers qui ne doivent pas se douter, pas nous surprendre.

Retenue, discrétion et silence sont de mise.

Un silence inhumain, quasi impossible à observer tandis que j'ondule, tangue et me tortille.

Et que Pierrig me tire les cheveux à pleines poignées, me chuchote à l'oreille des ordres crus, m'agonis de "petite salope sodomisée".

Et qu'il s'enfonce en moi à grands coups de boutoir.

Et que mes chairs s'écartent pour l'accueillir.

Et qu'il me veut si toute, si entière qu'il agrippe mes hanches pour m'abattre plus violemment sur ses cuisses.

Et que je jouis en croyant m'évanouir.

Et qu'il vient aussi en baignant mes tripes d'un jus brûlant.

Comment oublier ?


Pres de l'os 7Comment effacer nos jeux si particuliers, réservoir d'images, alambic de désirs, terreau à fantasmes ?

- Mais Pierrig, ai-je protesté, je ne suis pas un fantasme. Je suis une réalité.

En filigrane des mots prononcés, d'autres gardés secrets :

"Ta réalité d'amante et de putain, de salope et d'amoureuse, de maîtresse et de fantôme. Si j'existe quelque part, c'est dans ton cerveau. À jamais nue et ouverte, hurlante et offerte, consentante et déchirée.

C'est toi-même qui me l'as dit.

Et tu ne mentais pas, vrai ?"

 

La vérité ? Pierrig m'a dans la peau. Je suis l'écharde qu'il échoue à retirer - s'il en a jamais eu l'intention.

J'apparais et il s'électrise. Incontrôlable réaction animale, indomptable attirance nous projetant l'un vers l'autre, perceptible rien qu'à mon odeur, effluves de femelle suintant sa faim par tous les pores.

On peut maîtriser ses regards, ses gestes, ses phrases, mais pas son odeur. La mienne est à chaque fois un aveu aussi limpide qu'embarrassant.

Plus lourde et musquée, celle de Pierrig s'altère à l'unisson. 

Même lorsque, défaite et malade, je le croise par hasard dans une ruelle de Chiang Mai, qu'il mémorise mon numéro pour me texter dans la foulée :

"C'est bon de te revoir. Next time quand ? Où ?"

Même lorsque dans un hôtel à Cebu ou un bar à Pékin, je lui suis inaccessible. Le désir ignore la distance et Pierrig le repos.

Il me parle d'aimants, de rapprochement magnétique et de courant. Lui la prise mâle, moi sa pièce manquante. Tant que nous ne sommes pas raccordés, fiches serties jusqu'à la butée du socle, Pierrig se sent incomplet, frustré, fébrile.

Seule notre réunion a le pouvoir de l'apaiser.

       

De temps en temps, d'un continent à l'autre et au détour d'un croisement informatique fortuit, nous parlons.

De ce que nous avons déjà fait.

De ce qu'il fera avec moi ou de moi s'il me revoit.

De ce que j'aimerais qu'il me fasse.

Arrimer des cordes à ma peau pour artistiquement les tresser, les entrelacer et les serrer, fort, jusqu'à tous deux en suffoquer.

Bondage ou shibari.

 

Pres de l'os 8Ma chair par le chanvre comprimée, creux rougis et saillies à malaxer, tordre, croquer.

Jusqu'à la lymphe.

Jusqu'au sang.

Jusqu'à l'os.

Jusqu'à la vérité d'une volonté qui plie, d'un corps qui abdique, d'une âme qui capitule.

Vertige de soumission, guerre du silence de la bataille au drapeau blanc, armistice sans condition avant la complète reddition.

Crucifiée jambes écartées, chatte écartelée, être à Pierrig, me soumettre à cet homme qui m'enfourche et m'empale.

Voir ses iris métalliques se durcir d'autorité et d'orgasme.

Craindre sa bouche rétractée sur ses dents.

Boire le long jet de sa salive, crachat de plaisir remonté de ses entrailles.

Entendre ses plaintes et ses jurons proférés dans un délire, "Putain !" et "Bon sang de merde !" en preuves de lâcher-prise.

M'inonder de son sperme, l'étaler sur mon visage, le savourer tel un nectar.

Pierrig à la peau qui m'affole, à l'odeur qui me grise. Pierrig en chef d'orchestre de mes excès, Maître de mes supplices, tyran de mes martyrs.

Être sa prisonnière. Et les cordes une fois dénouées, inoffensifs serpents enroulés sur le plancher, l'être encore parce que tel est mon désir. Désir d'union, d'alliance-ecchymose imprimée en jaune, bleu, violet.


C'est moi qui l'ai initié à ces jeux nommés BDSM, m'emparant d'une place que nul ne me conteste et que nulle de ses amantes, amoureuses, compagnes, ne m'a encore disputée. À ce titre je sais que jamais Pierrig ne m'oubliera. Parce que j'ai été la première à l'entraîner sur les chemins de traverse, la première à le marquer au fer rouge.

- Je t'appartiens, m'a-t-il écrit un jour.

- Non. Personne n'appartient à personne, toi pas plus à moi qu'à une autre.

Mais qu'il était tentant de dire "oui", de m'aveugler pour me contenter, de me payer d'un bon mensonge qui ne cause de tort à personne. À personne sauf à moi, et charité bien ordonnée commence par là.

Alors taire ces mots qui sont autant de conneries :

"Oui, tu m'appartiens. Chéri. Salopard.

À moi toutes tes forces et les fêlures, toutes tes faces et tes facettes, les sombres comme les claires, les évidentes comme les secrètes.

À moi qui à Bangkok t'ai tant désiré, qui après Taiwan t'ai tant méprisé.

À moi qui ai tant souhaité te détester sans y parvenir. Dommage, te quitter aurait ainsi été plus facile. Parce que te haïr, c'était déjà te tuer.

À moi, moi, MOI." 

- Tu as raison. Alors, pour le tourner différemment : ma sexualité t'appartient.

- Voilà qui me semble plus juste, ai-je soupiré. Mais pas forcément plus vrai.


Pres de l'os 9La vérité ? Je ne comprends pas qu'il n'y a certainement rien à comprendre.

Il y a quatre ans et demi, Pierrig m'avait proposé une place à ses côtés. Une grosse, tant qu'à faire, vu qu'il n'était pas radin.

J'étais avec Feu mon amour, j'avais refusé. Longtemps après je fus prête, mais Pierrig ne l'était plus. La chance avait tourné, la main avait passé sur l'air des "trop tard" qui valent des "plus jamais".

Pourquoi ?

J'ai beau réfléchir, soupeser, analyser, je percute sans cesse le même mur. Bien sûr je sais que les offres d'amour expirent comme les boîtes de conserve. Date de péremption outrepassée, ticket invalide après la limite, sans raisons à invoquer ni explications à fournir, hormis :

- C'est comme ça. 

Mais quand même...

Pourquoi hier et plus aujourd'hui ?

Qu'est-ce qui a donc changé ?

Cette nouvelle donne me blesse tel un rejet et pire qu'un désaveu. De mon point de vue, l'essentiel est là, à l'identique : Pierrig et moi avons beaucoup en commun, des petites choses aux plus grandes.

Le cul.

L'expatriation, le voyage et la faculté de s'adapter ailleurs, loin de nos repères.

L'envie de parcourir le monde et de partager.

Des traumatismes similaires qui façonnèrent notre vision du monde et de l'existence, au coeur de notre inoubliable discussion sur les rives du Mékong.

Comprendre vraiment quelqu'un et s'en faire vraiment comprendre, c'est rare.

Alors ?...

 

Je repense avec émotion au drôle de pendentif que, glissé dans une chaîne, Pierrig gardait autour du cou. Lors de notre discussion dans le wagon-restaurant, il était invisible. C'est en touchant sa peau que je butai contre ce morceau de métal tiède.

Un bijou, pensai-je.

J'avais tort. S'écartant, le col du vêtement dévoila une petite clef. Plate, argentée, toute simple.

Je m'en étonnai.

- La clef de chez moi, m'apprit Pierrig. Enfin, du seul endroit sur terre que je peux appeler chez moi, puisque je n'ai pas de maison.

- Où est-ce ?

- Au nord de la Thaïlande, dans la jungle, près d'une rivière. Une cabane en planches fermée par un cadenas, sans rien dedans. Elle n'est pas à moi mais à l'ami qui m'a confié cette clef. Je suis libre d'y aller quand je veux, pour la durée que je veux.

- Oh, fis-je en songeant que moi non plus, je n'avais pas de chez moi.

Chez moi, c'était la place délimitée par mon sac à l'hôtel, dans des chambres de hasard puis des habitations transitoires, du bungalow à la maison déglinguée. Confort minimum, insectes, geckos, souris, rôdeurs mais pas d'eau chaude, éclairage à la bougie lors des pannes d'électricité... Ça m'allait.

 

Près de l'os 10Il m'avait fallu longtemps pour me sentir appartenir à un lieu, une terre. Affirmer que là était "chez moi", y déposer enfin mon barda, y planter mes racines, y déployer mes branches.

Aussi savais-je exactement ce que Pierrig me signifiait : cette importance de l'attache, même lâche. Du territoire, même exigu, dont on fait notre patrie. De cet endroit, périmètre de rêverie, d'indolence ou de repli, qui attend notre venue.

Le comprendre si bien sans qu'il ne partage mon trouble me perfora le coeur.


Mon chagrin est cependant une fièvre à éclipses.

Pierrig me manque beaucoup puis plus du tout.

Je grille de le revoir puis me refroidis.

Je pense énormément à lui puis l'oublie. Enfin, jamais tout à fait...

J'ignore si je le reverrai ou non. Il en a été question pour cet automne, mais sûrement est-ce dangereux pour moi. Je risquerai d'avoir mal.

Surtout au coeur.

 

 

Photos : portrait perso ;  3e : Ken-Ichi Murata,

4e : Frédéric Fontenoy, 5e : Marcel van der Vlugt ; 6e : Araki.

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Lundi 1 octobre 1 01 /10 /Oct 14:34

Pres de l'osEn ce moment je travaille Près de l'os, ou plutôt près de l'os sans italique ni majuscule. Près de l'os est la nouvelle devenue roman consacré à Pierrig, rencontré il y a cinq ans au Laos.

Cinq ans déjà.

J'étais pile à la bonne distance, croyais-je, pour couronner cette histoire d'un point final : ni trop loin pour qu'elle ne semble pas désincarnée mais lestée de son poids de chair, de désir et de souffrances ; ni trop près pour ne plus en pâtir.

Je le croyais et maintenant j'hésite, parce que le texte piétine.

Il y aurait bien des raisons objectives, mais sûrement la vérité est-elle ailleurs, interne à cette histoire dont je peine à me défaire, malaisé récit qui me ramène à des failles, des fractures, des bleus et blessures pas tout à fait cicatrisés.

Près de l'os exactement.

C'est con, ces entailles qui refusent de se refermer.


Un an et demi s'est écoulé depuis In Memoriam, billet-épitaphe à cette relation. Du moins le croyais-je. Billet qui, en tout cas, choqua quelques amis (et certainement des lecteurs de passage, mais eux quittèrent la page sans laisser de trace).

Ether, secouée, ne put le lire jusqu'au bout. Trop exacerbé, trop cru, trop tout. Le rôle que j'y jouais l'effrayait autant qu'il la mettait en rage. Elle me pensait déchirée par mes vieux démons, prisonnière consentante d'une spirale destructrice, revivant des violences anciennes sur l'autel - sacrificiel cette fois - de la chair, poupée cassée ayant perdu et le contrôle et l'estime de soi.

Dorian, inquiet, me supplia de ne jamais plus m'exposer à un tel danger. Réel ou imaginaire, peu importait, il ne le supporterait pas.

Lorsque je le revis à Paris, il ajouta :

- Heureusement que je n'ai jamais croisé Pierrig... Je lui aurais cassé la gueule, à ce connard !

Je souris.

- À connard connasse et demi, non ?

Pierrig, son indifférence affichée envers moi en dehors du sexe, son j'm'en foutisme blessant et ses manques de respect au quotidien portaient sans doute le poids de cette fin calamiteuse. Que justice cependant soit faite : il n'était pas le seul. Je devais bien avoir dans ce fiasco ma part de responsabilité.

Moins évidente, certes.

 

Pres de l'os 2terUn silex seul ne produit pas du feu. Pour l'embrasement, il en faut un autre qui vient le heurter, s'y frotter, lui soutirer l'étincelle.

Moi je suis cet autre, ce complément qui l'enflamme en dépit de toute logique, de la distance, des incompréhensions et des disputes. Certaines cheminent longtemps avant d'être comprises, même avec une pomme de discorde disséquée noir sur blanc.

Pour nous, cela prit un semestre entier. Jusqu'au jour où, brisant notre mutuel silence, Pierrig m'écrivit pour reconnaître ses erreurs et demander pardon.


Sa démarche m'étonna. Si nombre de gens avouent leurs torts, c'est souvent en secret. La honte ou la fierté les retient d'en informer leur "victime".

Puis le temps passe en diluant leurs offenses, supposent-ils.

Solliciter un pardon n'est néanmoins pas s'abaisser. C'est au contraire une marque de force, une preuve d'humilité et l'acceptation (délicate) d'une fragilité. Aux pieds de l'autre déposer l'armure, entrebâiller la carapace afin de se montrer vulnérable.

Quitte à morfler.


L'initiative de Pierrig força mon admiration, ressuscita un peu de son image d'avant Taïwan : un homme de parole et de confiance, juste et droit dans ses bottes.

Ses excuses me soulagèrent. J'eus l'impression d'une distorsion remise d'aplomb, d'une injustice trouvant enfin réparation. Comme si mon univers avait jusque-là été bancal, gauchi par un poids qu'habituée à porter, je ne sentais plus.

Sa perception fut par défaut, quand Pierrig me l'ôta des épaules.

Ainsi le contact fut-il renoué. Timide, au coup par coup, sans déclarations ni promesses. Matous échaudés craignent l'eau froide. Surtout moi, revenue de Taiwan couverte d'ecchymoses, plus terne qu'un caillou et déchirée qu'une vieille guenille, envahie par le vide et la douleur de la perte, écrasée d'un nouveau deuil à faire. Pas celui d'un mort mais d'un vivant qu'une semaine plus tôt, je serrais entre mes bras.

Envie de hurler de rage et de désespoir.

De me terrer sous les draps, de fermer les paupières et de dormir, dormir, dormir.

De vomir mon désarroi et ma colère.

D'en submerger cet homme pour le punir.

De témoigner à défaut de digérer.

D'écrire pour moi et des lecteurs anonymes ce gâchis de Taïwan. Pour en tirer une histoire au lieu d'une leçon, un roman au lieu d'un testament. Pouvoir d'évocation, de guérison peut-être, des mots qui, alignés, forment le fil de la vie qui jour après jour, obstinée, se poursuit en dépit du découragement et de la sensation d'être mort. Mort dedans.

À quoi bon ? À quoi bon rien, puisque plus rien n'a ni sens ni saveur. Et qu'on se fiche de tout, à commencer par notre personne.


Pres de l'os 2bisMi-décembre, Bertille m'avait accompagnée guillerette à l'aéroport.

Elle m'y retrouva effondrée fin avril, s'évertuant à saisir le pourquoi de cet écroulement du toit aux fondations.

Difficile d'expliquer aux autres ce qu'on peine à se formuler à soi-même.

 

Au récit de mon séjour, Ether grinça des dents. À son avis, maux et remèdes étaient simples : Pierrig m'avait négligée, maltraitée, humiliée, comportement de pur égoïste ne méritant pas une larme.

Qu'il gicle donc, et séance tenante, de mon existence.

Difficile de s'en tenir à la posologie quand on est plus malade qu'un chien.

 

À l'époque mon ange était revenu aux Philippines. Voyage de la dernière chance après une rupture en queue de poisson, pour me voir et savoir si le glas avait vraiment sonné.

Difficile de ne pas ajouter la cruauté à sa tristesse. La tête emplie de Pierrig, je brûlais de lui en parler, ravalais son nom cuisant mes lèvres, me les mordais pour ne pas l'en laisser s'échapper. Ma voix, mes yeux m'auraient trahie.

Cet homme-là n'était pas un parmi d'autres, mais un qui avait précipité notre séparation.

Mon ange l'ignorait. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

 

À l'époque j'étais avec Mingus. Lui à Amsterdam, moi en Asie, deux continents pour une relation ouverte : il avait Clarisse, j'avais Pierrig. Clarisse marquait les cuisses de mon amant de ses talons ferrés, Pierrig mon dos, mes seins, mes fesses de ses paumes, de ses ongles, de sa ceinture.

Parfaite symétrie que Mingus rechignait à accepter.

Difficile d'accorder aux autres les libertés dont on jouit soi-même, surtout dans un cas si particulier. Mon hareng hollandais savait qu'à Taïwan, je souffrirais. D'un mal que je chérissais, soit, mais d'un mal quand même. Sévices consentis, souhaités, appelés, provoqués, heurtant sa conception du rôle de compagnon, s'opposant à son tout nouveau besoin de me protéger.

Partager de son plein gré la femme aimée avec un autre, soit.

Mais accepter, toujours de son plein gré, que cet autre la malmène, l'insulte, la frappe... Si le masochiste en Mingus comprenait, l'homme en lui se révoltait.

Mon envol pour Taipei le laissa face à ses contradictions.

Mon retour aux Philippines l'accula à un abîme de questions, de doutes, de peurs.

 

Pres de l'os 4Avec mon amant j'avais outrepassé mes limites, approché des zones troubles, dangereuses, fangeuses. Plongé dedans, même. Réveillé le monstre, nourri la bête sans que Pierrig ne s'en doute. Lui se tenait hors de cette dimension-là.

C'était ma vrille à moi, accomplie à mes dépens, à ceux de Mingus aussi.

Celui-ci ne comprenait pas ce vertige qu'il qualifiait de délétère. S'en alarmait comme un médecin qui, faute de posséder le traitement approprié, pleurait sur un cancer incurable.

Mon jusqu'au-boutisme l'effarait, mes excès l'angoissaient, mes propos l'horrifiaient. Il y lisait une exaltation malsaine, une glorification morbide d'un stupide sacrifice, de nauséabonds relents d'une religion déplacée.

Parce que les mots collant à mes ressentis, c'étaient des mots sacrés.

Prière. Ferveur. Adoration. Célébration. Joie. Communion, offrande, oblation.

Sacrifice, oui.

Comment moi, la païenne, pouvais-je tenir un tel langage ?

Avais-je donc égaré la raison en même temps que ma culotte ?

 

J'ai blessé Mingus, je crois. Sans le vouloir ni le choisir pulvérisé notre contrat.

Je ne m'étais pas que donnée, je m'étais abandonnée. Corps, coeur et âme à un autre qui ne m'aimait pas. Ne me méritait pas, selon lui. Et qui, pire, m'avait en retour foulée aux pieds.

Comme Dorian, mon hareng hollandais avait sûrement fulminé :

- Si je croise ce connard, je lui rectifie le portrait !

L'histoire aurait dû stopper là, sur une cassure nette et sans bavures.

Et pourtant...

 

À suivre ici.

 

 

En rédigeant ce billet, j'ai à plus d'une reprise pensé à Stan/E. Comme dans la chanson de Jeanne Moreau, j'ai sûrement la mémoire qui flanche, mais je n'ai pas souvenir de billets traitant des ressentis du mari/compagnon/amant en titre d'une dame/demoiselle volontaire pour une fessée - et autres sévices.

Comment les "légitimes" acceptant que leurs compagnes réalisent ces fantasmes sans eux le vivent-ils ?

Bien que consentants, en sont-ils peinés, inquiets ?

Certains demandent-ils narration de ces séances ? Ou la majorité préfère-t-elle les laisser enveloppées de mystère et de silence, partant du principe qu'il s'agit d'un jardin secret ?

Où s'arrête la confiance, où débute la méfiance ?

Mon billet ne traite pas tout à fait de ce sujet mais je m'interroge. Et les interroge. Du même coup, si j'ose dire.

 

 

Photos : Marcel van der Vlugt, image du film Marie Soleil (1965),

Heinz Hajek Halke, Jean-François Jonvelle. 

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os - Communauté : les blogs persos
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Mercredi 4 mai 3 04 /05 /Mai 17:43

Taiwan, Sueili.

 

In memoriam 2Pierrig me désigne un toit bleu de l’autre côté de la rivière.

- Notre hôtel. Enfin, s’il n’est pas fermé… Sinon, nous dormirons ailleurs.

Je ne demande pas où. Peu m’importe et tant mieux, puisque Pierrig a déjà disparu.

La nuit est tombée. Les bords de la rivière deviennent impraticables. La maison des athlètes me sert de refuge. 

Ming vient à moi :

- Pierrig m’a demandé de te conduire à l’hôtel pour que tu t’y reposes. Il te rejoindra plus tard. Vous dînerez ensemble. Ne paye pas la chambre, il s’en chargera.

Je reste sans voix. Ainsi, c’est Pierrig qui décide de tout, de mon emploi du temps au cours capricieux de mon estomac. Lui qui se charge de moi par personne interposée, comme une valise qu’on trimballe d’un lieu à l’autre.

- D’accord.


Ming me conduit à l’hôtel. Pierrig supposait bien. L’établissement est ouvert, et doté d’une jolie réceptionniste en comité d’accueil. Son pull et les collants noirs, trop épais pour la saison, rappellent l’exubérance de sa chevelure surmontée d’une barrette papillon. Ses ailes dorées s’inclinent tandis qu’elle s’adresse à Ming en chinois.

Pendant leur long conciliabule, j’observe l’insecte qui tourbillonne sur les lourdes mèches, prisonnier tels ces scarabées tenus au bout d’un fil par des enfants, vivants jouets au corps libre mais aux pattes emmaillotées, au vol captif brisé d’un coup de poignet. Et alors que les deux filles se taisent, c’est moi qui dégringole des hauteurs de mon imagination à la terre ferme.

- Un problème, Ming ?

- Oui et non. Ils ont beaucoup de clients et le bâtiment principal est en rénovation. Du coup, il ne reste qu’une chambre. Sans fenêtre.

- Ca ira pour cette nuit.

- Tu crois ? Pierrig fume… Ca risque de l’embêter.

Je réprime une grimace. Moi aussi je fume. Aussi vrai que je ne compte pas.

- Let’s have a look, dis-je.

Le long du patio s’enroule un cordon de chambres à large baies vitrées. Ming me désigne la première, sa petite terrasse encombrée de linge à sécher :

- Pierrig réserve d’habitude celle-ci.

J’acquiesce, soulagée qu’elle ne soit pas libre. Trop proche de la réception, ses murs n’offriraient aucune intimité pour nos jeux particuliers. Je devrais contenir mes cris pour ne pas alerter les employés, mordre mes joues, mes poings, comprimer au fond de mon ventre l’animal qui veut s’en échapper, échine renversée et gueule ouverte.

Ming, comme si elle avait deviné mes pensées, me lance un regard de biais.

Je souris.

Elle ne peut pas savoir. Pas savoir ce qui me meut, déjà frémissante dans l’air doux du soir. Pas savoir que plus tard, Pierrig crachera dans ma bouche un jet de salive entrecoupé de deux mots :

- Petite… salope.

 

In memoriam 1

Premier étage. Eclairage spartiate, bâche plastifiée au sol, seaux abandonnés et relents de peinture, le bâtiment a des airs no man’s land. A droite, une chambre en réfection. J’entraperçois un sommier défoncé, une table abandonnée, une chaise bancale. Le garçon d’étage nous guide jusqu’à la porte du fond, la déverrouille, allume les lumières.

 Le décor change soudain de face comme si, acteurs émergeant des coulisses, jambes titubantes et paupières douloureuses, nous étions projetés sur le devant de la scène, aveuglés par une double rangée de projecteurs.

Le parquet lustré réverbère les éclats tranchants des spots. Une clarté dorée, mousseuse, patine les meubles neufs. Des appliques éclaboussent les cloisons de gouttelettes scintillantes. Une ligne vallonnée de loupiotes serpente à l’aplomb du lit. Celui-ci, immense, s’orne de draps immaculés et d’oreillers ventrus.

 

Un miroir renvoie mon reflet surpris. Je suis au pays des rêves, dans l’antre de Cendrillon, avec une clef magnétique en guise de passeport et un sac à dos pour tout viatique.

Elfe en jeans et pull rose, figée comme par enchantement sur le seuil, Ming m’observe.

Le garçon d’étage, suspendu à ma décision, ose un timide :

- Like it, Miss ?

- I do.

- Well, dit Ming.

Ses prunelles sombres s’ourlent d’une hésitation, la même qui infléchit sa voix tandis qu’elle me souhaite une bonne soirée.

Je referme la porte sur mon théâtre de lumières.

 

Sans fenêtre pour me raccrocher au monde, je perds le compte des minutes en attendant Pierrig. Peu importe qu’il soit dix heures du matin, le crépuscule ou le milieu de la nuit. Je vis dans le temps immobile de la réverbération mate de la télévision, des franges soyeuses du canapé scintillant telles des flammèches.

Le tableau de commande des différents éclairages est si compliqué que je peine à m’en servir. Toutes les indications sont écrites en chinois, ce qui ne m’aide guère.

A son arrivée, Pierrig tentera d’allumer la salle de bains. Elle restera noire. Nous déciderons que l’ampoule est grillée. Que nous utiliserons cette pièce la porte ouverte. Et nous l’utiliserons, oui, mais non pour nous doucher.

- Doucement… dirai-je.

- Non.

Pierrig m’agrippera par les cheveux. Me forcera à m’agenouiller à même le carrelage froid, jambes entravées par ma jupe. Actionnera le jet qu’il dirigera sur son buste, mouillant par ricochet ma chemise, mes cheveux, mon visage. Bouche et nez remplis d’eau, je reniflerai, suffoquerai, me débattrai.

Cette averse impromptue cascadant sur ses jambes sera peut-être une forme de délicatesse, mais c’est son odeur à lui que je voudrais sentir, mêlée de l’air de la rivière et du brûlant soleil de l’après-midi. Pas le goût insipide d’une eau claire ni d’un savon, mais le goût intime de cet homme, de sa sueur, de son urine, de son sperme, le jus de toute cette journée entre mes dents restitué, palpitant sur ma langue tel un alcool, coulant à longues rasades au fond de ma gorge, étanchant et ma soif et mon désir.

 

In memoriam 3Abandonnés au seuil de la salle de bains, les vêtements de Pierrig forment un tas dérisoire. Coton agrégé de chair, les miens collent à mes seins, mon ventre, mes hanches. Le jet ruisselle encore sur mon crâne lorsque Pierrig me plaque contre la faïence.

- Doucement…

- Non.

Il entre brusquement en moi, un bras enroulé autour de ma taille, une main frappant mes fesses. Claques mates assourdies d’écume alors que je me tends, rehaussant mon bassin pour qu’il me laboure encore.

Mes poings s’abattent, impuissants, entre les trombes d’eau. Bouche écrasée, je murmure entre deux à-coups :

Tu me dois… quelque chose… depuis Koh Tao.

- Quoi ?

- La boucle.

- Attends donc… ça va venir.

Et c’est venu, oui.

 

A quatre pattes sur le lit, je n’ai pas vu Pierrig saisir ma ceinture. Mais je l’ai sentie sur mes épaules, mes fesses, mon sexe. Davantage encore lorsque, las de me fouetter avec le bout trop lâche, Pierrig imprima sa boucle sur ma peau. L’ardillon ouvert se ficha dans ma cuisse, doublonnant dans sa course mes muscles d’une traînée rouge.

La chaîne à mon cou scandait notre étreinte du battement de ses breloques. Cœur, cadenas, cœur, cadenas pulsant au staccato de mon sang. Accroché à ses maillons, les tirant comme les rênes d’une pouliche rétive, Pierrig cisaillait ma gorge. Joue tordue contre mon épaule, je capturais entre mes paupières l’éclat métallique de ses yeux, le pli de sa bouche répétant un mot que j’entendais à peine :

- Encore ?

Un gargouillis jaillit de mes lèvres.

- Chuttt…

La paume de Pierrig se posa, apaisante et complice, au creux de mes reins. Il ouvrit le collier comme pour me libérer. Cadenas et cœurs s’abattirent mollement, pêle-mêle sur ma peau.

- Petite salope…

J’aspirai une large goulée d’air.

- … tu ne croyais…… 

Le fermoir de la chaîne entailla ma chair. S’en délogea pour mieux s’y replanter. 

- … tout de même… 

Un à un les maillons sautèrent. L’air sortit de mes poumons dans un cri. 

- … pas que…

Je ne sus même pas ce que je criais. Peut-être rien, peut-être « non », peut-être « encore ».

A ce moment, Pierrig aurait pu tout me faire subir en restant en deçà de mon désir. Moi, je rêvais de supplices plus intenses et de douleurs plus déchirantes. D’une roulette de métal lacérant ma peau, de garrots encerclant mon cou, de liens disloquant mes poignets. D’une rive abrupte où, seule, je n’aurais jamais osé aborder. D’un aller simple vers une destination inconnue, d'un gouffre sans fond dans lequel je spiralerais pour me noyer.

- … c’était fini ?

Offerte, moite, glissante, je criais cette soumission qui me frappait en vertige, m’épurait pour me vider de moi-même, femme pleine puis coquille vide. J’aimais, passionnément, l’exigence, la dureté, la violence de Pierrig.

Par lui je voulais être prise, étranglée, battue.

Il aurait pu me tuer que j’aurais hurlé « oui, continue » en l’implorant de ne pas cesser. De me faire mourir encore pour mieux renaître entre ses bras, contusionnée, bleuie, souillée de bave et de foutre.

 

In memoriam 4Dans le grand lit, mes phrases alignées en explication se heurtent à un battement de cils.

- Eh, c’est dangereux.

Je hausse les épaules comme si je n’avais rien dit. Comme si, coupable de m’être trop laissé aller, je devais à présent m’amoindrir.

- Possible, mais je te fais confiance. Alors mettons que… nous jouons pour de rire.

Et je ris la première, d’un rire faux qui masque la vérité. Celle-là même que, sûrement sans s’en apercevoir, Pierrig m’oblige à cracher.

Je lui tairai que, sous ses mains, j’ai la porosité de l’argile et la dureté du minéral, prête à casser mais endurante à la douleur, fière de ses marques infligées en autant de médailles.

Cette vérité est assez effrayante pour ne pas être partagée. Et c’est sur mon secret que, corps séparé du sien, je m’endors. En chien de fusil, boucles éparses sur l’oreiller, Pierrig a déjà sombré dans l’inconscience.

Un autre voyage pour lequel il ne m’a pas attendue.

 

 

Comme tu l’as dit, que le sable fasse son œuvre. Recouvrir, abraser, polir.

Il faut parfois beaucoup de plages pour un oubli.

 

 

1re et 2e photos, respectivement :  André Kertész, Amano

 

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Lundi 7 mars 1 07 /03 /Mars 23:39

Chambre.pngLa rivière sombre roule derrière la vitre. Quelques bateaux passent, formes imprécises grignotées de noir.

Ca et là, des lumières.

Phares de voitures sur les ponts reliant les deux berges. Enseignes publicitaires, fenêtres scintillant très haut sur les buildings.

Béton sans âme et lucioles électriques, nuit de grande ville vue d'une chambre d'hôtel.


Nos sacs sont sagement posés de part et d'autre du meuble télé. Celui de Pierrig est rangé, fermé, bouclé. Le mien est ouvert, en vrac, surmonté de vêtements chiffonnés.

Nous quittons les lieux demain, lui plus tôt que moi. Il prend l'avion et moi je reste, mais sûrement dans un autre hôtel. Pas envie de garder cette chambre que nous avons partagée. Si peu mais qu'importe, puisque ce n'est pas le temps qui compte.

Sur le bureau, des bouteilles de bière vides. Un cendrier improvisé rempli de mégots. Des serviettes sales. Utilisés puis jetés... La tristesse de ces objets  me serre la gorge.


Nostalgique, déjà.

Mélancolie de ce qui a été, regret de ce qui ne sera pas. Pierrig s'en va et moi je reste. J'aurais souhaité partir avec lui. Avoir une place à ses côtés.

Je n'obtiendrai ni l'un ni l'autre. C'est la vie d'une fille au coeur trop près des côtes, d'une nomade éparpillée entre plusieurs pays, plusieurs hommes. Certains sont des îlots, d'autres des continents. Nul n'est ma patrie.

J'aimerais pourtant, quand la fatigue ou le trop plein me guette, me revendiquer d'un drapeau, d'une bannière, d'un étendard, les hisser dans mon ciel pour crier :

- C'est à ce sol que j'appartiens. C'est à cet homme que je suis liée.

Et me reposer, dormir contre l'humus tiède d'une épaule, me remplir de son odeur d'herbes et de terre. La sieste en plein soleil contre les galets d'une peau aimée.


Nous fumons en silence. Chacun à un bout de la longue baie vitrée, les yeux tournés vers la rivière. Pierrig voit-il le même paysage que moi, ce noir déchirée de jaune, cette encre griffée par la nuit ?

 Probablement que non. Il est déjà dans le demain, l'après. Moi, je demeure prisonnière de l'instant et des pensées qui voltigent comme les cendres de ma cigarette.

 Après seize heures de train, nous nous sommes présentés, fourbus, crasseux, à la réception de cet hôtel un peu chic.

L'employée a d'abord dit :

- C'est complet.

Puis elle a reconnu Pierrig, a souri et consulté encore une fois son registre.

- Il me reste une chambre avec vue sur la rivière. Vous la prenez ?

- D'accord.

La clef est une carte magnétique. La chambre, une pièce moderne, propre et claire, avec un lit immense. Côté droit ou côté gauche ? Pierrig n'a aucune préférence. Alors j'ai lancé mes affaires au hasard. Elles ont atterri à droite, près du drap de bain plié en orchidée.


Sa serviette drapée autour de la taille, Pierrig est sorti de la douche. S'est assis sur son bord de lit. A posé son ordinateur sur ses genoux. Tapé un texte à frappes nerveuses.

Immobile sur les draps, je contemplais ses vertèbres alignées en une courbe parfaite, les bosses de ses muscles et les creux de ses os. De ses cheveux glissaient des serpentins liquides.

Son téléphone avait déjà sonné trois fois. Sa messagerie devait être saturée de mails.

Oserais-je le déranger en plein travail ?

Oui. Ma paume s'est posée sur son dos pour en parcourir montagnes et vallons. Je m'attendais à ce qu'impatient, il se dérobe, me demande de cesser cette caresse inopportune. Il n'a rien dit. A continué d'écrire, plus vite. Puis ses muscles ont tressailli et, lentement, il s'est retourné.

 

Chambre avec vue 2Je suis aveugle. Je suis étranglée. Je suis entravée. Poignets liés contre les reins, écrasés par mon propre poids. Cuisses attachées, reliées à mon cou par une bride. Une ceinture. Un foulard. Quelque chose que je n'ai pas vu ou qu'il a sorti de son sac.

Je ne peux plus bouger.

 Si je sursaute, je suffoque. Et fouillée par ses mains, je sursaute. Et arrosée de gouttelettes d'eau, douchée de mots en geysers crus, je suffoque, bouche ouverte aussitôt comblée par son sexe.

Je sombre. J'étouffe. D'asphyxie. De plaisir.

Je suis son jouet, sa bête à foutre, son réceptacle et son épine. Son esclave, sa complice et son adversaire.

Je ne veux pas jouir.

 

Ses mains me claquent les fesses. Sa bite me remplit. A l'avant, à l'arrière. Sans ménagements au rythme des gifles, de son souffle, de ses jurons.

Je défaille.

Happée par l'eau noire je vais mourir, m'évanouir mais ressusciter plus forte, plus dure, plus obstinée.

Ses doigts se referment sur mon cou.

Je dévale jusqu'à l'inconscience les spirales des courants, fétu tourbillonnant sur l'écume, jambes repliées contre ses cuisses tendues, eau salée de sa sueur contre eau douce de ma salive.

Je ne veux pas jouir.


Soudain ma gorge se libère. Mes yeux perçoivent de nouveau la lumière et, dans un spasme, son visage penché, l'éclat métallique de ses iris, les rides que creusent à son front son plaisir contenu.

Je suis la soumise rétive qui le nargue d'un sourire. Un sourire qu'il brise de son gland enfoncé entre mes lèvres.

Il jouit.

Pas moi.

 

De l'autre côté de la baie, la rivière roule ses flots boueux. 

J'écrase ma cigarette. Demain Pierrig part et moi je reste.

Lorsque la porte a claqué, je n'étais pas sûre de le revoir.

 

 

 

Dessin de Wessi.

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Mardi 1 mars 2 01 /03 /Mars 21:12

      Hier, Annie Girardot est morte. Elle portait le même prénom que ma mère,

écho presque parfait de celui de ma grand-mère, dont c'est aujourd'hui l'anniversaire.

Atteinte comme Annie G. d'une maladie dégénérative, elle l'a toutefois oublié.

Moi, je perpétue cette tradition familiale (inconsciente), mais de manière tronquée :

mes deux prénoms furent séparés sans trait d'union. L'usuel et l'autre, hérité, qui ne sert jamais.

Divisée dès l'origine et, malgré tout, sous le signe du lien placée.

Ce soir sera placé, lui, du côté de la vie. Face à Pierrig avec la nuit derrière la vitre.

 

 


newton cigareLa nuit a dévoré les champs et les rizières. Le wagon-restaurant fermera dès que les employés auront chassé le dernier trio de touristes. Ceux-ci ne veulent pas partir. Ils veulent boire, boire encore pour être plus ivres, plus bruyants, plus grossiers.

L'un d'eux tente de négocier une heure d'ouverture supplémentaire ou, à défaut, le temps d'une autre bière. Il est prêt à payer et la bière et le temps, mais les billets tendus se heurtent à la poitrine hostile de la matrone thaïe.

Pierrig et moi n'avons plus de cigarettes.

La matrone refuse de lui en vendre. Sans même lever le menton, d'un geste impatient de mépris.

- Laisse, dis-je.


C'est au collègue de la maritorne que je m'adresse. Sanglé dans son uniforme crasseux, il nous a tour à tour apporté des bières, des Coca et des soupes à la citronnelle. Avec lenteur et mauvaise grâce pour nous décourager, tout à son zèle de nous faire comprendre qu'ici, nous sommes de trop.

Je lui parle et, surprise, il m'écoute. S'incline, fouille le contenu d'un vieux carton, me tend un paquet et m'annonce le triple du prix normal dans un sourire en coin. Petit homme fier d'arnaquer la farang* qui, d'ailleurs, ne proteste pas.

Nos regards se croisent.

Il sait que je sais, et aussi que je m'en fiche. Ce qui m'importe est de rejoindre Pierrig, son dos qui sous l'orange de son pull se balance, ses mains qui m'ouvrent une à une les portes.

Clac, clac.

Elles se referment derrière moi dans un bruit de mâchoires métalliques, forceps du piège vers lequel j'avance, toujours plus près à petits pas têtus, le coeur en bascule, les bras tendus et les yeux grand ouverts.

Ma paume se pose un instant contre la vitre. Son contact froid m'apaise comme il calme mon front brûlant.

Je pourrais encore prétendre que je ne sais pas. Ce serait mentir. Je sais très bien, de toute l'acuité de mon désir, que cette nuit sera sans sommeil.

Pierrig se retourne. Nos regards se confondent.

Il sait que je sais, et aussi que je ne m'en fiche pas.


Nous continuons à marcher. A la queue-leu-leu, sans un mot. Le train est une enfilade de sas déserts et de compartiments silencieux. Tous les rideaux des couchettes sont tirés, signe que les autres voyageurs ont, eux, trouvé le repos.

Au bout d'un corridor, une porte ouverte. Elle donne sur un réduit lavabo-toilettes. Lino noirâtre et faïence craquelée, du robuste jauni sous le harnais de vessies pleines et de culs vite torchés. Le lieu est propre, cependant. Tristement banal ou banalement triste. Fonctionnel, javellisé et sans miroir. Après tout, on n'y vient pas pour une retouche de maquillage.

Je pourrais penser à Dame et ses Interme*des. A Eleni, l'amie grecque qui consomma un contrôleur SNCF entre Paris et Bordeaux. A cette situation qui a pour moi tout de nouveau.

Je pourrais mais ne pense à rien car Pierrig s'est arrêté.

Je balbutie :

- Non. Oui.

Il me pousse dans la pièce. Rabat le loquet sur sa charnière de métal.

Clac.

Derrière lui le piège s'est refermé.

Mon coeur s'emballe sous mes côtes. Mes bras se tendent vers son cou. Je ferme les yeux.

 

OndesLe lavabo est aussi froid que la vitre du couloir, mais sa fraîcheur n'attiédit pas mes joues brûlantes. Mon ventre, mes cuisses, mes genoux sont nus, mes chevilles parées d'une mince étoffe de coton. Mon sarouël qui s'avachit sur mes sandales, masquant mon tatouage et entravant la brusque rotation de mes jambes.

Pressés entre elles, il y a Pierrig et son demi visage fondu à ma peau brune. Je défaille agrippée à ses cheveux, enfonce tour à tour sa langue dans mon sexe et l'en éloigne, le souffle court.

La jouissance monte comme une sève.

Pas si vite, pas déjà.

Un mouvement brusque et le robinet s'ouvre en m'éclaboussant.

 

Des voyageurs sont venus puis, lassés d'attendre, repartis. Intrigués ou impatients, se doutant peut-être de ce qui se joue de l'autre côté de la cloison.

Aucun n'a vu la tache blanche s'arrondir sur le pull de Pierrig, sa brève grimace de déception d'un "si vite, déjà" effacé quelques minutes plus tard, lorsque je me suis agenouillée.

 Aucun ne m'a vue à terre, sa verge au fond de la gorge. Sexe à nouveau tendu puis soudain fléchi sous son ventre qui tressaille et ses lèvres qui me glissent :

- Il faut vraiment que nous partions.

Son coude plaqué contre la porte en contient à grand-peine les soubresauts. Derrière, quelqu'un s'énerve. Un quelqu'un bien décidé à nous déloger, quitte à forcer le verrou.

Le contrôleur, peut-être, alerté par nos gémissements ou un autre passager.


D'un bloc je me lève. Rajuste à la hâte mes vêtements, lisse mes boucles emmêlées. Mon mascara a dû couler dans la bataille. Mes joues sont cramoisies, ma peau râpée. L'évidence du plaisir éclate avec tant de force sur mon visage que j'en ai honte. Honte de le montrer à un étranger. Honte qu'il nous gronde comme deux contrevenants à la bienséance. Ce que nous sommes, en effet.

Monsieur, madame, dégagez. Les toilettes ne sont pas faites pour les jeux très privés.

Ahurie, tremblante, je fixe Pierrig.

- Mais comment allons-nous sortir ?

A son tour d'être désemparé :

- Eh bien... par la porte.

Je manque d'éclater de rire. Il n'a pas compris. La gêne lui est aussi étrangère que les interdictions placardées en thaï le long des wagons. La honte qui me cuit n'appartient qu'à moi. A moi donc de m'en débrouiller.

Lorsque Pierrig déverrouille la serrure, je me tiens dans son ombre, digne et droite, tee-shirt rabattu sur le pantalon, petit sac collé au giron.

Me voilà prête à sourire. A soutenir qu'il s'agit d'un malentendu. A m'indigner, même. Vraie menteuse, fausse jusqu'au bout alors que tout la trahit.

 

La porte s'ouvre.

Il n'y a personne dans le couloir.



*farang - ou falang - signifie "occidental" en thaï. Le mot serait forgé sur "farangset", autrement dit... français.

 

Photos : Helmut Newton, Peter Franck.

Et merci à Slev pour le R du titre !. 

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Vendredi 25 février 5 25 /02 /Fév 19:44

Night trainPierrig a dit qu'il viendrait me chercher. Qu'on prendrait mon sac à la guesthouse. Qu'il me le porterait s'il était trop lourd. Qu'on serait à l'heure à la gare et, seize heures plus tard, à destination.
Postée au carrefour, je l'attends. Les voitures filent à toute allure le long des remparts. Comme j'ignore à quoi ressemble la sienne, je reste aux aguets, nerveuse et confiante. Je sais qu'il viendra comme promis. Parce qu'il en a autant envie que moi, qu'il est déjà en route et que notre rendez-vous plusieurs fois repoussé, c'est aujourd'hui.
Un Américain posté sur le trottoir me demande ma nationalité.
- French.
Il me remercie avant de tourner les talons. Etrange.
Les minutes filent. Le soleil tape dur. Je m'impatiente.

Depuis le siège passager, je l'observe. Pierrig porte une casquette contenant à grand peine ses boucles, un pantalon taillé pour la brousse, un pull qui découvre ses avant-bras. Longs et bronzés, recouverts d'une discrète ondée de poils clairs, ils sont identiques à mon souvenir de la chambre par une après-midi insulaire.
Habillé, Pierrig a l'air maigre. Nu, il est superbe, délié de courbes, de vallons et de montagnes.
- J'ai acheté cinq hauts de couleurs différentes. Pour une fois que je fais un effort...
Je glousse. Argue que l'orange n'est pas très flatteur et me prononce pour le chocolat.
Châtain, bleu, chocolat, les adjectifs roulent aussi harmonieusement que les muscles de ses cuisses sous la toile épaisse. Je me retiens de ne pas les effleurer, juste pour sentir leur crispation quand il change de vitesse. Accès de timidité, peut-être, même s'il est peu probable que Pierrig me repousse. Entre nous, comme toujours, cette tension qui court sous nos mots et habite nos gestes, sous-conversation charnelle parasitant, dupliquant, enrichissant notre rapport horizontal, amical, social. Mais ce lien a aussi ses règles, dont la tendresse ne fait pas partie. Caresser sa cuisse serait enfreindre la règle, et j'ai la certitude qu'il n'est pas encore temps. Si ce temps vient jamais, d'ailleurs, car à cet homme j'ai des choses à dire.
Déjà je prévois qu'elles l'éloigneront de moi ou moi de lui.
Déjà je me doute de ses réponses, mais qu'importe. J'ai besoin de lui parler et je souhaite qu'il m'écoute.

Le train n'est pas plein, du moins pas encore. Quatre couchettes se partagent notre compartiment, isolées de leurs vis-à-vis et du couloir par un simple rideau. Avant le départ, celui-ci est ouvert. Fermé, il offre une mince intimité.
Nous voyagerons avec une famille thaïe. La femme nous sourit, un peu intimidée par notre aisance de baroudeurs. Son mari est si petit qu'il ne peut mettre leurs bagages dans le coffre du haut. En vrac sur sa couchette, ils occupent la moitié du matelas. Pierrig lui propose de les déplacer. L'homme ne comprend pas tout de suite. Il dit non, puis oui et un par un, les paquets atterrissent dans le réduit.

Le contraste entre ces deux hommes m'amuse. A côté de notre voisin asiatique, Pierrick et son presque double-mètre font figure de géant.

Night train 3Le train démarre. Nous prenons place sur les couchettes converties en banquettes.
- Drôle de tableau... me dis-je.
Face à moi, cette femme timide avec son garçonnet sur les genoux. A sa gauche, son mari, tout aussi raide et réservé. En contrepoint, nous, sortis tout droit de la matrice de l'Europe, blonds aux yeux turquoise, avachis dans leurs vêtements fripés.

Tous quatre avons l'air de deux couples parfaitement assortis, mais une fois encore, les apparences sont trompeuses.

Je me prends à imaginer ce qu'ils pourraient penser ou dire, nos voisins d'une nuit, de notre relation à éclipses et de son flamboiement dans des chambres de hasard.


Le cliquetis de la ceinture de Pierrig qui tombe sur le plancher.
La lanière qui zèbre mes fesses et trace sur mon dos des serpents rouges.
Son poing noué dans ma chevelure qui redresse ma tête pour me souffler des mots crus.
Ses ongles dans ma chair tandis que, ployée tel un arc à la renverse, je jouis. Si fort que les murs en tournent. Si fort qu'il prend presque peur et que sa paume s'aplatit sur ma bouche, brutalement, lacérant mon plaisir qui tombe en lambeaux.
 
Pierrig ôte sa casquette. Je résiste à l'envie de la lui prendre afin de respirer son odeur.
Cela aussi, je crois, serait contre la règle, comme ne pas garder les mains sur les genoux. Pas de laisser-aller. Sinon, je les enfouis dans ses boucles folles et redessine, là, au coin de ses paupières, les petites rides que le soleil a creusées.
- Cigarette ?

- Wagon-restaurant.

Nous remontons le train jusqu'à la dernière voiture. Impasse. La fenêtre donne sur la voie. Retour dans l'autre sens, contrôle de billets. Pierrig demande au contrôleur s'il y a un compartiment vide. La réponse, non, me rassure presque. Le partage forcé avec la famille thaïe me protège : sa présence sera la garante de ma relative sagesse.

J'ignore ce qu'il adviendra de cette nuit. Je sais ce qu'il faudrait qu'il en advienne sans être certaine de le tenir. Les obligations et moi, ça aboutit souvent à une addition. 

 

Le wagon-restaurant est d'un autre temps. Tout en bois, il s'orne de tables agrémentées de sièges métalliques. Un brutal coup de frein et ceux-ci déraperont comme un seul homme, envoyant valser leurs occupants contre les murs. Le plafond, lui, s'illumine de loupiotes dessinant des coeurs entrelacés. Plus tard, ils battront, synchrones, sur la pulsation d'une musique tonitruante.

Pierrig commande une bière. Je reste au Coca et j'enfreins la règle.

Lentement je parle de moi, de nous. Des doutes et des questions qui m'ont hantée à Chiang Mai. Des occasions manquées, de l'importance qu'il pourrait avoir dans ma vie. S'il le permet, qu'il est prêt à et libre de. Taisant que, pour l'instant, je me l'interdis, hésite à être prête et suis encore moins libre.

Cela est mon affaire et en aucun cas, ses réponses ne dépendent des miennes.

Des fils électriques, des carrés de rizières, des champs à perte de vue rythment mes mots. Les rayons du crépuscule se glissent par la fenêtre pour tomber pile sur son visage. Ses traits aigus s'adoucissent de rose, ses iris se paillettent d'or cuit.

 

 

Night train 3Je me tais pour le regarder. Lui, sa casquette à l'envers et son pull orange, une main entourant son verre, l'autre tenant sa cigarette. Attentif et penché dans ce wagon hors d'âge, le ronronnement poussif de la locomotive et le brouhaha des conversations, Pierrig écoute mon silence.

"Beauté pure."

Il ne peut entendre les mots chuchotés sous mon crâne.

La fumée me pique les yeux. Fumée est le nouveau nom de l'émotion, un nom à l'euphémisme qui m'arrange alors que je joue contre la règle, que je la pulvérise sur fond de soleil couchant, de rose et d'or cuit.


Je me promets de ne jamais oublier ce moment. De le fixer un jour par l'écriture pour, d'autres jours, le revivre.

Les instants de grâce sont si rares.

Celui-ci en est un.

 


La suite.

 
Photos : DR, Ed van der Elsken, Jan Saudek.

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Mercredi 23 février 3 23 /02 /Fév 01:13

Night trainLe temps avait passé, sans nouvelles malgré nos promesses. J'écris à Pierrig que je n'avais pas envie de le rejoindre en Thaïlande. Un mail court, volontairement sec, qu'il laissa d'ailleurs sans réponse.

Pourtant, une fois à Chiang Mai, j'avais envie, furieusement envie de le voir.

Pierrig avait habité ici, et chaque balade dans la ville était l'occasion d'une rêverie.

Avait-il loué cette maison derrière les arbres ?

S'était-il déjà assis dans ce troquet pour un café ?

Avait-il, comme moi, flâné dans la vieille ville et le long des remparts ?

S'était-il attardé près du temple en ruines pour un coucher de soleil ?

Les lieux me parlaient tout en restant muets. J'étais la diseuse d'histoires sans échos, la faiseuse de contes frustrée mais têtue, accrochée à son refus en se persuadant qu'il était le meilleur des choix. Mais le meilleur choix ne signifie pas le moins coûteux et, à Chiang Mai, je payais le prix de ma certitude en poursuivant son fantôme.


Au coin de chaque rue sa silhouette surgissait.

Dans les yeux clairs des autres étrangers je voyais les siens. Dans une démarche nonchalante, la sienne.

Pierrig avait beau ne pas être là, il était partout, saturant l'espace vide de son absence. Et je m'en voulais d'être infidèle, non de corps mais de pensée. La plus grande des tromperies, sûrement.

- Arrête donc... m'ordonnai-je. Il n'est de toute façon plus en Thaïlande, mais en Indonésie ou à Taiwan, à Bornéo ou à Vientiane.

Depuis longtemps j'avais renoncé à suivre le cours de sa vie sur une carte. Pierrig ne restait que rarement plus d'une semaine au même endroit, faisant et défaisant ses bagages au rythme des avions, des meetings, des entraînements.

A la saint Sylvestre je me sentais mal, si faible que je dus me forcer à sortir du lit avant minuit. Mon demi-frère m'attendait pour la bonne année. C'est à demi inconsciente que je lui plaquai une bise sur la joue, puis le suivis dans les rues embouteillées. L'hébétude traçait devant mes yeux de larges cercles colorés. Mes orbites s'enfonçaient dans mon crâne, mes muscles se vrillaient en cordes pincées. Ivre de fatigue, je titubai, craignant à chaque instant de trébucher.

L'aube m'éveilla gémissante. Qui m'avait battue pour me briser les os un à un ?

Je pensais couver la grippe. J'avais attrapé la dengue*.

 

Mon demi-frère s'envola pour l'Europe. Nos adieux se firent dans ma chambre d'hôpital. A ma sortie, je fus chanceuse : Sofia, une amie, venait d'arriver à Chiang Mai. C'est elle qui me récupéra, plus chiffonnée qu'un vieux torchon, dans la cour de mon ancienne guesthouse.

Nous trouvâmes asile dans un bâtiment rouge. Notre chambre comportait deux lits, un balcon et une salle de bains refluant une odeur d'égout. Je passais là mon temps à dormir et à lutter contre l'envie de vomir. Toute la journée je chevauchais un radeau en pleine tempête, livrée à une mer démontée qui me retournait l'estomac. La nourriture m'écoeurait. La faim elle-même avait disparu, hormis par brèves éclipses. Lorsque celles-ci surgissaient, il fallait que je mange. Immédiatement. Un plat particulier, aucun autre ne pouvant me satisfaire. Deux bouchées étaient assez, mais ces deux bouchées, il me les fallait. Tout de suite.


Night train 2Ce soir-là, la faim était venue. L'image d'un restaurant de rue s'était imposée avec elle. Nous y avions mangé avec mon frère et soudain, j'avais sur la langue le goût du porc sauté aux brocolis.

- Allons-y, proposa Sofia.

C'était compter sans mon sens de l'orientation. Calamiteux, il nous fit tourner et retourner sur nos pas jusqu'à ce que je m'avoue perdue. Le boui-boui avait peut-être fermé. Ou je l'avais manqué en me trompant de trottoir.

- Regarde, il y en a plein par ici...

Sofia m'indiquait une rue en diagonale. Nous nous y engageâmes. Devant la cour intérieure d'un restaurant français, mon coeur rata un battement.

Pierrig se tenait au comptoir. Ses cheveux avaient poussé en boucles folles, une barbe lui mangeait la moitié du visage.

Pourtant, j'en étais certaine, c'était lui.


Mes joues se fouettèrent de sang. Au lieu de m'arrêter, je baissai la tête comme une collégienne punie.

- Un problème ?

- Marche, je t'en supplie, marche, Sofia !

Surprise, elle m'obéit.

- Pierrig... soufflai-je entre mes dents. Il est là.

- Là où ?

- Chhhhhhut.

Je pressai l'allure en me traitant d'idiote. Pourquoi fuyais-je ainsi cet homme ? Pourquoi me comportais-je en gamine puérile ? Notre relation, même interrompue, méritait mieux que cette débandade honteuse.

- Mais... tu ne le salues pas ? insista Sofia.

- Nan. Pas envie.

D'envie, j'en crevais. Il aurait été facile de me retourner, de reculer, d'entrer dans cette cour et de lui parler. Bien que simples, ces gestes m'étaient impossibles. Tout ce que je pouvais faire était avancer, raide comme un piquet, coeur tiraillé et âme en bataille.

Mon prénom résonna sur les pavés.

Je n'étais pas la seule à l'avoir vu. Pierrig m'avait vue aussi.

"Les dés sont jetés...", pensai-je.

Je m'arrêtai pour lui faire face.

 

Un sourire s'accrocha à mes lèvres. Un "bonsoir" en tomba alors que je chavirais dans ses yeux. Je brûlais de lui sauter au cou, de le griffer, de le mordre. Autour de nous, le décor de briques tournait à toute vitesse. Maudit manège... Mais qui donc tanguait ainsi, de moi, des arbres ou de la ruelle ? Je m'arrimai au mur. Surtout ne pas tomber, ne pas m'évanouir, ne pas vomir non plus.

L'odeur de ma sueur frappa mes narines. Entêtante et poivrée, sans équivoque. Je sentais la femme et l'appel au sexe, agacée de ce corps qui trahissait mes pensées.

Pierrig parlait. Ses mains immenses m'obsédaient. Je les voyais sur mes seins à Vientiane, me bâillonnant à Koh Tao. Lorsqu'il saisit son téléphone pour y entrer mon numéro, l'appareil semblait un jouet dérisoire entre ses doigts. Un jour, nous avions comparé : paume contre paume, les miens arrivaient tout juste à ses premières phalanges.

Je lui promis une engueulade si nous nous revoyions. Il sourit.

- J'y suis prêt.

Moi, je ne l'étais pas. Quand je le revis, l'envie de le disputer avait disparu. L'envie tout court, non.

 

 

* La dengue est une forme de malaria courante sous les tropiques. Ce virus est lui aussi transmis par un moustique, qui pique essentiellement le jour et à la tombée de la nuit. Il n'y a aucun traitement, juste une surveillance recommandée... et du repos.

 

La suite.

 

 

Photos : Jan Saudek, Bruce Mozert.

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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