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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

Tic tac

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Eux

Dimanche 26 juillet 7 26 /07 /Juil 00:59
À propos d'épouser, d'ailleurs.
Ta mère te rêve avec une femme et des enfants. Elle te l'a répété à table, entre un riz presque froid et le dessert. Comme elle t'a répété, après le café, que tu n'étais plus tout jeune. À ton âge, elle t'avait déjà, toi, avant de te donner un petit frère.
- Mon Gaspard, il n'est pas mal, me glissa-t-elle en t'enveloppant du regard. Mais mon Loris, lui, il est vraiment beau. Aussi blond que Gaspard est brun, avec des yeux aussi clairs que Gaspard les a sombres.
M
al à l'aise, je l'écoutais en souhaitant que tu ne l'entendes pas. Sous mon crâne une petite voix stridulait  :
"Les mères préfèrent-elles toujours l'enfant qui leur ressemble ?"

Une femme, des enfants... Tu ne lui as pas dit pas non, simplement "plus tard".
Et tandis que ta mère insistait, tu brûlais de lui lancer "Tais-toi", mais c'est toi qui t'es tu.
Une gêne a flotté sur la nappe dans un blanc de mots.

Moi, je m'échappais dans l'Antigone d'Anouilh, m'amusant à remplacer un mot par un autre : "C'est plein de disputes, un bonheur" est ainsi devenu "c'est plein de silences, une conversation".
Mais ta mère n'a pas perçu ce silence-là. Sa quête appelait une réponse, ton mutisme un reproche :
- Mais quand arrêteras-tu de papillonner, mon fils ?
Soudain cramoisi, tu as lancé des regards désespérés dans sa direction, puis dans la mienne. Les premiers hurlaient "Chuuut !!", les seconds "Ne la crois pas !".
J'ai alors pensé qu'
il fallait faire parler les mères pour connaître les fils. Mais aussi que les mères ne connaissaient jamais vraiment leur fils.
Lorsqu'elle m'affirma que tu étais dur, insensible, je t'observai et ne vis en toi qu'un garçon désemparé. Un petit garçon qui se protégeait de sa maman.

L'interrogation revint, chargée d'angoisse et d'amertume :
- Mais quand arrêteras-tu de papillonner, Gaspard ?
Dans ton regard, l'agacement avait cédé la place à la honte. Mais pas la honte de tes flirts ni de tes histoires d'une nuit. La honte que ta mère souligne ce que tu aurais souhaité me cacher.
Cette question c
arillonnant à mes oreilles était, croyais-tu, du pire effet.
Tu te tournas vers moi l'air de rien. L'air de rien
je sirotais ma bière, détachée, absente, comme sourde. Tu ne distinguas pas mon sourire perdu dans les bulles.
Brusquement, je me mis à hoqueter et toi à me tapoter le dos :
- Tu as avalé de travers ?
- Oui.

Impossible de t'avouer que je m'étranglais de rire.

Tu tentas d'expliquer à ta mère que tu attendais des choses rares.
Le déclic. L'envie. La femme qui.
À cette femme qui te tournerait et la tête et les sangs, tu donnerais tout. Et cette femme qui t'enroulerait autour de son petit doigt serait la tienne.
- Mais le déclic, mon fils, il se travaille ! Il vient avec le temps, le déclic !
- Non, maman. Il est là ou pas. Et s'il n'y est pas, il ne viendra jamais.

Ta mère s'est renversée sur sa chaise les larmes aux yeux.
- Tu es trop exigeant, Gaspard... À ce train-là, ça signifie que... tu finiras ta vie seul.


C'est alors que, volant à ton secours, j'ai juré fonctionner comme toi : mes déclics arrivent
comme les tiens, très vite ou pas du tout. Et j'ai perdu plusieurs années dans des histoires où ils ne sont jamais venus.
Nos yeux se sont croisés.
Nous nous sommes compris.

Quelques heures auparavant, je longeais la route de la plage pieds nus, mains écorchées par les rochers que j'avais escaladés. Tu es arrivé dans mon dos, bavardant en français avec un ami qui n'avait pas plus de montre que toi. Aussi m'arrêtas-tu pour me demander :
- What time is it ?
- Je vais te trouver ça dans une strate géologique
, répondis-je en agitant mon gros sac. Tu as cinq minutes ?
Tu souris parce que nous avions la même langue. Quant aux cinq minutes, elles devinrent dix, puis vingt. Lors de nos voyages, nous avions fait halte aux mêmes endroits, aimé et détesté les mêmes villes.
- Revoyons-nous ce soir, tu veux bien ?
J'ai accepté sans hésiter.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Mardi 21 juillet 2 21 /07 /Juil 00:47
Salut, toi,

en ce moment, j'écris des lettres.
Aujourd'hui, j'eus envie de t'en écrire une. Une que tu ne liras pas.
L'envie, impérieuse, vint juste après ton message inattendu. Pour moi, nous nous étions dits au revoir samedi dernier : tu quittais Paris, je restais. Et quand tu repartiras, cette fois loin et pour de bon, je repartirai aussi, mais sur un autre continent.
Nos routes de pigeons voyageurs se sont juste croisées comme deux météorites.

Je n'ai d'ailleurs pas entendu le téléphone bipper.
Quelques heures plus tard, lorsque je remarquai la petite enveloppe, j'hésitai à l'ouvrir.
C'est alors que je vis ton nom.

Tu me disais que tu pensais à moi.
Tu me demandais comment j'allais et quels étaient mes plans. Je réfléchis aux sens de ces questions qui pouvaient en cacher d'autres.

Quels étaient mes plans ?
Que voulais-tu savoir, au juste ? Si j'allais au cinéma ce soir ou si je reprenais l'avion ?
Ou, de façon détournée, si j'avais du temps pour te rejoindre ?
Peu probable, vu que tu te trouves en famille.
Remarque, je connais déjà ta mère. Elle risque seulement de tomber à la renverse si elle me revoit.
À moins qu'elle ne fasse pas le lien entre la fille bronzée des îles et une femme tout grise.

Comment j'allais ?
Pas très bien, tu t'en doutes, puisque tu connais mes problèmes que j'aurais sûrement dû te taire.
Mais voilà, notre rendez-vous était tombé ce jour de Berezina. Remplie à ras-bord de chagrin, je tournai autour de la fontaine sans te voir. Un moment, j'eus même la peur idiote de ne pas te reconnaître.
Peut-être ma mémoire des visages me faisait-elle défaut. Ou peut-être avais-tu tellement changé que tu étais devenu un autre.

Parfois je m'arrêtai pour regarder l'eau puis me comprimer les yeux.
"Va falloir te contenir. C'est pas le moment de lui pleurer sur le gilet."
J'aurais pu brandir l'excuse de l'émotion des retrouvailles. Mais s
'effondrer de bonheur en revoyant un bel homme, il y a de quoi passer pour une dingue.
Puis ça ressemble trop aux chiens qui, de joie, font pipi devant leur maître.
Non merci.

Quand tu te dirigeas vers moi, je ne t'ai plus trouvé si grand. Je mis un temps à comprendre que c'était la faute des chaussures. Pas des tiennes, des miennes à talons. La conversation partit toute seule, fluide, alors que nous déambulions dans les rues qui t'avaient manqué. Je les avais déjà parcourues la veille, mais j'étais heureuse de te faire ce plaisir-là.
Au restaurant, nous rîmes du serveur italien qui n'arrêtait pas de nous parler en anglais. De nous servir du vin. De nous trouver beaux. De vouloir nous emmener ailleurs. De s'inviter pour une partie à trois.
Tu lui dis gentiment que tu préférais rester seul avec moi.
Tu n'aurais peut-être pas dû, parce qu'alors, je t'ai déballé mon baluchon.

Tu m'as écouté, d'abord carré dans ton siège, la mine un peu désolée. Et plus je parlais, plus tu te rapprochais et plus ton visage s'allongeait.
Tu m'as conseillé de ne pas repartir. Parce que ce serait plus simple si je restais dans mon pays. Parce que les voyages sont propices aux amourettes mais pas à l'amour.

Je t'ai dit : "D'accord, mais non".
Une vraie réponse de fille, j'en conviens.
Je t'ai dit aussi que ma place n'était plus ici. Que je n'allais pas sacrifier mon bien-être pour un hypothétique bonheur.

L'amour se trouve parfois au coin de la rue comme à Pétaouchnok. Et l'amour, de toute façon... avec ma nouvelle malle en plomb, je lui casserai les reins. Les reins mais pas les rotules pour lui permettre de se sauver.
Ça, je ne l'ai pas dit, juste pensé très fort. T'as dû y penser toi aussi mais tu as gardé le silence. T'es de toute façon trop gentil pour frapper quelqu'un à terre. Puis tu t'es douté que si tu disais un truc, un seul, et surtout de travers, je finirais en vomi sur la nappe.

Le serveur nous observait de loin, peut-être dans l'espoir qu'on change d'avis. Il
la désirait vraiment, sa soirée Kama-Sutra. Mais il a dû comprendre à ma mine défaite que le vent avait tourné à notre table. Que le temps n'était plus ni à la rigolade, ni à la gaudriole.
C'est donc son collègue qui apporta l'addition que tu me chapardas.
- Ah, pas question ! C'est l'homme qui invite !
P
lus par habitude que par conviction, je t'ai plaisanté sur ton côté macho. En vérité, je ne t'aurais pas désiré autrement que droit dans les bottes des conventions.
Dans
autre espace-temps, allongé sur un ponton léché par la mer, tu avais affirmé :
- C'est à l'homme de protéger la femme.
Regardant les vagues se retirer pour mourir, j'avais riposté en silence :
- C'est à la femme de se protéger seule.
Je dus réfréner mes violences de gamine, résister à l'envie de me ruer sur toi, te renverser et te serrer entre l'étau de mes cuisses pour te montrer qui,
de nous deux, était le plus fort.
La sève qui coulait
dans mes veines là-bas, près de la mer, s'était racornie ici, son bouillonnement figé en geysers immobiles. En ce soir de Paris, si chancelante, j'avais besoin d'un homme, de toi, sur lequel m'appuyer.

Aussi enfouis-je ma main dans la tienne lorsque qu'il me fallut marcher.
Peine perdue, j'avançais en crabe. J'accusais le trottoir, les pavés, le vin, mes talons. Tout sauf mon désir d'être contre toi et ce ventre malade qui m'obligeait à boîter.
Cependant, comme s'en était encore étonné le chirurgien un an après, mon ventre ne me faisait pas mal. Évidemment, puisque la douleur me venait des tripes.
Mon vrai mal est celui d'être moi. Et pour ce mal-là il n'y a aucun médicament hormis le suicide.

Nous nous adossâmes à une balustrade surplombant la Seine pour compter les rats qui fuyaient sous nos pieds.
- Celui qui repère le prochain a gagné ! lanças-tu.
Alors que,
criant "Là !", je désignai une boule de fourrure grise, je me fichais du prix du jeu.
Pas toi.

En appui contre le métal, tu virevoltas et atterris face à moi. Caressas lentement mes cheveux. Pris mon visage entre tes mains, le relevas et, te penchant, m'embrassas.
Toute molle, toute douce, je me coulai dans ta bouche, fondant dans ton désir et ta tendresse.

Ton corps couvrit ma robe, tes bras encerclèrent mes épaules, ta bouche souffla à ma nuque :
- Je te vois, je te regarde, je t'écoute, je t'embrasse et je ne comprends pas...
Tu me sentis me raidir.
- Je ne comprends pourquoi tu es célibataire.

Je prétextai de mauvais choix pour mieux taire la vraie raison :
aujourd'hui encore moins qu'hier, je ne suis pas de celles qu'on épouse.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Dimanche 19 juillet 7 19 /07 /Juil 01:05
Salut mon pote,

je pourrais t'écrire que j'ai
longtemps cherché une image pour cet article. Comme souvent, j'avais une idée précise en tête. Mais contrairement à d'habitude, je n'ai pas trouvé.
S'il ne tenait qu'à moi, il y aurait en illustration un comédien sur scène, tout de blanc vêtu et plié en deux, une main sur l'estomac, l'autre agitant un haut-de-forme.
Les mots-clés "salut d'acteur", "révérence de théâtre", "fin de pièce" n'ont rien donné malgré Gogol qui, lui, n'est plus tant mon pote.
Je me suis arrêtée avant de taper "bye bye de clown" parce que, vraiment, ça t'irait comme une salopette à un taureau béarnais.

À un moment, j'ai caressé l'idée de mettre une de tes photos
publiques en ligne. Bien que tu m'aies dit, à la publication de mon premier article sur toi, "Prends les images que tu veux, je te fais confiance", je me voyais mal abuser de ta permission.
Et encore moins t'appeler à une heure indue pour te demander si tu me la renouvelais.
Entre montrer une de tes créations et ton visage, il y a quand même un précipice.
Mon blog n'a beau être qu'une crotte de mouche dans l'immensité de la toile, avec moins de lecteurs que d'étudiants en latin-grec seconde langue, sait-on jamais ?
Une horde de filles aurait pu te localiser et entamer le siège de ta boutique, tellement tu es mignon en photo. Ce qui ne sous-entend pas que tu es vilain en vrai.
Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas écrit.
Remarque, à présent, l'adresse de ta boutique n'a plus aucune importance.

Néanmoins, je t'en ai choisi une, d'image.
Apparue quand j'ai tapé un simple "révérence", elle fait aussi écho à ma manie d'entendre de travers.
Tu te souviens ? C'est quand aujourd'hui tu as dit "J'ai besoin de neuf" et que moi j'ai compris :
- J'ai besoin de meufs.
Avec toi, pas besoin de feindre d'être désolée. On a trop plaisanté sur ta défonceuse pour ne pas en rire.

Elle va d'ailleurs me manquer, ta défonceuse. Mais pas elle seulement, car dans la liste je compte aussi la perceuse que tu tenais comme un pistolet en me sommant d'approcher.

Les chiffons que, prévenant, tu maniais pour me dégager une place nette dans la poussière. Et quand la peinture s'adjoignait à la crasse, tu passais tes doigts pour vérifier qu'elle était bien sèche.
- Faut pas que tu te salisses, tu me disais.
- M'en fous, j'suis déjà sale.

Les tournevis grâce auxquels tu me réparais quand j'arrivais bien déglinguée. Toi, t'as jamais cru que j'étais trop de traviole pour ne jamais être redressée.

Les stylos qui traînaient partout et que tu saisissais au hasard pour dessiner ou écrire.
Aujourd'hui, c'est moi qui t'en ai pris un, parce qu'une fois tu m'as fait un aveu : dans tes créations,
tu aimes cacher des messages. Griffonnés là où le propriétaire ne fourrera jamais son nez, entre deux pièces encollées, sous une poignée ou au dos d'un tiroir.
Si le meuble casse, il peut certes tomber dessus par hasard. Mais tes meubles ne cassent jamais. C'est d'ailleurs pour ça que tu les garantis à vie.
Moi, fascinée par ta manie, je songeais à toutes ces phrases perdues, à tous ces mots lancés sans personne pour les lire, à toutes ces histoires qu'on compose avec des radeaux jetés à la mer.

Aussi, lorsque tu enlevas la charnière de la table qui fermait mal, je reluquai l'espace vacant. Deux centimètres sur un, découpés comme une invite claire sur un noir nuit laquée.
- Tu n'écris rien ici ? t'interrogeai-je en effleurant le bois.
Tu secouas la tête. Ta commanditrice ne t'inspirant pas, tu imaginais mal quoi lui coucher là.
Je te demandai alors de m'offrir cette place car j'avais une phrase à y écrire. Une qui ne concernait pas ta cliente, puisque je ne la connaissais pas. Une qui me concernait moi ou nous, mais en te retirant le droit de la lire.
- D'accord. Vas-y.
- Tu vas la lire e
n replaçant la charnière, ai-je objecté.
- Non, promis. Tu replaceras toi-même la charnière et je la visserai.
- Mais demain, tu la dévisseras.
- Non. Ensuite, je la collerai sous tes yeux.
- Dans ce cas... Marché conclu !


Je m'emparai d'un stylo, me fourrai la tête dans le meuble et commençai à écrire. Tu tournais curieux autour de moi, essayant de grappiller quelques syllabes.
- Ca a l'air long, ton truc...
- Non, juste une phrase. Tssss... Arrière ! Tu triches.

Quand j'eus fini, le métal se rabattit sur mes mots. Ensuite vint la colle coulée tel un sceau.

Après une cigarette, tu éteignis les lumières parce que tu devais partir. Ton téléphone avait déjà sonné trois fois, chaque appel t'indiquant à quel point ton retard prenait de l'avance.
Ce soir, tu avais un dîner et peu de motivation pour t'y rendre. Peut-être parce que, tapis dans l'ombre, nous avions commencé à parler de tes projets.
Que nous en étions tous deux au même point, celui des choix et carrefours de vie.
Que nous savions que cette soirée-là était l'une de nos dernières.

Bientôt tu pars. Et tu n'es pas encore parti que j'ai déjà la nostalgie de ta boutique si ouverte à tous les vents que tu as dû poser des stores anti-intrus.
De tous les après-midi que j'y ai passés, appuyée contre mon pilier, tellement rivée à lui que j'ignorais qui, de lui ou de moi, soutenait l'autre.

De ton sourire qui m'accueille, de tes yeux qui pétillent de me voir, de la tendresse dont tu m'enveloppes comme un châle.
De tes compliments et de tes silences, de tes messages en bouteille auxquels je n'ai pas tous répondus.
De nos fous rires d'adolescents et de nos confidences d'adultes.

Un soir, je t'ai bercé pour que tu t'endormes et bordé alors que tu dormais. Et je t'ai embrassé, pour de vrai, avant de partir comme une voleuse.
Bientôt, je t'aiderai si tu le veux à emballer tes affaires dans des cartons, puis je te dirai "au revoir" alors qu'on ne se reverra peut-être plus.
La lumière s'éteindra sur la boutique.
Le rideau de fer s'abaissera sur une tranche de vie.
La clé tournera une
dernière fois sans que tu ne la ranges dans ta poche.
Tu me serreras contre ton blouson, vite, parce qu'il y aura du monde.
J'écraserai de petites larmes sous mes cils en te souhaitant bonne chance. Ou plutôt en te soufflant un gros merde.

Bientôt tu ne reviendras pas.
Salut, l'artiste.





Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Jeudi 18 juin 4 18 /06 /Juin 11:59

Il avait le visage d'un samouraï et la barbe d'un pirate. Des cheveux très bruns en tignasse, des yeux de Chine et une bouche à croquer des fruits.
Son visage était d'Asie mais son prénom d'ailleurs.
Son nom était celui de l'eau, glissant sur la langue comme une vaguelette.

La première fois que je le vis, il étudiait, assis en tailleur sur sa terrasse. Je passai, attentive à ne faire aucun bruit. Mais les graviers bruissant sous mes pieds nus le forcèrent à lever la tête.
- Hello ! How are you ? m'interpella-t-il joyeusement.
Le ton n'était pas que de simple politesse. Il avait la cordialité réservée à ceux que l'on connaît déjà.
Je fouillai en vain mes souvenirs.
Non, vraiment, jamais je n'avais vu ce visage-là.

J'allais me défaire de son salut d'un simple mot lorsque son regard m'arrêta. Il avait cette candeur des enfants amusés, la curiosité en prime. Comme si, dérangé en plein travail à cette heure brûlante du jour, savoir comment se portait une étrangère était de la plus haute importance.
Nous échangeâmes quelques phrases banales. Propos de touristes qui, partageant la même passion, se trouvent par hasard dans le même lieu pour l'assouvir.
Sous cette conversation anodine en roulait déjà une autre, mais je ne le compris pas de prime abord. Ou ne voulus pas le comprendre. Avec certaines personnes, inexplicablement, je me sens bien tout de suite. À peine les ai-je rencontrées que je les coucherais volontiers dans mon carnet d'adresses.
De là à les coucher entre mes draps, c'est une autre question.
Les visages de samouraï ont beau ne pas me laisser de glace, surtout par 35 degrés à l'ombre, j'aime laisser le désir 
monter comme la houle pour atteindre cet instant où, grossi par des courants impétueux, il déferlera pour m'emporter.


Je le revis le soir alors que je flânais dans l'open space du club désert.
- What are you doing here ? me demanda-t-il.
Sa question me cueillit encore une fois par surprise. Débarrassée du sel de l'après-midi, je savais que mes boucles d'oreille, ma robe violette, mes paupières ourlées d'ombre détonaient dans cet univers de sable et de bouteilles d'aluminium.
J'esquivai d'un sourire.
Toutes
les vérités n'étant pas bonnes à dire, ce que je faisais ici ce soir-là ne le regardait pas.



Samourai 3Il est des lieux où, même sans se chercher, l'on ne peut que se recroiser. Celui de notre rencontre était si petit que nous tombâmes au matin l'un sur l'autre. Lui en pleine forme, moi égratignée de ma trop courte nuit, les cheveux poissés de sueur et les yeux gonflés.
La minuscule glace de mon bungalow m'avait trouvée laide, chiffonnée comme un roman déjà lu.
J'avais conclu que je m'en fichais. Là n'était ni l'endroit ni le moment pour un concours de beauté. De toute façon, la mer se chargerait bientôt de défaire mes petits arrangements avec la réalité.
Et la réalité tenait en trois mots : j'étais fourbue.


À mon entrée dans la cabane en bois, il eut l'air content. J'en arborai un que je souhaitais ravi. Mais sous mon sourire de façade perçait sûrement la fragilité des femmes qui n'ont pas été comblées. Mes dents en canines déçues d'avoir goûté à une chair trop fraîche.
"Quoi que tu dises, tes yeux parlent à ta place."
Cette phrase si souvent entendue me fit rabattre mes lunettes de soleil puis observer un silence prudent. Que je finis par rompre en proposant tout à trac :
- So, you will dive today... Do you want to be my buddy ?
La proposition n'avait rien d'érotique : un buddy est simplement un binôme de plongée.
Jusqu'à présent, entre mon buddy et moi, ça ne collait pas, problement par ma faute. En voyant le nom Gabriele affiché au tableau sous le mien, j'avais cherché une femme, tourné et viré en demandant avec insistance :
- Who is Gabriele ?
À la dixième fois, une voix lasse de baryton avait répondu :
- Gabriele, it's me.
Bâti comme un char d'assaut, poilu jusqu'à ses petits yeux sertis dans leur orbite, le cuir épais et le sourcil fourni, Gabriele réunissait tous les attributs de l'homme des cavernes. Et au lieu de glisser avec élégance sur ma méprise, j'enfonçai le clou de ma stupéfaction d'un :
- Sorry... I was looking for a woman ! (Désolée... Je cherchais une femme !)
Depuis cette maladresse initiale, Gabriele et moi gardions nos distances.
Cette distance même que je souhaitais abolir avec l'homme au visage de samouraï.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Lundi 11 mai 1 11 /05 /Mai 18:14
Suite de Empreinte, Roc et sève.

A nouveau la rue, cette fois de nuit.
La chaleur dense et moite comme un poing fermé nous enveloppa. Lovés dans son étreinte, Ernesto et moi avancions du même pas. Quelques dîneurs s'attardaient au restaurant sous les arcades. Chaises pliantes, plat unique, assiettes en plastique, tables lavées à la va-vite, serveuse fatiguée prête pour le coup de balai.

Face à nous, le cake anglais du multiplexe-parking étalait ses étages bigarrés. Une tranche de meringue, une couche de jelly saupoudrées de néons en fruits confits, ressemblant rayure pour rayure aux cakes multicolores vendus sur le front de mer.

Les voitures avaient déserté le carrefour. Nichée après la courbe entre deux boutiques, l'enseigne de l'atelier d'Ernesto, comme cuite à la lueur du réverbère, luisait doucement. S'y détachaient, stylisés en noir sur fond crème, les mots Tattoos et Piercings.

Je les voulais imprimés sur ma rétine comme je voulais me souvenir de cette nuit tropicale. De ce tapotement conjoint de nos semelles sur le pavé. De la chemise d'Ernesto tel un trou blanc dans l'obscurité. De ma robe violette plaquée sur mon corps en une gangue prête à s'ouvrir.
De ce moi d'avant moi, de ce temps où je marchais la peau encore lisse de n'avoir pas été marquée.

Le lendemain, nous nous séparerions pour prendre l'avion dans deux directions opposées. Ce départ simultané était, comme notre rencontre, le fruit du hasard. Libres d'attaches, nous n'éprouvions nullement le besoin de nous rendre des comptes, de nous prévenir avant de l'après.
"Je suis là pour l'instant. Alors goûtons-le, suspendu, puisqu'il ne reviendra jamais."
Ici et maintenant. Plus qu'une leçon du voyage, c'est une leçon de vie qui égratigne le coeur, mais rassure aussi sur sa capacité à battre.
J'ai vu des aubes se lever sur des lits dans lesquels je ne dormirai jamais plus. Caressé des corps avec la fougue des femmes qui ne se savent liées à rien, et surtout pas à faire semblant. Reçu de plus grandes marques de tendresse d'hommes de passage que d'amants en titre.
Eux, s'imaginant propriétaires, s'attribuaient de droit la négligence de l'occupant.

Combien de fois ai-je, en voyage, serré des gens dans mes bras, humé leur parfum et, me tournant pour un ultime adieu, pensé très fort "prends soin de toi, surtout" ?
Combien de fois ai-je eu la nostalgie de quitter un endroit aimé ? De rouvrir à la dernière seconde la porte d'une chambre juste pour la contempler, comme à l'exposition Modigliani où je saisis le bras de mon amoureux tandis que nous nous dirigions vers la sortie :
- Retournons près du nu couché, veux-tu ?
Je l'entraînai à rebours de la foule pour contempler cette toile que nous ne verrions plus jamais. Ou du moins, plus jamais ensemble.

Partir est un art que je peine à maîtriser, tant j'ai l'impression d'y laisser une part de moi.
"J'ai le coeur trop près des côtes," écrivis-je une nuit à un homme.
Mais lorsque l'horloge du départ égrène son tic-tac dans ma tête, je suis incapable de rester. Tout délai n'est qu'un sursis avant l'envol. Lent parfois, écartelée que je suis entre terre et ciel. Brutal souvent, parce que je romps d'un coup l'attache qui me cloue au sol, quitte à me couper un pied.
Aussi à la question de Feu mon amour "Combien peut-on supporter de séparations sans mourir ?", lui répondis-je jadis :
- Beaucoup. Plus encore qu'on ne peut l'imaginer.
Aimer vraiment quelqu'un, ce n'est pas le retenir mais se préparer à le laisser partir, tout en sachant que ce départ nous laissera amputé. La vérité est que jamais on ne possède personne.

S'il me venait la folle intention d'attacher Ernesto à un après, j'aurais aussi bien pu écluser une mer de sable entre mes doigts : il est la personne la plus libre que je n'ai jamais rencontrée.
Libre de tout plan car, selon lui, ils ratent toujours.
Libre des entraves d'une famille qui l'a renié parce qu'il ne se conformait pas à ses souhaits. "Sois médecin ou avocat, mon fils."

Avocat, Ernesto l'a été avant de s'en détourner pour replonger vers ses racines. Celle d'une culture qui se meurt au milieu d'une jungle qu'on défriche.
Bientôt, il n'y aura personne pour lire les corps des vieux guerriers ibans.
Bientôt, il n'y aura d'ailleurs plus aucun vieux guerrier iban.

Dans son atelier, Ernesto me déroula des bribes de vie. Cette chaîne de télé qui l'avait contacté pour un reportage consacré aux Ibans, par exemple.
Il dit oui avant de claquer la porte : les conditions n'étaient pas acceptables.
D'accord pour qu'une équipe l'accompagne dans la jungle, qu'elle visionne les cassettes qui lui avaient réclamé des mois d'interviews et de recherches.
Hors de question, en revanche, de raconter des mensonges : affirmer aux télespectateurs qui, n'y connaissant rien, le croiraient forcément, que sa culture était toujours vivante, ça... Il en était incapable.
- Si tu triches avec ton peuple, avec toi-même, que te reste-t-il ? Ni la gloire ni l'argent n'achètent l'honneur.

Ernesto m'exhuma aussi un album photo. Y posaient, de dos ou de face, des vieillards décharnés à demi-nus, couturés de blessures, de cicatrices et de rides, mais fièrement parés de tatouages gagnés au fil des décennies. Les motifs avaient perdu de leur précision, l'encre de sa fraîcheur. Son noir jais d'origine s'était affadi en la teinte bleuâtre des ornements d'anciens prisonniers.
Tandis que, lente et émue, je tournais les pages, Ernesto me désignait un par un ces visages d'un autre temps. Photo après photo, une phrase revenait, toujours la même :
- Lui est mort.
Sa main voltigea sur la mienne. Je me retournai. L'homme que je vis alors n'était pas Ernesto. C'était la dernière sentinelle d'un monde aux abois.


A suivre.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Vendredi 1 mai 5 01 /05 /Mai 19:28

Suite de Empreinte, Ministry of Pain.

La journée, j'ai flâné dans les rues en regardant ma cheville. Dernière fois que je la voyais à nu. Dernières caresses du soleil sur une peau qu'il me faudrait à présent protéger du soleil, des bains, du sel.

Je savais que les précautions d'après tatouage compliqueraient ma route et m'en moquais. Peu m'importait de souffrir de la chaleur en pantalon, de perdre le billet d'avion qui devait m'emmener sur une île, de différer mon baptême de plongée.

Il y a des choses qui peuvent attendre et d'autres pas. Comme cette seconde d'un cliché magique qui, faute de la capturer, ne se représentera jamais.


La vie, et plus encore le voyage, pose la question des priorités : vais-je rester ici en sacrifiant un là-bas ? Ou filer vers un là-bas en me détournant d'un ici ?

Au cours de mon périple, ma seule question a été :

- De quoi ai-je vraiment envie ?


La question a beau être simple, les réponses le sont rarement.
Souvent tiraillée entre l'activité et le repos, le farniente ou le travail, la totale solitude et le désir de communiquer, j'ai tissé mes petits arrangements. Drôle de patchwork entre moments miel et souvenirs hauts en couleurs, ennui gris clair et mélancolie gris foncé.
Bouts d'étape mal cousus ensemble, jusqu'à me demander si je ne me trompais pas de route. Naviguant à vue, je la surfilais en zigzags, bâtarde, à la recherche de mon nord magnétique.

J'ignorais qu'il se trouverait au Sarawak.
Et que, comble d'ironie, les clefs des chambres de Tracks s'alourdiraient d'un compas.

Ernesto a pour moi le goût des rencontres décisives. Celle de la croisée des chemins à laquelle je suis arrêtée depuis trop longtemps. Et depuis trop longtemps, aussi, je pense que nos plus grandes limites se trouvent en nous-mêmes, prenant racine dans notre éducation et nos peurs, se nourrissant d'elles non pour nous faire grandir mais dépérir sur pied.


A la mort de ma mère j'ai éprouvé la paniquante sensation que plus rien ne me retenait. Que j'étais un ballon lesté de chagrin, mais un ballon libre de m'envoler. Par le suicide en sautant de mon quatrième étage, par les paradis artificiels en me fusillant la tête, par un avion pour sillonner la planète.

La totale liberté a à la fois le goût excitant du fruit défendu et âcre de l'angoisse.

Que faire maintenant que tout est à construire ?

Après l'explosion de mon univers bordé de clôture, je me tenais au milieu d'un champ de ruines, ravagée par l'onde de choc mais encore sur pied.

J'ai réempilé les pierres, parfois dans le désordre. Les angles accrochaient, les fêlures s'emboîtaient mal, les lézardes gagnaient du terrain. A la fin, mon puzzle avait côté cour l'apparence d'une bâtisse branlante, côté jardin celle d'une jungle à élaguer.

Roc et sève. Sous la mousse et les branches mortes se tenaient, cachés, la dureté minérale et le foisonnement végétal.
Il m'a fallu descendre dans ma mine pour les trouver.


Aussi, le soir où Ernesto frappa à ma porte ai-je à peine senti l'excitation des décisions irréversibles. Son visage iban me disait d'ailleurs que je n'avais rien à craindre, si ce n'était de me trouver.

- On y va ? me questionna-t-il.
Dans son ton il y avait la possibilité de me laisser reculer tête haute, sur un "j'ai finalement changé d'avis". Comme il me l'avait dit en boutade absurde :
- Tu ne seras jamais sûre jusqu'au moment où tu seras sûre.
Je regardai, penchés sur mon lit, son sourire, ses yeux, ses cheveux effleurant les tatouages de ses épaules. Je lui souris et repoussai le drap, l'ordinateur, sautai à pieds joints sur le carrelage et lui tendis la main.
- Oui, on est déjà partis.

Je n'avais pas à me préparer, j'étais déjà prête.

A suivre.

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Samedi 25 avril 6 25 /04 /Avr 18:32
(Suite de Empreinte, Genèse)
 

Un soir, Ernesto m'a emmenée à son atelier. Enfin, à son lieu de vie, comme je l'avais appris plus tôt. Après un quart de nuit passée à discuter dans le salon-réception de Tracks, je désignai un des lits superposés de la plus petite chambre :

- Tu ne dors pas ici ?

- Non, je rentre au magasin. Je ne dors bien que par terre.

Tenaillés par le sommeil, nous nous étions séparés comme ça, abruptement sur un signe de main.


Lorsqu'Ernesto déverrouilla sa porte, je m'attendais à découvrir un lieu spartiate. Je ne vis qu'un escalier montant à pic dans les profondeurs d'un bâtiment. Puis, une fois les marches gravies, une pièce immense avec un bazar comme je les aime. Du bois, des bambous, des objets tribaux et des photos recouvrant les murs, des affiches souvenirs suspendues, une paire de bottes abandonnée, un canapé et une table basse.

Tout au fond, des fenêtres en vitraux donnaient des couleurs à la nuit.


La lumière de la cuisine filtrait aux coins d'une porte noire. Alors que je me levai, Ernesto me demanda :

- Ne l'éteins pas quand tu reviendras.

J'acquiesçai et oubliai. Il se leva pour réparer ma distraction, expliquant :

- Je la laisse toujours allumée... Les démons sont attirés par le noir.


Je songeai qu'en effet, le mien, de démon, me suffisait bien.
Inutile qu'il invite en prime ses copains.
Mes pensées jouant à saute-mouton rebondirent sur la porte. La certitude que, quelque part sur cette planète, au croisement de deux routes, une lumière brille toujours me réconforte. C'est comme une clef qui, au fond de ma poche, ouvre à l'autre bout du monde mon appartement.


Cette nuit-là, Ernesto et moi avons parlé de tatouages et de chemins de vie, de souffrances et de rédemption. Nous avons ri aussi, de cette fille bizarre qui se plantait des heures durant devant ses fenêtres et lui envoyait des messages en pleine nuit, de ce démon accroché à mon dos comme une chauve-souris sur l'épaule.


- Surveille tes arrières, souffla Ernesto dans mon cou.

Je ne lui dis pas que je passais trop de temps à me retourner. Lui qui devine tout, il le savait sûrement déjà. Puis je me sentais bien, tellement bien que je n'avais aucune envie d'opérer un demi-tour sur moi. Juste celle d'enfiler droit devant les heures de la nuit, de les voir défiler sur la pendule sans songer à hier ni à demain. De sentir encore sa main nonchalamment posée sur ma cuisse, de m'appuyer contre son épaule en sachant que bientôt nous serions nus.

Mais quand est-ce donc, bientôt ? Dans cinq minutes, une heure ou demain ?

Aucune importance. Avec certains hommes, bientôt est toujours le bon moment.


Ernesto quitta le canapé. Profitant de son absence, je déambulai pieds nus dans l'atelier, m'imprégnant d'ombres et de lumières. Derrière moi, un gri-gri suspendu tournait comme un pendule sur la photo d'un guerrier iban. A ma gauche, le miroir en pied me renvoyait ma silhouette amaigrie par le voyage.

Depuis un mois, avec ces nouilles et ce riz qui ne passaient plus, je me dépouillais de ma chair pour m'approcher de mes os. Creusée de dedans en une épure de corps aux jambes plus longues, aux fesses plus hautes, à la taille étranglée en double virgule.
Désalourdie, fluette, simplifiée comme une esquisse en devenir.


J'étais arrêtée face au fauteuil chirurgical de tatouages lorsqu'Ernesto me rejoint. Collant son torse nu à mon dos, m'effleurant les poignets pour les guider vers le siège, il chuchota :

- This is the Ministry of Pain*.
Je souris en songeant que bientôt je connaîtrai moi aussi cette douleur.

Si j'avais jusqu'alors été hésitante, je ne l'étais plus. Cette marque et cette souffrance étaient mon rite initiatique, l'empreinte à même ma chair d'un saut sans possible retour en arrière.
Je voulais que ce soit Ernesto le passeur. Parce qu'il a la grâce, le duende, l'émerveillement des enfants comme la vieillesse dans ses yeux.

Parce que le choisir, c'est aussi me lier à lui.


Au petit matin, nous nous sommes endormis enlacés à même le sol.

(*C'est le Ministère de la Douleur.)

A suivre. 
 Le dessin est d'Isabelle Pessoa.

Le tatouage est un tatouage de voyage traditionnel iban.
Il orne, côté torse, les deux épaules des hommes.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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