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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Dorian, un amour particulier

Mercredi 9 juin 3 09 /06 /Juin 16:13

Coeur si pres des levres 4 Ether me l’avait souvent répété :

- Dorian est amoureux de toi.

Quand elle disait cela, j’agitais les mains dans un ricanement incrédule, lui affirmait qu’elle se trompait. Dorian m’aimait, certes. J’étais son amie particulière, sa confidente, son soutien dans les jours sombres. Tout cela ajouté du plus d’avoir été amants par le passé, d’avoir eu à nous cet accès que seule offre l’intimité du plaisir.

 

Je savais écouter Dorian, le faire rire, le conseiller et le brusquer parfois, le gêner alors qu’à la terrasse d’un café, je lui narrais à haute voix mes aventures entremêlées de cochonneries.

Il avait alors ce regard que je n’ai vu que dans quelques yeux, ceux de ma mère et de ma grand-mère surtout, tandis que, leur racontant une histoire salée ou un de mes coups d’éclat, elles s’exclamaient :

- Sacrée toi, va !

C’était des mots amusés ou stupéfaits, des mots réservés à une enfant aussi chérie que terrible.

 

D’autres hommes que Dorian se seraient arrêtés à ces provocations, me classant derechef dans une petite boîte. Mais lui me connaissait, savait ce qui se cachait sous l’armure, appréciait mes facettes sans solution de continuité.

Avec lui je pouvais être moi, contradictoire, euphorique ou déchirée, comblée ou malheureuse, pleine d’allant ou de regrets, oublieuse du lendemain comme pétrie des remords de la veille.

Juste moi sans crainte d’être jugée.

Dorian fut d’ailleurs un des seuls hommes de ma vie à rencontrer mon père. A l’époque, celui-ci m’avait proposé un marché : je m’occupais de ses chiens pendant ses vacances et, en échange, profitais de sa maison avec jardin, piscine, des amis si je le souhaitais.

C’est à Dorian que je proposai de venir. Prudente, je fixai une date proche du départ de mon père. Qu’ils soient présentés l’un à l’autre, soit. Mais que cette cohabitation dure davantage que nécessaire, inutile. Malgré son sens de l’hospitalité, mon père n’est pas forcément un homme auprès duquel on a envie de s’attarder.

 

A date dite Dorian débarqua, en voiture et en plein cirque familial. Il eut droit à la visite guidée du domaine, de l’atelier, des voitures de collection et des outils dont mon paternel tire une légitime fierté : lorsqu’il veut poser un parquet, ce ne sont pas les lattes qu’il achète, mais les troncs d’arbres pour les débiter.

A mesure sue l'été s'étirait, mon père repoussait d’un jour sur l’autre la date de son départ. Et d’un jour sur l’autre, le vernis de la bienveillante apparence sautait.

Dorian eut alors droit à ses mauvaises humeurs. A ses jugements péremptoires sur moi et à ses conversations à sens unique. A ses disputes avec Claudine, sa presque épouse, et à ses cris parce que le dîner n'arrivait pas assez vite.

Planté bras ballants au milieu de la cuisine, il hurlait en enfant-roi aux quatre vents :

- Claudine ! Apporte-moi à manger ! Tout de suite ! J’ai faim ! Faim !!

 

Lorsqu’enfin ils quittèrent la maison, Dorian et moi soufflâmes. Rendus à la paix et aux bruissements des jets d’eau du parc, nous passions nos soirées allongés dans l’herbe à discuter. Puis à faire l’amour après qu’il m’eut avoué :

- J’ai envie de toi.

Ce père que je cachais comme une maladie honteuse ne le rebutait pas. Test dont je sortis surprise, peut-être par stupide manque de confiance en lui.

Dorian avait su, d’instinct, faire ce à quoi longtemps je m’étais efforcé : la différence entre mon père et moi, la ressemblance aussi. Nostalgie, entêtement et ligne de mâchoire ne me sont pas tombés dessus par hasard. Et alors qu’au cours de tant d’années je m’étais définie contre, j’entrevis la possibilité de me définir un jour avec.

 

- Dorian est amoureux de toi, me répétait Ether.

J’agitai en réponse les mains dans un ricanement de moins en moins incrédule. Avant de le rencontrer, Ether n’avait que ma version, forcément partiale, de notre histoire. Mais après l’avoir rencontré, ou plus justement nous avoir vus ensemble, restait sa version contre la mienne, un ressenti contre une interprétation à laquelle je refusai de me livrer.

Ma douleur d’alors m’étouffait. Dans ma vie il n’y avait de place pour rien d’autre que mon mal et son possible remède. Rien d’autre hormis un choix terrible auquel j’étais confrontée.


Coeur si pres des levres 6Je tranchai dans le vif.

Bien qu’importants, les sentiments de Dorian ne me concernaient pas. Ils se jouaient si en dehors de moi que je n’y tenais aucun rôle, tout au plus une modeste réplique.

Egoïste, oui, peut-être. Il en allait de ma survie et au fond, je savais. Dorian avait sa vie en Europe. Ses enfants qu’il adorait. Une compagne qu’il n’était pas prêt à quitter.

Aurais-je voulu le rendre heureux que je n’aurais pas pu.

Quoique déchirée, j’étais en partance, cœur en balance mais âme déjà absente, tournée vers une vie nouvelle.

 

Besoin d’indépendance contre besoin d’enracinement, violent entrechoc dont aucun de nous deux ne serait sorti grandi.

Il n’est pour moi aucun bonheur acquis au détriment de l’être aimé. Bien que sublime, le sacrifice de soi est intenable sur la distance. Le nommer amour est un abus, tant il s’agit d’un pillage ou d’une amputation.

Mais si l’amour était, ce soir-là, cet impérieux besoin l’un de l’autre, cette nécessité à ne former qu’un, oui, nous nous aimions. Absolument, sans conditions, avec la même force et la même violence, unis jusque dans la jouissance par un même cri.

Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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Vendredi 4 juin 5 04 /06 /Juin 20:32

Tendre-est-la-nuit.pngJe me coulai contre lui. Nos lèvres se trouvèrent comme si jamais elles ne s’étaient désunies. Souffles pressés, paupières closes, contre mon nez sa courte barbe rêche et entre nos peaux, malgré nos caresses, cette distance nécessaire aux lieux publics.


Reculant, j’eus alors ce geste si impudique pour moi : yeux rivés aux siens, je passai tendrement la main sur son front, suivit l’arc de son sourcil pour m’arrêter sur sa pommette, épousait sa joue et encerclait son menton. Lentement, à petits chemins, comme un sculpteur aveugle graverait un modèle aimé dans sa mémoire.

Geste apparemment de rien mais qui signifie tout. Le désir comme la peur de perdre, l’amour comme la nécessité de la perte.

 

Il nous restait si peu de temps. Si peu avant l’avion, demain. Si peu avant, le soir même, l’arrivée de Salomé chez moi. Aurais-je été libre que Dorian, attendu pour un dîner, ne l’était pas.

Je lui offris de me rejoindre au milieu de la nuit. Qu’importait la fatigue puisque nous aurions pu être ensemble, une dernière fois, pour quelques heures. Heures peut-être volées à elle, sa compagne, même si à aucun instant, au cours de nos quelques nuits, je ne m’en fis le reproche.

 

Pour moi, c’était des heures que nous nous accordions. C'était notre histoire commencée bien avant elle, un amour juxtaposé à leur relation compliquée, un lien très spécial qui ne la regardait pas et dont, à ce titre, elle semblait jalouse.

Pour le peu que je l'ai vue, elle ne m’appréciait pas, je crois. En retour, je ne l’appréciais pas davantage. Non pour la percevoir comme une rivale, mais parce qu’elle le rendait, lui, malheureux.

Jamais, malgré leurs qualités, je n’ai pu chérir ceux ou celles qui blessaient, ou pire, détruisaient mes proches à petit feu. Accordaient-ils leur permission, puisqu’il n’est pas de victimes sans bourreaux, que cela changeait peu à la donne : les heurter eux, c’était m’attaquer moi.

A ma proposition de me rejoindre, une lueur tremblota dans les yeux de Dorian puis s’éteignit. Il aurait fallu trouver des prétextes. Inventer des excuses. Expliquer ou plutôt mentir.

Certaines absences sont plus justifiables que d’autres. Celle-ci ne l’était évidemment pas. Tout à tour me blottissant dans ses bras et m’en arrachant, je soufflai contre son cou :

- Allons-nous-en.

 

Nous sortîmes de L’Imprévu. La nuit était déjà tombée. Mon dernier crépuscule parisien avait le goût de l’ombre et la chaleur de sa paume. Enlacés, pressés, nous enfilâmes la rue piétonne jusqu’au boulevard en quête d’un taxi.

Plusieurs passèrent sans s’arrêter. Regardant leurs phares disparaître dans la file des véhicules, je songeai aux minutes qu’ils nous dérobaient, si précieuses alors que nous avions déjà perdu tant de temps.

Une voiture stoppa enfin à notre hauteur. Nous nous y engouffrâmes. Je lançai mon adresse au chauffeur, tremblant qu’il ne refuse la course sous prétexte que nous n’allions pas assez loin.

De carrefours en feux rouges, la route jusqu’à chez moi sembla pourtant interminable.

 

Mon immeuble, enfin. Je composai fébrilement le code, écrasant chaque touche de peur d’en rater une. Il arrivait parfois que le mécanisme se grippât pour m’interdire l'accès.

Hall, baisers, deuxième porte, main sous ma robe, escaliers, cavalcade dans les marches, palier, troisième porte. La mienne qui, repoussée d’un violent coup de pied, claqua derrière nous.

A l’entrée du couloir nos manteaux tombèrent. Puis le long des livres nos autres peaux inutiles, traçant du salon à la chambre le chemin rectiligne de notre désir.

 

 

 Parce que ces mots s'accordent à merveille ici et que c'est beau, tout simplement.

La suite sur ce lien

Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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Lundi 31 mai 1 31 /05 /Mai 16:40

Le coeur si près des lèvres 3Le whisky de Dorian se réchauffait sur la table alors que mon Coca s'éventait. Il se tenait un peu raide, un bras le long du corps, l’autre étendu sur l’accoudoir du canapé.

Si je renversais la tête, elle viendrait se nicher dans sa paume, en débordant toutefois des deux côtés. Du poignet à l’ongle du majeur, l’exacte mesure de sa main n’était pas mon crâne mais mon sein.

Peut-être jouait-il avec mes cheveux sans que je ne le sache. Peut-être frôlait-il le col de ma robe en songeant à la nuit où, après la fête, il me l’avait ôtée.

Hasard ou coïncidence, cette nuit-là Dorian perdit ses clefs chez moi. Tombées de sa poche, elles roulèrent sous un meuble dans la poussière. Prisonnier dehors une fois de trou de chez lui, il dut sonner à sa porte pour que sa compagne lui ouvre, ce qu'elle fit sans questions ni commentaires.

 

Je songeais au soir d’après cette nuit, ou plutôt aux mois qui s’étaient écoulés entre les deux. Trop de mois et trop de silence.

Peu après la fête, j’achetai à la va-vite un billet pour l’Asie et partis comme on se noie. Droit devant ou tout en bas, arrimée à la vie par un fragile fil d’ancre, maintenue à flots par la bouée de mon intime conviction : il me fallait plonger, descendre dans l’eau trouble comme en moi-même, m’immerger dans la vase de mes contradictions, crever la surface de la marée noire des mots qui m’asphyxiaient.


- Toi, de toute façon, vaut mieux pas que tu aies un gamin.

- Combien d’enfants ? Ah… Zéro. À votre âge, faudrait s’y mettre, ma p’tite dame.

- Si je comprends bien, c’est pas encore cette année que je serai grand-père… Mais qu’ai-je fait au bon Dieu pour avoir des mômes si égoïstes ?

- Tu serais une mère merveilleuse.

- Prends-la dans tes bras, la petite. Ah ah, tu devrais voir ta tête ! Une poule qui a trouvé un couteau !

- Pour ce à quoi ça sert, les gosses… Bébés, ils vous empêchent de dormir, jeunes, ils vous emmerdent et adultes, ils vous quittent.

- Les pères non plus, ça sert à rien. Celui de ma fille ? Un vrai connard.

- Mademoiselle, faites des enfants, ils auront vos yeux.

 

Je devais loin de cette pollution renouer avec mon désir, me tenir à l’écoute de cette voix étouffée qui balbutiait la vérité.

Je voyageai. Plongeai. Profond, sans garde-fou. Que m’importait, puisque j’étais prête à mourir.

Je me lavai les yeux du blanc d’hôpital avec du bleu. Du bleu philippin à perte de mer et de ciels nuageux, d’une beauté torturée à couper le souffle.

Seule sur le pont d’une banka, regardant les îles inhabitées défiler au lointain, j’écoutais La Mélancolie de Ferré en boucle, sans me lasser.

 « C’est un nom de rue où l’on va jamais… »

Cette chanson me parlait du pays que je venais de quitter. Mais aussi de moi, de ma tristesse et de ce goût du plus jamais :

« C’est avoir le noir sans savoir très bien

Ce qu’il faudrait voir entre loup et chien,

C’est un désespoir qu’a pas les moyens… »

 

A mon arrivée à Bangkok, j’achetai un test de grossesse. La pharmacienne me l'enveloppa dans un vilain papier et me le tendit par-dessus le comptoir. Blasée, revêche, habituée à ces touristes prenant leur plaisir sans se protéger.

Ce n'était pas à elle que j'allais expliquer toute l'importance de ce petit paquet froissé.

Sitôt rentrée à l'hôtel, j'urinai mon espoir dans les toilettes de la chambre.

C’était encore trop tôt mais le résultat fut implacable.

Une bandelette.

Négatif.

La nuit le sang coula de mon sexe, tachant ma culotte, le drap, le matelas. Au matin, honteuse de ce corps débordant en ruisseaux, je nettoyai. Au gant de toilette et sans larmes car au fond, je savais.

J’écris à Ether mais à Dorian ne donnai aucune nouvelle. Il me reprocha et eut raison.

J’avais tort. Tort sur toute la ligne biaisée de notre amitié.

 

M'arrachant du passé pour me ramener à l'instant, Dorian me saisit aux franges du remords.

- Je peux te prendre dans mes bras ?

Je lui décochai un regard surpris. Jamais jusqu'alors, il ne m'avait demandé la permission.

 

 

Suite.

Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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Dimanche 30 mai 7 30 /05 /Mai 14:31

Dorian départ 1C'était la veille de mon départ. Je me souviens d'avoir marché au pas de course jusqu'au centre de Paris, stoppant dans toutes les boutiques de téléphone. Personne ne pouvait débloquer pour l'international le portable offert par Ether.


Je me souviens de mon énervement croissant à mesure des enseignes. Du tiraillement contraire qui se saisissait de mes bottes, faisant tour à tour adhérer mes semelles au pavé et résonner de plus en plus vite mes talons sur le bitume.

 

Je voudrais flâner pour profiter une dernière fois d'un samedi parisien, laisser affluer les images d'un pan entier de vie. Je regarde les arbres, les carrefours, les cafés et les boutiques comme si jamais je n'allais revenir. Ce chemin mille fois emprunté est jonché de stations en réminiscences.

Le cinéma où je passais des après-midis entiers, enchaînant une séance après l'autre.

Le bar cosy où je retrouvais parfois Andreadéchirée entre la nécessité de garder mes distances et le désir de lui sauter au cou.

La librairie dont le patron, lorsqu'il me voyait franchir le seuil, me demandait en riant :

- Ce sera quoi cette fois ? Mongolie ou Turkménistan ? Peu probable qu'on ait le Lonely Planet, mais je vous le commande... comme d'habitude ?

 

Je dois me dépêcher parce que je suis en retard. Au bout de mes souvenirs déroulés en ruban, Dorian m'attend dans un café au nom choisi à dessein, tintant comme une promesse. L'Imprévu. Tout en coins et recoins, voisin du restaurant - fermé depuis - où, une éternité plus tôt, nous partageâmes notre premier dîner, il étire deux salles sombres semées de tableaux étranges et de chaises dépareillées.

Un rideau cramoisi bloque le fond de la première travée. Derrière, les violets, les oranges, les rouges éclatent à profusion en une ambiance de fumoir exotique.

Si le lieu est improbable, la carte l'est aussi : en sus des boissons, elle affiche un "renseignement approximatif à prix modéré", un "renseignement précis mais plus cher" et un "câlin du serveur, gratuit mais laissé à sa discrétion, selon la tête du client".

Prenant un jour l'intitulé au mot, je postulai pour un free hug. Le serveur, dont le goût ne penchait manifestement pas vers les femmes, me regarda des escarpins aux boucles d'oreilles avant de m'enlacer.

 

J'arrivai suffisamment à l'heure pour trouver le bar ouvert. Dorian, lui, s'était heurté à sa porte close. Un texto laconique me prévint :
"Suis en face, à La Plage."
La Plage... Pour une femme en partance vers les tropiques, cela semblait prédestiné.
Bar impersonnel. Musique trop forte. Rares clients et serveuses désœuvrées. La Plage n'avait de chaleureux que l'enseigne.

- Partons, proposai-je.

Nous traversâmes la rue. Franchîmes la porte vitrée de L'Imprévu. Le canapé du fumoir était libre. Nous nous y installâmes, poussés l’un vers l’autre par les ressorts fatigués formant un creux. Brusquement gênés, comme intimidés, nous nous taisions.

Trop de choses à dire et des mots qui ne sortaient pas.

Mon départ, le profil de Dorian, ses yeux clairs et une valse d'images voltigeaient, s'entrechoquant sans suite ni logique, juxtaposant les époques, l’ici et maintenant à l’ailleurs du passé.

 

Dorian départ 3C'est novembre et pourtant l'été.

Arrêtés sur un pont, Dorian et moi regardons les parasols des quais de Seine. Citadins en manque de plage, nous descendons jusqu’au fleuve nous mêler à la foule, désespérant de trouver un endroit autre que le bitume pour nous asseoir.

 

Deux places se libèrent soudain. Nous les prenons et je ris. Bien que côte  à côte, nous voilà assis face à face sur un siège en double U inversé, dans une position aux allures de scène d'un film. Celle de la séduction où, au restaurant sur leur 31, les ex-futurs-amants croisent leur bras pour entrechoquer leur verre.

Nous, ce n’est pas une coupe que nous tenons, mais des glaces qui dégoulinent sur leur cornet. Deux boules framboise-fruits de la passion, qu’il a commandées.

 

Nos vêtements légers manquent aussi de la classe de soirée. Robe portefeuille pour moi, chemise légère pour lui, chaussures ôtées et nos pieds nus qui fouillent le sable.

Mes orteils sont poussiéreux, mon vernis écaillé, ma cheville alors vierge de son tatouage. Dorian le suivra du doigt un autre été, sur les bords de Seine encore, n’osant remonter des fourches agressives du trident à mon genou, puis de mon genou à l’ourlet de ma robe rose.

Il est à cette époque des chemins que nous n’empruntions pas.

 

C’est le jour et pourtant la nuit.

Nous sortons d’un restaurant thaïlandais dont le nom nous amuse beaucoup : le Q Bar. Nom d’autant plus savoureux qu’il se tient à côté de… A la Bonne Franquette.

- Ca ne s’invente pas, gloussé-je.

Après la chaleur feutrée des fauteuils et des épices, le boulevard sombre paraît lugubre. Pas un chat alentour, juste des formes endormies sur les bancs du square. Nous longeons le trottoir en titubant un peu, nous heurtant au gré de notre marche.

Je prétexte que je n’ai jamais su marcher droit, ce qui est vrai. Mais la vérité est que nous avons trop bu et que cette ivresse est douce. Et que plus nous avançons, plus nous ralentissons.

 

La station de taxis se profile déjà dans le lointain. Je rentre chez moi où personne ne m’attend. Lui chez lui où sa compagne, endormie, ne l’attend plus, si tant est qu’elle l’ait attendu.

Je raconte des idioties pour reculer le moment à défaut de reculer l’espace. Des phrases sans queue ni tête guillotinées de leur fin. Des blagues stupides et des cochonneries qui mettent Dorian en joie.

Son rire sonore fuse et j’aime ce rire-là. Je lui glisse que dans ses soucis il se fait trop rare, mais je tais la suite. Ivre, certes, mais pas assez pour formuler ce qu'au fond je pense et qui le blesserait.

Un taxi nous lance des appels de phare. Une vitre descend sur un visage réjoui.

- Eh ! Vous allez où, les amoureux ?

- Nulle part, dis-je.

Dorian dépose une bise sur ma joue puis une, maladroite, au coin de mes lèvres.

 

C’est mon corps en bonne santé et pourtant la maladie.

Evanouie dans le métro alors que je rejoignais Salomé, je suis évacuée par les pompiers. Lentement je remonte des entrailles de la terre à la lumière, exposée sur une civière aux regards des badauds. Surprise, compassion, mouvements de recul. Qui sait, je suis peut-être contagieuse…

A l’Hôtel Dieu le mal nommé, la sonde passée dans mon œsophage me relie au mur. Prisonnière de ce fil, je ne peux ni bouger, ni me reposer, ni bien sûr dormir.

Je suis en observation mais, hormis le plafonnier qui m’éblouit, personne ne m’observe.

Une infirmière m’a demandé si j’avais quelqu’un à prévenir. J’ai acquiescé, elle a tourné les talons pour ne jamais revenir. Les portables sont interdits, le téléphone de ma chambre hors service.

Personne ne sait que je suis là. Si je ne sors pas, au bout de combien de temps mon absence inquiètera-t-elle ceux que j’aime ? Je pense que mon indépendance m’isole. Que Salomé, qui m’a attendue en vain avec son bébé, doit être furieuse.


Dorian départ 4Je me sens mieux. Les heures défilent et j’en ai assez. Une tête passe soudain par l’entrebâillement de la porte. On vérifie que je vis toujours ou que je ne me suis pas sauvée.

Avant qu’elle ne disparaisse, j’ai trois secondes pour hurler :

- Je veux sortir !

La tête hésite. Elle va feindre, à coup sûr, de n'avoir rien entendu. Je répète, plus fort :

- Je veux sortir ! Sortir !

 

L’infirmière vient. Le médecin d'astreinte aussi. A deux ils me servent les mots qu’on adresse à une enfant rebelle.

- Non, enfin, pas question de quitter l’hôpital. Nous ignorons ce que vous avez. Et vous vivez seule, c’est dangereux. Qu’arrivera-t-il si vous perdez conscience ? Qui alertera les secours ? Soyez donc responsable ! Raisonnable !

Je signe une décharge.

 

Dehors, il pleut. Je ressuscite. Bras en croix, tête vers le ciel, je laisse l’eau tremper mes cheveux, mon visage, mes vêtements.

- Faut vous abriter, mademoiselle. Vous allez attraper la mort.

Le taxi compatissant me ramène à la maison. Le temps de me traîner sur cinq étages, il est une heure du matin.

Je suis épuisée. J’ai peur. Malgré mon entêtement, le médecin a réussi à m’effrayer.

A qui donc puis-je téléphoner si tard ? Qui m’écoutera sans en faire un drame ? Viendra vite si j’en ai besoin, tout en respectant que pour le moment, je préfère être seule ?

C’est Dorian que j’appelle. Sous sa garde, même lointaine, je me sens protégée.

 

 

Parce que ceci va si bien avec cela.

Et la suite.

Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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Dimanche 2 août 7 02 /08 /Août 22:42
En rentrant d'Asie, j'avais dit que je voulais la faire. Les semaines passant, je n'en avais plus envie. Pas le cœur à la fête. Pas l'âme à la rigolade. Puis l'excuse toute trouvée des vacances.
"Y aura personne, tout le monde s'en va."

C'est Ether qui m'a poussée. Ether et un autre truc à l'intérieur de moi. Un truc comme une lueur qui vacille
au bout du couloir, un lacet qui se desserre autour de ma gorge, un fourmillement de poings qui pousse.

J'ai alors pris mes nouvelles mains pour faire une liste. Y ai couché les noms de ceux que je connais et aime, de ceux que j'aime sans bien les connaître, de ceux que j'aimerais connaître davantage. Et j'ai enfin décroché mon téléphone.
"Es-tu libre vendredi ?"

L'après-midi du jour dit, loin de l'excitation de réunir mes amis, j'étais au lit. Échouée en méduse, dormant comme deux sapeurs. Les cris des ouvriers qui, dans la cour voisine, s'interpellaient du haut des échafaudages ne me troublaient pas. Le vacarme de leurs machines non plus.
Écrasée de fatigue, de cette fatigue si lourde qu'elle a des airs d'abysses, je dormais.
C'est le réveil qui m'a tirée de mes
brumes.

J'ai regardé l'heure. Pas encore levée, déjà épuisée, déjà en retard. J'ai appelé Ether pour lui dire que j'arrivais. Adorable, elle s'était chargée des courses et du lieu : chez elle, parce qu'elle a un grand salon.
Je savais qu'à tous on ne le remplirait pas, mais qu'importe ?

À peine arrivée, je suis ressortie. Il manquait, pensait-on, trop de nourriture et de boissons pour que la fête ait un air de fête.
En fait, nous nous trompions. C'est l'opulence des restes qui, une fois l'appartement vide, nous l'a appris.

En revenant chargée de quelques sacs, j'ai aperçu Dorian. Il marchait, dégagé, en jeans et chemise bleue, un sac sur l'épaule. J'ai poussé un cri qui pourrait être de ralliement.
Il a sursauté, souri, pris les sacs puis moi entre ses bras.

Depuis notre dernier dîner, d'autres mauvaises nouvelles étaient tombées. Dorian et moi en avions parlé, très peu, très vite. Aussi quand il m'a serrée, très fort, pensai-je qu'il estimait à quel point ma résistance avait été entamée. À quel point j'étais fragile sur mes deux pieds.
J'étais sûrement partie sur une fausse route.
S'il me serrait si fort, c'était juste qu'il m'aimait et me le montrait, simplement, sans mots.
- Tu es radieuse, me complimenta-t-il alors que nous traversions la cour arborée.
J'agitais les mains pour ne pas le traiter de menteur.
Chez Ether, la glace m'avait renvoyé un petit visage chiffonné. Cernes, plis, creux et bosses des coups du sort et des stigmates du combat. La poudre masque, le fard avive, mais sous la poudre et le fard se tient toujours la même peau.

Les invités arrivèrent les uns après les autres. Aucun ne se connaissait auparavant, mais je ne m'inquiétais pas. Je savais qu'ils s'apprécieraient autant que moi, je les appréciais. Et la soirée a coulé comme l'alcool. S
imple, fluide, forte.
Appuyée sur le minibar, entourée de rires, d'exclamations et de paroles en l'air, je me suis soudain retranchée. Ai appuyé sur pause pour les regarder tous, un par un. Ether mon amie-ma sœur et Yann son frère, Kim le voyageur, Sandra si drôle et Agustin si sensible, Antoine l'artiste, la belle Mathilda à son bras, et Dorian.
J'ai pensé q
ue j'avais la chance de les avoir tous autour de moi. Que ce moment de grâce ne reviendrait plus.
L'émotion me serra la gorge.

- Vous savez ce qu'elle a osé faire lors de notre dernier dîner ? lança Dorian à la cantonade.
Concert amusé de non en invitation à dire davantage.
Ouh là, aucun doute, il va m'habiller pour l'été. Je relâche à la hâte le bouton pause et redescends de mon nuage. Dorian a au coin des lèvres la malice des enfants qui possèdent un secret, doublée de l'excitation de ceux qui vont le révéler.
Ce secret, j'ai beau le chercher, je ne le trouve pas. Que le serveur soucieux de m'orienter vers un plat féminin ait été congédié d'une "grosse entrecôte à point et dégoulinante de frites", est-ce un secret ?
Non. Tout au plus un micro-événement culinaire.

- J'vous raconte, alors ?
Chœur de oui aussi intrigués qu'enthousiastes.
- Et bien... Nous mangions en tête-à-tête sur une terrasse. À un moment, je m'absente cinq minutes et lorsque je reviens... Elle draguait les trois garçons de la table voisine !!

Je m'insurge. Soutiens à Dorian qu'il n'a rien compris. Que sa mauvaise foi est d'une évidence rare.
- Mais je ne les ai pas abordés ! C'est le petit brun qui m'a demandé si, entre toi et moi, il y avait une possible ouverture.
- Et tu as répondu ?
- Impensable, on est des amis de 13 ans.
- Voilà... Merci de confirmer : tu lui as laissé la porte ouverte.
- Mais pas une seconde ! Admets que tu es tordu, à voir des sens cachés partout !
- Et son voisin, il te plaisait beaucoup, non ?
- Là, j'avoue. Il était canon, son voisin. Mais aussi beaucoup trop jeune.

- Trop jeune, trop jeune... Tu me parlais à moi en le regardant lui !

Dorian faussement indigné rit, avec dans le regard une pointe d'autre chose. Quoi exactement ? Mieux vaut sans doute pas chercher.
La zone est trop instable, dangereuse, à la lisière de notre amitié.

À la fin de la soirée, Dorian m'enlaça et me souffla :
- Je voudrais t'aider. Mais pas que t'aider. La vérité est que j'ai envie de toi. Et que cette vérité-là, c'est aussi le moyen de t'aider.
Nous sommes rentrés ensemble. Avons fait lentement les gestes du rituel de l'amour et du sexe. Aussi tendres, forts et complices qu'il y a onze ans, lorsque nous ouvrîmes notre brève parenthèse d'amants.
Quand son sexe vint aux bords du mien, ma paume se posa sur sa hanche. Un petit stop qu'il était libre d'ignorer.
- Tu es sûr que... ?
- Oui, certain.

Le préservatif resta emmailloté dans son sachet.
- Tu sais qu'il y a une chance sur un million, n'est-ce pas ?
- Je veux la courir. Parce que la science peut se tromper. Parce que j'aimerais un enfant avec toi.

Lorsqu'il jouit, des milliers d'étoiles s'invitèrent dans ses yeux.
- Je crois qu'on est fous, dis-je.
- Je ne crois pas. Et même si, et alors ?
Je ne te demande que de me donner des nouvelles. Où que tu sois, ne cesse jamais de m'en donner.

Dorian parti, je me renversai sur le sommier, glissai un coussin sous mes fesses, encerclai mon ventre de mes mains. Puis je parlais, parlais dans le noir, à cet enfant si désiré.
Je lui racontais cette nuit, je lui racontais son père.
Je lui expliquais mes doutes et cette envie qui montait du dedans.
Je le suppliais de s'accrocher pour que j'ai la chance de le connaître.
Je l'assurais que s'il venait en dépit de mon corps cassé, il serait le fruit de l'amour.
D'un amour très particulier entre un homme et une femme.

Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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Lundi 13 juillet 1 13 /07 /Juil 00:59
J'ai appelé Dorian un jour après et déposé sur son répondeur un message que je n'ai pas réécouté.
Comme il me connaît bien, il ne lui a pas fallu longtemps pour me rappeler et laisser, à son tour, un message sur le mien.
- Tu avais une voix blanche... Je sais que c'était hier et, forcément, je m'inquiète. Je retente ma chance plus tard.

Ce plus tard me cueillit près de chez moi alors que je descendais la rue en pointe.
Je fouillai furieusement mon sac pour repêcher mon portable.
La sonnerie s'exaspérait à mesure que des strates de mouchoirs me glissaient entre les doigts. Saisie par l'urgence d'un bip qui se meurt, je finis par lâcher le tout et m'agenouiller à même le goudron. Tête basse et dos courbée, en position de pénitence ou d'imploration.

"Dorian", lus-je sur l'écran du téléphone.
- Suis là, crachotai-je en obliquant à dessein sur une petite place tranquille.
Pas âme qui vive à l'horizon, malgré le tabac du coin ouvert le dimanche.
L'approche du 14 juillet avait vidé aussi la capitale aussi sûrement qu'un coup de grisou dans une outre trop pleine. Unique rescapé d'un silence assourdissant, un vague bruit venu de l'appartement du rez-de-chaussée, à l'aplomb du plot qui me servait de reposoir, attestait que je n'étais pas seule au monde.
Je me congratulai in petto de mon choix de repli.
Dorian et moi, fallait qu'on cause.

- J'ai quelques questions à te poser, attaquai-je bille en tête. Rien de méchant, hein, c'est juste pour un sondage. Tu me dis oui, ou non, ou la première réponse qui te vient à l'esprit. D'acc ?
Dorian acquiesça, rassuré depuis son île de vacances. Puisque j'étais d'humeur joueuse, je ne pouvais pas aller si mal.
- Tu aimes te faire fesser ?
- Pardon ?
- Tu aimes pan-pan cucul sur ton postérieur ?

Il marmonna un "Euh..." embarrassé avant de hoqueter de rire, croyant sûrement à une de mes bizarreries ou provocations habituelles.
- Bon, je ne suis pas sectaire. Imaginons que la fessée, je la reçoive moi. Enfin... que tu me la donnes. Tu aimes mieux ?
- Je crois que je préfère.
- Parfait. C'est noté.


Râtissant le pavé du bout de ma botte, je sautai à une interrogation beaucoup moins polémique.
"Doucement, doucement... Pas tout en même temps avec nous les hommes", qu'il m'avait conseillé le chirurgien une année plus tôt.
Dont acte.
- Et le riz, tu aimes ?
- Le riz ? Je crois que la ligne passe très mal, là. Tu me demandes si j'aime... le riz ???
- Oui, oui, tout à fait. Le riz.
Silence consterné à l'autre bout du fil.
C'était prévisible. Mon meilleur ami pense que je suis piquée. Que mon cerveau a fondu au soleil de Malaisie ou que je l'ai oublié dans l'avion. Alors, pour ne pas me contrarier (ou parce qu'il aime vraiment le riz, allez savoir), il me concède qu'il "aime bien le riz, surtout avec une bonne sauce".
Pour une fille en transit vers l'Asie, voilà qui
tombe plus qu'à pic.

Deux sur deux, carton plein.
Grisée par mon succès, je louvoie vers la zone dangereuse la fleur au fusil :
- Et les enfants, tu les aimes, les enfants ?
Même pas besoin d'attendre sa réponse, je la connais déjà.
Dorian n'aime pas les enfants, il les adore. D'ailleurs, quand il parle des siens, il a la voix qui vrille, la fierté qui s'affirme et la tendresse qui déborde. Et bien que mâle, il a aussi cette espèce d'aura, de complétude de fruit mûr et fermé qu'on ne prête qu'aux femmes enceintes ou aux jeunes accouchées.

Hier, cette tendresse me touchait au cœur. Aujourd'hui, elle me le perfore.
Hier,
cette tendresse m'était pure et bouleversante, rare et belle comme l'amour véritable, devant lequel tous les mots s'effacent, parce que plus un seul ne tient la route.
Aujourd'hui,
cette tendresse me donne envie de me répandre. D'ailleurs, tout mon corps transformé en flaque d'eau coule sur le trottoir et roule dans le caniveau.

Je reprends voix nouée :
- Et moi, tu m'aimes, Dorian ?
- Si je t'aime ? Hé ! T'es bête ou quoi ?
Depuis plus de dix ans qu'on se connaît entre confidences, galères, joies, rupture et relation mal bouclée, le fil de notre amitié fut plusieurs fois tendu jusqu'à se rompre, sans toutefois jamais céder.

Les épreuves de ces quinze derniers mois l'ont même renforcée, je pense.
Dorian fut ainsi le premier à dîner chez moi après l'opération.
J'avais une jupe atroce et une mine de déterrée, le cheveu insipide et un air de bête traquée.
Lorsqu'il me trouva belle, je lui demandai d'économiser ses mensonges.
Il me regarda comme si je l'avais giflé.

Un soir des années auparavant, alors que je raccompagnai Dorian au métro, je lançai un exocet sur le no man's land de notre histoire avortée :
- Je crois que nous sommes passés à côté de quelque chose.
Il acquiesça et me serra dans ses bras, acquiesçant encore sur mon épaule avant de s'engouffrer dans le métro. Direction sa nouvelle vie alors que moi aussi, je rejoignais la mienne.

Discret mouvement de rideau dans l'appartement du rez-de-chaussée tout proche.
Non, je ne suis décidément pas seule au monde. J'ai même la furieuse impression qu'à droite on m'épie et se repaît de ma peine.
- Avant-dernière question, Dorian. Tu veux bien me rendre service ?
- Evidemment.
- Et tu es libre la semaine prochaine ?
- Oui oui.
- Super, je prends rendez-vous chez le doc. J'pense qu'il peut nous décrocher un petit créneau pour une FIV.
Là, il a explosé d'un rire tellement contagieux que moi aussi, j'ai dû me tenir les côtes.

Y avait comme du mieux après avoir ruiné le canapé de mon chirurgien préféré, salopé sa table d'examens et démoralisé sa clientèle. Une fille qui s'étouffe sous sa plaque de spécialiste, c'est du genre pub calamiteuse.
Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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Dimanche 7 septembre 7 07 /09 /Sep 02:26

Il est de l'autre côté du canal.
J'agite les bras et traverse le pont, vite, pour me précipiter dans les siens.
Il me serre et c'est bon, c'est doux comme sa chemise fraîchement repassée.
Des semaines que nous ne nous sommes vus. Des semaines qu'il m'a manqué.
Il m'enveloppe les épaules de ses grandes mains et me recule, un peu, pour mieux me regarder.
Je souris de le voir sourire.

- Décidément... Tu es toujours aussi ravissante !
Et je souris encore, et je pense qu'il me voit avec les yeux de sa tendresse. À moins que j'ai bien réussi
mon maquillage et effacé, à savantes touches de beige, d'ocre et de rouge, les plis et replis de la fatigue, les creux et les bosses de ma drôle de vie.
En vérité, je suis éreintée, moulue, courbaturée comme une vieille jument dans ma robe et mes escarpins de Cendrillon.

Je lui hennis d'ailleurs une protestation de vraie coquette avant de lui retourner le compliment.

Sauf que moi, c'est vrai.
Dorian a le teint éclatant de ceux qui ont passé plusieurs semaines au soleil, entre terre, mer et ciel. Le hâle prononcé qui rehausse, sans même qu'il n'ait joué au tournedos sur la plage, ses cils de châtaignes mûres et ses iris cobalt.
Contrairement aux femmes, les hommes n'ont ni mascara, ni fard, ni poudre pour tricher. C'est peut-être, d'ailleurs, ce qui rend les plus beaux d'entre eux si admirables.

Nous déambulons le long du fleuve à la recherche d'un restaurant.
Un jour de pleine forme, la promenade eût été charmante. Mais ce soir-là, mon dos, mes reins, mes genoux, mes mollets, mes chevilles, mes talons crient grâce.
J'ai l'épuisement chevillé au corps comme d'autres la fièvre au sang.
Ce soir-là, je n'ai - presque - qu'un rêve : enfin me laisser tomber sur un fauteuil, délivrée de cette lutte contre la gravité qui me force à chanceler, comme ivre,
tantôt tutoyant le traître rebord du trottoir, tantôt butant contre le corps alerte de Dorian.
Non que ce contact
, fortuit comme la rencontre sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, soit désagréable. Il me semble juste étrange, hybride tel le mélange de deux espèces, de deux essences destinées à ne jamais se mêler : la chaude souplesse du tigre et la raideur arthritique de la carne de labour.

Dorian 2- Il est agréable, ce restau...
hasardé-je. En plus, il y a une table libre en terrasse.
- Parfait, allons-y ! Dans ce sens sur le quai, ça devient le désert,
répond Dorian.
Je m'affale avec reconnaissance sur la chaise vide en soupirant de toutes mes jointures. Allume une cigarette qui me colle la nausée pour me gratifier de mes efforts. Choisis sur la carte le plat le plus calorique pour me redonner du cœur au ventre et du poil de la bête.
La serveuse nous avertit :
- Comme nous sommes en sous-effectif aujourd'hui, le service risque d'être long. Ça ne vous dérange pas ?
Nous déranger ? Du tout.
Dorian a sa soirée entièrement libre et moi, calée sur mon siège face à lui, je me fiche de la lenteur. Du genre éperdument.

La cuisine tient les promesses de notre discussion. Épicée, fraîche, savoureuse, un régal en bouche, un festin de gourmets.
Nous terminons à peine le plat que mon portable sonne.
Paulien.
Je sollicite par dessus mon assiette l'approbation
de Dorian.
Il me l'accorde dans un clin d'œil.
- Rejoins-nous, soufflé-je.
Voilà, c'est dit, presque fait.
Les deux hommes de ma vie
vont se rencontrer. Ou, pour parler plus justement, les hommes de mes deux vies : celui de l'ancienne déjà vécue, celui de la nouvelle à peine ébauchée.
Il y a quoi me redresser sur mon siège et allumer une autre cigarette.

Une heure plus tard, Paulien arrive, mais point seul. Au bout de son poing, tenu en courte laisse, chemine à ras de macadam Gai-Luron.
Au café, il s'esquive quelques minutes.
Je caresse l'animal en hasardant :
- Il est adorable, n'est-ce pas ?
- Qui ?
me questionne Dorian.
- Euh... Le chien, évidemment !
Je me ratatine sur ma chaise en tirant trop fort les interminables oreilles du basset. Qui se fend d'un jappement de protestation alors que Dorian, lui, éclate de rire. Un rire franc qui habille ma maladresse d'indulgence et ne me reproche pas de dire un nom à la place d'un autre.
Ce rire-là, c'est celui d'un ami qui me connaît bien, qui sait ce que je viens de traverser, respecte ma pudeur comme mes préventions et m'absout en une phrase :
- Oui, tu as raison. Il est en effet est adorable... ce chien.

Lorsque je me décolle de ma chaise pour quitter le restaurant, j'ai les jambes flageolantes de la pouliche à peine sortie du pré.
Dorian à ma gauche, Paulien à ma droite m'encadrent.
Un pas.
Je faufile une main dans leur paume.
Un autre pas.
Je redresse mon dos fourbu, hausse la tête.
Un
autre pas.
J'avance plus droite, plus légère.
Un
autre pas.
Je
dévore le bitume, nez au vent, couvée par le regard des passants, protégée, heureuse, comblée entre ces deux grands hommes.
Mes hommes, le temps et l'espace de quelques foulées.

 


Photos : Willy Ronis, Brassaï.
Par Chut ! - Publié dans : Dorian, un amour particulier
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