Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Les gens qui font la gueule sans dire pourquoi m'insupportent. Et si jamais il s'agit de mon partenaire, cela m'insupporte encore davantage.
La gueule sans raison déclenche ma colère, titille ma culpabilité, attise en moi le vent de la révolte. J'ai envie de taper dans les murs, d'agresser à mon tour celui qui m'agresse de son mutisme, de lui faire rendre gorge et surtout, payer.
Aucun doute : la gueule sans raison apparente attise ma connerie, ma violence et mes vils instincts.
Presque pire, elle me laisse sans voix.
Est-ce donc si difficile de verbaliser ? Si compliqué de vider son sac sans déployer un arsenal de moues méprisantes, de regards exaspérés et de sourcils levés au plafond ?
À la déprimante guerre de tranchées je préfère la Blitzkrieg, un bon éclat susceptible de remettre en un tournemain les pendules à l'heure.
Mais au choix des armes je préfère le dialogue, un échange entre adultes censés capables d'écoute, d'empathie et de respect. Ne pas être considérée comme tel me met d'ailleurs hors de moi.
Oui, j'ai parfois mauvais caractère...
Certains pensent que dire ce qui ne va pas revient à dire qu'on n'aime plus. Croyance erronée, infantile, aussi néfaste et dangereuse que la fable du Prince Charmant.
Quelle relation peut se vanter d'être parfaite ?
La perfection relève de l'illusion, non de la réalité. Les rapports humains sont hélas parsemés de couacs, de désaccords, d'ajustements aussi douloureux que nécessaires. Poser des mots sur une insatisfaction n'est pas mettre une amitié ou un couple en péril. C'est au contraire lui donner la chance de s'assainir, de s'enrichir et de se fortifier.
Parole de fille qui, détestant les conflits, s'efforce de les éviter.
Parole de fille qui interprète le silence comme une douche glacée en plein hiver. Un interlocuteur qui se dérobe saborde aussitôt mes vélléités de réconciliation.
À ma décharge, mon adolescence fut marquée au coin du terrorisme de la gueule.
Terrorisme, oui, le mot n'est pas trop fort.
J'avais beau aimer Joshua, mon beau-père, je le préférais hors de la maison. Sa susceptibilité et ses mauvaises têtes y rendaient la vie pénible.
Lorsque Joshua était vexé ou irrité, lorsqu'il désapprouvait ceci ou cela, son visage se figeait telle une statue de cire. Il ne pipait plus mot et se murait dans un mutisme hostile qui pouvait durer une heure, une journée, une semaine.
Ses regards qui nous évitaient à dessein, ma mère et moi, nous ravalaient à l'état de fantômes, d'intruses, de coupables.
Lui posait-on une question qu'il l'ignorait en détournant la tête. Devait-il y répondre qu'il se fendait d'une monosyllabe cinglante.
Cherchait-on à provoquer la discussion qu'il quittait la pièce sans préavis.
Le motif de ses crises n'était pas toujours évident. Bien souvent il demeurait obscur, énigme contraignant les témoins à jouer aux devinettes. Ma mère s'y efforçait. Pour ma part, je n'essayais même plus.
Quand mon beau-père nous plantait là, ma mère et moi nous retrouvions stupides, elle triste et moi furieuse.
Je me retenais de hurler :
- Oh, reviens ! Eh, vide ton sac ! Allez, crache ta pastille !
Mes invectives n'auraient qu'aggravé la donne, repoussant une éventuelle réconciliation aux calendes grecques.
Éviter le courroux de Joshua réclamait à ma mère une énergie folle, d'incessantes contorsions et une attention sans trêve. Il fallait anticiper ses humeurs, deviner ses désirs, décoder ses réponses. Tourner autour du pot et user de précautions oratoires. Ne pas l'entreprendre sur certains sujets, ne pas l'agacer, ne pas le contrarier.
La paix était à ce prix, et quel prix !
Ma mère le payait néanmoins. Joshua habitait loin, ils ne se voyaient que pour les week-ends ou les congés. Vouloir profiter du temps qui aurait dû les rassembler était aussi légitime que le gâcher par la gueule était malvenu.
Ma mère me téléphonait parfois au cours de ces "vacances". Au seul ton de sa voix je devinais des jours troublés. Cachottière malgré elle, elle chuchotait pour n'être pas entendue. Ma colère devant sa transformation en gamine craignant une réprimande fondait quand, entre deux propos anodins, elle soupirait :
- Ce n'est pas facile...
D'autres fois c'était moi qui l'appelais. Un Allô ? tendu signifiait que je tombais mal. Joshua s'agaçant de la voir au téléphone, ma mère écourtait la conversation.
Je devais moi aussi vivre au rythme de mon beau-père. Sinon, impossible de respirer dans les parages. Dans l'appartement l'ambiance devenait si lourde que la fuite s'imposait.
Contrarier mon beau-père, c'était en retour pénaliser ma mère, la pousser à s'interposer entre nous, la forcer à rafistoler les pots cassés, la condamner à subir des sautes d'humeur, des jugements et des critiques.
Combien de fois m'a-t-elle enjoint de saluer Joshua retranché au salon ?
De ne pas dire ci, de ne pas faire pas ça ?
De mettre de l'eau dans mon vin et un sourire, même faux, à mes lèvres, "Je t'en supplie ma puce" ?
Maman oeuvrait pour la tranquillité à la maison mais moi, je ne l'entendais pas de cette oreille. Je raillais ses ordres, soulignais sa faiblesse, lui reprochais de se consacrer corps et âme au bien-être d'un tyran.
En quel honneur devais-je moi aussi abdiquer ? Et Beau-père n'était même pas chez lui ! Et je n'étais même pas sa fille !
Ma cruauté d'adolescente avait trouvé là une proie de choix. Quant à ma soif d'équité, elle me menait droit à l'injustice : plus ma mère évitait la confrontation, moins je l'épargnais. Devenue adulte je m'en voulus comme de toutes ces attitudes méchantes qu'on s'autorise en croyant avoir raison.
Ma mère s'affirmait indépendante et libérée ? Je riais en l'accusant de perpétuer la lignée de sa propre mère, cette mamie si peu féministe. Et de son plein gré, en plus, sans avoir pour excuse celle de sa génération.
Elle avait connu 68, merde. Elle avait fait sa révolution, brûlé sa petite culotte, connu le libertinage et un divorce. Comment pouvait-elle penser, pire, agir façon "Tout pour les bonshommes, et que les femmes s'écrasent ! Que le mâle soit content et la femelle exulte. Elle a renoncé à ses désirs, bafoué ses convictions, nié sa liberté ? Tant pis. On ne peut pas tout avoir, ma bonne dame."
Ce fossé m'était incompréhensible et partant, douloureux. Je me promettais, moi, de ne jamais me soumettre à un homme, à ses sautes d'humeur, à ses exigences et à ses desiderata.
Après l'accident il y eut une scène terrible. Joshua conduisait vers mon là-bas. Derrière nous, le véhicule des pompes funèbres transportait la dépouille de ma mère.
Mon beau-père me parlait d'elle quand soudain, au détour d'une phrase, il éclata en sanglots. Toutes ces disputes larvées, ces guerres d'usure, ces journées d'inflexible mutisme l'étouffaient.
Conscient du temps gâché, de l'absurdité de son comportement et de la peine infligée à ma mère, il se les reprochait comme autant de crimes.
Pourquoi lui avoir mené la vie si dure ?
Pourquoi avoir monté des broutilles en épingle ?
Pourquoi ne pas avoir laissé couler ?
Pourquoi tant d'intransigeance ?
À présent son amour était mort et Joshua, impuissant, ne pouvait plus rien réparer. Il ne lui restait que des regrets et une immense culpabilité.
J'ai tenté de le réconforter. Ma mère l'aimait, c'était certain. Lui l'aimait aussi, sûrement de son mieux.
Je tus que le mieux ne suffit pas forcément.
En dépit des années, les crises de Joshua demeurent gravées dans ma mémoire. Je me souviens de tout, de ses traits crispés, bouche pincée et yeux sévères derrière ses lunettes, du désarroi de ma mère. Je me souviens de sa fatigue, de ses ras-le-bol et de ses tentatives de rabibochage.
L'humour, les câlins, les déclarations d'amour, les bons repas, aucun de ces remèdes ne marchait vraiment. Telle une méchante grippe, la maladie devait parvenir à son terme.
Mon exaspération d'alors s'est aujourd'hui à peine estompée. Je vomis toujours ceux qui font subir aux autres leurs silences, leurs humeurs et leurs mines d'enterrement.
C'est les prendre en otage, ni plus ni moins.
À moins d'être stupide, la "victime" comprend qu'elle a mal agi ou blessé - et sans doute les deux.
Mais voilà... Son forfait ne lui saute pas toujours aux yeux.
Quelle erreur a-t-elle commise ?
Quelle attitude malheureuse, quels mots maladroits lui ont échappé ?
La meilleure volonté du monde ne lève pas tous les mystères. S'obstiner à se taire revient à priver quelqu'un de la possibilité de comprendre, de s'expliquer et de réparer.
Mais voilà... Avouer sa souffrance, c'est se montrer vulnérable, entrouvrir la carapace, permettre à l'autre, qui sait, de frapper à nouveau.
Mais si la confiance manque, à quoi bon ?
Rédiger cet article a en partie dissipé ma colère. Me voilà maintenant prête à lui écrire, à lui qui me fait la gueule depuis plusieurs jours.
Demain.
2e photo d'Helmut Newton.
J'ai connu cela moi aussi, mon père boudait souvent et pour des broutilles. L'atmosphère était irrespirable.
Qu'un adolescent boude c'est pardonnable mais cela ne l'est pas pour un adulte qui devrait réaliser qu'il fait de la peine à quelqu'un qui l'aime et penser qu'en plus il ne fait qu'engranger de futurs remords.
Euh...et qui te fait la gueule?
Chère Chut, comme je te comprends! "Terrorisme" est un mot tout à fait juste. J'ai passé mon enfance et mon adolescence, avec ma mère, à composer avec l'humeur de chacal de mon père. Oui, il se droguait, oui, c'était le manque qui le mettait dans un état exécrable, mais au fond, de qui était-ce la faute? J'ai longtemps cru que c'était la mienne. Je n'étais pas assez enjouée, pas assez mignonne. Je croyais que c'était de ma faute s'il se fermait dans son mutisme détestable. Maintenant, quand je vois quelqu'un avec ce type de comportement (il n'y a pas besoin de drogue pour être chiant), j'ai l'envie de lui mettre des baffes et de l'insulter. Mais comme je suis quelqu'un de relativement poli (ou lâche? mais si je devais baffer tous les connards qui font souffrir les autres en faisant bêtement la gueule, j'aurais besoin d'une greffe de mains), je m'en vais. Loin.
(ce commentaire est particulièrement empli d'amour pour son prochain, parfait pour un dimanche)
Merci Constance, j'ai beaucoup ri en découvrant ta dernière parenthèse !
Tu mets pile le doigt sur la culpabilité qu'on peut ressentir en étant en butte à la gueule. Facile de s'en penser responsable, surtout lorsqu'on est sensible et qu'on aimerait bien se voir témoigner tendresse et affection.
Je pense qu'ayant subi ce comportement enfant, on ne le tolère plus adulte. Distribution de pains gratuits en vue ! (Et beaucoup d'amour pour un mercredi, rires !)