Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Kota Kinabalu,
alias KK, Kéké pour les intimes, distille l'ennui discret d'une vieille tante de province. Un peu morose, un peu rancie, pas vraiment désagréable mais sans rien qui accroche.
Ici je suis gagnée par la torpeur, lente cuisson qui me vide de mes forces.
Mais pourquoi donc suis-je si fatiguée ? Je ne fais pourtant pas grand chose. Et c'est sûrement ce presque rien qui m'épuise.
A Kota Kinabalu je surnage sur les rives d'une langueur mêlée de migraines.
Mon corps est dur comme la pierre. Dos, fesses, cuisses, mollets... Leurs contractures résistent aux massages les plus doux comme les plus vigoureux. Sortie hier délassée du salon de beauté, je
n'avais pas marché cinq cent mètres que la douleur revenait, ténue puis bien présente.
Raideurs, gêne, plaques d'acier collées à ma chair, et cette envie pressante de m'allonger, là, pour dormir.
A Kota Kinabalu je sillonne les rues tenaillée par la faim. Comme l'an dernier après quelques mois de voyage, ce blocage sur la nourriture : rien ne m'attire, tout me dégoûte. L'odeur des
nouilles frites me lève le coeur, la vision des plats de riz me donne la nausée.
Je rêve de mets simples, de tomates mûres à la croque au sel, de fromage frais sur une tranche de pain. Alors je vais au supermarché et je triche. Concombres, processed cheese et
crackers en ersatz.
De retour à la guesthouse, je mange en tête-à-tête avec mon assiette. M'arrête quand je pense que c'est assez. Mon estomac ne m'envoie aucuns signaux : il est comme moi, muet.
Je bois, beaucoup. De l'eau filtrée, une belle saloperie de zéros pointés en -ium (calcium, magnésium, potassium), du Coca et des jus de fruits pour compenser.
Je manque de sucre, peut-être. De sucre et de sable, de mer et de plus immatériel. D'énergie et d'amitié, de fous rires et de plongées, de chaleur et de sexe. Voilà longtemps que je n'ai pas fait
l'amour, que mon corps n'a pas été touché. Désiré, si, par ces hommes qui me croisent, moi l'étrangère, et s'attachent à mes pas. Me sifflent comme leur chien ou s'exclament à mon passage.
Je ne lève pas la tête. Je continue ma route sans répondre.
Puisque je suis muette, je peux aussi être sourde.
A Kota Kinabalu je manque
de partage mais n'ai rien à partager. Alors je fais comme toujours, le dos rond en attendant que ça passe. Parce que ça passe toujours, bien sûr.
En attendant, je me replie dans ma coquille de Bernard-l'Ermite, livrée à une douce mélancolie.
A Kota Kinabalu je parle dans ma tête. Les voix des amis lointains et des morts me répondent. Je dialogue avec les absents, à moins que les absents ne parlent à travers moi.
C'est parfois tendre comme un vin cuit, brutal comme une rasade de whisky. J'en ai le sourire aux lèvres ou les larmes aux yeux. Et lentement je glisse dans des spirales de musique.
A Kota Kinabalu j'écoute du jazz, beaucoup. Mehldau, Coltrane, Jarrett et Miles. Ascenseur pour l'échafaud, c'était jusqu'à présent Singapour, les longues marches à l'horizon de
trottoirs coupés de gratte-ciels. Maintenant, Miles sera aussi un bout de Kota Kinabalu.
Et toujours, à fleur de peau, trois chansons qui me suivent partout.
Demain ailleurs de CharlElie, le symbole même du voyage, écoutée jusqu'à plus soif en Inde sur les quais de gare, dans les trains en Chine, dans un minivan en Malaisie alors que, dans un
ciel d'encre, deux étoiles filantes se croisaient avant de s'éteindre.
Lean to the glass de cette artiste que je découvris sur scène à Paris. Coup de foudre pour sa voix
éraillée et ses paroles qui m'évoquent tant :
You're dying to tell me how sweet is that sun
Well... Why don't you tell me how far you've come ? [...]
Don't make me wait on you, it's just to hard to do.
Highway blues, sur laquelle je tombais "par hasard" à l'aube de ma nouvelle vie, allongée sur la banquette du bus qui se dirigeait vers mon île.
Kota Kinabalu est au carrefour de mes routes, un point névralgique de mes souvenirs, une addition de peaux successives moins celles abandonnées en défroques.
Kota Kinabalu est aussi un contrecoup en brusque descente. Etriquée après les immensités d'eau à perte de ciel, mesquine après tant de beauté, polluée de trop de voitures, de bruits,
d'odeurs. Même la mer est ici civilisée, ceinte dans une baie bardée de terrasses et de promeneurs.
Le ponton désert de Mabul Island me revient en nostalgie, comme les plantes de mes pieds nus brûlées par le sable blanc.
A Mabul quelqu'un a volé mes
chaussures. Elles étaient restées trop longtemps à la même place sans que je ne les touche.
A Mabul je dormais d'un trait jusqu'au matin, rechargée de la nuit.
Seul un bel homme avait le pouvoir de briser mes rêves. Arrivé après moi, il occupait le lit superposé au mien.
Lorsqu'il grimpait à l'échelle pour se coucher, son corps puissant faisait osciller la structure de métal, me roulant d'un bord à l'autre du matelas.
Lorsqu'il s'agitait dans son sommeil, le mince sommier protestait, couinait, menaçait de s'affaisser.
Plus d'une fois je craignis qu'il ne cédât pour le précipiter sur moi, m'écrasant de sa masse, me rompant la colonne et le cou.
Sur moi ou juste à côté dans une étreinte fortuite.
Cet homme se trouve à présent à Kota Kinabalu.
Et moi j'en pars, enfin.
Dernière photo de Sieff.
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