Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Ma vie manque de sanuk. Cruellement.
Sanuk, prononcer sa-nouk, est un mot thaï. Il signifie s'amuser, rire, avoir du plaisir, mais son sens va bien au-delà du simple amusement : le sanuk est une certaine vision de l'existence, un condensé culturel en deux syllabes.
Voir ses amis, chanter, tenir une boutique, planter le riz... Quoique les Thaïs fassent, ils cherchent à y injecter du plaisir.
Tourner la contrainte en joie, rendre chaque moment drôle, unique et délectable, voilà une belle philosophie... et une sacrée gageure.
Le sanuk s'est absenté de ma vie depuis plusieurs mois. Je fais les choses parce que je dois les faire, sans plaisir particulier, davantage par obligation que par envie.
Cela ne me convient pas.
Les événements de cette fin d'année y sont pour beaucoup, bien sûr. Mais j'ai moi aussi ma responsabilité dans la disparition du sanuk. Fatigue, désintérêt ou usure, va savoir.
La faute en partie à ces longues semaines derrière l'ordinateur. Un livre à rédiger dans un délai trop court, projet mal ficelé aux corrections qui n'en finissaient pas. La crainte de ne pas terminer à temps et l'élan pour terminer, aiguillonnée par l'arrivée d'un homme.
Cet homme, je l'appelais le mien.
C'était lui dont mes oreillers, la nuit, mimaient le corps. Lui auquel je parlais en son absence, l'imaginant dans la chambre alors que je travaillais sur la terrasse. Lui auquel mes rêves et mes fantasmes avaient prêté domicile. Lui qui me faisait mordre davantage sur la nuit pour lui écrire des messages qu'il trouverait au matin. Parfois à l'aube, quand ses insomnies répondaient aux miennes.
Cet homme est arrivé avec le typhon. Drôle de période pour commencer une histoire...
Tous nos projets se noyèrent sous des trombes d'eau. Loin de plonger, de rire, de jouir, nous nous retrouvâmes coincés dans ma villa sans eau ni électricité. Malades, sans l'énergie de vraiment profiter l'un de l'autre.
Le sanuk est aussi, voire surtout, une question de volonté.
C'est se forcer à descendre du train qui nous emporte sur fond de jours monotones, destination Grisaille-sur-Ciment.
C'est prêter attention à nos gestes et à l'instant au lieu de les vivre en robots, la conscience en léthargie.
C'est se contraindre à changer nos petites habitudes pour les rendre inhabituelles.
À ce jeu-là un simple détail fait toute la différence.
Par exemple m'allonger "à l'envers" sur mon matelas, tête tournée vers la fenêtre et non vers le bois de lit. Les yeux levés, je vois la terrasse au lieu du mur et un coin de ciel. La brise qui s'engouffre par la fenêtre me chatouille le dos.
Voilà qui est sanouk.
Pour moi qui traîne toujours un sac, m'obliger à sortir sans. Enfin avancer l'échine droite en m'étonnant de la sentir si libre, en savourant cette légèreté. Enfin me dépouiller du superflu pour ne conserver que l'essentiel et jouir, à mon retour, du superflu retrouvé.
Voilà qui est sanouk. Un sanouk de rien, qui réclame à peine de l'imagination.
S'efforcer au quotidien d'infléchir l'habituel est une gymnastique. Tenter d'apprendre chaque jour quelque chose de nouveau, même infime, est un exercice. Toutes les connaissances ne se valent pas mais chaque parcelle neuve embellit ma journée.
Découvrir le travail d'un photographe ou lire un bon article me réjouit, mais retenir chaque jour un nouveau mot d'anglais me suffit. À ce rythme-là dans un an, j'en saurai 365 de plus.
Curiosité et ouverture sont étroitement liées au sanouk. Au mien, du moins.
À Taïwan, une phrase de Pierrig m'avait frappée :
- Je ne rentre jamais par la même route.
Juchés sur une moto, nous hésitions à un carrefour. Fallait-il tourner à gauche ou à droite pour rejoindre l'hôtel ?
Choisir et peut-être se tromper est sanuk.
Sans sanuk je m'étiole et végète. Je ne vais ni bien ni mal, je vais.
Ce n'est pas assez.
Une vie vouée à la répétition m'effraie. J'ai besoin de neuf, de fantaisie. De surprendre et d'être surprise, d'être emmenée et d'improviser. De m'amuser, de me lever avec gourmandise et appétit. De bousculer les cadres poussiéreux et les idées trop bien rangées.
On n'affectionne pas les pays bordéliques par hasard...
J'aime marcher seule dans les rues, sans guide ni but, pour le simple plaisir de la balade.
M'arrêter dans un boui-boui quand j'ai faim, à une buvette quand j'ai soif.
Goûter des aliments bizarres.
Bouquiner sur un banc.
Héler un taxi pour revenir à l'hôtel, vu que je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. Sens de la désorientation aidant, je suis de toute façon perdue au premier coin.
J'aime suivre mes intuitions, mes coups de fantaisie, ma voix intérieure qui me souffle telle une mauvaise gamine : "Faisons ça, allons-y, on va rigoler !".
J'aime descendre d'un bus avant mon arrêt parce qu'un quartier bruissant m'attire.
Me faire tirer les cartes dans le Chinatown de Bangkok, le jour du Nouvel An chinois. Essayer de comprendre les paroles de ce vieux Thaï à l'accent si prononcé. Acquiescer lorsqu'il affirme que ma vie se place sous le signe du voyage.
- Travels, many many !
J'aime rencontrer des gens, parler à des inconnus, partager un bout de discussion ou de journée.
J'aime les hommes, et certains plus que d'autres. Et plus ils sont sanuk, plus ils me sont nécessaires.
Dans la nuit de demain direction la Malaisie. Je quitte enfin ma villa pour tailler un bout de route. Je me la souhaite sanuk.
J'en ai cruellement besoin.
Dessin de Mucha ; 2e photo d'Irène Suchocki ; 3e photo de Saudek.
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