Osera, osera pas ? J'hésite.
Je suppose Basile d'accord même s'il n'en souffle pas mot. Ses yeux révèlent son désir mieux que sa bouche, son lent rapprochement mieux que ses gestes.
Sans doute sa timidité le retient-il.
Sans doute suppose-t-il que, plus âgée, je prendrai l'initiative. Il ignore que femme, je suis habituée à ce que les hommes la prennent. Stupide répartitition des rôles, j'en conviens.
Passer ce qu'il reste de la nuit à bavarder me suffit, d'autant que nous n'avons pas de chambre.
Lucie dort dans la nôtre et Basile dans le dortoir. Je répugne à demander au réceptionniste si l'une est vacante. Aucune envie d'affronter sa mine entendue et hier, l'hôtel était complet.
Pas un instant je n'imagine sillonner la ville à la recherche d'un hôtel. Sans compter que si je m'y endors, je raterai mon avion.
Coup d'oeil à ma montre. Plus que trois heures avant mon branle-bas de combat. Dans ma tête le compte à rebours s'est déjà enclenché. Ce temps trop vite enfui me condamne à une trop brève intimité avec Basile. Et plus nous la différons, plus elle sera brève.
Est-ce ce que je souhaite ? Non.
Je souhaite n'être tenue par aucune limite, aucun horaire. Je souhaite savourer la présence de cet homme, m'allonger contre son flanc, le déshabiller sans hâte, l'embrasser avec gourmandise et retenue, voir entre ses bras l'aube poindre à l'horizon des gratte-ciel.
Oui, vivre cette nuit comme si demain le lent cérémonial de la chair allait recommencer. Hélas, le temps est un luxe que je n'ai plus.
D'un autre côté, qu'ai-je donc à perdre ? Rien. Une fois évanouie, cette nuit ne reviendra pas. Amenées à se séparer, ma route et celle de Basile ne se recroiseront sans doute jamais. Pourquoi, alors, ne pas jouir de ces moments sur le fil ?
De la tendresse partagée, c'est déjà un beau souvenir.
Basile s'appuie contre mes jambes.
- Tu as un portrait de toi avec les cheveux courts ? Je serais curieux de te voir avant...
- Oh, ma période "garçon manqué" est loin !
Par acquit de conscience je fouille mon portefeuille. En exhume la photo de ma mère, de vilains photomatons réservés aux visas, sourire proscrit et traits fermés, ma licence de guide de plongée, ma carte d'identité philippine barrée de la mention "touriste".
Cette photo-là est sûrement la pire. Le scan a tellement aplati mon crâne qu'on jurerait un batracien passé victime d'un rouleau compresseur.
Basile glousse.
- Qualité chinoise, factory defect ! dis-je en lui reprenant la carte qui pèle.
Je ne lui demande pas en retour comment lui, il était avant. Il est si jeune que ma question n'aurait pas grand sens.
Alors que je balaye mes cheveux de mes épaules, Basile s'enquiert :
- Tu les attaches parfois ?
- Souvent, ils me gênent.
Il effleure mes orteils parés de fuchsia.
- Tu vernis aussi tes mains ?
- Rarement. C'est trop d'entretien pour la vie que je mène, surtout quand je plonge.
Ce drôle d'interrogatoire me déconcerte et m'amuse. Touche après touche, Basile semble chercher à saisir celle que je suis. Comme si un filet de petits riens pouvait emprisonner mon être. Comme si j'étais capable de résumer toutes les femmes. Comme si mes réponses avaient ce soir une quelconque importance.
- Et du maquillage, tu en mets ?
- Oui.
Je ne précise pas "chaque jour et sûrement de plus en plus". Je tais que le temps est cruel, surtout le matin dans la glace. Il est des évidences dont Basile a la vie pour se rendre compte.
- Ah, l'âge, quelle injustice ! dis-je. Tu ne connais pas le proverbe ? Un homme avec des rides est un homme mûr, séduisant, un aventurier qui a roulé sa bosse. Une femme avec des rides, c'est tout simplement une femme... ridée.
Mon compagnon se récrie. Les rides sont charmantes, touchantes, adorables, surtout aux coins des paupières ! Je ris de bon coeur. À ce compte-là, autant travailler mes pattes d'oie.
- Tu veux te reposer ? Je comprendrai, pas de souci.
Nouveau regard à ma montre. Haussement d'épaules.
- Je ne crois pas. Il est déjà si tard que dormir serait pire...
Je ne demande pas à Basile si lui veut rejoindre son lit. Je crois qu'il me le dirait sans façon, avec ce naturel, cette douceur et cette bienveillance qui ne le quittent jamais.
- Installons-nous au salon, d'accord ? J'ai juste besoin de m'étendre.
Sitôt dit, sitôt fait. Dans la pénombre l'immense canapé accueille nos têtes renversées contre son dossier, nos bras et nos jambes mêlés.
Tapotant le menton de Basile, je le plaisante sur sa barbe.
Compte-t-il l'avoir jusqu'aux genoux ?
Est-elle douce, rêche ou fleurie ?
Sait-il que l'avènement des barbus-poilus le transforme en icône de mode ?
Il s'esclaffe à mi-voix. Son style ne doit rien aux dernières tendances dont il se fiche, mais tout à la perte de son rasoir favori.
Un silence léger tombe entre nous.
- Je peux t'embrasser ? chuchote Basile.
- Bien sûr...
Ses lèvres s'emparent de ma bouche. Lorsqu'elles la quittent, je murmure dans un sourire "Votre barbe est rugueuse, mon cher...". Alors que son front se niche dans mon cou, que ses ongles serpentent sur mes reins et que ses genoux écartent mes cuisses, il se désolera :
- Pourquoi ne t'ai-je pas embrassée avant ?
Et moi je penserai qu'il n'a rien à se reprocher, car c'est de ma faute.
Mais pour le moment, je pense surtout que notre point de chute n'a rien d'un refuge. Contigu au dortoir, le salon télé nous interdit de manifester le moindre plaisir. Ouvert aux quatre vents, il nous offre aux regards du premier venu. Pas question de nous dévêtir sur ce canapé même s'il a dû supporter d'autres étreintes, et des plus salées. Ses coussins moelleux sont un appel aux câlins, sa taille imposante à l'adultère.
Basile et moi y tenons sans peine côte à côte, en quinconce ou en cuillères.
Contre mon ventre, la boule dure de sa verge. Un bouton, deux boutons, la chemise rouge s'ouvre et le torse de mon amant apparaît, lisse et musclé. J'embrasse ses tétons en retenant ma main de filer sous sa ceinture.
Ce n'est pas la pudeur qui me retient.
À cette minute je me moque d'être surprise à demi-nue. C'est le spectacle de notre tendresse que je veux protéger.
Cette tendresse qui, entre deux frissons de fatigue, palpite sous mes côtes.
Cette tendresse qui guide ma paume sur les flancs de Basile et la pose sur son coeur chaviré. Qui, attentive à son souffle, à ses plaintes, à ses soupirs, me submerge de mots que je tais.
Arc-boutés sur notre couche, nous tourbillonnons immobiles.
- Mais pourquoi ne t'ai-je pas embrassée avant ? répète Basile.
Ses doigts écartent ma culotte, titillent mon clitoris, se faufilent dans ma fente.
Je ferme paupières, poings, cuisses pour les retenir au fond de moi. Leur délicieux va-et-vient m'arrache un cri bloqué entre mes dents. C'est bon, si bon que je brûle de hurler dans le salon désert, de réveiller tous les dormeurs de tous les étages, de supplier mon amant de ne pas s'arrêter, pas encore.
À peine abandonnée, j'amorce un geste de repli.
Étonné, Basile résiste. Pas question que je lui échappe si vite.
Je le rassure d'un sourire. Mon intention n'est pas de fuir mais de dégrafer sa ceinture.
Son sexe remplit ma paume jusqu'au poignet. Sur son gland, l'humidité de son désir. Je veux la goûter, la laper, m'en emplir la gorge.
Pouce à pouce je descends le long de sa poitrine, de son ventre, de son entrejambe.
Sa bite gorgée de sève passe la frontière de mes lèvres. Je l'accueille et la polis, la lèche et l'astique en caressant ses couilles de ma main libre.
Enfouit ses doigts dans ma chevelure, mon amant se mord les lèvres.
Soudain je m'interromps, saisie entre le fou rire et l'horreur.
- Merde !
- Quoi ? questionne Basile égaré.
Je lui montre le plafond. Vissée à l'angle et reliée à un câble serti dans le mur, une boîte métallique.
- J'ai oublié... La caméra de surveillance ! Il y en a partout, cet hôtel est un vrai coffre-fort !
- Euh... Tu crois qu'elle est pointée sur nous ?
Mon amant désigne les casiers des résidents. Fermés à clé, ils contiennent tous leurs objets de valeur.
- Ce sont plutôt eux qu'il faudrait protéger !
- En effet, mais va savoir...
Basile et moi scrutons la caméra. En retour son oeil semble nous dévisager, menaçant.
Fonctionne-t-elle ? Sûrement.
Peut-elle saisir la pièce sous différents angles ? Probablement.
Diffuse-t-elle les images en temps réel ? Sans doute.
Est-elle à la fois le témoin et le mouchard de nos ébats ? Plausible.
Au rez-de-chaussée, peut-être le réceptionniste s'est-il assoupi. Peut-être pas.
Face à l'écran de contrôle, il ne peut qu'avoir compris de quoi il retourne.
Et s'il montait pour nous chasser du salon ? Et s'il était déjà en route ?
Nous tendons l'oreille.
Pas un bruit.
- On devrait changer de pièce, non ?
- Attends, j'ai une solution...
Déployant mon écharpe rose tel un étendard, j'en recouvre nos corps imbriqués. Nos préliminaires se prolongeront sous ce fragile abri.
Bien que parfois un coude, un téton ou un sein en dépasseront, morale, apparences et bienséances resteront sauves, à peine écornées par les franges du tissu.
Mon sac de voyage sur le dos, la mine radieuse et chiffonnée de baisers, je salue le réceptionniste. Il me retourne mon bonjour. Je guette dans ses pupilles une étincelle de désapprobation ou de complicité. N'y trouve que le vide, ce qui ne signifie pas grand-chose. Aussi sombres que mystérieux, les yeux des Asiatiques sont une énigme difficile à percer. Si celui-ci est au courant de mes ébats, il compte bien les garder secrets.
Je me persuade qu'il n'en a rien su, rien vu, rien soupçonné. Le doute me vient lorsqu'avant de quitter l'hôtel, je dois retourner dans ma chambre.
Me voyant remonter au galop, le réceptionniste m'interroge :
- Vous y aviez laissé quelque chose ?
- Oui.
- Votre coeur, peut-être ?
Je n'ai rien dit. J'ai juste souri à l'asiatique.
Demain sera une belle journée pour les sagittaires, Basile.
2e illustration d'Enki Bilal, dernière photo de William Wegman.
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