Ta mère te rêve avec une femme et des enfants. Elle te l'a répété à table, entre un riz presque froid et le dessert. Comme elle t'a répété, après le café, que tu n'étais plus tout jeune. À ton âge, elle t'avait déjà, toi, avant de te donner un petit frère.
- Mon Gaspard, il n'est pas mal, me glissa-t-elle en t'enveloppant du regard. Mais mon Loris, lui, il est vraiment beau. Aussi blond que Gaspard est brun, avec des yeux aussi clairs que Gaspard les a sombres.
Mal à l'aise, je l'écoutais en souhaitant que tu ne l'entendes pas. Sous mon crâne une petite voix stridulait :
"Les mères préfèrent-elles toujours l'enfant qui leur ressemble ?"
Une femme, des enfants... Tu ne lui as pas dit pas non, simplement "plus tard". Et tandis que ta mère insistait, tu brûlais de lui lancer "Tais-toi", mais c'est toi qui t'es tu.
Une gêne a flotté sur la nappe dans un blanc de mots.
Moi, je m'échappais dans l'Antigone d'Anouilh, m'amusant à remplacer un mot par un autre : "C'est plein de disputes, un bonheur" est ainsi devenu "c'est plein de silences, une conversation".
Mais ta mère n'a pas perçu ce silence-là. Sa quête appelait une réponse, ton mutisme un reproche :
- Mais quand arrêteras-tu de papillonner, mon fils ?
Soudain cramoisi, tu as lancé des regards désespérés dans sa direction, puis dans la mienne. Les premiers hurlaient "Chuuut !!", les seconds "Ne la crois pas !".
J'ai alors pensé qu'il fallait faire parler les mères pour connaître les fils. Mais aussi que les mères ne connaissaient jamais vraiment leur fils.
Lorsqu'elle m'affirma que tu étais dur, insensible, je t'observai et ne vis en toi qu'un garçon désemparé. Un petit garçon qui se protégeait de sa maman.
L'interrogation revint, chargée d'angoisse et d'amertume :
- Mais quand arrêteras-tu de papillonner, Gaspard ?
Dans ton regard, l'agacement avait cédé la place à la honte. Mais pas la honte de tes flirts ni de tes histoires d'une nuit. La honte que ta mère souligne ce que tu aurais souhaité me cacher.
Cette question carillonnant à mes oreilles était, croyais-tu, du pire effet.
Tu te tournas vers moi l'air de rien. L'air de rien je sirotais ma bière, détachée, absente, comme sourde. Tu ne distinguas pas mon sourire perdu dans les bulles.
Brusquement, je me mis à hoqueter et toi à me tapoter le dos :
- Tu as avalé de travers ?
- Oui.
Impossible de t'avouer que je m'étranglais de rire.
Tu tentas d'expliquer à ta mère que tu attendais des choses rares.
Le déclic. L'envie. La femme qui.
À cette femme qui te tournerait et la tête et les sangs, tu donnerais tout. Et cette femme qui t'enroulerait autour de son petit doigt serait la tienne.
- Mais le déclic, mon fils, il se travaille ! Il vient avec le temps, le déclic !
- Non, maman. Il est là ou pas. Et s'il n'y est pas, il ne viendra jamais.
Ta mère s'est renversée sur sa chaise les larmes aux yeux.
- Tu es trop exigeant, Gaspard... À ce train-là, ça signifie que... tu finiras ta vie seul.
C'est alors que, volant à ton secours, j'ai juré fonctionner comme toi : mes déclics arrivent comme les tiens, très vite ou pas du tout. Et j'ai perdu plusieurs années dans des histoires où ils ne sont jamais venus.
Nos yeux se sont croisés.
Nous nous sommes compris.
Quelques heures auparavant, je longeais la route de la plage pieds nus, mains écorchées par les rochers que j'avais escaladés. Tu es arrivé dans mon dos, bavardant en français avec un ami qui n'avait pas plus de montre que toi. Aussi m'arrêtas-tu pour me demander :
- What time is it ?
- Je vais te trouver ça dans une strate géologique, répondis-je en agitant mon gros sac. Tu as cinq minutes ?
Tu souris parce que nous avions la même langue. Quant aux cinq minutes, elles devinrent dix, puis vingt. Lors de nos voyages, nous avions fait halte aux mêmes endroits, aimé et détesté les mêmes villes.
- Revoyons-nous ce soir, tu veux bien ?
J'ai accepté sans hésiter.
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