Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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110 kilos, deux fois mon poids, rejoindront ma nouvelle maison. Même en comptant mon matériel de plongée, la vaisselle, mes ordinateurs, mon imprimante et mes livres, 110 kilos, c'est juste énorme.
Je me surprends d'avoir tant amassé au cours de mes années philippines.
Et encore ai-je eu la sagesse de suivre mon intuition, qui dès le début me soufflait de renoncer aux achats encombrants.
La limite ?
Pouvoir se caser dans mon sac à dos et ne pas me retenir d'une façon ou d'une autre.
Je veux être libre de partir sur un ras-le-bol ou un coup de tête, libre de suivre ma fantaisie et mes coups de coeur.
Libre de découvrir un endroit et de penser que j'aimerais y vivre.
Libre de m'y poser le mois suivant ou de bouger si je rencontre un homme.
Pas question de laisser la géographie s'opposer à une belle histoire d'amour. Mobile j'étais et mobile je veux rester.
Chez moi j'ai donc tracé une croix sur les meubles, les objets de déco, l'aspirateur et la machine à laver conseillée par mon amie Bertille. L'achat me tentait, pourtant. Il aurait signé la fin de mes déboires vestimentaires.
Finis les habits perdus, volés, décolorés à la Javel, étendus sur les barbelés ou déteints pour avoir être lavés ensemble, le blanc avec les couleurs.
Finies les longues listes de T-shirts, robes, jupes, pantalons confiés à la laverie et revérifiés ensuite, pour toujours pointer des disparus.
Finies les lessives à la main en partant du principe que mes affaires favorites, je ne les reverrai plus.
La gestion du linge est certes un détail, mais un détail qui au quotidien finit par peser. Personne ne se réjouit de voir ses vêtements, ses serviettes, ses draps, ses taies d'oreiller amoureusement choisis et payés au prix fort ruinés en cinq minutes.
La seule entorse à ma règle de légèreté fut la grande table commandée en octobre. Jadis enthousiaste à l'idée de transformer ma terrasse en atelier, je m'en mords aujourd'hui les doigts.
Pourquoi n'ai-je pas observé ma règle ?
La table fut d'abord livrée en retard, pieds non coupés et vernis pas sec. Inachevée, en un mot.
Le retour à la "factory" - comprendre un abri de tôle rouillée sous lequel s'affairent des ouvriers en guenilles - réclama des semaines.
Cinq mois plus tard elle y moisit encore en dépit des promesses de Che, la "manager".
Que de temps, d'énergie et d'argent gaspillés !
Emporter ce meuble dans mes bagages aurait été de la folie, mais pas question de l'abandonner au dépôt. Trop juteuse affaire pour cette société qui la vendrait aussitôt à un autre client.
Par bonheur un couple d'amis se porta volontaire pour l'achat, me retirant une sacrée épine du pied.
Hier Che me jura que la table leur serait livrée au matin.
Sérieux ? J'en doutais. Régler un problème si facilement n'arrive jamais aux Philippines où les promesses n'engagent que ceux qui les croient. L'expérience des ratés, arnaques et autres petits profits rend sceptique, amer et blasé.
Allez dire ça à un étranger qu'il vous qualifiera de Blanc pessimiste, de colonisateur jamais content, voire de pauvre type/pauvre fille - ce que j'aurais sans doute pensé à mon arrivée. Le fait est qu'habiter aux Philippines est une autre paire de manches qu'y voyager. Il faut du temps pour prendre la juste dimension des difficultés, analyser et mesurer le gouffre culturel qui nous sépare.
Pour la table j'avais sans surprise raison.
Ce matin fut repoussé à cette après-midi, cette après-midi à la semaine prochaine, et ainsi de suite. Coincée chez elle, forcée d'annuler un par un ses rendez-vous, mon amie a perdu sa journée.
Quant à mon texto incendiaire à Che, il n'a reçu aucune réponse.
Étonnant, non ?
On pourrait penser que voilà bien du foin pour quelques ballots de linge et une table.
J'en conviendrais si ces stupides histoires ne fonctionnaient pas comme un raccourci, un révélateur, un symbole.
Je l'ai déjà écrit ici et là : aux Philippines rien n'est simple. Désorganisation, absurdité, mensonges, contradictions, incompétence et corruption y règnent en maîtres, et ce à tous les niveaux.
Les exemples sont légion. Du futile au sérieux, en voici quelques-uns sans exagération aucune, promis.
Lorsqu'il pleut (c'est-à-dire souvent et des semaines d'affilée en saison humide), inutile de chercher à son poste Luisa, une employée de l'administration.
Pourquoi ? Parce que son mari l'amène au bureau en moto et que pendant le trajet, elle se mouille. Mouillée, Luisa s'enrhume.
Entre le rhume et le travail, son choix est vite fait. Dommage pour ceux que ses absences répétées pénalisent.
Dans son service personne n'y trouve à redire. Même pas ses supérieurs.
À côté du restaurant de ce resort chic se trouve la réception. Personnel stylé, meubles de designer et ambiance feutrée, piscine et plage privées... pas vraiment le premier lupanar venu. Pensant y loger des amis, Bertille s'enquiert du prix des chambres, "détail" hautement confidentiel s'il en est.
- Je ne peux pas vous communiquer cette information, s'entend-elle répondre. C'est la règle !
- Pourquoi ?
- Parce que. Vous souhaitez connaître nos tarifs ? Consultez notre site Internet. Voici le mot de passe du réseau.
- Mais enfin, je ne suis ici que pour déjeuner... Je n'ai pas mon ordinateur !
- Et votre téléphone ?
- Impossible de me connecter avec.
- Tant pis. Je ne peux pas vous communiquer cette information.
- Mais vous êtes la réceptionniste ! J'habite loin et vous me forcez à revenir ? Les tarifs, vous les connaissez ! Ils ne sont pas un secret d'État... Qui plus est, je vous apporte des clients !
- Désolée. C'est la règle.
Dépitée, Bertille rejoint la table pour me conter sa mésaventure.
- Un resort qui refuse de divulguer ses prix, j'hallucine !
Quant à les consulter sur la toile depuis l'hôtel alors que nous y sommes, voilà de quoi rugir d'absurdité.
- Laisse-moi essayer... dis-je.
À mon tour de faire l'assaut du bureau.
Dix minutes de palabres et l'employée cède, poussant le zèle jusqu'à nous montrer les chambres, toutes vides. Sûr qu'avec un tel accueil, les clients ne doivent pas se bousculer au portail.
Comme quoi sa prétendue règle d'airain n'était qu'une idiotie.
Comme quoi quand on veut, on peut.
Visite chez un imprimeur de la ville voisine.
Voilà deux heures que Bertille et moi comparons les supports, les formats, les qualités d'encre.
Nous arrêtons enfin notre choix. Et tombons des nues quand la manager nous annonce, la bouche en coeur, qu'elle n'a pas la moindre idée des tarifs.
- Mais vous travaillez ici, non ?
Oui, oui, mais n'empêche qu'elle doit en référer à son supérieur. Qui est en vacances, bien sûr. Ou malade. Ou juste fatigué. Avec un peu d'espoir nous obtiendrons l'information la semaine prochaine. Ou jamais, qui sait.
- Mais vous n'auriez pas pu nous prévenir plus tôt ? Entre les trajets et l'attente ici, notre journée est fichue !
La Filipina adopte un air concerné démenti par son regard vide. Faire perdre leur temps aux clients, a fortiori blancs, elle s'en fiche comme de ses imprimantes.
Nous avons besoin de ses services ? Nous serons obligées de revenir.
Nous nous en passerons ? Parfait, cela lui fera moins de travail.
Alors que nous sortons du magasin, elle nous lance :
- Au fait, joyeux Noël !
Noël en plein mois d'août ? Se paierait-elle notre tête ? Non, semble-t-il.
Réagissant à nos mines effarées, elle précise soudain :
- En avance, hein... Joyeux Noël !
Difficile pour ce dive shop de travailler avec Filip, capitaine de bateau, et son assistant Victor.
Infernal, paresseux, le duo se pointe selon son bon vouloir, la météo ou la cuite de la veille. Que leur défection sans préavis oblige à annuler toutes les plongées leur importe peu.
Lou, le manager, n'a qu'à s'asseoir sur les bénéfices ou dénicher deux remplaçants.
Suite à une énième absence, Lou piqua une grosse colère. À peine aperçut-il les fuyards qu'il les prit à parti et menaça de ne pas les payer.
Juste sanction, mais le tort fut sans doute de s'énerver devant l'équipe de Philippins, qui en perdit la face comme Filip et Victor. Grave outrage en Asie, d'autant plus qu'en dépit de son origine chinoise, Lou faisait figure de Blanc : il avait grandi au Canada.
Comme la majorité des étrangers en poste ici, Lou ne possédait pas de permis de travail. Illégales, son embauche et son activité ne perturbaient guère les autorités. Avant toute inspection à la plage, bassin névralgique en terme d'emplois, la règle veut qu'un coup de fil avertisse les contrevenants.
Le lendemain, les Blancs restent chez eux.
Enquête bouclée avec les honneurs : les autorités se targuent de si bien combattre le travail illégal qu'il n'existe pas.
Qui dit mieux ?
L'affaire se corsa quand des membres de l'équipe - sans doute Filip, Victor, ou les deux - dénoncèrent Lou à l'immigration. Ignorer plus longtemps son cas devenait intolérable. Ordre fut donné de sévir.
Un gradé de l'immigration escorté de policiers débarqua à la plage. Heureusement Lou réussit à s'enfuir avant d'être arrêté. Il n'est jamais revenu.
Arthus, lui, n'a pas cette chance. Également manager d'un dive shop, il souhaite depuis longtemps se séparer de plusieurs employés.
Impossible.
Arthus a trop peur qu'eux ou leurs familles ne le tuent en représailles.
Choquant, inconcevable, terrible... mais bien vrai.
It's more fun in the Philippines ! clame à longueur de publicités le slogan de l'office du tourisme.
En effet.
Si les coulisses sont repoussantes, la scène reste fun, remplie de plages de cartes postales, d'extraordinaires sites de plongée, d'habitants aussi chaleureux qu'hospitaliers.
Mais au-delà des apparences, leur gentillesse a priori dénuée de calcul s'avère rarement sincère et gratuite.
Encore faut-il le savoir. Ça, on ne le découvre qu'à la longue, ou plutôt à l'usure.
Je suis pourtant la première à dire que vouloir vivre à l'étranger comme chez soi est irréaliste, qu'il faut en rabattre sur ses prétentions et se satisfaire de peu.
Je ne suis pas non plus la dernière à railler ces touristes exigeant du camembert sous les tropiques, de l'air conditionné sur une île à l'électricité rationnée et Internet haut débit depuis une plage déserte.
Il faut s'adapter, oui, mais tout comme la patience et l'indulgence, l'adaptation a ses limites.
Ces derniers mois, entre un temblement de terre, un typhon, une privation générale de courant, des craintes pour notre sécurité et une hostilité ambiante, j'ai atteint les miennes. J'en paye aujourd'hui les conséquences. Ma sérénité s'est enfui pour laisser place à l'exaspération. Chaque jour me trouve fatiguée, en colère, au bord de l'implosion. Et je ne suis pas la seule. Loin de là.
Après des années aux Philippines, plusieurs amis de Bertille jettent l'éponge. Ils s'en vont, voire se sauvent.
Après sept ans, Bertille elle-même déclare forfait. On lui avait jadis prédit qu'elle partirait d'ici frustrée, amère et désillusionnée. Elle ne l'avait pas cru.
Moi, je continue à penser que les Philippines sont une belle destination de vacances.
Je fus heureuse d'y vivre. Je suis encore plus heureuse d'en partir.
Photos : Ralph Steiner, Helmut Newton, Giovanni Tilotta,
DR, Anna Hurtig, Amano.
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