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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Eux

Mercredi 22 avril 3 22 /04 /Avr 08:21

Ile de Bornéo, Sarawak.

Un panneau coloré suspendu au bas d'un immeuble avec les empreintes de deux chaussures de trek. Tracks... Le nom m'a aussitôt plu, comme les messages des voyageurs laissés dans l'escalier, les murs rouges de la réception et la grande chambre du coin. En plus, elle s'ornait d'un 6, mon numéro fétiche.
Alors j'ai dit "D'accord" et j'ai posé mon sac.
Tracks est une petite guesthouse repliée sur elle-même comme un escargot. Pour rejoindre une pièce, il faut en traverser une autre : le dortoir pour accéder à la chambre du fond, la réception pour la cuisine, la cuisine pour la salle de bains.
Ici, l'intimité est fragile comme une cloison de bois. On vit côte à côte mais surtout ensemble.

L'après-midi, les lieux sont presque déserts. Mais le soir, lorsque tout le monde est rentré, on partage le récit de sa journée, une bière, de la musique. Des massages parfois, quand Matt s'invite sur le coup de onze heures.
Matt, la cinquantaine solide, a des mains en battoirs et une poigne à vous briser les os. Lorsque que, la première fois, il s'empara de mon talon et le serra, je hurlai.
Matt, imperturbable, déplaça ses doigts pour poursuivre son examen. Je me mordis les joues avant que ne tombe son diagnostic :
- The devil is behind you. (Le démon est derrière toi).
J'éclatai de rire en pensant qu'il avait peut-être raison. Ernesto rit aussi, en pensant certainement que ce n'était pas si drôle.

A Bornéo, sur la terre des chasseurs de tête, on croit encore aux légendes. Aux pouvoirs sacrés des objets, à la malédiction des crocodiles, aux génies de la rivière et de la jungle, à la protection magique des tatouages, témoignages à livre ouvert d'une existence.

Celle d'Ernesto a été bien remplie. Et de tatouages, son corps en est couvert. Non parce que tatouer est son métier, mais parce que chacun de ses dessins a un sens. Son corps est une passerelle de son art à sa vie, de sa vie à son art. Et Ernesto ne plaisante pas davantage avec l'un qu'avec l'autre :
- Lorsque quelqu'un me demande un motif, ma première question est : pourquoi ? Ma deuxième : qu'as-tu fait pour le mériter ?

Mon regard effleura son buste mince taillé pour la jungle, ses cheveux longs, ses lobes distendus par de lourdes boucles d'oreille, s'attarda sur la pierre fétiche autour de sa gorge, cette pierre même que plus tôt il refusa que je touche pour ne pas lui ôter son pouvoir :
- Ernesto... Si je te demandais un trident, tu me le tatouerais ?
Ses yeux d'onyx me dévisagèrent comme s'ils me voyaient pour la première fois. Puis, après un silence, il m'interrogea d'une voix douce :
- Où le voudrais-tu ?


A suivre.
La photo est publiée avec l'autorisation d'Ernesto. Il me fait autant confiance pour les textes que moi pour les tatouages. Alors, un grand merci à lui.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Mardi 17 février 2 17 /02 /Fév 00:45
Paulien a laissé le double de ses clefs chez moi. Depuis notre bizarre rupture, elles sont suspendues à un clou sur ma bibliothèque, parmi d'autres clefs qui n'ouvrent plus aucune porte.
Ces clefs-là n'appartiennent pas à d'anciens amants mais à des appartements où j'ai vécu.
Il paraît que chaque pot a son couvercle, chaque pied sa chaussure. Pour moi, avec ou sans manie des cadenas, chaque clef aurait plutôt sa serrure.

Les clefs de Paulien n'ont rien de spécial à part ouvrir une porte blindée. Particularité qui les rend embêtantes à perdre ou à laisser sur la bibliothèque d'une ex.
Après le temps de silence à observer après toute rupture, je lui proposai de les récupérer.
Je tombai sur son répondeur et souris.

Rien n'avait changé. Toujours le même ferraillement de métro ou de gare à l'amorce du message. Puis,
juxtaposée au vacarme, sa voix hésitante comme s'il ne se rappelait plus de son nom, plongeant dans les basses pour ânonner son numéro, comme s'il en découvrait les chiffres dans une boule de cristal.

Paulien me rendit la politesse du répondeur quelques jours plus tard. Il partait aux États-Unis pour des colloques, rentrerait quand je partirai en Asie. Ses clefs pouvaient donc attendre mon retour, un prochain coup de fil, une sédimentation sur ma bibliothèque.

Le temps passa. La sédimentation prit corps et racine. Il était temps de sortir la machette.
Je rappelai Paulien, sûrement surpris qu'une fille tienne tant à lui rendre ses clefs sans qu'il ne les ait réclamées.
Avec lui, dès la première rencontre, le contact avait toujours été immédiat, évident. Là, il l'était moins. Notre entame de conversation avait des airs de machine usée se dégrippant à coup de politesse bien huilée.
"Comment-vas-tu-bien-super".
Quand on n'a plus rien à se dire, on recommence souvent le cycle depuis le début.
"Comment-vas-tu-bien-super-génial-au revoir".
Quand on a juste besoin d'un tour de chauffe, on laisse l'entame à sa juste place : la poubelle. Aussi la discussion s'emballa-t-elle à sauts et à gambades de puce et de géant, entre New York, la Malaisie, Bangkok, l'Arménie et Paris. D'ordinateurs en bouquins, de destinations improbables en appareils photo sur fond de cris d'enfants.

Rarement, j'ai trouvé en un homme autant qu'en Paulien ma moitié d'orange et de cerveau. Des soirées entières, assis à même le sol, nous sirotions du bon vin, plongés dans des arguties qui ne passionneraient que nous.
- Tout ça, c'est quand même de l'enculage de coléoptères, rigolais-je en chemin.
Aussi une seule évocation de la mouche de Uexküll, biologiste et philosophe allemand, pionnier de l'éthologie, suffisait à nous faire hurler de rire.
 

Le combiné collé à l'oreille, j'écoutais Paulien en souriant, submergée de souvenirs.
Je revoyais son appartement moquetté de poils gai-luronesque, le fatras de ses livres débordant des étagères, le piano surchargé de photos et de dessins, le balcon exigu où nous nous serrions pour le petit-déjeuner,
le doudou abandonné sur la rembarde.
La lumière chaude d'été filtrée par les stores alors que nous faisions l'amour dans la chambre, la nuit profonde des stores fermés alors que nous reposions au salon, enlacés sous la couverture trop mince par des nuits trop fraîches.

Sa salle de bains presque pire que la mienne, avec ses étagères et sa patère qui n'en finissaient plus de tomber.
Ses voisines collet-monté et son ascenseur qui s'arrêtait au premier au lieu du rez-de-chaussée.
Le jour où il en sortit, lunettes de soleil sur le nez, son plus jeune enfant dans les bras, image d'une paternité douce que je n'ai jamais connue.
Le jour où la baby-sitter, débarquant dans le chaos du lieu, bousculée par un basset et deux gamins surexcités, me prit pour la mère du plus jeune parce que Paulien était brun et moi blonde aux yeux bleus.
Je m'amusais de la méprise en songeant que l'évidence ne coule pas toujours de source.

- Je suis heureux de t'avoir connue, me lança Paulien tout à trac, alors que la conversation touchait à sa fin.
- Moi aussi. Mais si tu le dis comme ça, brrr... J'ai l'impression que je vais mourir.
- Alors disons que je suis heureux de te connaître.

L'émotion passa, fugitive.
Moi aussi je suis heureuse de connaître Paulien.
J'espère même qu'un jour, nous deviendrons amis. Peut-être lorsque je lui rendrai, au printemps, le trousseau qui ouvre sa porte blindée.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Mardi 6 janvier 2 06 /01 /Jan 03:28
Par une fin d'après-midi comme les autres, j'émergeai du métro au retour d'une promenade, traversai la place et arrivai au pied de l'immeuble de ma mère.
Elle m'avait souvent recommandé de vite en composer le code. Et par précaution, de cacher mes doigts qui le pianotaient, ou de me voûter contre le ciment pour présenter aux curieux le rempart de mes épaules.
Souvent, je m'étais moquée d'elle. Un tel empressement, une telle ruse m'apparaissaient le propre de ceux qui ont quelque chose à dissimuler. Or, rentrant simplement chez moi, j'estimais n'avoir rien à cacher et moins
à craindre. Mon âge ne faisait plus de moi une enfant désarmée, ma carrure dépassait celle d'une frêle grand-mère craignant pour son sac à main.

Souvent je plaisantais
ma mère sur son goût du drame. Souvent elle me reprochait mon goût du danger.
"Les pires dangers, ma puce, on ne les soupçonne pas. Ils nous tombent dessus au moment où l'on est le plus désarmé."
Je laissais parler l'inquiétude de son amour maternel en secouant la tête. Si moi aussi, je me mettais à penser
sans cesse aux dangers tapis dans les coins, à ceux qui rôdaient et s'affûtaient pour mieux me sauter sur le paletot, je me condamnais à vivre dans la peur. Ou à me comporter en victime courbant le dos sous un poids aussi écrasant qu'invisible.

Aussi enfonçai-je les touches du digicode au vu et su de la rue, en chantonnant. À peine tapais-je le dernier numéro qu'une voix m'interrompit :
- Mademoiselle ?
Je sursautai
. Me retournai. Un homme se tenait à mes côtés, très ou plutôt trop près. S'il avançait le bras, il pourrait sans peine m'agripper par le cou ou me tirer par les cheveux.

Ce non-respect de la distance de sécurité m'agressa.
- Oui ?
répondis-je d'un ton revêche.
- Vous êtes très jolie. J'aimerais vous inviter à boire un verre.
- Non merci.
- Je suis déçu, car en vérité...
Une expression étrange, à la fois défiante et assurée, passa sur son visage.
- ... voilà une heure que je vous suis.
- Pardon ??
- Oui, depuis que je vous ai croisée au Châtelet. Vous êtes entrée dans deux boutiques puis dans le métro. J'ai pris le même wagon pour sortir à la même station. Et pendant tout ce temps, j'étais derrière vous.


Une peur a
ussi gluante qu'une coulée de cire fondit sur moi.
- Vous êtes fou, m'écriai-je.
- Non, vous me plaisez.

J'eus tout à coup l'impression que ses yeux me salissaient. Parce qu'ils m'avaient observée, détaillée, soupesée, déshabillée peut-être sans que je ne m'en doute.
- Voleur ! criai-je en poussant brutalement la porte pour me ruer dans le hall.
Juste avant que le battant ne se referme, nos yeux se croisèrent une dernière fois. Dans les siens, l'incompréhension.
- Voleur ? articula-t-il en silence, dans le clic de la serrure .

Voleur, oui. Voleur. Cet homme m'avait pris sans me demander ce que je ne voulais ni lui donner, ni lui montrer. Le contenu de mon sac ouvert alors que j'y piochais un mouchoir, le titre du roman que je lisais, ma façon de balayer la mèche de cheveux qui me gênait, ce geste machinal que j'avais pour me gratter le menton.
Tous ces choses minuscules, infinies et sans importance qui étaient moi et qu'il m'avait pendant une heure arrachées. Et toutes ces pensées, peut-être dégoûtantes, dont il m'avait enveloppée. Il avait dû nous imaginer ensemble au café, face à face, avec
son pied calinant ma jambe, ses doigts dorlotant mon bras, sa bouche se plaquant sur la mienne.
Ce vol et ces pensées me souillaient davantage qu'une main aux fesses ou la plus vulgaire des insultes, car de moi je me sentais
dépossédée.

J'eus la même impression un jour qu'Andrea vint à la maison. Il s'était allongé dans la chambre pendant que je préparais le repas. Virevoltant des casseroles au frigo, du frigo aux assiettes, des assiettes à l'évier, trempant un doigt dans une sauce, mordant le pain à même le quignon, ajustant ma coiffure entre deux tartines, retouchant mon maquillage pendant la cuisson des œufs.
Alors que je me regardai dans le miroir du couloir, j'y vis son reflet, longue forme noire et puissante.
Je bondis, demandant
stupidement :
- Tu n'es pas couché ?
- Non, je te regarde.

Je plissai le nez, réembobinant la litanie de mes petits gestes. Certaine de ne point être vue, ne m'étais-je pas laissé aller ? Compromise ou ridiculisée par un mouvement inconvenant ?
L'irruption d'Andrea dans ces instants les plus intimes, ceux où l'on croit être seul avec soi-même, me fut désagréable.
Lui aussi, avec les meilleures intentions du monde, m'avait volé un peu de ce qui m'appartenait.

Quelques années auparavant, j'eus un homme lancé à mes trousses.
Ce vol-là, qui n'eut d'ailleurs pas lieu, je le garde encore un peu pour moi.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Mercredi 17 décembre 3 17 /12 /Déc 00:00
Il avait dit qu'on se retrouverait à l'hôtel. J'y avais cru, lui aussi. Mais alors que je sirotais un verre avec Ether, il appela.
- En fait, ce n'est pas vraiment un hôtel...
- Ah ? Comment ça, "pas vraiment" ? Tu veux dire une auberge de jeunesse ? Un gîte rural ? Une chambre chez l'habitant ?
- Non, non, tu vas rire. Enfin, peut-être pas. C'est... un monastère.
- Un... monastère ? Un vrai, avec la messe, des moines dedans et des croix partout ?
- Ben oui. Un monastère, quoi.
"Un monastère, nom de Dieu !"
pestai-je in petto, rayant aussitôt le "nom de Dieu" pour lui substituer un "mince, la vache" beaucoup plus convenable.
J'allais chez les Pères, flûte. À défaut de me racheter une conduite, des indulgences ou une paire de bottes neuves, fallait que j'ai au moins le juron non blasphématoire.

Je raccrochai.
-
Paulien et moi ne dormons pas à l'hôtel, mais dans un monastère, dis-je platement à Ether.
Je ne sais plus si elle sourit dans son Martini ou me regarda, circonspecte, entre deux gorgées.
- Un monastère ? Intéressant.
- Ouéééé, vachement, fis-je. Oups. Pardon. Oui, extraordinaire au sens premier du terme.
- Tu veux des cacahuètes ?
- Ouais. Des olives aussi. Le salut de mon âme étant déjà compromis, autant m'empiffrer.


Paulien arriva une heure plus tard, des prospectus plein ses poches. Sur chacun, le détail des séminaires à venir proposés par ledit monastère. Tous trois nous amusâmes à les consulter pour les remettre en ordre, selon leur thématique.
Ce qui donnait :
- petit un : Retraite selon exercices spirituels.
Celui-ci, vu le titre attirant comme une porte de d'abbaye - pardon, de prison selon l'expression consacrée -, on ne l'a même pas lu.

- petit deux : Stages célibataires.
Celui-là n'était censé intéresser ni Paulien ni moi, puisque nous étions là en couple. N'empêche qu'il m'intéressait, ce qui peut s'appeler un aveu.
Ether lut, hilare :
"Est-ce que Dieu a voulu que je sois célibataire ?
A-t-Il un projet sur chaque être humain au point que ce serait une erreur de vouloir faire sa propre volonté ?
Eh bien, non, Dieu n'a pas décrété que tu devrais être célibataire."

Ouf.
Mince, la vache, nous étions rassurés sur les voies impénétrables du Seigneur.
Le célibat n'était donc pas une croix à porter. Et que Saint-André,
grâces lui soient rendues, n'y mette point ses gros doigts sous peine de semer la pagaille.

- petit trois : Est-ce bien lui ? Est-ce bien elle ?
Mouais. Le jour où je serai voyante, je te sortirai ma boule de cristal. Au singulier, bien sûr, puisque je ne suis plus triviale.
N'empêche que ma curiosité était piquée par les "sept tests de qualité de l'amour", qui sonnaient à mes oreilles comme le contrôle usine du blanc de dinde en barquettes.
Assez ferme, assez tendre, assez goûteuse parce qu'élevée au grain ?
Circulez ma bonne dame, le grand amour est dans le pré. Au fond à gauche.

- petit quatre et cinq (je la fais brève, les explications, c'est comme les plaisanteries, les plus courtes sont les meilleures) : Préparation au mariage / Crise et nouvelle naissance.
De toute façon, ni Ether, ni Paulien qui a déjà deux enfants, ni moi n'étions concernés.
Nos préoccupations immédiates se bornaient, pauvres pécheurs que nous sommes, au contenu de nos verres, vides comme un chemin de Compostelle sans pèlerins.

Lorsqu'Ether nous quitta, nous savourâmes des nourritures toute terrestres. Je me maudis de n'avoir pas assez d'appétit pour engloutir deux desserts. Vu mes horaires, le petit-déjeuner au monastère, aussi
auroral que frugal, se déroulerait sans moi.
Retraite monacale oblige, n
ous rejoignîmes les lieux en taxi.
Quand on pratique au quotidien de spirituels exercices, on ne fricote pas avec le centre-ville, ça ferait mauvais genre.

Une longue course dans les faubourgs aixois et la demi rase campagne nous
fit échouer à bon port. L'ordinateur pendu à un bras, j'ouvris de grands yeux.
L
e lieu était sans conteste superbe. Aussi superbe que désert et glacé, ouvrant la perpective d'un couloir immense traversé de courants d'air.
La chambre, elle, était brûlante. Aussi brûlante que le couloir menant aux sanitaires était réfrigéré.
Je me voyais déjà le parcourant de nuit en petite culotte, rêvant de lévitation. Rien que l'idée du sol froid paralysant mes orteils me poussait par avance à claquer des dents.
- Tu t'arrêtes à rien, ma fille, me reprochai-je.
Allez, arrête de jouer la bégueule.
En voyage, certes, je dors dans des hôtels vraiment pourris. Dans des chambres crasseuses sans salle de bains attenante, sur des matelas mités, avec des cafards gros le majeur que je leur brandis paressant sur les murs.
Mais là, je ne suis pas vraiment en voyage. Et puis c'est l'hiver et je déteste le froid. Et puis je ne m'attendais pas à ça.
Nom de Dieu.
Si ça se trouve,
avec l'âge, je m'embourgeoise.

J'ai encore le manteau serré jusqu'à la glotte tandis que Paulien me pousse contre le mur. Sur ses lèvres, ce sourire de l'homme décidé à oblitérer mes soucis en me prenant par le haut, le bas et le milieu.
Bien que réticente, je souris en retour, prête à me laisser convaincre.
Que ses mains me dépiautent de mes peaux de tissu, empruntent sur ma peau nue le sentier de nos retrouvailles et à lui je m'abandonnerai, rendue et reconnaissante de combler l'espace qui s'est agrandi entre nous, me forçant malgré moi à mesurer le chemin parcouru depuis cet été.
Un chemin qui, après nous avoir rassemblé, nous a peu à peu séparés.

Soudain, c'est un drame de rien.
Paulien, voulant défaire le premier bouton de mon manteau, le casse net en deux.
En temps normal, j'aurais éclaté de rire. Mais là, non. Une colère aussi injuste que froide m'étreint la gorge et en déborde :
- C'est pas vrai, bordel ! Voilà des années que je l'ai, ce manteau, et toi... toi...
Entendant mon ton accusateur, je me tais, honteuse de me changer en harpie pour un vulgaire morceau de plastique.

Un bouton, ce n'est rien, en effet. Mais à cet instant-là, ce fut le rien qui montrait que non, décidément, rien n'allait plus.
Notre histoire fut dès le départ une surprise réciproque, car ni Paulien ni moi n'étions prêts à laisser une chance à une belle rencontre. Nous voulions vivre et jouir sans entraves, oublieux d'un passé qui nous blessait, avides de cueillir un jour après l'autre sans promesse de lendemain.
Que Paulien restât chez moi après la première nuit fut un étonnement.
Après le réveil, je cherchai une excuse pour le virer avant de conclure que non, j'avais envie qu'il reste.
- Je me sens bien avec toi, disait-il.
Moi aussi, je me sentais bien. Bien et étonnée alors qu'il m'appelait de l'extrême sud pendant ses vacances pour me parler des bateaux dérivant en pleine mer, baignés par la lumière d'un phare. Bien dans son appartement "au diable", me levant de notre lit pour chercher des croissants. Bien en m'endormant repliée entre ses bras alors qu'il me murmurait des mots interdits.
Bien avant d'être mal.


À Paulien j'ai demandé plusieurs fois une chose qu'il n'a pas faite.
Alors que,
les larmes aux yeux, je la lui rappelais dans le monastère débordant de silence, il répondit :
- Je n'ai pas mesuré l'importance qu'elle avait pour toi. Pardonne-moi.
Je pouvais le pardonner que le ver avait déjà rongé le fruit.
- Au cours de ces mois je ne t'ai pas demandé grand-chose. Alors, ce désintérêt-là signifie soit que tu ne me respectes pas, soit que tu te fiches de moi.
- Ni l'un ni l'autre, je te le jure.

J'avais beau le croire, tant pis.
La blessure de ma relation ancienne, où j'avais demandé sans être entendue alors que j'en avais tant besoin, s'était ravivée.
Entre lui et moi quelque chose s'était brisé. Il était trop tard pour la réparation.

Nous donnâmes le change une journée encore.
Le soir, en revenant de chez Ether, nous ne jouâmes point la comédie des amants désaccordés. Le drame, les larmes, nous avions déjà donné.
Paulien s'endormit, tourné contre le mur, alors que je veillais.

Au petit matin, il n'y avait plus d'eau dans le monastère, juste un soleil incongru qui inondait les volets de la chambre où Paulien n'était plus.
J'ouvris la fenêtre, aveuglée, songeant que ma route était droit devant, rugueuse comme l'ombre qui m'enveloppait, radieuse comme les rayons qui me caressaient.
Je rassemblai mes affaires dans mon sac.
Le bouton pulvérisé resta sur le sol de la chambre.

Nous rentrâmes un jour plus tôt sur Paris.

Pardon à Ether pour les libéralités que j'ai prises avec notre dialogue.
Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Vendredi 5 décembre 5 05 /12 /Déc 03:31
Lorsque Christophe m'appela, il était bien plus de minuit.
- Aurélien est à la maison, nous prenons un verre et regrettons ton absence. Viens si tu peux et surtout si tu veux.
Lorsque j'acceptai son invitation, je n'avais aucun pressentiment, juste une idée derrière le cervelet. Qui se précisa alors que je gravissais ses étages.
Au premier, je pensais que le rasoir avait laissé sur mes mollets de petites estafilades.
Au deuxième, que ma peau était néanmoins douce et ma jupe courte.
Au troisième, que faire l'amour avec deux hommes était l'un de mes fantasmes.

Au quatrième, que je ne l'avais jamais réalisé faute d'audace ou d'occasion.
Au cinquième, que je ne devais pas me tromper de porte. Parce qu'il était si tard que tous les occupants de l'immeuble devait déjà dormir.

Hésitant entre deux sonnettes, je collai l'oreille à une porte. Je n'entendis d'abord rien. Puis,
mêlé aux mots d'Aurélien, le rire de Christophe, suivi de peu par le clac sec de la minuterie.
L'escalier se confondit avec les ténèbres. Mes yeux s'échappèrent par la fenêtre du palier. Le blanc de ses vantaux à peine découpé sur l'obscurité offrait un sombre décalque du couloir, d'un noir d'encre intrigant comme la nuit sans étoiles.

De toutes les nuits que j'ai connues, les parisiennes sont les plus profondes.
À cause de la pollution, certes. N'empêche que mon esprit romanesque aime à inventer d'autres causes : un manteau opaque de murmures et d'étreintes enveloppant les immeubles, une chape de secrets se coulant sur les appartements pour en souffler les lampes.

J'aurais pu appuyer sur la lumière ou la sonnette de Christophe. Oui, j'aurais pu, mais il me plaisait trop de rester là, tempes battantes avec mes idées qui se bousculaient, à épier les deux garçons. À projeter le moment où je romprais l'équilibre de cet instant entre plancher et ciel, tendrais ma bouteille d'invitée venue de l'épicerie de coin, m'affalerais sur le canapé et sourirais pour dissimuler mes intentions. Non qu'elles étaient mauvaises, peut-être simplement non partagées.
Depuis le temps que je chemine en solitaire dans ma tête, j'ai cessé d'attribuer aux autres mes arrière-pensées.

- Je crois qu'il y a quelqu'un, chuchota
Aurélien.
La porte s'ouvrit pour me cueillir. La bouteille passa de mes mains à celles de Christophe.
- Tu n'aurais pas dû, dit-il.
- Si, si, insistai-je.
Nous choquèrent nos verres en bons amis. Discutèrent de même tandis jusqu'au moment où Christophe demanda :
- Alors... ?
- Alors... ?
répétai-je.

Je savais pertinemment que cet alors nous mènerait vers un ailleurs. Un ailleurs pour lequel je ne réclamerai pas mon billet
malgré mon envie.
- Alors... Quoi ? reprit Aurélien en écho.
Un peu plus tôt, sa main s'était égarée le long de mon dos. Christophe, depuis son fauteuil, n'avait pu voir cette caresse. Moi, j'avais feint de ne pas la sentir, indifférente et menteuse tandis qu'il me tirait doucement les cheveux, exacerbant le désir dont je me dégageai d'un mouvement d'épaules.

- Alors quoi ?
- Alors rien
, répondit Christophe en s'asseyant à mes côtés.
Ses lèvres se posèrent sur les miennes. Je les goûtai puis tournai la tête vers Aurélien pour qu'il profite de ce baiser. Il pouvait le refuser en se détournant.
Il l'accepta.
Par les mains d'Aurélien et Christophe je fus bientôt déshabillée, effleurée, étreinte, songeant que le désir de toute femme trouverait son achèvement dans ce quatuor-là. Parce qu'elles vous prennent par la bouche, les seins, les cuisses et le sexe. Qu'elles vous touchent en s'immisçant dans vos points les plus sensibles.

Deux mains sont incapables d'offrir ce plaisir-là. Seules quatre le peuvent.
Alors qu'elles me parcouraient, me pénétraient, l'écho de paroles murmurées à un amant de jadis me revint :
- Lorsque ton sexe est dans le mien, je le rêve dans ma bouche. Et lorsqu'il est dans ma bouche, je le rêve dans mon sexe.
Il avait souri de toute son impuissance.
- Mais je ne suis qu'un.
- Oui, mais je te rêve deux.


Cette nuit-là, mon rêve devenait réalité.
Nue et comme sertie entre ces hommes, mon bassin tanguait de l'un à l'autre. À mesure de son oscillation leurs doigts me prenaient, se touchaient et se confondaient.
En moi aussi j'étais deux, d'un deux qui ne font qu'un.

Lorsqu'un seul me possédait, je possédais l'autre par ma bouche. Penchés, accolés par le flanc et l'épaule, Christophe et Aurélien étaient unis par mon corps qui jouissait d'eux comme eux jouissaient de moi.
- Encore... Oui...
Ces mots jaillissaient de leurs lèvres comme des miennes pour se mélanger.

Au petit matin, j'embrassai Christophe et bordai Aurélien dans le canapé devenu lit avant de rentrer, des étoiles imaginaires plein la tête.
Celles-là même que la nuit parisienne n'avait su me donner.
Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : xFantasmesx
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Vendredi 28 novembre 5 28 /11 /Nov 02:27

Tu auras la mine chiffonnée de ceux qui sortent des avions et sur toi l'odeur d'autres corps. Celle, trop lourde du parfum capiteux de ta voisine, qui t'aura fait dire en t'asseyant "Jamais je ne tiendrai, je vais vomir", avant de t'y habituer parce qu'on s'habitue à tout, même à l'intolérable.

Celle, rance de peur de ton voisin, qui n'arrêtera pas de se signer alors que l'appareil roulera à toute allure sur la piste. Tu brûleras de lui rabattre les bras sur le fauteuil en lui ordonnant d'arrêter son cirque mais, cloué toi aussi sur ton siège, tu n'auras pas un geste.


L'appréhension commencera d'ailleurs à te gagner, tant la peur est contagieuse. Tu auras beau te répéter que l'avion est le moyen de transport le plus sûr, statistiques à l'appui, des catastrophes et autres histoires de compagnies véreuses te reviendront en tête.

L'avion est sûr, oui, à condition qu'il ne se crashe pas. Là, personne n'en réchappe.


Soudain inquiet, tu penseras aux gros titres des journaux et à ton nom sur une liste de disparus. À tes parents, à la femme que tu laisseras derrière toi et à tes enfants pas encore nés. Peut-être même, s'il reste encore de la place, aux traites de cette maison immense que tu n'as pas fini de payer. Et tu te diras que tu as été bien con de t'engager sur vingt ans alors la vie est si courte. La tienne spécialement, de vie, puisque dans dix minutes, tu es mort.

Et tu t'apitoieras sur toi-même, parti trop tôt alors que tu avais tant à accomplir, rejoignant ainsi, sans le savoir, un flux de consciences montant de ce pays que tu survoles, de tous ces gens blottis dans leur maison, éclopés, malades, ou simplement malheureux.

Tout homme, un jour, regrette son destin.

Et tu te sentiras encore plus con de n'avoir accompli ce voyage que pour étreindre une inconnue.

Et tu te sentiras la force la force du lion si tu en réchappes, te promettant de la garder pour mieux mener ton existence, serrer plus fort le gouvernail dans les tempêtes.


Soudain irrité de ton inquiétude, tu penseras à comment mettre en douce un Valium dans le verre de ton voisin. Ce Valium que tu gardes toujours dans ton bagage cabine, au cas où. La boîte est encore intacte, car tu t'en méfies encore plus que de ce gros homme qui geint maintenant sa trouille sur sa tablette.

Les benzos, ça rend dépendant, et toi, tu n'as jamais supporté la dépendance. Tu as même lu, une fois, qu'elle n'était bonne que pour les animaux domestiques. Ça t'a fait sourire sans ironie aucune, de toute la force des pensées justes.


À mesure du vol, ton voisin se décontractera en grignotant ton espace vital sur l'accoudoir : à peine auras-tu déplacé ton coude qu'il viendra loger sa grosse patte sur la place vacante. De centimètre en centimètre, il n'y en aura bientôt plus un de libre. Aussi devras-tu voyager les mains sur les cuisses, râlant de la position inconfortable que les autres te forcent à adopter. Parce qu'après ton voisin en expansion, c'est la passagère devant toi qui abaisse son siège en te bousillant les rotules.


Tu es si grand que tu as déjà douté pouvoir te caser dans l'interstice de ta place.

- Eh ! Je ne suis pas contorsionniste... as-tu pesté en prenant conscience de ses mesures.

Tu avais pourtant demandé à l'hôtesse lors de l'enregistrement :

- S'il vous plaît, mettez-moi sur une issue de secours. Sinon, je ne pourrai pas m'asseoir.

Pour lui prouver à quel point ta requête était justifiée, tu t'étais redressé de toute ta hauteur en ébouriffant tes cheveux. Parce qu'un jour, une amante t'avait dit qu'avec la tignasse en l'air, tu paraissais encore plus impressionnant.

L'hôtesse t'avait répondu "Mais bien sûr, Monsieur" dans un beau sourire commercial. Ce sourire qui te l'avait rendue si belle alors qu'elle n'était qu'une belle menteuse. Ou une belle salope, tiens, tellement tu as matière à t'énerver.

Parce qu'au lieu de l'issue de secours promise, tu as hérité de la travée centrale, de sa mémère qui empeste, de sa greluche qui incline son dossier en forçant bien sur tes genoux et de son gros lard sans gêne.


Tu te surprendras à penser que ces deux-là, tu les préférais avant. La première lorsqu'elle pérorait à perte de ciel tandis que tu priais pour qu'elle se la boucle, en déplorant qu'elle soit démunie de bouton off. Le second lorsque, tassé de trouille, il ne t'obligeait pas à te ratatiner comme un flan trop cuit.

Lui non plus n'a pas de bouton off, et c'est bien dommage. Parce qu'en plus, il ronfle.


Moi, à des milliers de kilomètres, je ne penserai pas à un bouton off mais à un bâillon. Celui qui étouffera mes cris alors que tu me baiseras ou éteindras dans ma gorge les mots que j'aurais pu te dire.

Entre nous, il n'y aura pas de mots. Juste la nuit et ton sexe dans le mien, puisque c'est pour cela que tu es venu.

Aussi ne te dirai-je rien. Ni "bonjour", ni "merci", ni "au revoir", et encore moins "reviens".

Non. Je penserai juste au murmure d'une chanson d'Higelin qui commence par "C'est pour toi...". Et j'en rirai, parce qu'en me lisant, je sais que tu ne te reconnaîtras pas.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Lundi 24 novembre 1 24 /11 /Nov 01:52

Vassilis disparut à nouveau. Lorsqu'il revint enfin, nous reprîmes notre relation au point où elle était restée. C'est-à-dire pas très loin, et surtout  à grande distance d'une quelconque chambre à coucher. Car si Vassilis et moi discutions beaucoup, nous ne faisions pas grand-chose. Mais notre pas grand-chose donnait une signification à notre si peu.

Des lèvres frôlant une joue, une paume apposée sur le col d'une veste, un bras s'égarant autour des hanches... Lorsque l'autre nous plaît, que nous le désirons peut-être autant qu'il nous désire, les gestes les plus simples se chargent d'un sens secret.

Peu importe que les premiers soient dus au hasard et le second à notre imagination. Peu importe si l'histoire que nous forgeons n'est qu'un long monologue, un conte ciselé à notre seul usage. Dans un monde de signes la trivialité devient érotisme, comme la moindre parcelle de notre peau une lande avide d'être bue.


Vassilis percevait tout cela aussi certainement qu'il pratiquait en expert la douche écossaise. Car après l'art de la suggestion, il n'hésitait pas à donner dans la grossièreté.


Ainsi, un soir que nous prenions un verre, il quitta la table pour se soulager d'un besoin pressant. Le café avait beau être branché, les toilettes se résumaient à un réduit à la turque, séparé de l'espace lavabo par une porte en verre dépoli.


Je l'attendis si longtemps que je le soupçonnais d'avoir pris la clef des champs, malgré son sac accroché à la chaise.

Lorsqu'il revint enfin, il avait le regard égrillard et triomphant d'un homme ravi. Me désignant une jolie femme qui se rasseyait sur son tabouret, il me dit :

- J'ai vu sa chatte. Elle me l'a montrée.

Je levai les yeux au plafond. Claquai de la langue comme devant un enfantillage.

- Génial. Vous avez pris date pour que tu la défonces ?


Il rigola.

- Tu sais ce que j'aime chez toi ? J'ai beau être vulgaire, tu l'es toujours plus que moi.

- Tu sais ce que j'aime chez toi ? Tes compliments.

Vassilis, hilare, se tenait les côtes. Pour un peu, il m'aurait tapé dans la paume comme un ancien pote l'égalant dans la provocation. Au sein de l'univers guindé d'une université réputée, dans celui, encore plus confiné, d'un concours élitiste ("Vous êtes la future crème de la France", nous assenait-on sans un milligramme d’humour), où les étudiants sont vieux avant même d'avoir vécu, où le bien-parler prime sur la pensée, cette irrévérence était notre espace de liberté.


L'un comme l'autre, nous y avions recours comme à une révolte dérisoire. Par jeu mais aussi par test, histoire de sonder notre vis-à-vis.

Aussi, à la question innocente "Quel est ton hobby ?" d'un jeune cravaté me contant fleurette avais-je répondu, l'air docte :

- La baise, et toi ?

Choqué, il s'était juré de ne plus m'adresser la parole de l'année.

Fiérote, j'en rigolais sous cape en le voyant m'éviter autant qu'il m'avait recherchée. Et je pensais aussi que j'étais aussi stupide que ma fronde inutile. Ce qui ne m'empêchait pas de glaner de meilleures notes que lui en jouissant de le mortifier.

- Oui, je suis vulgaire. Oui, j'emploie "baiser" à tous les temps de l'indicatif, et même "enculer" si tu veux.

La compétition rend con, ce n'est pas à moi qu'on l'apprendra. Ni à Vassilis, même s'il prétendait y prêter aussi peu le flanc qu'à son image. C'était un aussi gros mensonge que la photo prétendument ratée de la quatrième de couverture de son premier roman.

Il y apparaissait les yeux un peu gonflés, les cheveux gominés, le cou niché dans un manteau.

- Le photographe m'a réveillé à l'aube alors que j'étais crevé... argumentait-il.

N'empêche qu'il savait que sur cette photo, il était aussi attirant que le diable déguisé en ange déchu. Et sous son nom où figurait la liste de ses ex-métiers ("éboueur, barman, cobaye, guide touristique, libraire, fleuriste, déménageur"), j'y ajoutai mentalement celui de "fantasme ambulant".


Vassilis était une solution de non-continuité qui me fascinait. Moi qui me targuais de vite classer les gens, il se déjouait de mes cases d'un simple coup de reins, en musardant. Et plus je croyais l'attraper, plus il me filait entre les doigts comme du sable.

Tour à tour tendre et cruel, consolateur et peau de vache, Vassilis me renvoyant à mon impuissance était pour moi un méta-piège : alors que je croyais le saisir, je ne me saississais que moi-même et m'enfermait plus avant dans les lacets de mon obsession. Étranglée jusqu'à la glotte, aveuglée au-delà de la cécité, je ne percevais même pas que je ne tournais qu'en rond en me mordant la queue.

Face à cet homme, plus qu'échec j'étais mat sans vouloir le reconnaître.


Il y avait heureusement des moments de répit où nous nous retrouvions à La Buvette, un lieu aujourd'hui disparu. Serti dans la cour d'un immeuble en démolition, il proposait des tables improbables aux chaises dépareillées.

L'ambiance y était camping, nous décontractés. Par les beaux jours d'un printemps timide, les derniers rayons d'un jour qui flanche caressaient nos peaux incapables de se toucher. Nous regardions en silence le soleil disparaître entre les immeubles. Tandis que son disque laissait place à la pénombre, nous fixions la flamme de la bougie qui chancelait entre nous.

- Que vas-tu faire maintenant ?

- Rentrer chez moi, répondais-je.

Vassilis inclinait la tête, à moins que ce ne fût le contraire.

Car à ma question "Que vas-tu faire maintenant ?, il répondait toujours "Rentrer chez moi". Et toujours je le laissais s'échapper comme il me laissait partir. Avec regrets, en se retournant une ultime fois alors qu'il pensait que je ne le voyais pas.


Un soir, je regagnai mon chez moi après un dernier café à La Buvette, mais sans avoir vu Vassilis, puisque nous n'avions pas rendez-vous.

J'avais néanmoins espéré qu'il serait là. Comme si, se logeant dans ma tête, il avait pu deviner où j'allais pour m'y rejoindre. Ou comme si, reliés en amants par l'écheveau de notre désir, il avait tiré sur son fil pour en dévider la pelote.


Vautrée sous la couette, j'étais plongée dans une version latine lorsque mon téléphone sonna.

- Allô ? articulai-je d'une voix revêche.

- C'est Vassilis.

Les feuilles me tombèrent des mains.

- Je passais en voiture dans ton quartier... Me demandant du même coup si je pouvais passer chez toi.

- Chez moi ? repris-je stupidement.

Je survolai, désespérée, le désordre de mon deux-pièces. Des vêtements tire-bouchonnés, des assiettes sales et des livres ouverts se battaient en duel à même le plancher.


Un vent de panique me submergea.

- Chez moi ? C'est que...

Avouer que j'étais une souillon vivant dans un bordel noir était au-dessus de mes forces.

- Impossible, coassai-je. Je... travaille.

- Tant pis, j'aurai essayé, conclut-il.


Je bondis pour me transformer en pelleteuse. Planquai sous le lit les vieilles fringues, poussai la vaisselle dans la cuisine, entassai les bouquins dans les placards. En ouvrir un revenait à se faire scalper par un Gaffiot.

À moins de venir chez une femme pour inspecter ses placards, il y a sûrement des façons plus bêtes de mourir.


J'eus beau me dépêcher, la somme de toutes ces opérations m'occupa au bas mot une demi-heure. Alors que je rappelai Vassilis, je ne nourrissais aucune illusion : il était au loin depuis longtemps.

- Euh... Tu peux venir si tu veux... Je ne travaille plus...

- Mais je suis sur le périphérique, maintenant, objecta-t-il.

- Tant pis, j'aurai essayé.

- Ne bouge pas, d'accord ? Je fais demi-tour.

Ne pas bouger, Vassilis n'avait guère besoin de me l'ordonner.

Pris comme un lapin dans la lueur de ses phares, je restai pétrifiée au milieu de mon salon en guettant la sonnette.


(À suivre !)


Toiles : pour la plus connue, L'Origine du monde, de Courbet.

Pour la moins connue, Combat, de Meriem Banchoabane.

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