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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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  • Expatriée en Asie, transhumante, blonde et sous-marine.
Vendredi 14 novembre 5 14 /11 /Nov 23:59
Antoine ne sait paraît-il pas dessiner. Pourtant, Antoine dessine. Pas des personnages, des paysages ni des natures mortes, mais des formes géométriques sorties de son imagination.
Antoine a les mains carrées et calleuses. Une poigne à vous broyer les phalanges s'il les serre trop fort.
Antoine possède d'ailleurs de quoi vous amputer
les doigts un à un, vous arracher le dos, vous accrocher au plafond, vous crucifier au mur et vous débiter en rondelles. Et pour cacher vos morceaux, aucun problème : il dispose aussi d'un vaste sous-sol.
Antoine a d'ailleurs commencé sa carrière dans un garage et l'anonymat
le plus total.
Mais non, Antoine n'est pas tueur en série. Il est designer, ou plutôt artisan-créateur de meubles. Entièrement autodidacte, totalement passionné et furieusement doué.

Antoine loue une boutique juste à côté de chez moi. Elle attire l'œil, forcément. Parce que
la vitrine tout de blanc laqué est étincelante comme une patinoire. Mais surtout parce que chacune des œuvres exposées est unique.
Unique, notre rencontre le fut aussi.

Voilà plusieurs semaines que j'avais repéré ce drôle de gars aussi grand que mince, ses cheveux qui rebiquaient et ses lunettes qui lui donnaient un air sérieux. Que je le regardais à la dérobée découper des planches ou poncer des tables. Que je le saluais d'un signe en passant, légère sur mes talons ou lourde de mes ballots de courses.

Au printemps, des échafaudages hérissèrent la devanture du magasin qui, jusqu'alors, ne payait pas de mine. Mais à mesure que son gris terne cédait la place au blanc, elle prenait une option sur le lifting.
Le jour où le gris disparut tout à fait, j'empruntai la rue et levai la tête.
Antoine était perché au sommet d'une échelle. Silhouette méconnaissable noyée d'un bleu de travail,
disparaissant sous un casque et des lunettes de soudeur. De son visage je ne voyais que sa bouche. Une bouche qui s'ouvrit sur un immense sourire sans malice, spontané, chaleureux, presque enfantin.
Ce fut ce sourire qui décida de tout.

Je lançai un "Bonjour !" sonore sans cependant m'arrêter, filant sur le trottoir et passant exprès sous l'échelle pour défier le sort. Point de superstition là-dedans, juste un pari un brin risqué :
le pot de peinture entre les pieds d'Antoine était bien branlant, le rouleau entre ses mains bien ruisselant de gouttes.
Toute de noir vêtue, j'allais passer de l'autre côté rhabillée en dalmatien. Mais j'en sortis comme j'y étais entrée, drapée dans mes habits immaculés de petite veuve.

Mon tour dans le quartier achevé, je repris la rue en sens inverse.
Antoine, son pot et son rouleau étaient toujours suspendus en équilibre précaire. Et moi, en vertu de l'adage "le chemin le plus court entre deux points, c'est la ligne droite",
je cinglai le macadam d'une course rectiligne. Qui mourut net au bas de l'échelle d'Antoine.
Au jeu du passage indemne entre les gouttes, j'
avais déjà gagné une fois. Inutile de forcer la chance.

Je levai le nez. Antoine baissa le sien. Je lui souris avec quarante minutes de retard. Largement, en fille prête à engager la conversation.
Antoine lâcha son rouleau dans le pot, descendit les barreaux de l'échelle un à un, s'arrima au bitume pour me tendre une main blanche. J'allais pas faire ma chochotte pour quelques taches de peinture. Saisissant ses doigts, je les comprimai entre les miens.
Leur contact était chaud et gluant, agréable et étrange. Parce qu'
Antoine ayant gardé son casque et ses lunettes, j'avais l'impression de donner l'accolade à un cosmonaute.
- Pardon, dit-il en décollant sa paume de la mienne.
Le casque atterrit sur le trottoir dans un boum métallique. Le masque qui lui obstruait le visage remonta sur son front.
- Bonjour, compléta-t-il. Tu veux entrer un moment ?
- Volontiers,
répondis-je.
À la différence d'ET, je n'étais pas pressée de "retourner maison".
De toute façon, ma maison était juste à côté, et pas près de se volatiliser. Si besoin était, ça faisait deux bonnes raisons de m'attarder.

M'attarder chez Antoine, je l'ai
beaucoup fait ce printemps-là. Pour discuter en voisine, rire de tout et de rien, échanger des demi-confidences, tromper l'attente qui me séparait de l'appel du soir avec l'homme que j'aimais, ou simplement le regarder travailler sans piper mot.
Antoine parle comme il crée, à l'instinct. Il a cette force brute, presque animale, de ceux qui plient la matière à leurs désirs. La complexité de l'homme qui garde les plans de son œuvre dans sa tête sans la coucher sur le papier. La sensibilité de l'artiste qui court par en dessous et qu'il suit comme un fil invisible.
La chair d'Antoine, c'est le bois, sa patine et ses nœuds. Alors il ne fait pas forcément de grandes phrases.
Qu'importe puisqu'avec lui, j'aime le silence comme l'odeur de sciure mêlée de colle, le bruit du rabot et de la perceuse, ses gestes précis qui donnent forme et vie au bois.

À mesure de mes visites, Antoine m'a trouvé un surnom : Emma Peel, à cause de mes bottes et de ma collection de robes courtes.
- Tiens, voilà Emma ! s'écrie-t-il quand je pousse sa porte.
Il aurait tout aussi bien pu choisir "l'ogresse", car presque à chaque fois que je viens le voir, je lâche en préambule :
- J'ai faim.
La faute à ma vie décalée qui repousse le déjeuner en fin d'après-midi. Soit pile le moment où je franchis son seuil, souvent armée d'un sandwich ou d'un paquet de gâteaux.
- T'en veux ?
Non, Antoine n'en veut jamais. Si je comptais le soudoyer aux Figolu, je n'aurais qu'à repasser.
Il a des horaires normaux, lui.

À mesure de mes visites, j'ai trouvé ma place dans son magasin. Elle est dos à la vitrine, tout contre un pilier sur lequel je m'appuie et contre lequel je geins :
- Pffff... Chuis fatiguée.
Antoine, ouvrant de grands yeux malicieux, rigole.
- Oh, de nouvelles aventures ? Raconte !
Et je raconte. Mes nuits d'insomnie, mes doutes, le boulot, l'écriture,
mes emmerdes, mes amis, mes amants. Dorian, Emmanuel, B., Paulien, Antoine a suivi leur succession dans ma vie. Je pourrais même dire qu'il les connaît, comme on finit par connaître les gens par personne interposée. Et il m'écoute, mi-copain mi-grand frère.

Une fois, début juillet, je suis même venue me réfugier chez Antoine. C'était juste après le dernier rendez-vous avec Feu mon amour. Je repris le métro en larmes, débouchai hagarde sur la place. Dans le monde hostile qui me cernait, la boutique luisait comme un phare dans la tempête. Aimantée par sa lumière, je butai contre sa porte.
Ce soir-là, il n'y eut pas de "
Tiens, voilà Emma !". Antoine, soucieux, penché sur son ordinateur, terminait sa comptabilité.
- Je te dérange ?
Il aurait peut-être répondu la vérité s'il ne m'avait pas regardée. Un clin d'œil lui suffit pour comprendre et me désigner le siège collé au sien. Je traversai la pièce en chancelant, comme ivre, avant de tomber.
- Qu'est-ce qui se passe, ma belle ?
Je fus incapable de répondre. Si j'ouvrais la bouche, ce n'était pas des mots qui en sortiraient, mais un truc que je ne maîtriserai pas. Des cris, des sanglots ou de la gerbe. Alors je me suis recroquevillée, minuscule, les poings tassés contre les lèvres.
À part poser affectueusement sa main sur mon bras, Antoine ne fit rien, ne dit rien.
Il attendait.

Le silence du quartier désert nous enveloppa. Je voyais par la baie vitrée le jour se charger de nuit et pensais que cette nuit m'emporterait encore plus bas. Plus bas, dans un gouffre, mais pas tout de suite, puisque la main d'Antoine me protégeait de cette chute.

De longues minutes plus tard, je me dégageai avec douceur pour rejoindre le cabinet de toilette. Ouvrit le robinet à fond et me fourrai la tête sous l'eau glaciale.
Lorsque je la relevai, j'aperçus mon reflet dans le miroir. Je ne ressemblais à rien, sauf à une pauvre fille. Une qui, encore convalescente, faisait tout de travers et ne comprenait rien à rien, à commencer par les hommes et leurs messages ambigus.

Je me rassis à côté d'Antoine. Luttais pour ne pas m'effondrer dans ses bras en le suppliant de me consoler.
C'est lui qui vint me serrer fort, nichant ma tête au creux de son épaule.
- Je l'ai revu...

Antoine ne me demanda pas qui. Il savait quel était le seul homme qui pouvait me faire cet effet-là.
- Il revient en France pour une année...
Antoine ne me demanda pas s'il revenait pour moi. La réponse, i
l la connaissait déjà.

Brutalement, les digues cédèrent. Sur la tête d'Antoine roula, encore et encore, le flot des mots furieux et tristes des femmes blessées. Il le laissa s'écouler puis se tarir sans l'interrompre.
Lorsque je me tus enfin, Antoine eut juste deux phrases :
- Laisse tomber. Oublie-le.
Je crois même qu'il ajouta l'argument classique de ces cas-là :
- Ce gars ne te mérite pas.
Je crois même que je lui rétorquai :
- Mais je m'en fous, qu'il ne me mérite pas ! Je voudrais juste qu'il m'aime !
"Pauvre fille, pauvre folle", me corrigeai-je aussitôt.
- Antoine ? Je vais rentrer chez moi prendre une cuite. Ça sera, je te jure, ma dernière connerie de la journée.
Antoine m'aurait bien accompagnée, mais il avait rendez-vous.
Nous nous séparâmes à l'angle de la rue.
- Tu déconnes pas, hein ?
- Non, promis.

Il partit à scooter en m'adressant de grands signes. Lorsqu'il tourna le coin du boulevard, je me retrouvai seule. Enfin, pas tout à fait. Je savais que le lendemain, Antoine serait dans sa boutique. Et que si je le souhaitais, j'y avais ma place dos à la rue, tout contre le pilier.

La table en photo (tous droits déposés, selon l'expression consacrée) est une création d'Antoine.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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