Malacca, Malaisie péninsulaire, mars 2009.
Le centre historique de Malacca regorge de
monuments, de musées, de temples.
Devant un temple bouddhiste, le sourire d’un jeune homme m’arrêta. Il s’appelait David, était
anglais et voyageur au long cours.
Il me raconta son séjour à Kuala Lumpur. En retour, je lui détaillai une visite à la police des
touristes. Il rit à gorge déployée.
Notre amitié du jour était conclue.
Nous flânâmes dans les ruelles en bavardant. Au crépuscule la faim s’en mêla.
- Il y a un excellent restaurant près de mon hôtel, dit David.
- Parfait. On y va ?
- Je te préviens, c’est un peu loin : un gros quart d’heure à pied.
- Pas si loin après tous ces kilomètres de marche... Let’s go !
Nous traversâmes un des ponts délimitant le cœur historique de la cité.
De l’autre côté du fleuve s’étendait la ville nouvelle et le contraste avec l’ancienne, piétonne,
était saisissant. Supermarchés, fast-food, hommes d’affaires en costumes et avenues embouteillées avaient repris leurs droits.
Violemment
délogée d’une bulle paisible, je me pris la modernité en paire de claques.
Accrochée à David, j’espérais ne pas en être séparée par la foule progressant en sens inverse.
J’étais perdue, et rien à voir avec mon calamiteux sens de l’orientation : les lieux m’étaient entièrement nouveaux. Et jamais, sauf sous la contrainte, je n’y aurais résidé.
Après la beauté poignante des monuments et le calme recueilli des temples, ces quartiers me
semblaient laids, bruyants, pollués, un vrai repoussoir pour qui cherchait un semblant de paix.
David dut remarquer ma mine égarée.
- Ne t’inquiète pas, je te raccompagnerai !
Je soupirai de soulagement, non sans lui offrir de changer d’avis s’il était fatigué. Aller-retour,
le trajet constituait une bonne trotte.
- Je me débrouillerais, tu sais…
Une stupide fierté me poussa à ajouter que je n’avais pas peur. Ce qui était
vrai. Mon problème n’était pas de me déplacer seule, mais de localiser ma guesthouse, a fortiori en traversant une portion de ville où seuls
de rares panneaux indiquent les noms des rues, où les numéros des immeubles, tantôt croissants, tantôt décroissants, se succédent au petit bonheur la chance, où, enfin, mes points de repère
diurnes ont disparu.
Rangés, les étals m’ayant accroché l’œil.
Éteintes, les enseignes clignotantes.
Rentrés chez eux, les artisans réparant sacs, chaussures et téléphones à même le pavé.
- Non, je te raccompagnerai ! Un brin de galanterie est toujours appréciable, exact ?
- Pas faux !
Après le repas en effet délicieux, David
tint sa promesse.
Ouf.
Il m’aurait été impossible de retrouver mon chemin au cœur de ces dédales à présent
désertés.
Peut-être en Asie plus qu’ailleurs, les villes semblent dotées de deux faces incompatibles :
le fourmillement bariolé du jour et le calme absolu de la nuit. Et à chaque crépuscule, à chaque aurore, le passage de l’un à l’autre paraît relever du prodige.
Arrivé au pont menant au centre historique, David stoppa :
- C’est bon ? Tu te reconnais ?
- Oui ! Je loge là-bas, même pas à deux cents mètres.
Un dernier salut et mon compagnon d'une journée tourna les talons. Comme si mon tour était venu de
veiller sur lui, je le regardai s’éloigner avant de me retourner.
Un pesant couvercle de silence écrasait le cœur de la cité. Onze heures à peine et celui-ci,
exsangue, s’était arrêté de battre. Pelotonné sur un indicible secret, elle se renfrognait, hostile de son éclairage spartiate à ses ruelles enténébrées.
Je haussai les épaules.
Tant de fois j’avais rejoint un hôtel en pleine nuit que la situation m’était familière, le danger
étranger. Et pour me chercher noise, encore eût-il fallut à la ronde une âme qui vive.
Il n’y en avait pas.
Trop occupés à fouiller les poubelles, les chiens errants se moquaient bien de moi.
Je passai la rivière en chantonnant sans prêter attention au moteur qui, sur mon passage, démarra. Mon pas épousait la cadence de la mélodie alors que, dans mon dos, une moto se rapprochait.
Une fois à ma hauteur, l’engin ralentit pour me frôler.
Le choc fut terrible.
Je fus subitement agrippée, happée, décollée du bitume par une poigne de fer. Celle du passager
acharné à me délester de mon sac en négligeant un détail d’importance : ses deux brides arrimées à mes épaules.
Impossible de s’en emparer à moins de les couper.
Je tombai tête la première à côté des roues. Mon agresseur ne cédait toujours
pas. Au contraire.
Enragé, obstiné, il me secouait en tous sens alors que son complice enclenchait la vitesse supérieure. Pantin traîné sur le
goudron, je hurlai de plus belle d’effroi, de douleur, de colère et d’impuissance.
Les rugissements furieux du moteur me déchiraient les tympans. Le pot d’échappement surchauffé me
brûlait. Les pavés m’arrachaient la chair. Les gravillons me lacéraient les paumes, les cuisses, les genoux. Chaque cahot menaçait de me briser les membres.
Livrée au bruit, à la fureur et à la violence de mes détrousseurs, je criais, vociférais, me
débattais.
En vain.
Aucune silhouette ne
s’encadra aux fenêtres noires. Personne ne se précipita à mon secours.
Sarabande d’images sans suite ni logique,
des flashes s’entrechoquaient dans mon cerveau.
Mon corps étendu inerte.
Mon
passeport au fond de mon sac.
L’argent retiré l’après-midi au distributeur.
L’évanouissement.
La chute finale.
La mort.
Ceux que j’aimais. Ma mère. Pierrig.
Je vomissais ma hargne et ma terreur en insultes, menaces, imprécations, tout pourvu que cet homme
casqué, visière rabattue sur les yeux, me lâche enfin.
La moto chancela, conducteur et passager manquèrent de chuter.
Cette embardée fut mon salut.
Soudain la poigne mollit, s’ouvrit.
Je m’avachis sur le macadam.
La moto s’éloigna à plein gaz en me laissant assommée. Pas assez, cependant, pour ne pas mesurer
l’erreur à rester là une seconde de plus.
Immobile, j'étais une proie sans défense. Tentant pour mes assaillants de faire demi-tour, de me
voler, de me frapper, de me violer, de me tuer peut-être.
Autour de moi le paysage dansait une gigue démente. Les réverbères fusionnaient leurs lumières, les
maisons se couchaient pour s’accoupler au trottoir.
Incapable de me relever, je rampai. Mon corps n’était plus que douleur.
J’étais en sang.
Personne à la réception de ma guesthouse mais, en face, de la lumière filtrait d'une échoppe. Je
tambourinai à la porte, suppliai qu’on m’ouvre.
Méfiante, apeurée, une vieille femme s’encadra dans l’embrasure. À ma vue, elle poussa un cri.
Aussitôt alertés, son mari et ses amis se précipitèrent, crièrent à leur tour.
- Oh my God, oh my God !
Ils m’entourèrent, me portèrent, m’assirent sur la meilleure chaise, me questionnèrent.
Que m’était-il donc arrivé ?
Mon récit fut haché, incomplet. L’empire que j’avais jusqu'alors gardé sur moi-même se fissurait.
Un à un mes nerfs lâchaient et une douleur presque insupportable me coupait le souffle.
- État de choc, diagnostiqua le mari. Laili !
- Tout de suite, Badan !
La septuagénaire me servit d’autorité une boisson tirée d'une jarre ventrue. Je la bus en
grimaçant. L’alcool me cuisait la gorge, le ventre, m’embrasait les joues, diffusait sa douce chaleur dans mes membres.
- Do you feel better ?
- Oui… je crois.
Laili lava puis désinfecta mes plaies avec une solution épaisse.
- Aloe vera, expliqua-t-elle. Very good for cicatrisation.
Mon sac était intact mais ma robe en
lambeaux, mes jambes entaillées, mes genoux à vif.
De vilaines plaies me torturaient les bras et surtout les paumes. La droite, déchirée,
m’interdisait de tenir le moindre objet.
Sacrée déveine pour une droitière.
J’étais infichue de tourner la tête. Mon cou était raide, ma colonne vertébrale bloquée.
Une énorme bosse s’arrondissait sur mon crâne, pile à l’endroit de l’impact avec le sol.
Le moindre mouvement était un supplice, mais au moins n’avais-je aucune fracture et le visage
indemne.
Un traumatisme crânien, en revanche…
- Il faut aller à l’hôpital, dit Badan. À la police aussi. On vous emmène.
- Non. Demain, s’il vous plaît. Je n’en peux plus… Je veux m’allonger et dormir.
- Voilà qui n’est pas très raisonnable, appuya Laili.
- Juste m’allonger et dormir, m’entêtai-je. S’il vous plaît !
J’esquissai un pauvre sourire qui ne les abusa guère.
- Demain matin, promis ! Là, je n’ai pas le courage de parler, pas celui d’expliquer et encore
moins d’attendre. Dans les hôpitaux, il y a toujours la queue...
Le petit groupe échangea un regard navré.
- D’accord, dit Badan. Demain matin. Promis ?
Trop faible pour articuler un mot de plus, je hochai le menton.
Le couple m’escorta jusqu’à Sama-Sama, tira le veilleur de nuit du sommeil en lui recommandant de
bien faire attention à moi.
- Si vous entendez un bruit suspect, montez aussitôt dans sa chambre ! l’enjoignirent-ils. Et
vérifiez demain qu’elle va bien, OK ?
L’employé acquiesça. Laili et Badan, quelque peu rassurés, prirent congé.
Je gravis l’escalier en clopinant, m’affalai sur le lit en gémissant.
En enlevant ce qu’il restait de ma robe, je me découvris couverte de bleus.
À suivre.
Ce texte en deux parties est un extrait de Près de l'os, un roman avec lequel je me bagarre depuis plus
d'une année. J'avais envie d'en partager d'un bout avec vous. J'en parle ici.
Bonne nuit !
Photos : Melvin Sokolsky, Meiko
Kaji,
Jérôme Abramovitch, Hans Bellmer.
Derniers Commentaires