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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Voyages, voyages

Lundi 24 juin 1 24 /06 /Juin 10:20

Seoul, juin 2013.

 

Drive meJe claque la portière du taxi. Une gifle d'air froid soufflette ma sueur.

Le chauffeur se tourne vers moi, indécis.

Il ne semble pas ravi d'avoir chargé une étrangère. Il attend une direction, un nom.

Je fouille mon sac. Zut, le plan muni des précieuses explications en coréen est resté sur mon lit.

Mon hôtel se trouve dans un lacis de ruelles. Malgré mon piètre sens de l'orientation, je me pense capable de le localiser à partir du métro voisin.

- Jongno 3, dis-je d'un ton faussement assuré. Then I will guide you to my hotel.

Le chauffeur lève un sourcil interrogateur.

Je répète :

Drive, I will guide you to my hotel.

Mouvement de sourcils. Bras écartés en signe d'impuissance. Nous voilà coincés sur le bord de l'avenue en panne sèche de communication.

Mon vis-à-vis finit par s'emparer de son téléphone. Aurait-il la bonne idée de joindre un ami parlant un peu anglais ?

Non.

Le combiné se matérialise sous mon nez, assorti de la consigne "Repeat !". Ouf. Un logiciel de traduction instantanée va nous tirer de là.

Lentement j'articule :

I will guide you to my hotel.

Une voix électronique prononce en écho une phrase interminable. Le chauffeur me fixe interloqué, presque choqué. Ce contenu politiquement incorrect me restera à jamais un mystère.

Ce qui n'en est pas un, c'est que nous n'avons pas avancé d'un pouce.

Étape suivante : je dois taper sur le clavier du téléphone "I will guide you to my hotel." Ce que je fais, sans même me tromper d'une lettre.

La traduction ?

- Do you really think continuing this way is a good idea ? 

Bingo. Je n'aurais pas mieux dit !

 

 

Photo de Robert Doisneau.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages - Communauté : les blogs persos
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Dimanche 23 juin 7 23 /06 /Juin 14:17

SeoulÀ Seoul, je n'ai pas appelé Min. La semaine s'est écoulée ainsi que je l'entendais, au fil des jours en mode roue libre.

La meilleure façon, à mon avis, d'explorer une ville.

Vers midi, douchée de frais, quitter l'hôtel sac en bandoulière. Dedans, un MP3 saturé de musique, un bon bouquin (Freedom de Jonathan Franzen), un stylo et un carnet, des cigarettes et un briquet, un plan de la ville.

M'arrêter dans un restaurant puis marcher, marcher des heures entières.

Prendre le métro à contresens, me perdre, tourner, demander mon chemin.

Sentir le pouls de la cité, ouvrir les yeux et les oreilles, me parler à moi-même et prendre des photos.

Ne pas juger, juste m'ouvrir, observer le différent, consigner l'inexplicable et m'amuser de l'inédit.

Me rendre disponible, garder l'esprit curieux, le sourire aux lèvres et le rire facile.

Accueillir sans questions ce qui se présente, savourer tous les moments, vivre chaque rencontre tel un cadeau.


Comme ce soir-là où, fatiguée, je répugnai à quitter l'hôtel. Malgré l'heure tardive, je n'avais pas encore dîné. Mon estomac vide m'entraîna vers les cuisines de rue installées autour du métro.

J'y rencontrai Jeffrey, un éditeur coréen et Samuel, un Canadien prof d'anglais.

Entre deux gorgées de soju*, le premier me poussa à travailler pour le National Geographic. Le second m'apprit qu'étant sa parfaite opposée - femme, blanche, blonde aux iris clairs -, je serais ici l'enseignante idéale. Et peu importe ma langue maternelle.

Le repas se conclut sur un rendez-vous : le lendemain, 18h30, pour manger du chien.

Le chien, j'y avais déjà goûté en Chine. Mais voilà des mois que Jeffrey poussait Samuel à tenter l'expérience. Des mois que Samuel disait oui tout en se dérobant. Par dégoût, sûrement, mais aussi par peur de trop aimer cette viande alors qu'il aimait beaucoup les chiens vivants.

Mon accord enthousiaste ne lui laissa plus le choix, et ses craintes se trouvèrent confirmées.

Oui, le ragout de chien, c'est vraiment bon.


Seoul 2bisComme ce samedi où, mon hôtel affichant complet, je dus en changer. J'entrai cinquante mètres plus loin dans une grande bâtisse.

À la réception, deux hommes.

Le premier, jeune, avait dû subir la classique opération de débridage des paupières. Ses yeux ronds, perpétuellement écarquillés, lui donnaient un air ahuri. Il semblait sortir à peine du lit, ne rien comprendre à rien et se demander ce qu'il fichait là.

Impression trompeuse, bien sûr.

Le second, d'âge mûr, avait la peau bronzée, des lunettes, des muscles épais, une carrure nerveuse. Sa force perçait derrière ses sourires.

Un ancien athlète, supposai-je.

Je me trompais du tout au tout.


Nous bavardâmes un long moment en anglais. D'où je venais, où je vivais, mes impressions sur Seoul... La discussion me faisait plaisir et je n'étais pas pressée.

Lorsque j'évoquai Paris, Eric, le jeune homme, me parla soudain en français. Ma mine ahurie le fit rire. Il avait séjourné en France, suivi des cours à l'Alliance Française.

- Mais quelle langue difficile ! grimaça-t-il.

J'acquiesçai.

Eric n'est pas qu'un simple réceptionniste. Ce travail lui permet de financer ses études de médecine pour, dans une poignée d'années, accéder à son rêve : s'installer à Paris.

Quant à son patron, il s'agit d'un ingénieur à la retraite recyclé dans l'hôtellerie. Cet hôtel, comme d'autres, lui appartient.

- Il a même conçu l'aéroport de Dubaï ! me souffla Eric.

Qui l'eût cru ? Je souris.

Le patron me proposa une chambre à prix cassé. Adjugé vendu.

Le lendemain, je copiai pour Eric tous mes musiques et toutes mes films français. Il n'aurait sans doute pas la possibilité de se les procurer. Puis j'aime à penser qu'à cet instant, un Coréen de Seoul écoute en boucle Gainsbourg ou Bashung.

Tout plaisir, s'il est partagé, n'en est que plus grand.

 


*Soju : spiritueux, souvent à base de riz, le plus consommé en Corée.

 

Photomontage : Dave McKean.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages - Communauté : les blogs persos
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Dimanche 20 janvier 7 20 /01 /Jan 08:59

Le début ici.

 

Kuala Lumpur, deux jours plus tard.

 


Au creux de la poche 5- Alors les gars n’ont pas été arrêtés ? me demanda Pierrig.

- Non, et ils ne le seront jamais… Les deux portaient un casque intégral. Selon les policiers, je n’ai pas eu de chance.

- Mmmh...

- Mauvais endroit-mauvais moment, comme on dit. N’empêche que des rondes nocturnes seront maintenant organisées dans la vieille ville. Sur les bords de la rivière, surtout.

- Y a intérêt !

Pierrick me faisait face sur la terrasse du Village, où j’étais retournée sans hésiter.

Le réceptionniste m’avait attribué un nouveau réduit brûlant mais, précisa-t-il comme s’il me concédait une grande faveur, "avec, attention, un ventilateur à quatre vitesses flambant neuf !".


À mon arrivée, Britta l’Allemande, son copain et les hippies françaises étaient de sortie.

Les autres résidents permanents du lieu, Joe le Mexicain, Ozgeu la Turque et son mari Dante m’accueillirent en amie perdue de vue.

Leur gentillesse me toucha. J’eus l’impression de retrouver une famille du bout du monde, et cette solidarité comptait bien davantage que l’inconfort de la guesthouse.

Nombre d’éclopés auraient sans nul doute préféré choisir un meilleur hôtel, se requinquer dans une chambre dotée d’une salle de bains, d’un matelas moelleux et de l’air climatisé.

Pas moi.

- Comment tu te sens ?

- Plus rassise qu’un pudding. Le chef m’a laissée trop longtemps au four, je crois.

Un pétillement alluma les iris de Pierrig. Il dut penser qu’encore capable de plaisanter, je n’allais pas si mal.

 

La veille lui était parvenu mon mail de Malacca où, entre l’hôpital et la police, j’avais passé une des pires journées de ma vie.

À ce mail il avait répondu en cinq mots :

"Demain 19 heures au Village."

J'avais souri.

Du Pierrig tout craché. Ni questions ni sentiments, du pratique brut de fonderie, presque brutal.

Depuis un an, notre correspondance très hachée m’avait montré que ses messages de Malaisie, ceux revendiquant sa nationalité de papillon éphémère, étaient des exceptions.

Taciturne à l’écrit, le vrai Pierrig fuyait les échanges excédant trois lignes. En attendre des déclarations, envolées ou explications, c’était se condamner à être déçu. Pierrig était lapidaire mais bavard en tête-à-tête, heureusement.

Sinon voilà belle lurette que notre relation se serait délitée.

 

Au creux de la poche 6- Mais tu n’as rien de grave, sûr ?

- Sûr. Enfin… à en croire les médecins.

Il grimaça en observant ma jambe la plus amochée.

Les plaies encore à vif ne supportaient pas le contact d’un tissu, même léger. Aussi portais-je à contrecœur des robes courtes, m’attirant malgré moi des regards dégoûtés ou curieux et des réflexions souvent idiotes.

Comme la veille, où, après avoir scruté mes "blessures de guerre", une Hollandaise s’exclama :

- Toi, tu as eu un accident de moto à Koh Tao, Thaïlande !

- Raté. J’ai été traînée sur la route à Malacca, Malaisie.

Ma répartie lui cloua le bec.

 

J’en ris mais la douleur accompagnait le moindre de mes gestes. Ainsi le trajet en bus de Malacca à Kuala Lumpur s’était-il transformé en véritable épreuve. La station assise me devenait très vite pénible.

Même rembourré, le siège était trop dur et chaque cahot m’arrachait des plaintes.

J’étais toujours incapable de tourner la tête, de me pencher ou de tenir un objet de la main droite.

Ma démarche était lente, pesante, mes mouvements contraints.

Ma propre transpiration me brûlait, de fréquentes migraines m’assommaient.

- Que t’a dit le médecin ?

- Attention, la doctoresse ! Dans cet hôpital public, les femmes ne sont soignées que par des femmes. La mienne était voilée, ce qui, hum, m’a fait bizarre. En consultant mes radios, elle a dit :

"Cent pour cent normal, contrecoup du choc. Les muscles froissés, les entailles, les ecchymoses et les bosses… Réglés en quelques semaines, Inch’Allah ! Soyez patiente et ménagez-vous."

- D’accord. Sauf que courir à l’immigration, à l’ambassade française, voire à la police pourrégler ton problème de passeport, ce n’est pas franchement te ménager…

- Ai-je le choix, Pierrig ?

- Je suppose que non…

- Ah, et la meilleure : je suis descendue de la table sans avoir à me rhabiller !

- Tiens ? Étonnant !

- N’est-ce pas ? Quand j’ai voulu dégrafer ma robe pour lui montrer mon énorme bleu, la doctoresse a crié : "No, please ! No ! No !"

Pierrig gloussa.

- Elle était toute rouge, très gênée et un peu scandalisée, la pauvre... Quant aux policiers, bannis du cabinet, ils patientaient derrière la porte.

- Des policiers ? Mais pourquoi ?

- Procédure habituelle... Ils ont d'abord rédigé ma plainte avant de m’emmener au commissariat central : pas d’ordinateur à la tourist police ! J’ai répété mon histoire là-bas puis ailleurs encore, cette fois devant un traducteur. Trois endroits différents coincée dans une voiture avec sirène, gyrophares et une escorte de policiers. Ils m’ont conduite à l’hôpital et attendue jusqu’au soir !

- Et bien… C’est du service trois étoiles, à Malacca !

- Tu m’étonnes ! Ils m’ont même acheté des chips et du Coca dans un 7-Eleven. Ils craignaient que je ne tombe raide, je crois.

- Mmmh, tu es en effet très pâle.

- Je suis crevée. J’ai besoin de repos…

Je n’ajoutai pas "de sécurité et de douceur".


Au creux de la poche 7Les médicaments me soulageaient, mais les plaies les plus difficiles à cicatriser demeuraient invisibles.

C’était cette sourde angoisse m’étreignant dès le crépuscule, cette panique à chaque véhicule démarrant dans mon dos, l’affolement m’obligeant à bousculer les passants afin de me coller au mur le plus proche.

C’était aussi cette question qui me hantait :

"Comment voyager encore dans de telles conditions ?"

Jusqu’alors j’avais taillé la route avec légèreté. Raisonnable et prudente, certes, mais sans excès. Ma nature ne me portait pas à la méfiance, encore moins à la paranoïa.

Je ne voyais pas en l’autre un potentiel danger, encore moins un agresseur.

Depuis Malacca tout avait changé.


À présent j’avais peur.

Du noir.

Des motards.

Des chauffeurs de taxi.

Des traîne-savates sur le trottoir.

Des mendiants.

Des hommes en général. Des hommes et de mon ombre, presque.

Impossible de faire cinq pas sans me retourner, vérifier que personne ne me suivait.

Un visage plusieurs fois croisé m’apparaissait suspect.

Un bruit inattendu me faisait sursauter, une démarche précipitée dans mon dos me sauver.

Les rues étroites se muaient en coupe-gorges, les entrées sombres en repaires de malfaiteurs.

Mon imagination malade me torturait sans répit et les scénarios catastrophes défilaient, tous plus horribles les uns que les autres. On m’enlevait, on me tabassait, on me détroussait, on metorturait, on me violait, on m’achevait.


Au Village face à Pierrig, je m’interrogeais :

"Comment voyager encore dans de telles conditions ?"

Si les voleurs de Malacca n’avaient pas pris mon sac, ils m’avaient pris davantage : mon insouciance, mon bien-être et ma confiance.

Comment voyager encore dans de telles conditions ?

Peut-être avais-je été molestée parce que ce soir-là, je fus la première à longer la rivière. Le mauvais endroit au mauvais moment, ainsi que l’affirmait la police.

Peut-être. Mais j’étais convaincue, moi, que ce peut-être n’était qu’un mensonge.

La vérité ?

J’étais seule et surtout, j’étais femme. Une proie facile. Une qui n’avait pas la force d’un homme. Une aisée à jeter à terre, à traîner telle une marionnette sur le goudron.

Pouvoir de dissuasion zéro, capacité de représailles nulle.

Sous l’écorce de la peur une lame de fond couvait, grosse d’autres sentiments qui en moi se levaient.

L’indignation.

La rage.

La révolte.

Le refus de plier devant cette peur étouffante, de la laisser me dicter ma conduite, restreindre mes déplacements, écorner ma liberté.

Cette peur ne devait pas gagner, non. Car alors, oui, mes agresseurs m’auraient tout pris.

 

 

Photos : Leah Gordon, Marcel van der Vlugt, Jan Saudek. 

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages - Communauté : les blogs persos
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Samedi 19 janvier 6 19 /01 /Jan 19:37

Malacca, Malaisie péninsulaire, mars 2009. 

 

 

Au creux de la pocheLe centre historique de Malacca regorge de monuments, de musées, de temples.

Devant un temple bouddhiste, le sourire d’un jeune homme m’arrêta. Il s’appelait David, était anglais et voyageur au long cours.

Il me raconta son séjour à Kuala Lumpur. En retour, je lui détaillai une visite à la police des touristes. Il rit à gorge déployée.

Notre amitié du jour était conclue.

Nous flânâmes dans les ruelles en bavardant. Au crépuscule la faim s’en mêla.

- Il y a un excellent restaurant près de mon hôtel, dit David.

- Parfait. On y va ?

- Je te préviens, c’est un peu loin : un gros quart d’heure à pied.

- Pas si loin après tous ces kilomètres de marche... Let’s go !

Nous traversâmes un des ponts délimitant le cœur historique de la cité.

De l’autre côté du fleuve s’étendait la ville nouvelle et le contraste avec l’ancienne, piétonne, était saisissant. Supermarchés, fast-food, hommes d’affaires en costumes et avenues embouteillées avaient repris leurs droits.

 Violemment délogée d’une bulle paisible, je me pris la modernité en paire de claques.


Accrochée à David, j’espérais ne pas en être séparée par la foule progressant en sens inverse. J’étais perdue, et rien à voir avec mon calamiteux sens de l’orientation : les lieux m’étaient entièrement nouveaux. Et jamais, sauf sous la contrainte, je n’y aurais résidé.

Après la beauté poignante des monuments et le calme recueilli des temples, ces quartiers me semblaient laids, bruyants, pollués, un vrai repoussoir pour qui cherchait un semblant de paix.

David dut remarquer ma mine égarée.

- Ne t’inquiète pas, je te raccompagnerai !

Je soupirai de soulagement, non sans lui offrir de changer d’avis s’il était fatigué. Aller-retour, le trajet constituait une bonne trotte.

- Je me débrouillerais, tu sais…

Une stupide fierté me poussa à ajouter que je n’avais pas peur. Ce qui était vrai. Mon problème n’était pas de me déplacer seule, mais de localiser ma guesthouse, a fortiori en traversant une portion de ville où seuls de rares panneaux indiquent les noms des rues, où les numéros des immeubles, tantôt croissants, tantôt décroissants, se succédent au petit bonheur la chance, où, enfin, mes points de repère diurnes ont disparu.

Rangés, les étals m’ayant accroché l’œil.

Éteintes, les enseignes clignotantes.

Rentrés chez eux, les artisans réparant sacs, chaussures et téléphones à même le pavé.

- Non, je te raccompagnerai ! Un brin de galanterie est toujours appréciable, exact ?

- Pas faux !

 

Au creux de la poche 2Après le repas en effet délicieux, David tint sa promesse.

Ouf.

Il m’aurait été impossible de retrouver mon chemin au cœur de ces dédales à présent désertés.

Peut-être en Asie plus qu’ailleurs, les villes semblent dotées de deux faces incompatibles : le fourmillement bariolé du jour et le calme absolu de la nuit. Et à chaque crépuscule, à chaque aurore, le passage de l’un à l’autre paraît relever du prodige.

Arrivé au pont menant au centre historique, David stoppa :

- C’est bon ? Tu te reconnais ?

- Oui ! Je loge là-bas, même pas à deux cents mètres.

Un dernier salut et mon compagnon d'une journée tourna les talons. Comme si mon tour était venu de veiller sur lui, je le regardai s’éloigner avant de me retourner.

Un pesant couvercle de silence écrasait le cœur de la cité. Onze heures à peine et celui-ci, exsangue, s’était arrêté de battre. Pelotonné sur un indicible secret, elle se renfrognait, hostile de son éclairage spartiate à ses ruelles enténébrées.

Je haussai les épaules.

Tant de fois j’avais rejoint un hôtel en pleine nuit que la situation m’était familière, le danger étranger. Et pour me chercher noise, encore eût-il fallut à la ronde une âme qui vive.

Il n’y en avait pas.

Trop occupés à fouiller les poubelles, les chiens errants se moquaient bien de moi.

 

Je passai la rivière en chantonnant sans prêter attention au moteur qui, sur mon passage, démarra. Mon pas épousait la cadence de la mélodie alors que, dans mon dos, une moto se rapprochait.

Une fois à ma hauteur, l’engin ralentit pour me frôler.

Le choc fut terrible.

Je fus subitement agrippée, happée, décollée du bitume par une poigne de fer. Celle du passager acharné à me délester de mon sac en négligeant un détail d’importance : ses deux brides arrimées à mes épaules.

Impossible de s’en emparer à moins de les couper.

Je tombai tête la première à côté des roues. Mon agresseur ne cédait toujours pas. Au contraire.

Enragé, obstiné, il me secouait en tous sens alors que son complice enclenchait la vitesse supérieure. Pantin traîné sur le goudron, je hurlai de plus belle d’effroi, de douleur, de colère et d’impuissance.

Les rugissements furieux du moteur me déchiraient les tympans. Le pot d’échappement surchauffé me brûlait. Les pavés m’arrachaient la chair. Les gravillons me lacéraient les paumes, les cuisses, les genoux. Chaque cahot menaçait de me briser les membres.

Livrée au bruit, à la fureur et à la violence de mes détrousseurs, je criais, vociférais, me débattais.

En vain.

Aucune silhouette ne s’encadra aux fenêtres noires. Personne ne se précipita à mon secours.


Au creux de la poche 3Sarabande d’images sans suite ni logique, des flashes s’entrechoquaient dans mon cerveau.

Mon corps étendu inerte.

Mon passeport au fond de mon sac.

L’argent retiré l’après-midi au distributeur.

L’évanouissement.

La chute finale.

La mort.

Ceux que j’aimais. Ma mèrePierrig.

Je vomissais ma hargne et ma terreur en insultes, menaces, imprécations, tout pourvu que cet homme casqué, visière rabattue sur les yeux, me lâche enfin.

La moto chancela, conducteur et passager manquèrent de chuter.

Cette embardée fut mon salut.

Soudain la poigne mollit, s’ouvrit.

Je m’avachis sur le macadam.

La moto s’éloigna à plein gaz en me laissant assommée. Pas assez, cependant, pour ne pas mesurer l’erreur à rester là une seconde de plus.

Immobile, j'étais une proie sans défense. Tentant pour mes assaillants de faire demi-tour, de me voler, de me frapper, de me violer, de me tuer peut-être.

 

Autour de moi le paysage dansait une gigue démente. Les réverbères fusionnaient leurs lumières, les maisons se couchaient pour s’accoupler au trottoir.

Incapable de me relever, je rampai. Mon corps n’était plus que douleur.

J’étais en sang.

Personne à la réception de ma guesthouse mais, en face, de la lumière filtrait d'une échoppe. Je tambourinai à la porte, suppliai qu’on m’ouvre.

Méfiante, apeurée, une vieille femme s’encadra dans l’embrasure. À ma vue, elle poussa un cri. Aussitôt alertés, son mari et ses amis se précipitèrent, crièrent à leur tour.

- Oh my God, oh my God !

Ils m’entourèrent, me portèrent, m’assirent sur la meilleure chaise, me questionnèrent.

Que m’était-il donc arrivé ?

Mon récit fut haché, incomplet. L’empire que j’avais jusqu'alors gardé sur moi-même se fissurait. Un à un mes nerfs lâchaient et une douleur presque insupportable me coupait le souffle.

- État de choc, diagnostiqua le mari. Laili !

- Tout de suite, Badan !

La septuagénaire me servit d’autorité une boisson tirée d'une jarre ventrue. Je la bus en grimaçant. L’alcool me cuisait la gorge, le ventre, m’embrasait les joues, diffusait sa douce chaleur dans mes membres.

- Do you feel better ?

- Oui… je crois.

Laili lava puis désinfecta mes plaies avec une solution épaisse.

- Aloe vera, expliqua-t-elle. Very good for cicatrisation.

 

Au creux de la poche 4Mon sac était intact mais ma robe en lambeaux, mes jambes entaillées, mes genoux à vif.

De vilaines plaies me torturaient les bras et surtout les paumes. La droite, déchirée, m’interdisait de tenir le moindre objet.

Sacrée déveine pour une droitière.

J’étais infichue de tourner la tête. Mon cou était raide, ma colonne vertébrale bloquée.

Une énorme bosse s’arrondissait sur mon crâne, pile à l’endroit de l’impact avec le sol.

Le moindre mouvement était un supplice, mais au moins n’avais-je aucune fracture et le visage indemne.

Un traumatisme crânien, en revanche…


- Il faut aller à l’hôpital, dit Badan. À la police aussi. On vous emmène.

- Non. Demain, s’il vous plaît. Je n’en peux plus… Je veux m’allonger et dormir.

- Voilà qui n’est pas très raisonnable, appuya Laili.

- Juste m’allonger et dormir, m’entêtai-je. S’il vous plaît !

J’esquissai un pauvre sourire qui ne les abusa guère.

- Demain matin, promis ! Là, je n’ai pas le courage de parler, pas celui d’expliquer et encore moins d’attendre. Dans les hôpitaux, il y a toujours la queue...

Le petit groupe échangea un regard navré.

- D’accord, dit Badan. Demain matin. Promis ?

Trop faible pour articuler un mot de plus, je hochai le menton.

Le couple m’escorta jusqu’à Sama-Sama, tira le veilleur de nuit du sommeil en lui recommandant de bien faire attention à moi.

- Si vous entendez un bruit suspect, montez aussitôt dans sa chambre ! l’enjoignirent-ils. Et vérifiez demain qu’elle va bien, OK ?

L’employé acquiesça. Laili et Badan, quelque peu rassurés, prirent congé.

Je gravis l’escalier en clopinant, m’affalai sur le lit en gémissant.

En enlevant ce qu’il restait de ma robe, je me découvris couverte de bleus.

 

 

À suivre.

 

Ce texte en deux parties est un extrait de Près de l'os, un roman avec lequel je me bagarre depuis plus d'une année. J'avais envie d'en partager d'un bout avec vous. J'en parle ici.

Bonne nuit !

 

Photos : Melvin Sokolsky, Meiko Kaji,

Jérôme Abramovitch, Hans Bellmer.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages
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Mercredi 7 mars 3 07 /03 /Mars 17:28

Nusa Lembongan, Indonésie, janvier 2012.

 

 

LembonganJ'eus pour cette chambre un coup de coeur. Face à l'océan et séparée de ses marées par une étroite jetée, elle n'avait pas de murs, que de larges baies vitrées s'ouvrant sur la terrasse et la plage.

Un complexe réseau de rideaux pourpres nous dérobait à la vue des passants, locaux ou touristes flânant sur le front de mer. L'ameublement en était sommaire. Une armoire, une table, un rocking-chair, un lit double aux draps rêches de lessive.

Comme à Moalboal, cette simplicité fleurant bon le repos me charma.


Par acquit de conscience, mon samouraï et moi avions toutefois remonté un bout de l'île. Inspecté d'autres chambres, des bungalows, des cottages. Des miteux et des luxueux, avec air conditionné ou ventilateur et vue sur plage, jardin ou mur de briques.

À chaque fois j'avais dit non.

Je voulais occuper cette chambre aussi transparente qu'une cage de verre, avancée sur la mer façon cabine d'un paquebot fendant les vagues.

 

Nous étions revenus.

Je n'entendis pas le propriétaire, un vieil homme rabougri aux yeux vifs, dire à mon samouraï que de chambre, nous devrions peut-être en changer. Parce que le temps virait au gris foncé. Parce que nous étions là à la mauvaise saison. Parce qu'en cas de forte pluie, l'eau s'infiltrait par les jointures des vitres, le dessous et le dessus de leurs battants pour inonder le carrelage.

L'aurais-je su que, m'en remettant à la chance, je serais certainement restée.


C'est le vent qui me tira de mon sommeil. Un vent lourd de tonnerre, zébré d'éclairs et mêlé de pluie, déchaîné, tonitruant, roulant sa hargne à furieux coups de boutoir. On aurait juré les hurlements de fantômes échappés des forges de l'enfer, un vacarme à vous retourner et les tripes et les sangs.

Pourtant mon samouraï ne bronchait pas. Il dormait paisible sur le flanc, sa beauté lisse à peine troublée d'un froncement de sourcils.

Des raclements suivis de bruits sourds m'éveillèrent tout à fait. J'allumai ma lampe de chevet, sautai du lit à demi nue, m'enfonçai jusqu'aux chevilles dans une nappe d'eau trouble.

"Et merde ! Nos affaires...", pensai-je.

J'agrippai la main abandonnée de mon samouraï. Il grogna.

- Wake up !

- Mmmh ?

- Lève-toi !

- But why ?

- Chambre... inondée... intérieur...


Lembongan 2Mes mots se bousculaient sans apparemment faire sens. À peine levée, sa tête brune de dormeur retomba sur le polochon.

Aide-moi !

J'avais prononcé le mot magique.

Mon samouraï sortit enfin des draps. Ensemble nous repêchâmes nos vêtements trempés, jetâmes pêle-mêle nos biens encore secs dans nos sacs de voyage et les hissâmes au sommet de l'armoire.

Dehors le fracas redoublait.


J'écartai prudemment les rideaux. Une scène de désolation me glaça.

Submergeant la promenade en béton, d'énormes vagues se brisaient contre la jetée. Leurs langues d'écume venaient lécher notre terrasse, emportant en se retirant les objets que nous y avions oubliés.

Livrées aux assauts du vent, des formes éparses filaient à une vitesse vertigineuse, tour à tour tourbillonnant et s'écrasant au sol.

Telle une main implorant mon secours, un sac plastique se plaqua aux carreaux avant de s'envoler, rendu à la tourmente.

Une tuile se décrocha du toit pour exploser devant moi.

Je reculai d'un bond. Me coller ainsi à la vitre était la pire des idées. Si un objet la percutait, elle éclaterait pour me taillader à vif. D'ailleurs... Cette vitre-là puis ses voisines, je les détaillai avec méfiance et interrogeai à haute voix :

- Et si le verre n'est pas assez solide ? Et si le vent le fait exploser ?

No, honey, no worries ! voulut me rassurer mon samouraï.

Je n'étais pas convaincue. D'autant moins que soudain, la lumière de la chambre s'éteignit, suivie par toutes celles de la jetée.

Panne de courant généralisée. En temps normal pas de quoi m'impressionner, habituée que je suis aux caprices de l'électricité philippine.

Mais là, c'était différent.

 

Le vent gagnait encore en intensité. Une pluie dure comme de la grêle frappait les carreaux en volées d'épingles. Envahissant la terrasse, les vagues grossissaient pour s'allonger jusqu'à notre perron.

Je me mis à penser au tsunami qui ravagea l'Asie du sud-est. À tous ces gens happés par la lame de fond. À leurs corps roulés sur les cailloux. À leurs blessures gorgées de sable qui ne cicatrisaient pas.

Debout pieds dans l'eau, tremblante au milieu de cette chambre trop exposée, je regardais la mer en ennemie. Tentais d'échafauder un plan si elle venait à y entrer. Scrutais les murs à la recherche d'un point d'ancrage.

Il n'y en avait pas. Seul le lit, peut-être, trop massif pour être emporté.

À cette minute j'aurais bien fui à l'intérieur de l'île, accrochée au bras de mon samouraï. En pleine nuit, sans nos sacs, peu m'importait. J'avais désespérément besoin de sécurité et là, l'urgence me remuait les tripes. À tort ou à raison, je me, nous, sentais en danger. Mais quitter la chambre était impossible. Un pas dehors et les bourrasques nous feraient voltiger tels des pantins.

 

Lembongan 3- J'ai peur... balbutiai-je.

- Mais de quoi ?

Ensommeillée, la voix de mon samouraï me parvenait comme au travers de couches d'ouate.

Je me retournai. Il s'était recouché bras en croix, tête enfouie sous les draps.

De quoi ? repris-je d'un ton strident.

Je lui parlai de tsunami, d'ouragan, de cyclone. Il m'écouta sans m'interrompre puis, une fois mes mots taris, se laissa retomber sur le sommier.

- Ne me dis pas que tu vas... dormir ? lançai-je d'un ton revêche.

- Ben si. Toi aussi, tu devrais.

Je ricanai.

- Peut-être que je ne me rends pas compte du danger, acquiesça-t-il. But sometimes ignorance is bliss...

Et il sombra dans ses rêves.


Je passais l'autre moitié de la nuit à écouter la tempête lentement mollir.

Aux aguets, veilleur inutile d'un sommeil que je ne partageai pas.

 

 

 

Photos : Katie West, Udo Krause, DR.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages - Communauté : les blogs persos
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Dimanche 28 mars 7 28 /03 /Mars 11:33

Autostop.pngKota Kinabalu, alias KK, Kéké pour les intimes, distille l'ennui discret d'une vieille tante de province. Un peu morose, un peu rancie, pas vraiment désagréable mais sans rien qui accroche.
Ici je suis gagnée par la torpeur, lente cuisson qui me vide de mes forces.
Mais pourquoi donc suis-je si fatiguée ? Je ne fais pourtant pas grand chose. Et c'est sûrement ce presque rien qui m'épuise.
A Kota Kinabalu je surnage sur les rives d'une langueur mêlée de migraines.

Mon corps est dur comme la pierre. Dos, fesses, cuisses, mollets... Leurs contractures résistent aux massages les plus doux comme les plus vigoureux. Sortie hier délassée du salon de beauté, je n'avais pas marché cinq cent mètres que la douleur revenait, ténue puis bien présente.
Raideurs, gêne, plaques d'acier collées à ma chair, et cette envie pressante de m'allonger, là, pour dormir.

A Kota Kinabalu je sillonne les rues tenaillée par la faim. Comme l'an dernier après quelques mois de voyage, ce blocage sur la nourriture : rien ne m'attire, tout me dégoûte. L'odeur des nouilles frites me lève le coeur, la vision des plats de riz me donne la nausée.
Je rêve de mets simples, de tomates mûres à la croque au sel, de fromage frais sur une tranche de pain. Alors je vais au supermarché et je triche. Concombres, processed cheese et crackers en ersatz.
De retour à la guesthouse, je mange en tête-à-tête avec mon assiette. M'arrête quand je pense que c'est assez. Mon estomac ne m'envoie aucuns signaux : il est comme moi, muet.
Je bois, beaucoup. De l'eau filtrée, une belle saloperie de zéros pointés en -ium (calcium, magnésium, potassium), du Coca et des jus de fruits pour compenser.

Je manque de sucre, peut-être. De sucre et de sable, de mer et de plus immatériel. D'énergie et d'amitié, de fous rires et de plongées, de chaleur et de sexe. Voilà longtemps que je n'ai pas fait l'amour, que mon corps n'a pas été touché. Désiré, si, par ces hommes qui me croisent, moi l'étrangère, et s'attachent à mes pas. Me sifflent comme leur chien ou s'exclament à mon passage.
Je ne lève pas la tête. Je continue ma route sans répondre.
Puisque je suis muette, je peux aussi être sourde.

Melancolie malaisienneA Kota Kinabalu je manque de partage mais n'ai rien à partager. Alors je fais comme toujours, le dos rond en attendant que ça passe. Parce que ça passe toujours, bien sûr.
En attendant, je me replie dans ma coquille de Bernard-l'Ermite, livrée à une douce mélancolie.

A Kota Kinabalu je parle dans ma tête. Les voix des amis lointains et des morts me répondent. Je dialogue avec les absents, à moins que les absents ne parlent à travers moi.
C'est parfois tendre comme un vin cuit, brutal comme une rasade de whisky. J'en ai le sourire aux lèvres ou les larmes aux yeux. Et lentement je glisse dans des spirales de musique.

A Kota Kinabalu j'écoute du jazz, beaucoup. Mehldau, Coltrane, Jarrett et Miles. Ascenseur pour l'échafaud, c'était jusqu'à présent Singapour, les longues marches à l'horizon de trottoirs coupés de gratte-ciels. Maintenant, Miles sera aussi un bout de Kota Kinabalu.
Et toujours, à fleur de peau, trois chansons qui me suivent partout.

Demain ailleur
s de CharlElie, le symbole même du voyage, écoutée jusqu'à plus soif en Inde sur les quais de gare, dans les trains en Chine, dans un minivan en Malaisie alors que, dans un ciel d'encre, deux étoiles filantes se croisaient avant de s'éteindre.
Lean to the glass de cette artiste que je découvris sur scène à Paris. Coup de foudre pour sa voix éraillée et ses paroles qui m'évoquent tant :
You're dying to tell me how sweet is that sun
Well... Why don't you tell me how far you've come ? [...]
Don't make me wait on you, it's just to hard to do.
Highway blues, sur laquelle je tombais "par hasard" à l'aube de ma nouvelle vie, allongée sur la banquette du bus qui se dirigeait vers mon île.

Kota Kinabalu est au carrefour de mes routes, un point névralgique de mes souvenirs, une addition de peaux successives moins celles abandonnées en défroques. 
Kota Kinabalu est aussi un contrecoup en brusque descente. Etriquée après les immensités d'eau à perte de ciel, mesquine après tant de beauté, polluée de trop de voitures, de bruits, d'odeurs. Même la mer est ici civilisée, ceinte dans une baie bardée de terrasses et de promeneurs.
Le ponton désert de Mabul Island me revient en nostalgie, comme les plantes de mes pieds nus brûlées par le sable blanc.

Melancolie malaisienne2A Mabul quelqu'un a volé mes chaussures. Elles étaient restées trop longtemps à la même place sans que je ne les touche.
A Mabul je dormais d'un trait jusqu'au matin, rechargée de la nuit.


Seul un bel homme avait le pouvoir de briser mes rêves. Arrivé après moi, il occupait le lit superposé au mien.

Lorsqu'il grimpait à l'échelle pour se coucher, son corps puissant faisait osciller la structure de métal, me roulant d'un bord à l'autre du matelas.

Lorsqu'il s'agitait dans son sommeil, le mince sommier protestait, couinait, menaçait de s'affaisser.


Plus d'une fois je craignis qu'il ne cédât pour le précipiter sur moi, m'écrasant de sa masse, me rompant la colonne et le cou.

Sur moi ou juste à côté dans une étreinte fortuite.
Cet homme se trouve à présent à Kota Kinabalu.
Et moi j'en pars, enfin.

 

 

Dernière photo de Sieff.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages
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Mercredi 5 août 3 05 /08 /Août 13:03

Sawasdee guesthouse, Bangkok, 1re semaine de mai.

Ma chambre était un rectangle surchauffé dans une bâtisse sans âme. Un lit, une petite table suffisaient à la remplir. J'avais à peine la place de caser mon gros sac et encore moins celle de le vider.
Il fallait pourtant que je sorte mes affaires une à une pour retrouver, tout au fond coincés dans la doublure, mes billets thaïlandais.

J'avais en ma possession des euros, des ringgits malaisiens, des roupies indonésiennes et des dollars singapouriens. Tout un tas de pièces et de coupures qui, à cette heure de la nuit, ne me serviraient à rien.
J'aurais pu les changer en arrivant à l'aéroport mais, certaine de retailler la route dans l'autre sens, les avais gardées.

Ce jour-là, la perspective d'allonger mon périple avait pris du plomb dans l'aile. La faute à un rendez-vous, qu'en France, je n'attendais pas si tôt et ne pourrais peut-être pas décaler.
La faute aussi au remplissage des avions. Resterait-il un siège pour moi à six semaines de là ?
Dans cette chambre minuscule, j'avais le cafard. Je tournicotai, soulevai des affaires au hasard, me collai le tournis et, entravée par la bride de mon sac, tombai sur le lit.
Et là, je recommençai mon voyage à l'envers.


Zakia Hostel, Medan (Sumatra)
L'hôtel était miteux, la chambre aussi. Aucune envie d'y entrer et pourtant, je m'y précipitais à cause de mon voisin. Cet Indien obèse au débraillé malpropre, que j'avais d'abord pris pour un employé, me dévisagea avec une lueur salace, chuchota mon nom sur le ton d'un mot ordurier et me tendit une main molle que je serrais du bout des doigts, oubliant ainsi la coutume indienne : aucun contact direct entre hommes et femmes mais les mains jointes à hauteur de gorge, de poitrine ou de visage, selon le respect témoigné à l'interlocuteur.
À l'européenne ou à la traditionnelle, j'aurais gardé mes mains dans mes poches. C'est à la fatidique question « Are you alone ? » que la situation devint franchement déplaisante. Le monsieur, ayant bien vu que j'avais échoué seule dans ce rade, pensait s'échouer sur mon lit.
Quand il s'approcha trop près, dévoilant une bedaine striée de plis, je me levai, lui claquai ma porte au nez et m'enfermai à triple tour.


Cauchemars 2Berlian Hotel, Kuta (Bali)
Le bungalow payait de mine jusqu'à ce qu'un soir, vautrée sur le lit, je me trouve face à un gros rat. Puisque j'avais demandé une single room, moins une que je ne me plaigne à la réception. Finalement, mon invité surprise eut la délicatesse de s'éclipser dans la salle de bain, et moi la méchanceté d'en bloquer la porte.
Je ne l'ai jamais revu. Ce qui ne signifie pas qu'il n'a point remontré ses moustaches.
Il devait bien aimer, ce rat, ma manie de laisser traîner des paquets de biscuits ouverts.


Gita Gili Pension, Gili Air (Indonésie)
Facile de repérer mon bungalow à sa porte : dessus s'étalait, toute rouge sur fond blanc, une large croix.
- Le bungalow du docteur, m'annonça-t-on fièrement. Il loge ici la moitié de l'année.
Nous nous trouvions évidemment dans la moitié où j'étais ici et lui ailleurs.
Qu'importait. Vu mon attachement particulier au corps médical, séjourner dans l'antre d'un homme de science me mettait du baume au coeur.

En vérité, ce bungalow aurait davantage eu besoin d'un charpentier que d'un docteur. Le plancher incliné gondolait sous mes pas. Quant aux fenêtres, sauf à s'appeler Hulk, elles refusaient obstinément de se fermer (embêtant, ça, pour les moustiques).
La porte sans serrure connaissait elle le souci inverse, incapable qu'elle était de rester ouverte. Un jour de mauvaise humeur, elle se claqua plus brutalement que d'habitude en faisant basculer le loquet.
Résultat : je me trouvai dehors en petite tenue, obligée d'appeler un employé à la rescousse.
Il ne vint d'ailleurs pas seul mais avec un copain. Hilares tous deux à force de regarder mes jambes et la porte, babillant des phrases auxquelles je ne comprenais pas un traître mot.
Dans un cas pareil, un zéro pointé en balinais évite les blessures à l'amour-propre.


Zakia Hostel, Penang (Malaisie)
Ma chambre niche à l'étage d'un bordel. Percés depuis la porte pour mener au lit en droite ligne, se multipliant face au sommier, il y a des trous. Une multitude de trous.
- Idéal pour épier... pensai-je. Mais les voyeurs doivent-ils payer pour le spectacle ?
Il me fallut une heure pour les boucher un à un. Et dix minutes pour récupérer du fou rire qui me cloua au sommier en imaginant, le soir venu, la tête des mateurs déconfits.

Ici ou ailleurs, j'ai toujours préféré dormir sans témoins.

 

 

Toile de Botero.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages
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