(Et la suite déconseillée aux âmes sensibles)
... Et pourtant l'évidence, à nouveau.
Pierrig et moi, c'est la rencontre explosive de deux natures volatiles, l'osmose de deux corps parfaitement, miraculeusement taillés l'un pour l'autre.
Ma bouche pour son sexe qui, d'habitude long à venir, se retient d'exploser dès que ma langue l'effleure.
Mes seins pour ses mains qui, dépliées, les recouvrent tout entiers.
Mes tétons qui, malmenés par ses ongles, se dressent.
Ma chatte, mon cul pour son gland qui les fouille.
Pierrig et moi, moi et Pierrig, c'est une histoire de peau. Une alchimie rare, précieuse, presque une torture, intense à en être insupportable.
Sur elle ni lui ni moi ne parvenons à fermer le ban.
Pierrig est mon obsession et mon corps est la sienne. Morceau après morceau, de la Chine à la Slovénie, du Togo à l'Iran, de la Nouvelle-Zélande à la Bretagne, celui-ci défile derrière ses paupières.
Mon ventre alors qu'il cherche le sommeil, ma croupe quand il ne peut le trouver.
Ma fente lorsqu'il se caresse, mon oeillet lorsqu'il crache sa semence.
Et toujours nos jeux en toile de fond, scènes ad nauseam de nous dans une chambre, un autocar, un train.
- Impossible de monter dans un wagon sans penser à toi. Ni dans un bus, d'ailleurs. Tu te souviens, dis, du trajet de Kenting à la gare ferroviaire ?
Bien sûr que je me souviens. Des mains de Pierrig dans ma culotte. De ses doigts qui par tous les orifices me pénètrent tandis que je ravale mes cris. De sa hâte à baisser sa braguette, ouvrir son pantalon. De sa brusquerie lorsque, m'arrachant de ma place, il me précipite sur sa verge érigée. De sa hargne à l'enfoncer soudain, jusqu'à la garde, dans mon cul.
Je m'écrase contre le siège avant, le lacère de mes ongles, me mords la langue à l'entailler. À bout de souffle et écarlate, pas de honte, non, mais de béatitude, oui.
Les deux collégiens installés derrière nous sont descendus à leur arrêt. Face à moi, une télévision crachotante qui diffuse un stupide programme, les crânes tranquilles des autres passagers qui ne doivent pas se douter, pas nous surprendre.
Retenue, discrétion et silence sont de mise.
Un silence inhumain, quasi impossible à observer tandis que j'ondule, tangue et me tortille.
Et que Pierrig me tire les cheveux à pleines poignées, me chuchote à l'oreille des ordres crus, m'agonis de "petite salope sodomisée".
Et qu'il s'enfonce en moi à grands coups de boutoir.
Et que mes chairs s'écartent pour l'accueillir.
Et qu'il me veut si toute, si entière qu'il agrippe mes hanches pour m'abattre plus violemment sur ses cuisses.
Et que je jouis en croyant m'évanouir.
Et qu'il vient aussi en baignant mes tripes d'un jus brûlant.
Comment oublier ?
Comment effacer nos jeux si particuliers, réservoir d'images, alambic de désirs, terreau à fantasmes ?
- Mais Pierrig, ai-je protesté, je ne suis pas un fantasme. Je suis une réalité.
En filigrane des mots prononcés, d'autres gardés secrets :
"Ta réalité d'amante et de putain, de salope et d'amoureuse, de maîtresse et de fantôme. Si j'existe quelque part, c'est dans ton cerveau. À jamais nue et ouverte, hurlante et offerte, consentante et déchirée.
C'est toi-même qui me l'as dit.
Et tu ne mentais pas, vrai ?"
La vérité ? Pierrig m'a dans la peau. Je suis l'écharde qu'il échoue à retirer - s'il en a jamais eu l'intention.
J'apparais et il s'électrise. Incontrôlable réaction animale, indomptable attirance nous projetant l'un vers l'autre, perceptible rien qu'à mon odeur, effluves de femelle suintant sa faim par tous les pores.
On peut maîtriser ses regards, ses gestes, ses phrases, mais pas son odeur. La mienne est à chaque fois un aveu aussi limpide qu'embarrassant.
Plus lourde et musquée, celle de Pierrig s'altère à l'unisson.
Même lorsque, défaite et malade, je le croise par hasard dans une ruelle de Chiang Mai, qu'il mémorise mon numéro pour me texter dans la foulée :
"C'est bon de te revoir. Next time quand ? Où ?"
Même lorsque dans un hôtel à Cebu ou un bar à Pékin, je lui suis inaccessible. Le désir ignore la distance et Pierrig le repos.
Il me parle d'aimants, de rapprochement magnétique et de courant. Lui la prise mâle, moi sa pièce manquante. Tant que nous ne sommes pas raccordés, fiches serties jusqu'à la butée du socle, Pierrig se sent incomplet, frustré, fébrile.
Seule notre réunion a le pouvoir de l'apaiser.
De temps en temps, d'un continent à l'autre et au détour d'un croisement informatique fortuit, nous parlons.
De ce que nous avons déjà fait.
De ce qu'il fera avec moi ou de moi s'il me revoit.
De ce que j'aimerais qu'il me fasse.
Arrimer des cordes à ma peau pour artistiquement les tresser, les entrelacer et les serrer, fort, jusqu'à tous deux en suffoquer.
Ma chair par le chanvre comprimée, creux rougis et saillies à malaxer, tordre, croquer.
Jusqu'à la lymphe.
Jusqu'au sang.
Jusqu'à l'os.
Jusqu'à la vérité d'une volonté qui plie, d'un corps qui abdique, d'une âme qui capitule.
Vertige de soumission, guerre du silence de la bataille au drapeau blanc, armistice sans condition avant la complète reddition.
Crucifiée jambes écartées, chatte écartelée, être à Pierrig, me soumettre à cet homme qui m'enfourche et m'empale.
Voir ses iris métalliques se durcir d'autorité et d'orgasme.
Craindre sa bouche rétractée sur ses dents.
Boire le long jet de sa salive, crachat de plaisir remonté de ses entrailles.
Entendre ses plaintes et ses jurons proférés dans un délire, "Putain !" et "Bon sang de merde !" en preuves de lâcher-prise.
M'inonder de son sperme, l'étaler sur mon visage, le savourer tel un nectar.
Pierrig à la peau qui m'affole, à l'odeur qui me grise. Pierrig en chef d'orchestre de mes excès, Maître de mes supplices, tyran de mes martyrs.
Être sa prisonnière. Et les cordes une fois dénouées, inoffensifs serpents enroulés sur le plancher, l'être encore parce que tel est mon désir. Désir d'union, d'alliance-ecchymose imprimée en jaune, bleu, violet.
C'est moi qui l'ai initié à ces jeux nommés BDSM, m'emparant d'une place que nul ne me conteste et que nulle de ses amantes, amoureuses, compagnes, ne m'a encore disputée. À ce titre je sais que jamais Pierrig ne m'oubliera. Parce que j'ai été la première à l'entraîner sur les chemins de traverse, la première à le marquer au fer rouge.
- Je t'appartiens, m'a-t-il écrit un jour.
- Non. Personne n'appartient à personne, toi pas plus à moi qu'à une autre.
Mais qu'il était tentant de dire "oui", de m'aveugler pour me contenter, de me payer d'un bon mensonge qui ne cause de tort à personne. À personne sauf à moi, et charité bien ordonnée commence par là.
Alors taire ces mots qui sont autant de conneries :
"Oui, tu m'appartiens. Chéri. Salopard.
À moi toutes tes forces et les fêlures, toutes tes faces et tes facettes, les sombres comme les claires, les évidentes comme les secrètes.
À moi qui à Bangkok t'ai tant désiré, qui après Taiwan t'ai tant méprisé.
À moi qui ai tant souhaité te détester sans y parvenir. Dommage, te quitter aurait ainsi été plus facile. Parce que te haïr, c'était déjà te tuer.
À moi, moi, MOI."
- Tu as raison. Alors, pour le tourner différemment : ma sexualité t'appartient.
- Voilà qui me semble plus juste, ai-je soupiré. Mais pas forcément plus vrai.
La vérité ? Je ne comprends pas qu'il n'y a certainement rien à comprendre.
Il y a quatre ans et demi, Pierrig m'avait proposé une place à ses côtés. Une grosse, tant qu'à faire, vu qu'il n'était pas radin.
J'étais avec Feu mon amour, j'avais refusé. Longtemps après je fus prête, mais Pierrig ne l'était plus. La chance avait tourné, la main avait passé sur l'air des "trop tard" qui valent des "plus jamais".
Pourquoi ?
J'ai beau réfléchir, soupeser, analyser, je percute sans cesse le même mur. Bien sûr je sais que les offres d'amour expirent comme les boîtes de conserve. Date de péremption outrepassée, ticket invalide après la limite, sans raisons à invoquer ni explications à fournir, hormis :
- C'est comme ça.
Mais quand même...
Pourquoi hier et plus aujourd'hui ?
Qu'est-ce qui a donc changé ?
Cette nouvelle donne me blesse tel un rejet et pire qu'un désaveu. De mon point de vue, l'essentiel est là, à l'identique : Pierrig et moi avons beaucoup en commun, des petites choses aux plus grandes.
Le cul.
L'expatriation, le voyage et la faculté de s'adapter ailleurs, loin de nos repères.
L'envie de parcourir le monde et de partager.
Des traumatismes similaires qui façonnèrent notre vision du monde et de l'existence, au coeur de notre inoubliable discussion sur les rives du Mékong.
Comprendre vraiment quelqu'un et s'en faire vraiment comprendre, c'est rare.
Alors ?...
Je repense avec émotion au drôle de pendentif que, glissé dans une chaîne, Pierrig gardait autour du cou. Lors de notre discussion dans le wagon-restaurant, il était invisible. C'est en touchant sa peau que je butai contre ce morceau de métal tiède.
Un bijou, pensai-je.
J'avais tort. S'écartant, le col du vêtement dévoila une petite clef. Plate, argentée, toute simple.
Je m'en étonnai.
- La clef de chez moi, m'apprit Pierrig. Enfin, du seul endroit sur terre que je peux appeler chez moi, puisque je n'ai pas de maison.
- Où est-ce ?
- Au nord de la Thaïlande, dans la jungle, près d'une rivière. Une cabane en planches fermée par un cadenas, sans rien dedans. Elle n'est pas à moi mais à l'ami qui m'a confié cette clef. Je suis libre d'y aller quand je veux, pour la durée que je veux.
- Oh, fis-je en songeant que moi non plus, je n'avais pas de chez moi.
Chez moi, c'était la place délimitée par mon sac à l'hôtel, dans des chambres de hasard puis des habitations transitoires, du bungalow à la maison déglinguée. Confort minimum, insectes, geckos, souris, rôdeurs mais pas d'eau chaude, éclairage à la bougie lors des pannes d'électricité... Ça m'allait.
Il m'avait fallu longtemps pour me sentir appartenir à un lieu, une terre. Affirmer que là était "chez moi", y déposer enfin mon barda, y planter mes racines, y déployer mes branches.
Aussi savais-je exactement ce que Pierrig me signifiait : cette importance de l'attache, même lâche. Du territoire, même exigu, dont on fait notre patrie. De cet endroit, périmètre de rêverie, d'indolence ou de repli, qui attend notre venue.
Le comprendre si bien sans qu'il ne partage mon trouble me perfora le coeur.
Mon chagrin est cependant une fièvre à éclipses.
Pierrig me manque beaucoup puis plus du tout.
Je grille de le revoir puis me refroidis.
Je pense énormément à lui puis l'oublie. Enfin, jamais tout à fait...
J'ignore si je le reverrai ou non. Il en a été question pour cet automne, mais sûrement est-ce dangereux pour moi. Je risquerai d'avoir mal.
Surtout au coeur.
Photos : portrait perso ; 3e : Ken-Ichi Murata,
4e : Frédéric Fontenoy, 5e : Marcel van der Vlugt ; 6e : Araki.
Derniers Commentaires