Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Sofee rit et ses joues se creusent de fossettes. Elle agite les mains et ses bangles, de fins bracelets multicolores, s'entrechoquent. Derrière ses lunettes ses yeux brillent d'intelligence et de malice.
Je ne connais pas Sofee mais Sofee m'a déjà conquise. Difficile de rester insensible à l'énergie communicative, au charme et à la gentillesse de cette petite femme replète.
Sofee est indienne, parle un anglais parfait et se débrouille en français. Elle occupe un poste-clef dans la ville que bientôt, je vais habiter.
Trois ans et demi aux Philippines, ça suffit. L'heure de voguer vers de nouveaux horizons a sonné.
Bertille et moi avions programmé cette visite depuis les Philippines. Nous ignorions que période des fêtes oblige, l'immeuble serait désert.
La seule fidèle au poste, dévolue à l'accueil, au standard et à la paperasse, c'est Sofee.
Les lieux étant vides, elle prend le temps de nous narrer quelques anecdotes. Et des anecdotes, elle en a beaucoup.
Alors que la voilà lancée sur la difficulté de travailler dans un univers féminin, elle me fixe, marque une pause et me lance de but en blanc :
- Vous êtes vraiment une belle femme.
Le compliment me prend au dépourvu. Me touche aussi car depuis plusieurs mois, je n'aime guère mon reflet dans le miroir. Je pense que de toute façon, l'inaltérable enthousiasme de Sofee la pousse à exagérer.
Ses yeux vifs s'attardent sur mes yeux clairs, longent mes épaules, filent le long de ma gorge pour flirter avec mon décolleté. Troublée, embarrassée, je ne sais que lui répondre mais Sofee n'attend pas de réponse.
- Vivre ici n'est facile pour les femmes, surtout si elles sont belles... reprend mon interlocutrice.
Je ne souffle mot.
Pas facile, vraiment ?
Je n'ai rien remarqué.
Notre séjour se déroule pour l'instant sans encombre. Quant à la semaine passée quatre ans plus tôt dans cette ville, je n'en garde que de bons souvenirs.
Personne ne m'a harcelée dans la rue.
Personne ne m'a espionnée à l'hôtel.
Aucun homme ne m'a suivie, lancé des propositions indécentes, abreuvée de grossièretés.
Aucun n'a même osé me toucher.
Les habitants semblent d'ailleurs assez indifférent aux touristes. Je n'ai pas l'impression d'être une bête de foire, un porte-monnaie sur pattes, une menace ou une intruse.
Pas facile, vraiment ?
Voyager ici m'apparaît au contraire aisé, aux antipodes de mes périples en Inde ou en Indonésie.
Là-bas, oui, c'est dur pour une femme, a fortiori seule. Périlleux, même.
Alors, pas facile ?
Je garde un silence prudent. Ne pas encore habiter ici me retire sans doute toute voix au chapitre, mais j'ai déjà ma petite idée. Elle, elle va à l'encontre de l'opinion de Sofee.
Celle-ci enchaîne sur la tenue attendue pour les femmes au travail. Et au quotidien, ce n'en est que mieux. Il s'agit sans surprise de boutons fermés jusqu'au cou, de longues manches et de longues jupes. Pas un fragment de genou ni d'épaule, parties hautement érotiques s'il en est, ne doit dépasser.
Se le tenant pour dit, Bertille finira notre séjour en tunique et en pantalon malgré la chaleur. Moi, je continuerai à porter des jupes et des T-shirts à bretelles.
Suivre les coutumes, ne pas choquer, respecter les sensibilités, les croyances et les religions est en effet essentiel dans un pays étranger. Mais dans celui-ci les locales ne s'habillent pas en nonnes. Quant aux nombreuses touristes, elles déambulent comme bon leur semble dans l'indifférence générale. Et jusqu'à nouvel ordre, je ne travaille pas.
Sinon je me conformerais à l'usage, bien sûr. L'inverse serait stupide.
Les propos de Sofee ont éveillé en moi une gêne familière. Si je m'écoutais, elle marcherait main dans la main avec la colère. Peut-être parce qu'ici ou ailleurs, au Cambodge, au Laos, en Thaïlande, aux Philippines, en Inde, ces propos, je les ai déjà entendus.
Ils venaient presque toujours de femmes, et de femmes qui ne voyageaient pas.
Prétendre que voyager met à l'abri du danger ou de la peur serait idiot.
En revanche, je crois qu'en voyageant sac au dos on apprivoise l'un et l'autre.
Parce qu'il le faut.
Parce que sinon, autant rester chez soi.
Je crois aussi que les médias et partant, notre société nous infligent une culture de la peur. Et que cette culture, nous finissons bon gré mal gré par l'épouser, surtout dans un contexte de récession économique.
Ne pas faire ci, ne pas choisir ça, ne pas penser, interroger, remettre en cause... La peur est le plus sûr moyen de contrôle des masses, le plus efficace agent d'uniformisation, le plus autoritaire des tyrans et la meilleure des dictatures.
Retorse, elle jouit de surcroît d'un alibi parfait : "C'est pour votre bien !"
Tout présenter comme dangereux, nocif, risqué revient à décourager quiconque d'oser ou de suivre cette voie. Avec la peur au ventre, la liberté se réduit à peau de chagrin. Elle n'est plus un idéal mais une ennemie, un fardeau duquel il est urgent de se débarrasser. Se planquer devient vital. Force est de se garantir de tout, à commencer par vivre un peu en dehors des clous.
Mais où sont les clous ?
Chacun les voit à sa porte.
Pour Ayleen Guindelcor les clous ne sont pas loin. Ma chère dentiste en convient volontiers, elle regarde trop la télé. Et la télé aux Philippines, c'est une suite de feuilletons à sensations, de nouvelles sordides, de viols, d'attentats et de meurtres ignobles.
Le drama philippin, en somme.
Ayleen en conçoit une terreur du monde. Elle ne se déplace pas à pied, ne parle pas aux inconnus, ne s'aventure jamais seule en dehors de sa ville.
Et encore en évite-t-elle certaines parties : un grand marché et ses abords, une rue fréquentée par des badauds de tout poil.
Apprendre que je m'y promène lui fait ouvrir de grands yeux.
- Mais Ayleen, j'y vais en plein jour ! C'est bourré de magasins et la police n'est pas loin !
Même. On ne sait jamais, il peut y avoir des pickpockets, des malfrats et des dealers.
Ma dentiste est un cas extrême mais pas isolé. La liste de mes voyages la plonge dans un effroi admiratif mêlé d'une pointe d'envie. À ses yeux je suis une Martienne, une rebelle, une aventurière intrépide. Comprendre : une folle à lier.
Mais trop polie, elle ne me l'avouera jamais.
Où sont les clous ?
Est-ce vraiment difficile pour une femme d'habiter dans ma nouvelle ville ?
La réponse bientôt. En attendant, je n'ai pas peur.
Pin-up de Gil Elvgren ; toile de Botero ; photo bondage d'Araki.
Et c'est pour notre bien qu'a été instauré le "principe de précaution".
Bertille va-t-elle avec toi en Malaisie?
Pour le principe de précaution, je n'en suis pas persuadée, surtout lorsqu'il est appliqué sans discernement. Je pense par exemple à cette histoire de grippe dont on nous a rebattu les oreilles il y a quelques années (en 2012 ?), avec vaccinations fortement recommandées/obligatoires.
Bilan : un gâchis de millions, sauf pour les heureux labos !
Bertille ne viendra pas pour le moment. A voir pour la suite...
Cette peur que tu décris m'horripile. Je la rencontre partout et je ne la comprends pas. Elle est là, en France, alors que nous vivons en sécurité. Lorsque j'autorise ma fille à sortir, je les vois me dévisager : t'es dingue, c'est dangereux ! Mais vivre est dangereux ! Et avoir peur, de cette peur immobilisante, ne protège pas des dangers. Au contraire, celà les augmentent.
Je préfère la peur qui aiguise les sens et qui permet de traverser les dangers ... sans danger !
Nous sommes bien d'accord : vivre est dangereux !
Au lieu de rejeter d'emblée une initiative/un projet/une envie, je pense qu'il faut en estimer les risques pour décider de les courir ou non. Si j'avais jusqu'alors écouté les "Tu es folle, c'est trop risqué !", je n'aurais jamais changé de métier pour suivre ma voie, jamais voyagé - et surtout seule -, jamais quitté la France... et ce ne sont là que les exemples les plus marquants.
Au quotidien je ne sortirais pas dès qu'il fait sombre, m'abstiendrais de sympathiser avec des étrangers ni ne hélerais de taxi-moto : un accident est toujours possible et le chauffeur pourrait bien me trucider en cours de route. Idem avec les tricycles, voire les taxis.
En d'autres termes je réduirai mon champ de manoeuvre, ma marge vitale au nom d'une sécurité maximale qui me semble illusoire. Pas question de vivre dans un cocon, je m'y sentirais vite prisonnière et étoufferais. Je m'interdis déjà assez de choses parce que je suis une femme (donc une cible a priori plus facile qu'un homme) pour en rogner encore...
À choisir j'aurais préféré naître homme, ma vie aurait été plus simple. Mais j'ai l'immense chance d'être née en Europe, ça rattrape !
J'ai du mal avec la dramatisation - souvent à outrance. Le raisonnable/le risqué est aussi une question de point de vue. Ayleen n'a par exemple pas du tout la même perception que moi du danger.
Comparé à d'autres femmes - mais de l'autre côté du spectre, cette fois -, je me juge d'ailleurs bien frileuse (soupir) !