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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Dimanche 23 novembre 7 23 /11 /Nov 00:50

Le combat qui s'engagea fut en effet une drôle de guerre. À la proposition incongrue de Vassilis je répondis "non", évidemment. Un non à la fois assez ferme pour qu'il ne réitère pas sa demande, et assez ouvert pour qu'il ne parte pas sur-le-champ.

Plus que mouchée, j'étais en vérité impressionnée par son culot.

Cet homme se croyait-il donc dans une confiserie où il lui suffirait d'apparaître pour se servir ? De quel bois était-il fait pour se jeter ainsi à la tête d'une femme ? Pour encaisser sans broncher un refus annoncé, et ajouter sur le ton d'une évidence proche de l'insulte :

- Oh, vous êtes bien conventionnelle.


Ma part guerrière désira soudain lui envoyer son gobelet au visage. Ou de le traîner à l'hôtel histoire de le détromper, en pariant qu'arrivé à la porte, il se dégonflerait. Mais la violence ou l'acceptation étaient sûrement les réactions qu'il attendait.

Échouant à me montrer originale, j'optai pour l'attitude la plus prévisible : la demi-mesure.

- Conventionnelle ? Si vous voulez, d'autant que je ne vous connais pas.

La déception se peignit alors sur son visage.

- Mais si, vous me connaissez. Comme moi, je vous connais.

- Pardon ? questionnai-je, soupçonnant une grossière manœuvre de séducteur.

- Oui... Le jour où vous avez rabattu le couvercle du piano, j'étais votre amant de l'ombre.

Le gobelet éclata entre mes mains. Un fond de café froid me poissa les doigts. Je les portais à mes lèvres en regardant Vassilis se lever.

- À bientôt, me dit-il.


À bientôt... Vassilis mentait.

Après cet au revoir, il disparut. J'arpentais les couloirs, fouillais les recoins des amphithéâtres, guettais sa silhouette dans la cour.

En vain. L'homme de l'ombre s'était échappé, évaporé, volatilisé.


Je l'oubliai comme un songe trop vite enfui lorsque Vassilis ressurgit des limbes. C'était un après-midi de grande fatigue où, harassée, je traînais mes livres épaules basses.

- Un café ? me proposa-t-il simplement.

J'acceptai sans un mot ni un reproche. J'avais déjà assez vécu pour savoir que certains "à bientôt" ne sont que des adieux qui taisent leur nom.


Après ce café, il y en eut un autre, puis encore un autre, puis plus rien. Qu'il le calculât ou non, Vassilis, traversant ma vie par éclipses, me prenait toujours à rebours et par défaut. Sans cesse là où je ne l'attendais pas, jamais là où je l'attendais, il se dérobait alors que je croyais le saisir en me laissant un vide au cœur. Et, sur la langue, l'âcre goût d'inachevé du mauvais café.

Ses absences prolongées l'imposaient à mon esprit plus sûrement que sa présence. Son image me berçait le soir, habitait mes rêves, m'éveillait au matin. À peine debout, je me surprenais à penser :

- Le verrai-je aujourd'hui ?

Jour après jour, je me découvrais hantée.


Notre relation à ellipses avait les serpentines d'une boucle qui peu à peu serrait mon cou, m'étranglait, m'étouffait. Je brûlais de la trancher pour m'en délivrer. Mais pour ce faire, je devais à mon tour demander à Vassilis, employant le vouvoiement que nous n'avions jamais quitté :

- Voulez-vous coucher avec moi ?

Ma fierté m'interdisait d'ajouter "s'il vous plaît". Comme elle m'interdisait, évidemment, de le lui demander tout court. Alors je restais là, suspendue à ma potence, lui supposant d'autres femmes, d'autres conquêtes. Celles, par exemple, qu'il évoquait en se vantant un peu. Celles dont je prétendais me ficher, mais auxquelles j'objectais les miennes.


Dressés l'un face à l'autre comme deux chats, Vassilis et moi multipliions les coups de patte.

"Tu me griffes, je te pince. Tu me pinces, je te mords. Tu me mords, je te déchiquète.

Tu me fais mal, je te fais mal. Et plus mal que toi."

Notre surenchère avait une allure civile, elle ne l'était pas. Si, au début, nous avions lutté par jeu, la donne avait changé. À présent, je luttais pour ne pas lui concéder une once de terrain. Sinon, il me dévorerait toute crue sans que je ne puisse sauver ma peau.

Emportés par nos escarmouches, nous nous croyions très malins. Nous n'étions en fait que deux imbéciles.


Le jour où je le traitais de Don Juan, Vassilis n'approuva pas. Ne nia pas.

- Vous m'énervez, dis-je.

Il se contenta de sourire, ce qui aiguillonna ma fureur.

- Ton arrogance est insupportable, ajoutai-je.

Il gloussa, fanfaron :

- On se tutoie, maintenant ?

- Oui, on se tutoie et je te dis merde. Tu sais quel surnom je t'ai trouvé ? Non, hein ? Fier-à-bras, parce qu'il te va comme un gant. Alors continue comme ça et je finirai par te détester.


Son sourire s'effaça brutalement. Balayé, l'homme sûr de lui. Vassilis eut soudain le regard d'un enfant perdu.

- Parce que tu crois peut-être que moi, je ne me déteste pas ?

Je me serais mordu la langue au sang s'il n'était pas trop tard pour les excuses.


La corde autour de mon cou gagna un cran supplémentaire. La faille ouverte en Vassilis me liait plus sûrement à lui que tout le reste.

Je bus une dernière gorgée de café. Elle était amère comme ma victoire.



(La suite bientôt...)


L'acrylique est de Nathalie Carrette.

 

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Samedi 22 novembre 6 22 /11 /Nov 03:27

Lundi soir, je suis devenue une Cendrillon sans robe de bal.

Point de volants ni de fanfreluches sur ma jupe droite, point de dentelles sur mon chemisier. Mes seules fantaisies sont deux cadeaux de femmes que j'aime : Ether pour les boucles d'oreille en forme de cadenas, ma mère pour les liens tressés de perles ceignant ma taille.


Partout où je vais, j'emporte avec moi, sur moi, des traces de mes proches. Et plus je pars loin, plus j'en ai besoin. Peut-être pour leur rendre hommage ou pour garder une marque palpable, rassurante, de leur amour.

Peut-être, aussi, parce qu'aucun d'eux n'irait où je vais.

Ce soir-là, c'est une certitude : je serai seule à me rendre chambre 12.

 

Arrêt devant la glace du couloir.

Je m'y vois en pied, Cendrillon noire, toute noire à l'exception de mes bras gris et de mes escarpins prune.

Achetées sur un coup de folie, ces chaussures ont en elles-mêmes un sens : celui de la féminité absolue. Chic comme leurs paillettes discrètes, brillante comme les strasses de leur bride, vertigineuse comme leurs talons aiguille de dix centimètres.


Ces escarpins sont sans conteste superbes. Et lorsque je les enfile, je me sens femme. Femme malgré ce ventre qui déconne, ces ongles longtemps cassés par l'anesthésie et ces cheveux jadis ternes que j'ai failli couper à ras.

C'était un jour de désespoir, à mi-chemin entre l'entrée en clinique et un mail de Feu mon amour. Il m'y écrivait que dans sa vie, je n'étais "qu'un problème de plus à gérer".

"Un de plus" revient forcément à "un de trop".

De fait, face à la glace du couloir, je détaillais ma gueule de problème. Moche et gonflée de chagrin, mais là n'était pas le problème, puisque le problème, c'était moi.

J'ai soudain songé à ces femmes indiennes qui se rasent la tête en signe de deuil.

J'ai pensé qu'en les imitant, je ferais place nette. Ce qui repousserait sur mon crâne serait à l'image de ma nouvelle vie. Sans lui. Timide. Tâtonnante. Cafouilleuse.

J'ai aussi pensé que n'étant plus une femme, je n'avais qu'à ressembler à un garçon.

La tonsure ne m'irait pas, je le savais et m'en réjouissais. Puisque j'étais si repoussante, je n'avais qu'à m'enlaidir encore, ne serait-ce que pour lui donner raison.

 

Chambre 12 2bisMe détachant de mon reflet pour mieux y revenir, j'ai attrapé une paire de ciseaux et ma chevelure.

Au dernier moment, j'ai tremblé. Pour ne finalement couper que la hauteur des talons de mes escarpins.

Mais avec eux aux pieds, devant cette même glace, je n'étais plus la vilaine sorcière des contes. J'étais Cendrillon souriant à son reflet, se dressant toute droite pour mieux virevolter.

Lorsque la porte claqua derrière moi, l'homme de la chambre 12 finissait son repas.

 

Je sortis du métro en claudiquant. Fichus escaliers trop raides pour mes mollets trop cambrés, fichus grilles et pavés trop espacés et si traîtres pour mes talons si fins.

Trop de "trop", trop de "si"... Le trajet conduisant à la chambre 12 était semé d'embûches.

Dégainant mon portable, je soufflai néanmoins à son occupant :

- Je suis là. Dans cinq minutes. 

Les cinq minutes devinrent dix, puis vingt à mesure de trottoir déroulé.

Quand je franchis le seuil de l'hôtel, j'avais une bonne demi-heure de retard.

 

J'étais exténuée et le concierge au téléphone. Il ne me fit pas signe de patienter mais je piétinai derrière le comptoir, hésitante. Devais-je annoncer mon arrivée ? Me faufiler jusqu'à l'ascenseur sans un mot ?

Il raccrocha enfin.

- Madame ?

- Je vais chambre 12.

- Chambre 12 ? Parfait.

Il se détourna pour fouiller dans un casier. Me tendis une clef que je me sentis obligée de prendre. Desserrant les doigts, je la fis rouler au creux de ma paume pour en vérifier le numéro.

11.

Ce n'était pas la bonne chambre.

- Il y a erreur, rectifiai-je en lui rendant la clef. Je suis attendue chambre 12.

- Ah... Chambre 12... Pardonnez-moi.

 

Chambre 12 3À cet instant précis, je m'inclinai vers lui et ses yeux traversés d'une lueur vite éteinte.

Qu'une femme pomponnée, en tailleur et escarpins, entre dans un hôtel en pleine nuit en affirmant être attendue laisse peu de place à l'interprétation.

Je souris, car j'aimais l'idée qu'il me prenne pour une putain.

L'homme de la chambre 12 attend sa catin, sa fille de joie, sa cocotte, sa grisette, son hétaïre... Voilà qui faisait bien du monde résumé en ma personne.

- Au premier, au fond à droite, précisa-t-il. Bonne soirée, Madame.

Je faillis m'étrangler de rire en appelant l'ascenseur.

 

Premier étage. Couloir ocre et champêtre rehaussé de peintures naïves. Chambres 9, 10, 11.

Au fond à droite, comme promis, la 12.

Deux coups légers à la porte et l'homme vint m'ouvrir. Il est encore en smoking, mais sans cravate ni chaussures. J'avais sur lui l'avantage de mes escarpins tandis qu'il m'étreignait comme une femme longtemps perdue de vue.

- Le jacuzzi est prêt.

Je hochai la tête, déboutonnai mon chemisier, dézippai ma jupe debout face à la glace. La même que celle de mon couloir, le fer forgé en moins.

Dépouillée de mon superflu, je n'étais plus noire, toute noire, mais grise et prune, presque nue.

 

- Viens.

L'homme me tendit la main. J'y posai ma paume confiante.

Des mois auparavant, cheveux coupés, j'avais pourtant refusé cette main tendue. Et à cet homme dit "non, plus tard".

Parce qu'il aurait voulu me rendre visite à la clinique et c'était hors de question. Non, il ne verrait pas la femme coupée, cropetonnée au fond du lit avec une perfusion dans la veine.

Parce qu'il aurait voulu m'apporter des chocolats et que j'avais rétorqué :

- On ne fête pas un désastre.

Il n'avait pas insisté, juste gardé les chocolats pour cette nuit-là, emballés dans leur jolie boîte.

J'en ai croqué un en jubilant comme une enfant.

- Merci.

- Merci à toi... d'être venue.


Dans la salle de bains j'ai ôté mes bas et mes chaussures. Suis entrée dans l'eau clapotante en m'appuyant sur son bras.

Adossés nus, face à face dans la baignoire, massés par des geysers à haute température, nous avons siroté un bon vin. Nous sommes lovés ensuite dans les couvertures pour garder la chaleur du jacuzzi. Puis serrés l'un contre l'autre pour garder la chaleur des couvertures.


Je quittai l'hôtel au milieu de la nuit en saluant le concierge.

Le lendemain, il dira que les locataires de la chambre 21, à l'aplomb de la 12, ont été dérangés dans leur sommeil par des hurlements de plaisir.

Il dira aussi avoir vu s'éclipser au petit matin une femme aussi superbe que ses escarpins.

Il ne dira pas que c'était une putain, mais ses yeux jaloux le diront à la place de ses lèvres.

 

Et moi, regardant mes cheveux pousser dans la glace de mon couloir, mes chaussures remisées dans la penderie, je croquerai des chocolats en riant de cette méprise : cette femme-là, ce n'était pas moi.

 

 

Merci à l'occupant de la chambre 12 de ce soir-là. Et merci pour le chocolat tout chabrolien.

"D'estrade en estrade, j'ai fait danser tant de malentendus,

Des kilomètres de vie en rose..."

You cut your hair...

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : xFantasmesx
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Vendredi 21 novembre 5 21 /11 /Nov 00:52

Lorsque je verrai Azrel, il sera debout alors que je le voudrais assis seul, à la terrasse d'un bar, jambes croisées, un journal déplié devant lui, avec l'air nonchalant de ceux qui ont du temps à perdre.


Azrel sera peut-être rasé de frais alors que je lui voudrais une barbe de trois jours.

Azrel portera peut-être un pull bleu alors que je lui voudrais une chemise blanche.


Lorsque je verrai Azrel, il m'attendra déjà alors que je voudrais arriver par surprise. Avancer en tapinois, reculer la chaise qui lui fait face et m'asseoir sans bruit. Poser mes coudes sur la table, mon menton sur mes poings et le regarder lire.


Azrel prendra connaissance des nouvelles et moi, de son visage. De sa lèvre supérieure que je suppose plus épaisse, de son nez de papyrus égyptien, de son front traversé par deux rides horizontales et de ses sourcils épais. Ils se fronceront un peu, à peine, à l'annonce d'un nouveau krach boursier.


La météo à venir lui fera baisser le nez sur les cartes de France. Une mèche lui chatouillera le front. Il la remettra en place d'un geste machinal. Pile ce genre de geste que l'on a sans y penser, à condition de n'être point observé.

Sûrement sourirai-je de lui soustraire ce moment-larcin.

Peut-être imaginerai-je sa main entre mes cuisses.


Mes yeux trop clairs, qui ne savent paraît-il pas mentir, lui resteront muets : Azrel, toujours penché sur son journal, n'aura pas noté que je suis là.

J'avancerai une main vers ses cheveux, épouserai au jugé le modelé de sa mâchoire.

Non, ce n'est pas ça... Moins fine, plus carrée, je devrai rajuster et la courbe et le trait.

Têtue je recommencerai. Encore et encore, humectant mon index de l'encre de ma salive, gommant les erreurs et accumulant les repentirs, jusqu'au parfait décalque de son squelette.

- Ne te décale pas, surtout pas... Je n'ai pas fini de te dessiner... le prierai-je en silence.

Azrel, m'obéissant, restera immobile. Ou presque. Car je suis près, si près de sa peau, qu'une simple crispation de ses muscles me suffirait à la frôler.


L'esquisse d'Azrel sera mon pari pascalien.

Si je le touche, je perds tout. Qu'il me pince main en l'air et me demande "Mais que fabriques-tu donc ?" que la honte me foudroiera sur mon siège.

On ne peut impunément dessiner sur le vide un homme sans qu'il ne vous croie cinglée.

Si je ne le frôle pas, je gagne tout, c'est-à-dire rien. Rien d'autre qu'une esquisse gravée dans ma mémoire.

Ce qui est peut-être tout, finalement.

Photographe ou peintre, je ne suis qu'une petite voleuse d'images dérobées.

Alors, à peine l'esquisse sera-t-elle achevée que je me reculerai de peur d'être brûlée. Rangerai sagement mes doigts sur mes genoux à la façon militaire de pinceaux dans un pot. Par ordre de taille, comme les Dalton, et que personne ne bouge.


Lorsqu'Azrel remarquera enfin ma présence, il aura certainement cette expression étonnée des gens dérangés en pleine activité, avec les gros titres du jour encore accrochés aux pupilles.

Prononçant mon prénom d'une voix encore tâtonnante, il me demandera :
- Ça fait longtemps que tu es là ?
Je mentirai, bien sûr.

- Oh non... Je viens d'arriver. Mais tu avais l'air si absorbé que j'hésitais à te déranger.

Et il me sourira comme à un modèle de politesse.

Et je lui sourirai comme un modèle de franchise.

Et, selon l'heure, je commanderai un double express ou un verre de vin, juste histoire de trinquer.

- Tchin. À ta santé. À cette rencontre. À nous.


Peut-être même, dans le feu de l'action, le pied d'Azrel effleurera-t-il le mien.

Peut-être regrettera-t-il que je ne porte pas mes bottes fétiches mais des chaussures à talons plats. Et que je les retire comme si son simple contact m'avait brûlée.

Peut-être sourira-t-il à son message de juillet, où il me disait avoir rêvé d'une Amazone.

J'étais cette Amazone, je crois. Mais ce qu'Azrel ignore, c'est que je suis depuis longtemps tombée de cheval.


N'empêche que nous avons tous deux un compte à régler depuis cet été brûlant. J'étais prête à le laisser s'éteindre avant qu'Azrel, trois mois après, ne souffle sur les braises.

- J'aimerais avoir la chance de te voir avant que tu ne partes, m'écrit-il.

- Je ne partirai peut-être pas, rétorquai-je.

- Mais j'aimerais te voir même si tu ne pars pas.


Sa réponse tournicota une nuit entière dans ma tête. Le lendemain, j'avais un entretien professionnel important. Alors que j'en sortai, je me posai sur un muret face à l'immeuble illuminé, en songeant :

- C'est beau un bateau qui sombre...

Je composai dans le noir le numéro d'Azrel. Après dix rendez-vous remis, je m'attendais à tout, sauf à entendre sa voix.

Erreur. Elle me parvint, immédiate et chaleureuse :

- Bonsoir, toi... Comment vas-tu ?

J'en serais tombée sur les fesses si je n'étais pas déjà assise.

- Bien, et toi ? Ton rapport sur les sciences dures ?

Portée par le vent guilleret qui s'immisçait sous mon manteau, j'improvisai une série de questions qui le fit rire.


En vérité, je n'ai aucune idée du métier d'Azrel, hormis qu'il le mène à Paris, Rome, Berlin ou Pétaouchnok. Mais cette opacité je ne veux pas creuser, parce qu'elle le rend d'autant plus attirant, insaisissable comme son esquisse que je ne voudrais ni trop brune, ni trop grande.

Je voudrais qu'Azrel m'attendant, rasé de frais, avec un pull bleu, ressemble à tout, sauf à la la figure de mon idéal.

Mais en bonne Amazone, même à terre et avec des talons plats, j'irai à notre rendez-vous.

Comment mieux dire que j'ai la trouille ?

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Vendredi 14 novembre 5 14 /11 /Nov 23:59
Antoine ne sait paraît-il pas dessiner. Pourtant, Antoine dessine. Pas des personnages, des paysages ni des natures mortes, mais des formes géométriques sorties de son imagination.
Antoine a les mains carrées et calleuses. Une poigne à vous broyer les phalanges s'il les serre trop fort.
Antoine possède d'ailleurs de quoi vous amputer
les doigts un à un, vous arracher le dos, vous accrocher au plafond, vous crucifier au mur et vous débiter en rondelles. Et pour cacher vos morceaux, aucun problème : il dispose aussi d'un vaste sous-sol.
Antoine a d'ailleurs commencé sa carrière dans un garage et l'anonymat
le plus total.
Mais non, Antoine n'est pas tueur en série. Il est designer, ou plutôt artisan-créateur de meubles. Entièrement autodidacte, totalement passionné et furieusement doué.

Antoine loue une boutique juste à côté de chez moi. Elle attire l'œil, forcément. Parce que
la vitrine tout de blanc laqué est étincelante comme une patinoire. Mais surtout parce que chacune des œuvres exposées est unique.
Unique, notre rencontre le fut aussi.

Voilà plusieurs semaines que j'avais repéré ce drôle de gars aussi grand que mince, ses cheveux qui rebiquaient et ses lunettes qui lui donnaient un air sérieux. Que je le regardais à la dérobée découper des planches ou poncer des tables. Que je le saluais d'un signe en passant, légère sur mes talons ou lourde de mes ballots de courses.

Au printemps, des échafaudages hérissèrent la devanture du magasin qui, jusqu'alors, ne payait pas de mine. Mais à mesure que son gris terne cédait la place au blanc, elle prenait une option sur le lifting.
Le jour où le gris disparut tout à fait, j'empruntai la rue et levai la tête.
Antoine était perché au sommet d'une échelle. Silhouette méconnaissable noyée d'un bleu de travail,
disparaissant sous un casque et des lunettes de soudeur. De son visage je ne voyais que sa bouche. Une bouche qui s'ouvrit sur un immense sourire sans malice, spontané, chaleureux, presque enfantin.
Ce fut ce sourire qui décida de tout.

Je lançai un "Bonjour !" sonore sans cependant m'arrêter, filant sur le trottoir et passant exprès sous l'échelle pour défier le sort. Point de superstition là-dedans, juste un pari un brin risqué :
le pot de peinture entre les pieds d'Antoine était bien branlant, le rouleau entre ses mains bien ruisselant de gouttes.
Toute de noir vêtue, j'allais passer de l'autre côté rhabillée en dalmatien. Mais j'en sortis comme j'y étais entrée, drapée dans mes habits immaculés de petite veuve.

Mon tour dans le quartier achevé, je repris la rue en sens inverse.
Antoine, son pot et son rouleau étaient toujours suspendus en équilibre précaire. Et moi, en vertu de l'adage "le chemin le plus court entre deux points, c'est la ligne droite",
je cinglai le macadam d'une course rectiligne. Qui mourut net au bas de l'échelle d'Antoine.
Au jeu du passage indemne entre les gouttes, j'
avais déjà gagné une fois. Inutile de forcer la chance.

Je levai le nez. Antoine baissa le sien. Je lui souris avec quarante minutes de retard. Largement, en fille prête à engager la conversation.
Antoine lâcha son rouleau dans le pot, descendit les barreaux de l'échelle un à un, s'arrima au bitume pour me tendre une main blanche. J'allais pas faire ma chochotte pour quelques taches de peinture. Saisissant ses doigts, je les comprimai entre les miens.
Leur contact était chaud et gluant, agréable et étrange. Parce qu'
Antoine ayant gardé son casque et ses lunettes, j'avais l'impression de donner l'accolade à un cosmonaute.
- Pardon, dit-il en décollant sa paume de la mienne.
Le casque atterrit sur le trottoir dans un boum métallique. Le masque qui lui obstruait le visage remonta sur son front.
- Bonjour, compléta-t-il. Tu veux entrer un moment ?
- Volontiers,
répondis-je.
À la différence d'ET, je n'étais pas pressée de "retourner maison".
De toute façon, ma maison était juste à côté, et pas près de se volatiliser. Si besoin était, ça faisait deux bonnes raisons de m'attarder.

M'attarder chez Antoine, je l'ai
beaucoup fait ce printemps-là. Pour discuter en voisine, rire de tout et de rien, échanger des demi-confidences, tromper l'attente qui me séparait de l'appel du soir avec l'homme que j'aimais, ou simplement le regarder travailler sans piper mot.
Antoine parle comme il crée, à l'instinct. Il a cette force brute, presque animale, de ceux qui plient la matière à leurs désirs. La complexité de l'homme qui garde les plans de son œuvre dans sa tête sans la coucher sur le papier. La sensibilité de l'artiste qui court par en dessous et qu'il suit comme un fil invisible.
La chair d'Antoine, c'est le bois, sa patine et ses nœuds. Alors il ne fait pas forcément de grandes phrases.
Qu'importe puisqu'avec lui, j'aime le silence comme l'odeur de sciure mêlée de colle, le bruit du rabot et de la perceuse, ses gestes précis qui donnent forme et vie au bois.

À mesure de mes visites, Antoine m'a trouvé un surnom : Emma Peel, à cause de mes bottes et de ma collection de robes courtes.
- Tiens, voilà Emma ! s'écrie-t-il quand je pousse sa porte.
Il aurait tout aussi bien pu choisir "l'ogresse", car presque à chaque fois que je viens le voir, je lâche en préambule :
- J'ai faim.
La faute à ma vie décalée qui repousse le déjeuner en fin d'après-midi. Soit pile le moment où je franchis son seuil, souvent armée d'un sandwich ou d'un paquet de gâteaux.
- T'en veux ?
Non, Antoine n'en veut jamais. Si je comptais le soudoyer aux Figolu, je n'aurais qu'à repasser.
Il a des horaires normaux, lui.

À mesure de mes visites, j'ai trouvé ma place dans son magasin. Elle est dos à la vitrine, tout contre un pilier sur lequel je m'appuie et contre lequel je geins :
- Pffff... Chuis fatiguée.
Antoine, ouvrant de grands yeux malicieux, rigole.
- Oh, de nouvelles aventures ? Raconte !
Et je raconte. Mes nuits d'insomnie, mes doutes, le boulot, l'écriture,
mes emmerdes, mes amis, mes amants. Dorian, Emmanuel, B., Paulien, Antoine a suivi leur succession dans ma vie. Je pourrais même dire qu'il les connaît, comme on finit par connaître les gens par personne interposée. Et il m'écoute, mi-copain mi-grand frère.

Une fois, début juillet, je suis même venue me réfugier chez Antoine. C'était juste après le dernier rendez-vous avec Feu mon amour. Je repris le métro en larmes, débouchai hagarde sur la place. Dans le monde hostile qui me cernait, la boutique luisait comme un phare dans la tempête. Aimantée par sa lumière, je butai contre sa porte.
Ce soir-là, il n'y eut pas de "
Tiens, voilà Emma !". Antoine, soucieux, penché sur son ordinateur, terminait sa comptabilité.
- Je te dérange ?
Il aurait peut-être répondu la vérité s'il ne m'avait pas regardée. Un clin d'œil lui suffit pour comprendre et me désigner le siège collé au sien. Je traversai la pièce en chancelant, comme ivre, avant de tomber.
- Qu'est-ce qui se passe, ma belle ?
Je fus incapable de répondre. Si j'ouvrais la bouche, ce n'était pas des mots qui en sortiraient, mais un truc que je ne maîtriserai pas. Des cris, des sanglots ou de la gerbe. Alors je me suis recroquevillée, minuscule, les poings tassés contre les lèvres.
À part poser affectueusement sa main sur mon bras, Antoine ne fit rien, ne dit rien.
Il attendait.

Le silence du quartier désert nous enveloppa. Je voyais par la baie vitrée le jour se charger de nuit et pensais que cette nuit m'emporterait encore plus bas. Plus bas, dans un gouffre, mais pas tout de suite, puisque la main d'Antoine me protégeait de cette chute.

De longues minutes plus tard, je me dégageai avec douceur pour rejoindre le cabinet de toilette. Ouvrit le robinet à fond et me fourrai la tête sous l'eau glaciale.
Lorsque je la relevai, j'aperçus mon reflet dans le miroir. Je ne ressemblais à rien, sauf à une pauvre fille. Une qui, encore convalescente, faisait tout de travers et ne comprenait rien à rien, à commencer par les hommes et leurs messages ambigus.

Je me rassis à côté d'Antoine. Luttais pour ne pas m'effondrer dans ses bras en le suppliant de me consoler.
C'est lui qui vint me serrer fort, nichant ma tête au creux de son épaule.
- Je l'ai revu...

Antoine ne me demanda pas qui. Il savait quel était le seul homme qui pouvait me faire cet effet-là.
- Il revient en France pour une année...
Antoine ne me demanda pas s'il revenait pour moi. La réponse, i
l la connaissait déjà.

Brutalement, les digues cédèrent. Sur la tête d'Antoine roula, encore et encore, le flot des mots furieux et tristes des femmes blessées. Il le laissa s'écouler puis se tarir sans l'interrompre.
Lorsque je me tus enfin, Antoine eut juste deux phrases :
- Laisse tomber. Oublie-le.
Je crois même qu'il ajouta l'argument classique de ces cas-là :
- Ce gars ne te mérite pas.
Je crois même que je lui rétorquai :
- Mais je m'en fous, qu'il ne me mérite pas ! Je voudrais juste qu'il m'aime !
"Pauvre fille, pauvre folle", me corrigeai-je aussitôt.
- Antoine ? Je vais rentrer chez moi prendre une cuite. Ça sera, je te jure, ma dernière connerie de la journée.
Antoine m'aurait bien accompagnée, mais il avait rendez-vous.
Nous nous séparâmes à l'angle de la rue.
- Tu déconnes pas, hein ?
- Non, promis.

Il partit à scooter en m'adressant de grands signes. Lorsqu'il tourna le coin du boulevard, je me retrouvai seule. Enfin, pas tout à fait. Je savais que le lendemain, Antoine serait dans sa boutique. Et que si je le souhaitais, j'y avais ma place dos à la rue, tout contre le pilier.

La table en photo (tous droits déposés, selon l'expression consacrée) est une création d'Antoine.
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Vendredi 7 novembre 5 07 /11 /Nov 23:50
Les temps qui suivirent furent durs.
L'année avait bel et bien commencé, et sur les chapeaux de roue. Assommée de travail, je me prenais à regretter cet été dont j'avais si peu profité. Un été de tête-à-tête, ou plutôt de prise de tête, entre déclinaisons latines et diphtongaisons du e tonique.
Mes amis étaient sortis avec leurs amis ? Pas moi, cloîtrée face à Cervantès et Marguerite de Navarre.
Mes repas, c'est en compagnie de Clément Marot que je les avais pris.
On peut décemment rêver d'une discussion plus amusante.

Septembre me trouva avec un teint de craie, octobre de papier mâché, novembre de carton plombé.
Qu'importait. Puisque je tenais
semble-t-il le bon bout, pas question de le lâcher de sitôt.
Ainsi cette pause entre deux bourrages de crâne me cueillit dans la cour de la fac, lestée comme une naufragée à son bouquin.

En vérité, j'ignore qui du livre ou de moi jouait le rôle du poids mort.
Lui qui, en digne pavé indigeste, pesait comme une enclume au bout de mes poignets, menaçant de m'échapper pour se fracasser sur les pavés.
Moi qui, en manque chronique de sommeil, ne comprenais plus rien à rien, et surtout pas une ligne de ce que je lisais.
Chaque page tournée était une victoire dûment arrosée au café et aux miettes de
sandwich.
"Contrairement à l'ulcère, le concours est encore loin...", soupirai-je.
L'ingurgitation de toute cette littérature ne me réussissait manifestement pas. Censée tutoyer les hautes sphères, je demeurais au rase-mottes de la pensée, centrée sur mes boyaux qui se révoltaient et mes doigts poissés de mayonnaise.
Le décollage attendu n'était qu'un pitoyable crash. De plus, histoire de tout arranger, voilà que mon gobelet est vide, sans même un fond de marc dedans.
Il en serait resté que la face de mon monde n'eût pas été bouleversé : je n'ai jamais été douée pour l'auto-prédiction.
En l'occurrence, je n'ai rien vu venir.
Pas même lui.

- Un autre pour la route ?
Mes yeux s'arrachèrent du fond du gobelet pour atterrir sur un autre empli à ras-bord.
Trop forte. En un temps record, je venais de réussir l'expérience des vases communicants.
De me remémorer Forrest Gump, un film dégoulinant de bons sentiments comme la mayo sur mes paumes, et son célèbre :

"Maman disait toujours : la vie, c'est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber."

De me forger en réaction un adage personnel et privé :
"La vie, c'est comme une suite de gobelets, on n'a jamais fini de les écluser."


L
a main serrée autour du récipient avait la même apparence que la voix : nette, carrée et pas franchement caressante. Mais puisqu'il paraît que seul le geste compte, j'avançai la mienne pour l'attraper.
- Merci, dis-je en remontant de la main à la manche, de la manche à l'épaule, de l'épaule au cou, du cou au visage.
Blanc de peau et brun de poil, poupin et mâle à la fois, il avait une paire d'yeux noisettes soulignés en haut par des sourcils à l'arc parfait, en bas par une double rangée de cernes.

Un regard verlainien aussi étrange que pénétrant, et surtout implacable.
Sa fixité dérangeante, loin de me sourire ou de chercher une quelconque complicité, m'observait juste comme un insecte. Mais pas comme une mante religieuse, non, du tout. Plutôt façon moucheron prisonnier d'un gobelet en plastique.

- Merci beaucoup, dis-je encore, partagée entre le malaise et la curiosité.
Nom de nom, que me voulait donc cet homme ?
J'avais passé l'âge de croire qu'offrir un gobelet n'est que pure gentillesse rendue à une fille épuisée. A fortiori lorsque cette fille se fiche bien de vous, trop occupée qu'elle est à tenir un livre-enclume.
Perturber une activité aussi passionnante est d'habitude signe d'intérêt. Un intérêt dû à une attirance minimum, étayé d'une bienveillance ad'hoc : on a envie de connaître l'autre, ne serait-ce que pour mieux l'allonger. De lui signifier qu'il nous plaît, ne serait-ce que pour mieux obtenir son accord.

Mais dans ces iris marron pâle je ne discernais rien, à commencer par l'ombre d'une sympathie ou d'un doute.
Cette opacité me renvoyait à ma propre transparence. Assise sur un banc dur, je n'étais qu'un contour de femme
traversée par deux pupilles, un ectoplasme sans bouche ni seins, aussi gris que le mur et agrégé à lui.

J'eus soudain froid, non à cause de l'hiver ou de la fatigue, mais à cause de ces yeux glacials qui me changeaient en pierre.
Dans tout mon corps gourd, seule une partie faisait exception : mes paumes brûlées par le gobelet trop mince.
Cette chaleur
était le lien ténu entre cet étranger et moi, la contradiction apportée à son regard et son cadeau que je n'avais accepté qu'à moitié, ne l'ayant pas encore bu.
Si je portais ce philtre à mes lèvres, je pressentais que je me lierais à cet homme par la force d'un pacte.

Hésitant à peine, je levai le gobelet pour trinquer seule. Avalai le café amer jusqu'à la lie alors que l'inconnu s'installait à mes côtés.
Assis, il était à peine plus grand que moi. Aussi plongeais-je mes pupilles à l'aplomb des siennes pour dire simplement :
- C'est bon.
Il approuva d'un hochement de tête.

Comme réchauffés par mes mots, ses yeux n'étaient subitement plus froids. Ils flambaient au contraire d'une lueur que je connaissais bien. Ironie, défi, provocation ne titillaient pas mes instincts de soumise mais de guerrière.
- Tu veux jouer ? Moi aussi. Alors, si tu veux la paix, prépare la guerre.
Galvanisé par l'adversité, le vulgaire moucheron se sentait pousser des mandibules de mante religieuse.
"De toi et ton arrogance je ne ferai qu'une bouchée", me flattai-je, trop, sûrement, car de ses lèvres coulèrent une phrase qui me laissa interdite :
- Voulez-vous coucher avec moi ? Je m'appelle Vassilis.
Pour cette guerre-là je n'étais pas armée. Et j'allais probablement la perdre
faute de munitions.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Lundi 27 octobre 1 27 /10 /Oct 02:58
Prendre de la hauteur... Impossible, rivée comme je l'étais à mon fauteuil telle une moule à son rocher.
Imitant les enfants qui se croient cachés en fermant les paupières,
j'ai levé un regard incertain sur le deuxième étage de l'amphithéâtre pour fuir ma propre déconfiture.
L'incident était clos.
Le cours reprit. Je ne lui prêtais plus qu'une attention distraite.
Ce qui me fascinait n'était pas l'évolution du substantif travail (étymon tripalium, instrument de torture à trois pieds), mais une silhouette que mes yeux avaient capturée.

Une seconde auparavant, la porte du deuxième étage s'était ouverte. Une forme en avait surgi d'un habile mouvement de chat. Un mouvement si précis et rapide que la silhouette avait paru sortir du néant pour se matérialiser là, en fin de travée.

Les ténèbres qui l'entouraient ne me permettaient pas de bien la voir, juste d'en percevoir les contours.
Ombre foncée sur ombre plus claire, mise en abyme des dégradés de l'obscur.
À peine deviné-je qu'elle portait
un ample pardessus et des cheveux mi-longs.

Cette silhouette aurait pu être celle d'une femme. Mais j'étais sûre, ma tête à trancher sur le billot si je me trompais, qu'elle appartenait à un homme.
À un homme qui m'observait intensément, sans ciller ni se détourner.
Tout le temps que dura encore le cours, je me sentis scrutée. Scrutée ou plutôt sondée, détaillée, fouillée, mise à nue par des yeux sans visage.

Carrée dans mon fauteuil, je me traitais de folle.
"Que vas-tu imaginer là ? Tu crois que ce type n'a que ça à fiche... Te reluquer ?"
Non, bien sûr, mais le fait est que son attitude était étrange. Alors que tous les étudiants notaient religieusement le sens premier de vertu (id est pouvoir, puissance, du latin virtus dérivé de vir, viris), l'homme de l'ombre, lui, n'écrivait rien. Et pour cause : il n'avait sorti ni classeur ni stylo.
Les bras ballants, il se tenait immobile, droit, impavide.
Souverain en son royaume, roi noir d'un peuple gris, écrasant ses laborieux
sujets de l'indifférence de sa superbe.

Je fronçais les sourcils pour forcer mes yeux à voir.
Je restais aveugle.
Autour de l'homme, l'ombre était trop opaque. Ou l'homme lui-même était trop opaque. Ou sa part d'ombre trop grande.
Je me forçais à me concentrer sur le substantif talent (issu de talentum, poids et somme d'argent en Grèce). Mon regard, hypnotisé, quittait ma feuille pour filer au deuxième étage et fixer ce visage absent comme lui me fixait.
Intensément, sans ciller ni se détourner.
Par dessus la marée des têtes courbées s'établissait une connivence secrète.
"Je t'ai vu, tu m'as vue. Tu sais que je sais, je sais que tu sais."
Mais entre deux regards ma raison me martelait :
"Que vas-tu imaginer là ? Tu crois que ce type n'a que ça à fiche... ?"
Non, certainement pas.
Pourtant, je savais, de toute la force de mon intime conviction,
que l'homme et moi étions dans cet amphithéâtre unis comme deux amants ou deux cambrioleurs.

La fin du cours sonna.
Je fourrai mes affaires dans mon sac et jaillis d'un bond du fauteuil. Il fallait absolument que j'arrive la première à la porte. Que je voie cet homme. Que je me pende à son bras ou ne lui tourne le dos.
Que je le retienne ou ne m'en délivre.
La foule des élèves, pressée de rejoindre le prochain cours, me barrait le passage.
J'écrasai des pieds, jouai des coudes pour avancer plus vite. Mais ce vite était déjà un trop lentement.
Lorsque j'atteignis le couloir, la plupart des étudiants du deuxième étage était partis.
Je descendis l'escalier, le remontai à contre-courant.
Les quelques garçons qui portaient un pardessus n'avaient pas les cheveux mi-longs.
Les quelques
garçons qui avaient les les cheveux mi-longs ne portaient pas un pardessus.

L'homme, rendu à l'ombre qui l'avait engendré, s'était évaporé.
J'ignorais encore qu'il s'appelait Vassilis.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Dimanche 26 octobre 7 26 /10 /Oct 03:50
L'amphithéâtre est complet. Il se videra au fil de l'année, lorsque les motivations auront flanché devant la charge de travail trop énorme, le niveau trop élevé, les jours passés à bosser et les nuits à bûcher pour décrocher un fichu concours.
Mais pour cette leçon inaugurale de diachronie sémantique, l'amphithéâtre est plein. À craquer. Sur les deux étages.

J'avance dans la travée centrale en cherchant une place. Évidemment, il n'y en a pas. Je ne suis pourtant pas arrivée en retard. Ayant renoncé à soutirer un café au distributeur, j'ai
même de l'avance.
Mais les étudiants plus en avance que moi se comptent par centaines.
Voilà. Je suis au bout de la travée, au bord de l'estrade, sous le bureau du professeur qui y déploie ses papiers.
Bref regard à la ronde. Tout le monde est assis. Sur les bancs des pupitres, les strapontins en fin de rangées ou à même le plancher ciré.
Le cours va commencer. Je suis la seule à être encore debout.
Faut que je me pose, là. Ça urge.


C'est alors que je le vois. Ou plutôt, étant donné sa taille imposante, que je lui prête attention.
Abandonné de guingois à l'aplomb de l'estrade, patiné par les ans, un peu déglingué, un peu bancal. Complètement décalé dans cet univers dédié à la langue française. Avec quatre pieds entre ses pieds.
Et au-dessus de ces quatre pieds-là, une place, mais pas n'importe laquelle. Une magnifique,
qu'aucun étudiant n'a songé à prendre.
Parce que s'asseoir sur un fauteuil, derrière un piano, face à l'amphithéâtre,
en voisin du prof perché en altitude, ça ne se fait pas.

Tant pis pour les convenances. Je vais le faire, mais si vite que personne ne s'en apercevra.
Zou. Ni vue ni connue, je me faufile comme une anguille, effleure la laque du piano, coule mes fesses sur la moleskine du fauteuil. Un prodige de grâce pour une maladroite de mon acabit.
Un ressort défoncé me perfore l'arrière-train.
Pas grave. Installée comme une reine aux premières loges, je croise les jambes et soupire de contentement.

Le prof a déjà largué les subtilités sémantiques du verbe ravir sur l'assistance des têtes penchées. Pour le coup, je suis en retard, histoire de ne pas dire à la méga bourre.
Aucune importance. Le ravissement, je sais ce que c'est, vu que je baigne en plein dedans.
Faudrait quand même pas que j'en oublie de sortir mes stylos.
Je fourrage dans mon sac. En extirpe une trousse aussi bourrée que l'amphi, une ramette de feuilles aussi épaisse que le programme de l'année.
Autre motif de ravissement : malgré les brumes du matin, j'ai pensé à apporter le rectangle cartonné qui sert de cale-papier.
Y a vraiment des moments où je m'épate moi-même.

C'est lors de la manœuvre d'après, quand tout s'est gâté, que je me suis retrouvée.
En temps normal, mes gestes ne sont ni doux ni délicats, ils sont brusques. Jusque là, j'avais réussi à chasser mon naturel. Il m'est revenu au grand galop quand j'ai souffleté du poing le couvercle ouvert du piano. Qui s'est abattu sur le clavier dans un DZIM BAM BOUM retentissant.

Le prof en est resté bouche bée au beau milieu d'une phrase.
Comme mues par un courant électrique, toutes les têtes studieuses soudain redressées ont dardé leurs yeux sur ma cachette.
Recroquevillée sur mon fauteuil, j'étais rouge jusqu'aux pointes des cheveux.

Ne sachant que faire, j'ai agité les mains en signe d'excuse. Mon stylo-plume voltigea alors dans les airs pour s'écraser au sol dans un poc lamentable.
Lamentable... C'est bien ainsi que je me sentais. Et en cette occasion comme tant d'autres, je crevais d'envie de m'échapper en prenant de la hauteur.


La suite sous des cieux Internet plus favorables...
Avis spécial à celui qui ne vient sans doute plus dans le coin :
ici, c'est la Bérézina, plus rien ne marche.
Time machine est mort,Time capsule l'a suivi, le branchement imprimante itou (forcément)...
L'âge de pierre et la voiture à pédales pour avoir du courant, ça avait ptêtre du bon, finalement.
Non, du tout, je suis pas passéiste. Juste résignée, comme toutes les quiches en informatique.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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