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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
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Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Eux

Lundi 15 novembre 1 15 /11 /Nov 18:12

Mon angeLe chemin de la plage était long et sombre. J’avais quitté ma place sous la guirlande de lumières pour rentrer à la maison. Et marchais, solitaire, en te cherchant. M’étonnais de ne pas te sentir à mes côtés, traversant l’espace de ton pas de félin souple, avec ton bras qui tantôt frôlait le mien, tantôt enserrait mes épaules. Ta voix si grave qu’elle semblait surgir, caverneuse, de tes entrailles.

 

Ce matin je tournai dans la maison vide, passant d’une pièce à l’autre en te supposant dans la suivante, prisonnière d'une partie de cache-cache sans fin.

Sans fin, puisque je ne t'ai bien sûr pas trouvé.

Je guettais pourtant des signes de ta présence. En trouvais quelques-uns.

Sur la terrasse, ton bol de lait du dernier déjeuner. La minette l'avait bu pendant la nuit.

Dans les draps, ton odeur.

Au pied du lit, ta petite bouteille d'huile de noix de coco.

Sur la table du salon, posé comme à dessein sur le livre du pardon, ton dream catcher.

Je luttai pour ne pas le glisser en amulette autour de mon cou. Puisqu'il ne m'appartenait pas, je me refusai la liberté d'en disposer.

 

Dès qu’elle m'aperçut, Nila, la serveuse de notre restaurant favori, leva en guise de salut la main droite, sépara son majeur de son index pour les faire papillonner, très vite, l’un contre l’autre. Ce geste qui nous avait tant fait rire me donna ce soir envie de pleurer.

- He’s not here, dis-je à ses sourcils levés en une muette interrogation.

- Oh ! Where is he, then ?

Je mimai un avion qui décolle pour un pays lointain.

- Oh, sorry…

Puis elle me posa une question que je ne compris pas :

- What is his score ?

- His score ?

Nila voulait-elle savoir combien de fois, au cours de tout ce temps vécu ensemble, nous fîmes l’amour ? M’observant, sceptique, compter sur mes doigts, elle s’exclama, paumes devant sa bouche pour camoufler sa gêne :

- No, no ! I’d like to know his score !

J'hasardai alors une réponse qui parut la satisfaire :

- Very good, thank you for asking.

 

Sur le chemin de la plage, je me retournai mètre après mètre sur tous les hommes qui n’étaient pas toi. Aucun n’était ni aussi grand ni aussi brun. Aucun n’avait les cheveux aussi courts. Aucun tes sourcils fournis, ton nez impérieux, ta longue bouche décidée. Aucun tes traits calmes et durs, comme marqués des coups invisibles qui les avaient bosselés.

La première fois que je te vis, je pensai aux reliefs et aux creux des épreuves et des joies, à toutes ces empreintes que la vie laisse sur nos visages. Le tien était celui d'un boxer, d'un combattant terrassé puis remis sur pieds avec, accroché à son front, quelque chose de plus doux.

Cette même douceur qui brillait dans tes yeux lorsque tu vins me parler.

Aucun des hommes du chemin de la plage n’aurait d’ailleurs osé, j’en suis sûre, me tirer de mon tête-à-tête muet avec mon ordinateur, me déloger de mon absence au monde, retranchée derrière les flots de musique qui ruisselaient de mon casque. Seule à cette table de bar, concentrée sur mon écran, entourée du rempart de mes affaires, je ne semblais avoir besoin de personne, et surtout pas de toi.

Je t’intriguais, m’avouas-tu plus tard. Quant à mon éventuel refus, tu étais prêt à l’accepter.

Si j’avais dit non, cela signifiait que notre temps n’était pas venu.

- Qu’avais-je à perdre ? m'interrogea-tu en rehaussant mon menton.

- Rien, je crois… soufflai-je en te rendant ton baiser.

Sur le chemin de la plage, un homme courut dans ma direction en agitant les bras. Je sursautai. Me reculai comme brûlée, une épée fichée en travers des côtes.

Cet homme ne pouvait pas être toi.

Il ne pouvait pas être toi puisque tu es parti.

 

Mon ange 2Juste avant d’emprunter ce chemin, je me trouvais là où nous nous sommes rencontrés. Sous les oiseaux qui chantent et la guirlande transformant le grand arbre en sapin de Noël, vêtue d’une simple robe blanche, songeant à cette moustiquaire dont un matin je me coiffai.

C’était dans notre bungalow, sur cette île de carte postale où nous accostâmes de nuit, serrés l’un contre l’autre entre les flancs de la petit bangka.

- J’ai l’impression d’être en lune de miel… lanças-tu en embrassant du geste les palmiers découpés sur la fenêtre, le plafond immaculé et le grand lit.

Le lendemain je sortis de la douche et me faufilai derrière toi. Piquai dans ton dos la moustiquaire décrochée au cours de nos ébats. Nue à l’exception de ce voile de mousseline qui me couvrait à peine, je marchai à ta rencontre en fredonnant la marche nuptiale.

Tu t’esclaffas pour mieux m’étreindre et me chuchoter à l’oreille ces mots que je pensais si fort. Ces mots qu’on prononce rarement si vite et que, faute de les prononcer, tu avais la veille épelés, lettre par lettre en un aveu muet, entre mes omoplates dans le noir de notre chambre blanche.

 

Paupières fermées, cou tordu, j’avais senti, comme en traits de feu sous la pulpe de ton doigt, le J, le E, le T et l’apostrophe. Une fois le E final posé, j’avais roulé sur les draps pour te renverser, affamée, presque brusque, entre mes cuisses. Pour caresser ton visage et ton crâne dru, courts cheveux en jeunes épis de maïs ébarbant mes ongles.

Avec toi, moi la violente, je me faisais douce. Et la douceur coulait de mes mouvements, de ma peau et mes seins comme du lait.

En retour alors que je n’en attendais aucun, tu m’étais doux. Doux depuis le regard dont tu m’enveloppais jusqu’à la fessée que tu abattis sur ma croupe, sexe fiché en moi accroupie, mordant les draps sous les élancements d’un plaisir qui me dépassait, corps entier ondoyant autour de ta verge qui tour à tour musardait sur mes lèvres et s’enfonçait dans mon ventre.

En moi je désirais que tu jouisses et à toi j’étais, de mon front crispé à mes orteils recroquevillés, entièrement ouverte et tétanisée par la force d’une jouissance qui jaillit, brûlante, au bas de mon dos.

Epandu sur ma peau brune, ton plaisir que je cueillis pour le porter à ma bouche.

- Tu es sucré… murmurai-je débordante de ta semence partagée avec tes lèvres.

 

- On est fous… avais-tu auparavant murmuré en entrant lentement en moi, tout entière destinée à t’accueillir.

Je m’étais légèrement reculée pour te laisser le choix. Tu le pris en me ramenant à toi.

Fous, peut-être. Ivres, sûrement, conscients de la chance infinie de nous êtres rencontrés.

Lors du trajet retour, accédant aux questions indiscrètes de notre chauffeur, nous nous inventâmes une vie à deux, un mariage et des bébés.

- Combien en veux-tu ? badinai-je. Choisis ton mensonge, tout est permis.

Tu répondis à mon oreille « deux, ma chérie ». Un garçon et une fille, le choix du roi.

Et je ris, à la fois de bon cœur et perforée par la tristesse de ces enfants que jamais je ne pourrais te donner, secouant la tête pour chasser ma peine et prenant le parti d’en plaisanter :

- Deux ? Monsieur est bien ambitieux !

 

Mon ange 3Lors de notre première nuit dans ma maison biscornue, l’évidence me frappa en une retentissante paire de claques. Plus tôt tu t’étais déshabillé, sans gêne ni pudeur, pour le massage que je t’avais promis. T’étais allongé à plat ventre sur mes draps, bras en croix, une joue posée sur l’oreiller. Perchée sur ta taille je m’étais dénudée à moitié, à peine couverte d’une ample chemise, sarouel chiffonné au bas du lit. Mon sexe, tout palpitant de ta chair offerte, voulait s’abreuver à ta chaleur, t’épouser et boire tes reins creusés.

Il était deux heures du matin après une longue journée. La veilleuse diffusait une lumière tamisée, aplatissant les ombres et gommant les reliefs. Je songeais que tu allais t’endormir sous mes doigts qui longeraient ton dos, dénoueraient ta colonne vertébrale, libéreraient ta nuque de toutes les tensions accumulées.

 

Ce jour-là, tu avais tenu ma vie entre tes mains. Inclinée sur la lisière brune de tes cheveux, effrayée tandis que le vrombissement de la moto gagnait en intensité, soûlée des gaz ahanés par le pot d’échappement, je te priai de ralentir.

Tu m’obéis et le vent nous cingla moins fort, laissant les crocs du soleil nous effleurer.

A mon poignet pendait un sac rempli de chips et d'une bouteille d'eau. Trop lourd, le plastique tirait mon bras vers la route, m'obligeant à crisper les muscles dans une position inconfortable.

- Je peux le poser sur le tien ?

- Bien sûr !

Ma main entoura ta taille pour surmonter la pochette en équilibre contre ton giron. Tout naturellement l’autre main suivit, se nicha en haut de ta cuisse pour remonter à ton cœur. Appliquée contre ta poitrine ma paume percevait ses battements, amplifiés par les vibrations synchrones sous mes fesses.

Au retour de notre périple je t’avais nourri. En aveugle dans l’obscurité à peine traversée de nos phares, au travers de la forêt tropicale saturée de moustiques, fourrant dans ta bouche des morceaux de ma barre au chocolat, puis la sucette baignée de ma langue. Impatiente je te l’avais reprise, aspirant ta salive déposée entre les trous de sucre pour sceller notre premier baiser.

 

Dans la demi-lumière de ma chambre, tu ondulais sous mon sexe écarté. Remontant à ta bouche, je t’embrassai alors pour de vrai. D’abord de côté, presque timidement inclinée sur ton profil, jusqu’à ce que tu me happes.

A peine nos langues s'étaient-elles touchées que je sus. Que faire l’amour avec toi serait délicieux, oui. Que depuis bien longtemps je n’avais connu cet élan, ce don de moi si particulier qui musèle sous mon crâne l’obsédante voix du pragmatisme.

- Le romantisme et toi, ça fait trois… s’était plus d’une fois moqué Ether.

J’avais acquiescé, forcément. Aux autres les balades au clair de lune, les promesses et grandes déclarations. Maîtresse j’étais, impériale et amazone jusqu’au trident tatoué à ma cheville.

La baise, c’est d’habitude moi qui décide. Congédie sans remords une fois que j’ai pris. Pousse l’autre, devenu adversaire de mon sommeil, hors du lit, à peine arrêtée par la politesse de l’orgasme qu’il m’a procuré, ironisant en secret qu’on ne va quand même pas y passer la nuit puisqu’un moment suffit.

Mais déjà nue devant toi j’étais avant que tu ne m’arraches ma chemise. Escargot sans coquille, dépouillée jusqu’aux os face à un plaisir que je ne maîtrisais pas, vulnérable jusqu’à la moelle sous tes mains qui, à ce moment-là, avaient le pouvoir de me briser en mille fragments.

 

Priere à l'absent 4Certaines rencontres, alchimiques, ne sont pas des connaissances mais des reconnaissances.

Alors que tu mordillais mes seins, m’explorais et me fouillais de tes doigts, une phrase, une seule, jaillit, abrupte, mêlée de sanglots.

Ce n’était ni « oui », ni « plus fort », encore moins « prends-moi, je le veux ».

C’était, comme une évidence surgie du néant, crachée à la face de la raison en dépit de toute logique :

- Où étais-tu ? Pendant toutes ces années, où étais-tu ?

- Qui es-tu ? m’interrogeas-tu un autre jour en miroir, sans que je ne puisse te répondre.

Collés l’un à l’autre, nous respirions tour à tour au même rythme syncopé. Ou, plus justement, ton souffle entrait en moi comme un sexe immense. Ajustée au diapason de sa poitrine, à ta bouche je le restituais, intact, vibrant de tout mon corps assemblé au sien, limites de ma chair diluées sous la tienne, submergée par un plaisir infini.

Si tu me pénétrais maintenant, j’allais mourir. De délice et d’osmose.


Toi et moi sommes deux vieilles âmes qui avons beaucoup voyagé pour enfin se rejoindre.

Cours, meurs, ressuscite.

Va, vis, aime, deviens. Et retrouve-moi, bientôt, à l’aplomb du monde.

Tel est mon souhait.

Telle est ma prière.

 

 

Photos : Christer Strömholm, Gilles Berquet, Shirin Neshat x 2.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Mardi 7 septembre 2 07 /09 /Sep 18:09

Tout en unHabrien fait partie de ces Philippins qui ont quitté leur pays pour un ailleurs plus riche de promesses.

Pour lui, ce fut les États-Unis, il y a dix ans. Sûrement un rêve de gosse, à en croire ses tatouages : un Mickey sur une épaule, une Minnie sur l’autre. Le goût en est peut-être douteux, il avait alors dix-neuf ans.


Lorsqu’Habrien s'accroupit à côté de moi, j’étais à la plage. Étendue de tout mon long, encore trempée d’écume, penchée sur le dictionnaire français-visayas concocté par Bertille. J’essayais de retenir des mots qui n’arrêtaient pas de foutre le camp, pestant contre ma mémoire qui, elle aussi, se faisait la malle.

Tout de suite… Darun ? Kayun ? Karun ?

Oursins, yutum ou tuyum ?

Cette langue remplie de g, de k, de u et de a ne ressemble à rien que je connaisse. Sauf à l’espagnol, parfois.

 

Quelques phrases échangées avec Habrien suffirent. Je devinai que, bien que d’ici, il était d’ailleurs. Un je-ne-sais-quoi dans son attitude, ses gestes, sa façon de ponctuer ses paroles. Son accent américanisé, peut-être, ou autre chose de plus impalpable.

Je lui dis en riant que j’essayais d’apprendre sa langue. Riant en retour, il me répondit qu’ayant grandi à Manille, il ne parlait pas visayas mais tagalog. Feuilletant le dictionnaire, nous nous mîmes à comparer les mots : visayas, tagalog, anglais et français dans une joyeuse salade russe.

Habrien me raconta un peu sa vie dans sa nouvelle patrie. Le choc culturel qu’il ressentit dès qu’il y posa le pied. Insoupçonnable, violent, frontal. J’acquiesçai. Entre un pays vu au travers de la télévision et la réalité se creuse un gouffre dont on sous-estime la profondeur.

Je pouffai qu’ici, j’étais un choc culturel à moi toute seule. Evoquai, de l’Inde à l’Indonésie, de la Malaisie au Népal, du Cambodge aux Philippines, la lassante litanie des questions masculines. Serveurs, garçons d’hôtel, chauffeurs de taxi, vendeurs, voisins de bus, rencontres de hasard… Tous s'enquéraient où j’avais égaré mon mari.

Comment ça, pas de mari ? Pas d’enfants ? Mais quel âge avais-je donc ?

Oh, quand même…

Toujours seule à la trentaine passée ? Sûrement avais-je un problème qu’ils se proposaient de régler. Si je leur donnais mon téléphone. Si nous allions boire un verre. Si nous partagions le dîner puis mon lit.

 

J’avouai à Habrien que bien des fois, je mentais pour avoir la paix. M’inventais une vie aux antipodes de la mienne, juste pour rentrer dans la bonne case, celle qui coupe court à toute proposition directe ou tentative de séduction. Mariée et bardée d’enfants, je sortais du champ du possible de ces hommes, me soustrayant du même coup à leur désir.

Non pas fille avec une place vacante à ses côtés, mais femme et mère. Casée, cernée, remplie, respectable. Rideau, fermez le ban.

J’ajoutai que, faute de mentir, le scénario prévisible se déroulait. J'essayais de le prendre avec humour. Souvent toutefois, l’humour s’envolait. L’irritation finissait par me gagner. La colère aussi.

- Être célibataire ne signifie pas être disponible.

Habrien agitait la tête pour approuver, mais je voyais bien qu’il me croyait à peine. Me soupçonnait d’exagérer, de déduire une loi de cas isolés. Son accord fut timide jusqu’à ce que ses oncles nous rejoignent.


Tout en un 2Ils avaient une petite soixantaine. L’un était expatrié, l’autre toujours aux Philippines. La conversation s’engagea.

La première question tomba, rituelle :

- D’où venez-vous ?

J’eus envie de répondre « de plus loin sur la route », ou « de Malaisie », puisque telle était la vérité. Mais, obéissante, je déclinai mon pays en laisser-passer.

- Ah, merveilleux ! Les Champs-Elysées, la Tour Eiffel ! Chanel, Louis Vuitton !

Paris chic et choc. Paris de carte postale, mais Paris, oui.

- Vous êtes ici avec votre mari ?

Sur ma gauche, Habrien réprima un hoquet.

- Non. Je ne suis pas mariée.

- Oh… avec votre boyfriend, alors ?

- Non plus.

- Mais vous êtes célibataire ? Vous n’avez pas d’enfants ?

A ma gauche ne régnait plus qu’un silence consterné.

- Voilà, c’est bien ça.

- Vous venez boire un verre avec nous, alors ?

- Sans façon, merci. Là, je sèche.

Ils me saluèrent avant de s’éloigner. À peine avaient-ils parcouru un mètre qu’Habrien s’inclina, gêné :

- Vraiment désolé. Je ne m’attendais pas à ça de leur part. C’est toi qui avais raison.

Son embarras et sa franchise me touchèrent. Je les chassai d’un geste amusé.

 

Derrière les cocotiers, le soleil se couchait. Habrien et moi discutions encore sur le sable.

- Et si je te propose un verre maintenant, tu me dis quoi ? proposa-t-il prudemment.

- Je pense que je dis oui. Ta nata ! (Allons-y !)

Je remis ma robe. Il prit mes sandales. Nous marchâmes jusqu’au bar d’un hôtel. Calée sur une table face à la mer, j’allumai une cigarette.

- Probablement suis-je quelqu’un d’ennuyeux… déplora-t-il devant son jus de coco en reluquant ma bière. Je ne bois pas. Ne fume pas non plus.

- Mmmh… Depuis quand les gens sont-ils cotés à l’aune de leurs vices ?

La discussion, légère et parfois plus grave, roula des heures durant. La pluie nous saisit au beau milieu, protégés par une large feuille de palmier.

Bientôt notre abri ne fut plus suffisant. Transpercé de toutes parts, il se ployait pour tremper nos cheveux et nos vêtements.

 

J’aurais alors pu choisir de mettre fin à la soirée, mais n’en avais pas envie. J’étais bien. Sans projets ni plans, juste livrée au moment, au plaisir de l’échange et au regard de cet homme. Ses prunelles obliques m’avouaient sans fards que je lui plaisais tandis que sa bouche, sage, murmurait des mots anodins.

- As-tu prévu de passer bientôt par Manille ?

- Non, dis-je. A vrai dire, j’évite tant que possible la capitale.

- Au cas où, sait-on jamais… Si tu y étais bloquée, je te laisse l’adresse de mes parents. Appelle-les de ma part, ils seront ravis de te recevoir.

Saisissant mon cahier visayas-français, Habrien y nota avec application leur adresse et téléphone. Puis, emporté par son élan, ses coordonnées aux Etats-Unis.

- Ca, c’est si tu veux t’arrêter à Los Angeles.

- Je doute que ce soit la route la plus directe pour Manille, plaisantai-je.

Who knows ? La vie est pleine de surprises…

Il avait raison. Notre rencontre même était une surprise. Mais que désirais-je, au fond ? Rapprocher ma chaise ou la reculer ? L’embrasser ou me rester à distance ?

Je l’ignorais moi-même. Et, l’ignorant, prolongeait ces minutes où tout était possible. Le plaisir de la chair comme son renoncement. La fusion comme la solitude choisie.

Moi qui aimais les deux ne savais, ce soir-là, laquelle préférer.

 

Tout en un 3Secouée de bourrasques, la pluie battait toujours, tantôt giflant le sable, tantôt nous souffletant de sa fureur. Nous changeâmes de place pour nous replier sous un parasol.

Les rares clients avaient déserté la place, les serveuses se cachaient derrière le comptoir. Sous le ciel d’un noir d’encre, face à la mer déchaînée, accrochés à notre table telle à une coque noix perdue dans la tempête, Habrien et moi étions comme rescapés d’un naufrage.

- Cet orage me rappelle mon enfance, quand, avec mes frères, nous jouions sous la pluie dans les rues de Manille.

- On dirait plutôt la fin du monde…


Comme pour me rassurer, il posa sa main sur ma cuisse. Je ne me dérobai pas. Pas plus que je ne bougeai lorsque ses lèvres effleurèrent les miennes. Plongeant mes doigts dans ses cheveux, je gardai les yeux ouverts.

Il avait le visage d’un guerrier mongol. La sauvagerie des steppes perdues accrochée aux paupières. M’accrochant à sa chevelure, je coulai dans la pluie comme dans son baiser.

 

- Je te ferai jouir trois fois, me promit-il dans une naïve assurance.

Nue entre les draps, j’éclatai de rire.

- Trois fois ? Et pourquoi pas deux ? Ou quatre ?

- D’accord… quatre.

Après la première fois, il se lova contre moi.

- Tu m’as dit que tu ne savais pas cuisiner, n’est-ce pas ?

- En effet.

- Je peux cuisiner pour deux… si tu le souhaites.

Après la deuxième fois il s’endormit, murmurant dans son sommeil qu’il pouvait aussi ranger mes affaires éparpillées.

 

À six heures du matin, un fracas de vaisselle hacha mon sommeil. Étreignant l’oreiller, je songeai que ce n’était qu’un cauchemar de plus. Mais non. Le bruit se répéta. Plus fort, plus vif, plus insistant.

Je tâtonnai autour de moi. Pas d’Habrien.

La chute d’un plat dans l’évier finit de m’éveiller. Mi-étonnée mi-furieuse, je criai à travers les murs :

- Hé, que fais-tu ?

- Rien… Rendors-toi, j’ai presque fini.

- Mais comment veux-tu que je dorme avec un bruit pareil ?

Docile, Habrien vint se recoucher. Un poing soutenant son menton, les yeux rivés sur moi.

- J’aime te regarder dormir. Tu as l’air si… tranquille.

Je maugréai une phrase incompréhensible. Cachai mon visage derrière mon coude et lui tournai le dos.

 

Au matin, après la troisième fois, il me proposa de le rejoindre à Manille.

- Accepte, s’il te plaît. Je t’envoie un billet d’avion. Nous resterons quelques jours chez mes parents.

- Chez tes parents ? répétai-je, incrédule.

Je refusai.

- Les parents et moi, tu sais…

- Je me doute, acquiesça-t-il. Tu veux un café ?

- Volontiers.

- Je m’en occupe.

Avant que je n’esquisse un geste, il était déjà debout. Embrumée de trop de fatigue pour protester, je retombai sur les draps.

Il me servit au lit, empressé, heureux de me faire plaisir.

- Habrien ?

- Mmmh.

- Ma vie est ici pour l’instant. Pas à Manille, ni en France, ni aux États-Unis.

- Je comprends.

- Et je ne suis pas très douée pour la fidélité, je crois.

- Oh… Je ne suis pas jaloux.

- Habrien ? Take it easy, please.

 

Lorsqu’il partit, je remarquai qu’il avait étendu ma serviette humide entre deux fauteuils. Débarrassé le sable accumulé sur le canapé. Balayé le salon. Sorti la poubelle et rangé tout ce qui traînait dans la cuisine.

Je levai les bras au ciel.

Comment cela était-il possible ?

Quand je voulus m’habiller, je ne trouvai pas ma ceinture. Elle devait être quelque part, bien rangée. À moins qu’Habrien ne l’ait gardée, roulée dans sa poche, en souvenir.

 


1re photo : André Kertesz.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Samedi 4 septembre 6 04 /09 /Sep 16:40

Après la pluie 10Stefan rit, un peu désorienté. Pas de culotte ? Il ne s'y attendait pas.

Sous d'autres climats, j'aurais simplement mis un porte-jarretelles, mais mes dessous les plus affriolants se racornissent dans mes placards parisiens.

Pour sa part, ce détail lui était indifférent, sa curiosité n'étant pas aiguisée par les fanfreluches de dentelle mais par mes instruments de douleur.

Pour la mienne, ce regret n'en était pas vraiment un, ni le climat ni ma nouvelle vie ne me permettant cette coquetterie.

 

Il plongea les mains sous mon débardeur, comme afin de vérifier que je portais un soutien-gorge.

C'était le cas. De quoi le soulager à demi.

Ses mains n'osaient cependant pas encore s'aventurer le long de mon ventre. L'élastique de mon pantalon semblait une barrière infranchissable, l'ultime limite séparant "le dernier verre" de la transgression.

Les mots n'engageaient à rien. Un baiser apéritif non plus. Même ployé contre moi, sexe érigé contre mes fesses, il pouvait toujours me repousser, se lever et conclure :

- Je pars.

Il le pouvait, oui. Mais j'étais certaine qu'il ne le ferait pas. Sa liberté, Stefan ne souhaitait pas l'user à s'enfuir mais à rester, en tête-à-tête avec une fille sans culotte, perchée sur ses genoux dans une maison foutraque.

Là était sa révolution à lui. Dérisoire à l’échelle d’une quelconque guerre, mais cruciale pour le combat intérieur qu’il menait, pied à pied, depuis le début.

Je sonnai l’armistice en le privant de mes lèvres. Puis déclarai à nouveau la bataille, mordillant le lobe de ses oreilles, taquinant sa nuque, tirant ses cheveux, avec précaution puis plus fort, sans qu'il ne proteste.

Encouragée par son abandon, je chuchotai :

- Et si c'était moi qui t'attachais ? Qui abusais de toi ? Puisque tu as envie une nouvelle expérience, celle-ci en serait une...

Aussitôt il se figea.

- Euh... Mais... Ce n'est pas ce qui était prévu...

Je faillis éclater de rire. Notre accord n'était pas coulé dans le marbre. Il supporterait bien une bascule impromptue, aussi brutale que le mouvement de mes hanches collant son échine aucanapé.

- Sûr ?

- Mmmh...

- Très bien, je n'insiste pas.

Je me relevai pour tendre une main qu'il saisit.

- Passons à côté, veux-tu ?

- Je veux.

Stefan m'attira contre lui. M’accrochant à ses épaules, je bondis et l'entourai de mes jambes afin qu'il me porte jusqu'à la chambre. Ainsi suspendue, je fredonnai, insolence aux paupières, la mélodie du mariage. Pensai à cette publicité idiote où le jeune époux, tout à sa hâte de rejoindre la couche nuptiale, cogne le crâne de sa dulcinée contre le chambranle de la porte.

Drôles d'épousailles, en vérité, que celles d’une femme en sarouel fuchsia et d’un homme en short kaki. Mais qu’importait la tenue, puisque bientôt nous serions dépouillés de nos oripeaux.

 

Après la pluie 11Stefan me déposa doucement sur le lit, genoux en terre tel un chevalier devant sa Dame.

- Aide-moi !

M’appuyant sur le bord du sommier, je haussai la taille. Le tissu glissa sur ma peau, dévoilant mon nombril et la courbe déclive de mes os.

- Encore…

La naissance de mon pubis apparut, mince toison châtain découpée sur un triangle pâle.

- … Plus bas…

Mes cuisses surgirent. Striées de muscles tandis que, d’un arrondi de genoux, je fis voltiger le sarouel. Celui-ci atterrit aux pieds de Stefan qui, accroupi, immobile, me regardait.

- … S’il te plaît…

Le débardeur frétilla par-dessus mes épaules. Dégrafé, le soutien-gorge se cropetonna contre les oreillers. Traversant la rambarde ajourée sous le plafond, la lumière du salon dessinait sur ma peau un impalpable damier.

- Tes vêtements sont si larges que je ne devinais pas ton corps…

- Et… ?

- Et je te préfère nue plutôt qu’habillée.

 

Je roulai sur moi-même aux confins du lit.

- Aide-moi !

Stefan me remit d’aplomb, étonné de me voir soudain lui tourner le dos.

- Où vas-tu ?

- A deux pas. Choisir l’attache qui va m’emprisonner, en vertu de l’accord qui me lie à Monsieur.

La penderie ouverte, j’hésitai.

Ma large ceinture en cuir me tentait. Je la repoussai. Trop solide, donc trop dangereuse alors que je ne connaissais pas assez cet homme. Mon intuition avait beau me souffler que je n’avais rien à en redouter, pas question de courir le moindre risque. Si jamais le jeu l’emportait, il fallait que je m’en délie pour riposter.


Soupesant les étoffes, je songeai aux câbles abandonnés derrière la télévision. A l’expérience avortée et tant désirée avec Feu mon amour.

La contention. Les pinces. L’électricité. La gégène consentie.

Lui souriant, à la fois incrédule et intéressé. Moi blottie contre lui, à la fois ivre et honteuse de mes fantasmes tordus, me reprochant d’être excitée par ce que d’autres, en d’autres temps, avait subi en torture, passant et repassant devant la machine, questionnant le vendeur qui jamais ne l’avait essayée.

- Vous me raconterez… souffla-t-il.

Il n’y eut rien à raconter. Nous sortîmes du sex-shop les mains presque vides.


Non. Les câbles métalliques n’étaient pas une bonne idée. Pires que la ceinture en cuir, il ne permettrait pas de me délivrer.

Mais ce que je touchais, là, maintenant, était parfait. Assez lâche pour laisser du jeu à mes poignets comprimés. Assez souple pour, d’une simple rotation de bras, me rendre à ma liberté.

- Voilà ! j’ai trouvé, dis-je.

Décrochée de son cintre, la ceinture de la robe achetée avec Ethan à El Nido tomba sur le plancher.

Jamais le vendeur ne lui aurait imaginé un tel usage. Moi non plus, d’ailleurs.

 

 

Photos, respectivement : Robert Mapplethorpe, John Carroll Doyle.

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Mardi 24 août 2 24 /08 /Août 19:53

Après la pluie 3 Bill BrandtCe que Stefan me voulait, je finis par le savoir au terme d’une étrange soirée.

D’abord, l’électricité capricieuse plongea une fois de plus l’île dans le noir. Ensuite, à court de batterie, mon ordinateur rendit l’âme au milieu de The Pursuit of happiness. Un titre prédestiné, que je troquai aussitôt contre un autre : La Chanson des Mal-aimants de Sylvie Germain, parcouru dans la chambre à la lueur des bougies.

 

Alors que je me préparais à dormir, Stefan m'envoya un message. Il pourrait être dans une demi-heure chez moi, « pour un dernier verre ». L’implicite du message me fit sourire tant il me semblait décalé.

Mes derniers verres avaient jusque-là été parisiens. Gardaient sur mes lèvres un goût de ville, de portes cochères, d’escaliers et d’appartements, goût qui ne se mariait ni avec la mer, ni avec le pays vert forêt, jaune sable et bleu ciel que j’habite maintenant.

Après tous ces atermoiements, quarts de tour et voltes-faces, étais-je tentée par ce dernier verre-là ? Malmenée sur trop de routes contradictoires, mon envie ne s’était-elle pas perdue en chemin ?

 

La pendule scandait qu’il était déjà horriblement tard. La raison que je ferais mieux de me coucher, seule et tranquille. Mais par dessus les couches de « il faudrait » surnageait une écume de désir. De la curiosité aussi.

Curiosité de voir ce que ce garçon si indécis tenterait, s’il tentait toutefois quelque chose. Avec lui, je m’attendais désormais à tout et ce tout m’amusait, comme un pari à l’aveugle ou un jeu dont les enchères montaient en secret, puisque chacun ignorait la mise la mise de l’autre.

Curiosité de son corps, de sa peau, de son sexe et ses baisers. L’inconnu des hommes, surtout s’ils sont beaux, me fascine. Ce qui se cache sous le tissu m’aiguillonne en surprise à déballer, mains impatientes tirant les rubans, déchirant l’enveloppe scellée de Scotch, froissant les gangues protectrices de papier.

Je décidai que ce soir, Stefan était mon cadeau. Et tapotai, prosaïque :

« Va pour le dernier verre. »

 

Il s’assit sur le canapé. Au lieu de m’installer à ses côtés, je choisis un siège bas, ni trop loin ni trop près. Nous parlâmes un peu, échange aussitôt orienté vers le contenu des placards de mon lointain appartement. Puis les questions du respect et des limites s’en mêlèrent.

- A propos des limites, justement… avança Stefan.

La discussion arrivait à un tournant. Levant mon verre pour en siroter une gorgée, je haussai un sourcil.

- J’ai beaucoup réfléchi et… et…

Il cala. Je le relançai d’un « Mmmh ? » assez neutre pour ne pas trop le presser, assez intéressé pour le pousser à continuer.

- Et… J’ai une proposition à te faire.

- Je t’écoute.

 Il grimaça, gêné. Réprimant un demi-sourire, je songeai à la prédiction de Bertille :

« Oh, avec ce garçon-là, tu n’es pas arrivée… peut-être pas partie, même ! »

 

Après la pluie 2Après un silence, il se lança :

 - Voilà… Je te propose un massage.

- Un massage ? repris-je, étonnée.

Des massages, je pouvais en avoir tant que je le voulais à la plage. Nul besoin d’être plantée dans mon salon, sur un pouf à deux heures du matin. Cependant, la dimension érotique de l’offre ne m’échappait pas, à condition que cet homme soit doué de ses mains, ce qui restait encore à démontrer.

- Oui, un massage, mais… spécial.

- Spécial ?

- Spécial, car je te voudrais… attachée.

- Attachée ?

En doublonnant ses propos, je songeais au film Un divan à New York. Juliette Binoche, parisienne, y remplace malgré elle le psy avec lequel elle a troqué son appartement foutraque. Ignorant la façon de mener un entretien convenable, elle se contente de répéter le dernier mot de « ses » patients.


Et ça marche comme ça marchait pour moi qui, à force d’échos, avait l’impression d’accoucher ce garçon de son propre désir. De le libérer d’un scénario aussi longuement mûri que réfréné. De le délivrer d’une obsession qui plusieurs jours durant l’avait tenaillée, puisqu’il m’avoua, touchant, impudique, égaré :

- Lorsque je me couche, c’est à toi que je pense, et non à ma copine. Je ne comprends pas. Je m’en veux.

Je résistai à lui poser la question qui me brûlait les lèvres :

- Et lorsque tu te réveilles ?

Pour au moins trois hommes importants de ma vie, la pensée du matin était celle qui faisait la différence, le tamis entre les femmes destinées à passer et à rester. L’un d’eux avait d’ailleurs placé ce critère en pôle position. La première pensée était son étalon d’amour, incapable qu’il était de s’avouer ses sentiments à lui-même, et davantage encore à moi.

Le jour où, lassée, je faillis partir, il me balbutia comme un enfant :

- Mais c’est… à toi que… je songe… quand je me réveille.

J'étais restée.

 

Avec Stefan, il n’était néanmoins pas question d’amour. D’emballement tout au plus, car je ne nourrissais aucune illusion : à ses yeux, je représentais autant la femme accessible qu’interdite.

Accessible parce que j’étais de toute manière d’accord. Sinon, l’accueillir chez moi, en pleine nuit, pour un « dernier verre », n’aurait eu aucun sens.

Interdite parce que me toucher représentait la transgression de l’histoire à laquelle il se destinait. Béance au contrat qu’il s’efforçait de limiter à de simples accrocs, à des entailles de canif en petits arrangements avec sa conscience.

Il ne ferait que me masser.

Il ne me pénétrerait pas.

Il m’attacherait. Clouée au lit je deviendrais sa prisonnière, incapable de renverser le cours d’un jeu qu’il dicterait en maître.

- Toi qui aimes jouer avec la frustration, c’est pour te frustrer un peu… argumenta-t-il.

Je ne le crus pas. Mes liens n’étaient pas destinés à m’ôter ma liberté pour rehausser la sienne, ils étaient là pour le protéger.

Un mensonge de plus ajouté aux autres, que je feignis de prendre pour une vérité.

 

- Le baiser appartient-il au programme ? Ou se trouve-t-il, déjà, hors des limites de Monsieur ? demandai-je dans un sourire.

- Mmmh… Le baiser est possible, oui.

- Alors je le prends en apéritif, tranchai-je en me coulant sur le canapé.

Assise sur ses cuisses, lèvres rivées aux siennes, je murmurai :

- Son massage, Monsieur veut-il me le prodiguer… Pardon, me le faire subir… nue ou habillée ?

- De jolis dessous seront parfaits...

- Objection, votre Honneur : je n’ai pas de culotte.



(A suivre)

Première photo de Bill Brandt.

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Vendredi 20 août 5 20 /08 /Août 19:56

Tendresse particulièrePlus d'un an que nous nous sommes croisés et jamais revus. Rencontre de hasard dans un coin de paradis entre mer, ciel et sable. Une évidence dont j'ai parlé ici et , vidée de toute timidité comme de tout enjeu. Une trêve enchantée dans le périple qui m'emmena aux lisières de moi-même, longeant mes à-pics, plongeant dans mes torrents, me reposant sur les grèves de ma mémoire.

Plus d'un an après, je me souviens encore de ses yeux pétillants, de l'immense sourire qui éclairait son visage, de sa chevelure de jais bourrelée d'épis où j'aimais plonger les mains.

Amant samouraï et pirate, le temps d'une nuit.

Je me souviens parfaitement de la terrasse où, assis sur un siège dur, il travaillait. Puis, une fois la terrasse traversée, de sa chambre, exiguë et moins sommaire que mon bungalow. Du grand lit entouré d'une moustiquaire sous laquelle nous roulâmes enlacés. De ma soudaine hésitation, parce que je le supposais bien plus jeune que moi.

Poitrine contre son torse, bouche à son oreille, j'eus, tel un éternuement, un accès de gêne. Il s'en moqua en défaisant l'agrafe de mon maillot de bain.

- Hé, je suis plus âgé que tu ne le crois...

En effet, seule une petite poignée d'années nous séparaient. Je pus à peine le croire tant il me semblait lisse, élastique, neuf, exempt de rides, de plis et d'écorchures.

 

Je me souviens de son corps nu dressé devant le mien. De sa peau luisante, de son torse imberbe, de ses yeux d'amandes amères, de sa bouche charnue ouverte sur ses dents.

Au plafond le ventilateur brassait poussivement un air lourd. Essoufflés, en sueur, cheveux collés aux épaules, nous nous regardions. Il allait pour la première fois entrer en moi et je souhaitais fixer cette seconde fugitive après laquelle, quoi qu'il advienne, rien, entre nous, ne serait plus tout à fait pareil.

Malgré les embrassades et les caresses, nous étions encore étrangers l'un à l'autre. C'était son sexe dans le mien qui totalement nous unirait.

 

Je me souviens du repas au crépuscule. De notre envie de bonne nourriture pour que la fête soit complète. Des plats que nous picorâmes à même les assiettes et de ses gestes familiers. Etrange impression que ce dîner n’était pas le premier mais le suivant d’une longue série. Qu’avec cet homme je partageais déjà une intimité alors que nous nous connaissions à peine.

Je me souviens de ses pieds effleurant mes mollets sous la table, de son bras courant le long de mon dos. Gestes de rien qui avouaient tant. La tendresse comme la nécessité d’être proches, le désir comme les promesses d’une nuit blanche.

En sortant du restaurant, il m'enlaça. Puis, me lâchant, prit ma main. Moi, si prise j'étais, ce fut au dépourvu, poignet tout raide d’étonnement. Je faillis m'écarter de lui, repousser son étreinte, m'en débarrasser comme d'un geste incongru.

- Tu n'es pas obligé, tu sais.
Ces premiers mots qui me vinrent à l'esprit, je les ravalai avec ma salive. Il ne les aurait pas compris, ils l'auraient peut-être blessé. A l'inverse, je me comprenais très bien. Et ce qu'à cette minute je comprenais de moi me déplaisait. Me peinait, même. 

Alors, levant à mes ombres un invisible majeur en forme de doigt d'honneur, je m'accrochai à sa main et la serrai pour murmurer :

- Rentrons.



Visage ange 2Je me souviens lui avoir confessé qu’il me rappelait Feu mon amour. Sans lui préciser, bien sûr, ce que cet homme représentait à l’époque pour moi. Ni qu’il m’avait déchiré le cœur comme du papier à cigarette.

Feu mon amour était un métis indonésien, même si, en lui, l’Asie ne se devinait qu’à peine. Sur le visage de "mon" samouraï ce pays éclatait en héritage de ses ancêtres qui en étaient les fruits.

A le voir, sa filiation n’était néanmoins pas évidente. Elle pouvait aisément se confondre avec la peau blanche du Japon, son nez fin et ses hautes pommettes rondes.

Comme Feu mon amour, d’Indonésie cet homme avait au final si peu : ni vraiment le physique, ni la nationalité, ni la langue. S’il en connaissait quelques mots, ceux-ci étaient juste suffisants pour communiquer au plus simple, trop pauvres pour tenir une conversation.

 

Bien qu’ayant plusieurs fois observé ce phénomène, jamais je ne l’ai compris. Pour quelles raisons les parents issus d’ailleurs n’apprennent-ils pas leur langue maternelle à leur enfant ? Craignent-ils qu’il ne s’intègre pas, ou moins bien, dans le pays d’accueil ? Pourquoi se forcer à parler à la maison un langage mal maîtrisé, lorsqu’un autre, immédiat, dense et riche, est à disposition ?

Cette résistance coule d’elle-même si la langue est synonyme d’oppression, d’acculturation, de résistance à un pouvoir honni. Mais sinon… Pour moi, surtout à l’étranger, ma langue est ma patrie, la marque de mon identité comme l’empreinte de ce qui m’a forgée, ma nourricière et exigeante maîtresse, le sein gorgé de lait contre lequel je me blottis quand tous mes repères se sont enfuis.

Alignés, les mots sont la terre que j’habite, parfois à mon insu, définissant autant ma vision du monde que les méandres de ma psyché. Qu’on m’ôte ma langue et me voilà amputée à la fois d’un sens et de mon histoire.

Alors, pourquoi, en priver ses enfants ? Leur interdire cet accès à eux-mêmes comme à leur passé ?

Mon pirate ne paraissait pas s’en préoccuper davantage que Feu mon amour. Mais moi, mue par un élan aussi inutile que déplacé, j’en souffrais pour eux.

 

Tendresse particulière 2Je me souviens de cette douche que nous prîmes ensemble. En pleine nuit, mêlant les éclats de l'eau à ceux de nos rires. Des trombes glacées qui nous submergèrent, têtes renversées, liquidant dans leurs rigoles les traces de notre étreinte. De sa paume sur mon sein tendu, de ses doigts sur mes hanches.

J'ai oublié, en revanche, les mots chuchotés qui ravivèrent notre désir. Sous les cataractes nos lèvres se scellèrent. Baiser tendre et violent comme une source, le jet d'une cascade heurtant des rocs en contrebas pour serpenter entre les herbes.


J'enserrai sa taille entre mes cuisses. Et, appuyée contre la porte branlante, faillis tomber. Nous en pouffâmes, sortîmes de la salle de bains et nous jetâmes sur le lit.

- Partageons la serviette, proposa-t-il.

J'approuvai sans l'utiliser pour moi. C'était son corps que, de la tête aux pieds, je voulais sécher afin de mieux m'y couler.

- Mais tu es trempée !

J'éclatai d'un hoquet sonore. A réveiller nos voisins qui, à moins d'être sourds, ne dormirent de toute façon pas cette nuit-là.

 

Je me souviens aussi du lendemain. Du réveil qui, nous tirant d'un sommeil paisible, sonna trop tôt car il devait partir. De ce petit-déjeuner que nous prîmes au restaurant de ma guesthouse. Des clins d’œil égrillards que m’adressèrent le serveur et le patron en me voyant accompagnée. De la traversée de la plage, chargés de ses sacs – à lui le gros, à moi le petit -, sous un soleil déjà brûlant. De notre attente sous une pauvre cahute en bois, tournés vers la ligne d’horizon.

Ce paradis jaune et bleu ne se gagnait qu’en chaloupe à moteur. En retard ce matin-là, elle différait d’un peu le départ de mon amant tout en le plaçant dans une situation critique. Un long trajet lui restait avant l’avion qui le déposerait à Bali, où sa cousine se mariait.

Bali… Un lieu enchanteur que, fatiguée, j’avais exploré sans enthousiasme. Une autre île loin de notre enclave malaisienne et si loin de moi qui souhaitais le voir rester. Bien sûr, je me tus. Je savais les règles du voyage comme des nuits sans lendemain, aussi belles fussent-elles. Et d’autant plus belles, peut-être, qu’elles sont justement sans lendemain.

Yeux arrimés à la ligne changeante des vagues, je croyais tout savoir en ne sachant rien. Ainsi que me l'écrivit Ordalie au sujet d’un autre homme, mon samouraï ne devait être qu'une "étoile filante de plus" sur mon parcours.

Aussi fus-je surprise lorsqu’il m'envoya de ses nouvelles. Très vite, puisque de notre paradis je n’avais pas encore été chassée.

 

Visage ange 3Mon retour en France bouleversa la donne. A dix pieds sous terre après avoir tutoyé le ciel, je me fis silencieuse. Invisible. Abonnée absente d’un échange à sens unique.

Mon samouraï s’enquérait de moi. Je l’ignorai. Peut-être parce que les hommes croisés au paradis, lors de jours bénis, ne doivent pas traîner leurs pieds dans la boue.

 

Un jour, en réponse à un de ses ultimes mail, je crachai. Mon désarroi, mes interrogations, ma peine et ma rage. Même pas en forme de bouteille à la mer, puisque je n’espérais aucune retour.

Un an auparavant, Feu mon amour me l’avait bien signifié. Il ne m’aimait pas. De fascinante et admirable j’étais devenue un nid à problèmes, un encombrant ballot qu’il convenait de débarquer sur la route. Sous ses doigts, conjointement à la maladie, la Dominatrice s’était muée en fille perdue, à la recherche de son identité de femme.

Il ne désirait toutefois pas rompre. Notre histoire, nous pouvions la poursuivre si.

Si je regagnais ma légèreté. Si je n’attendais pas grand-chose de lui. Si je ne lui réclamais pas davantage, à commencer par son soutien.

 

Ce fut ma fierté qui se révolta. Bien qu’à terre, je refusai autant ses sentiments au rabais que le sacrifice de ma personne. Tel un animal sauvage se rognant une patte pour s’extraire d’un piège, je le quittai.

La liberté, son champ de bataille et ses ruines plutôt que la mort à petit feu.

La possibilité de me regarder au matin dans la glace, forte de ne transiger ni avec mon attente, ni avec mon désir d’être respectée, voire aimée pour ce que je suis, avec les paroles d’Ether volant à mon secours dans les moments de doute :

- Mieux vaut une grande douleur que mille petites au quotidien additionnées.

C’était évidemment mon amie qui avait raison. Et ces mots martelés tandis que, parfois, je flanchais furent mon phare dans la tempête.

 

Ces mois au fond du gouffre laissèrent toutefois des traces. Majorèrent encore ma peur de me livrer, appuyée un an plus tard par un mauvais bilan médical. Il me positionnait trop en avance sur le calendrier, ironie suprême pour moi toujours en retard.

Malgré mes seins, ma vulve et mes fesses, mon statut de femme encore se fissurait. Avouerais-je à un homme la vérité, alors limitée à celle de mes ovaires, que je me condamnais à l’abandon.

"Nid à problèmes", m’avait souffletée Feu mon amour.

"Infirme indigne d’être aimée", avais-je aussitôt transcrit.

Ether s’employa à briser dans mon esprit cette relation de cause à effet. Sûrement trop fort, trop vite, car il me fallait du temps. Beaucoup. Le temps de la cicatrice recouvrant la plaie et du regard bienveillant d’hommes qui de ma stérilité se fichaient.

Mon pirate de Malaisie fut un de ceux-là. A ma grande surprise, puisqu’à tort je l’avais agrégé à Feu mon amour.

 

Visage ange 4Par retour immédiat de mail il me répondit. Choqué de ce qui m’arrivait et m’offrant son aide. Si je le désirais, il jonglerait avec son travail pour attraper un train direction Paris. Passerait quelques jours à la maison pour me soutenir, sans demander quoi que ce soit en retour.

Son message me fit pleurer, telle une enfant derrière mon écran, à si gros bouillons que je finis par m’interroger :

"Mais dans quel monde m’étais-je donc emmurée ? Un qui n’accorde qu’une place aux forts et dont les faibles sont balayés ?"

Je ne vivais pas moi-même selon cette loi. Alors, au nom de quelle magie perverse supportais-je ce joug en endossant plus que ma part ? Pourquoi la simple marque d’une bienveillance masculine me faisait-elle m’effondrer, égarée et reconnaissante au point de ne savoir que balbutier, tenaillée par l'envie de m’effacer ?


Lui, l’inconnu indonésien, me témoignait davantage d’attentions que Feu mon amour. Désabusée, je conclus que la raison tenait en cinq mots : il ne me connaissait pas.

Voilà. Cet homme-là ignorait qui j’étais. Pour lui je restais la fille d’un coin de paradis, la voyageuse d’une nuit de plaisir sur fond d’air lourd brassé.

Mon passé tortueux, mes zones d’ombres comme mon pessimisme lui étaient étrangers. Les eût-il cernés qu’il se détournerait de moi qui embaumais le malheur, la maladie et la mort, suintant la merde de tous mes pores.

Inévitablement car il était trop lisse, trop beau pour une fille si cabossée. Trop optimiste et vibrant alors que j'avais élu domicile sur un autre continent. Au figuré puis au propre, des milliers de kilomètres achevant de nous séparer.

 

Je cessai du coup de lui répondre. Malgré mes efforts d'incivilité, durant des mois il s’obstina, déposa dans ma boîte des mails n’exigeant aucune réciprocité. Parfois ils étaient courts, me demandant juste de mes nouvelles. Parfois plus longs, m’informant des siennes qui ricochaient sur le vide de mon silence.

Les larmes aux yeux, je savourais pourtant chacun de ses messages. Remuée mais en apparence indifférente, comme je sais si bien le faire. Ebauchant dans ma tête des phrases d’explications et d’excuses en me sentant coupable, vilaine de penser autant à lui sans rien laisser filtrer, si lâche de laisser le temps couler, guettant le moment où il se lasserait pour me donner raison : je ne méritais pas son attention.

Je finis néanmoins par me manifester. Au compte-gouttes, selon mon humeur et mes disponibilités en m’inventant des impératifs. Ses mots avaient beau me toucher, j’avais le sentiment que nous ne parlions pas la même langue.

Ce samouraï-là n’avait jamais vraiment aimé. Ses histoires de cœur ? De simples passades sans engagement desquels il s’extrayait, tête haute et rupture propre, une fois que l’ennui le gagnait.

Jamais brisé ni secoué de fond en comble, il menait une existence apparemment tranquille. Nul événement ne le forçait à tout remettre à plat. Nulle tempête ne perturbait son ciel dégagé. Celui-ci s'encombrait-il de nuages qu’il s’employait à les amoindrir, affirmant qu'il n'y avait là aucune gravité. Des contretemps tout au plus.

Pour cette force et cette tranquillité je l’enviais, me sentant par contraste rejetée sur la lande du doute. A lui la mer d’huile, à moi l’océan démonté, à hue et dia des émotions me saisissant aux tripes, pauvre jouet de ma boussole interne affolée au moindre tremblement.

 

 

Lui et moi n’étions, ce me semble, pas constitués du même bois. Le mien était friable, le sien imputrescible, résistant aux tempêtes contre vents et marées. Il était solaire, moi lunaire, gonflée de cratères et de croûtes. Aussi, lorsqu’il me proposa de le rejoindre au Japon où il se rendait en semi-vacances, hésitai-je longuement.

Etais-je prête à le revoir ? A confronter son image d’idéal à la réalité ? A courir le risque que notre nouvelle rencontre ne se termine en désillusion ?

Et si tel n’était pas le cas, que ferais-je donc, engagée dans un nouvel amour, peut-être non partagé, à l’autre bout du monde ?

D'ailleurs, pourquoi me proposait-il de le rejoindre ? Campais-je, à ses yeux, la fille facile qui agrémenterait son voyage ou la femme qu’il désirait vraiment revoir ?

En pleine confusion, j’écrivis à Ether pour solliciter son avis. Elle me conseilla de renoncer, ce que je fis avec autant de soulagement que de regrets, cœur éparpillé, un peu amoureuse de cet homme d’Indonésie et de Hollande.

 

 

Visage ange 5Il y a quelques jours, je lui levai le voile qui me protégeait pour évoquer mes fêlures, consumant une nuit entière à mon clavier.

"La deuxième que je passe à tes côtés", tapai-je au petit matin, stupéfaite, une fois ma porte déverrouillée, de tomber sur la fille de madame Figueras balayant les feuilles mortes du jardin.

Cette rencontre d’aube fut comme le choc de deux mondes. Celui des ténèbres et de la lumière dont je sortis vaincue, apposant pour dormir un masque sur mes yeux.


Quelle que soit la réponse de ce samouraï, je suis certaine qu’elle viendra. M'agrippera peut-être par surprise, larmes aux paupières, alors que je m’y attendrais le moins.

Ne jamais sous-estimer un ange tombé du paradis.

Douce et paisible nuit à tous.

 

 

Photos, respectivement : Pierre Molinier, Brassaï, Kurt Hutton,

Jean-Claude Maillard, Cornelie Tollens.

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Lundi 16 août 1 16 /08 /Août 07:55

Apres la pluie 7Le lendemain, en journée, j'eus des nouvelles de Stefan. Il aurait souhaité me voir en soirée mais n'était pas libre.

Dès le crépuscule, des cascades d'eau s'abattirent sur la maison. Je me repliai frileusement au salon en redoutant une coupure d'électricité. Depuis une semaine, celles-ci arrivaient à la nuit tombée, rendant la terrasse impraticable et m'obligeant à allumer des bougies pour me déplacer d'une pièce à l'autre.

Souvent elles ne duraient pas, mais leur longueur était imprévisible. Elles pouvaient tout aussi bien prendre fin en dix minutes comme se prolonger jusqu'au matin, me privant d'air pulsé pour rafraîchir la nuit.


Il y eut soudain un grand clac. Les pales du ventilateur se mirent à tourner au ralenti. Les plafonniers s'éteignirent. Je tâtonnais dans le noir profond pour trouver mon portable. La mince lueur de son écran me permettrait d'arriver jusqu'aux bougies, à côté de l'évier.

Sous mes doigts l'appareil trembla.

J'avais un nouveau message. Stefan qui me parlait d'enfourcher sa moto. Qui se désolait qu'il pleuve à verse, en une désagréable réédition de la veille où il revint trempé au bercail. Avec ses amis, il logeait à quelques minutes de ma maison. Et d'ici à la ville, il y avait une demi-heure de route, largement de quoi rentrer sans une once de peau sèche. De quoi, aussi, avoir un accident sur les routes glissantes.


Le supposant loin puisqu'il avait une soirée de prévu, je lui souhaitai un bon retour. Etonnée, toutefois, qu'il m'informe de ses déplacements. Un bref instant le doute me chatouilla :n'avions-nous vraiment pas rendez-vous ? N'y aurait-il pas un malentendu ?

Ma réponse à peine envoyée, je me traitai d'imbécile.

Si Stefan me donnait toutes ces précisions, n'était-ce donc pas qu'il projetait de se rendre... chez moi ?

La lumière se fit dans ma tête comme au salon. Sans crier gare, le courant s'était en effet rétabli, m'éclaboussant d'une clarté trop franche. Téléphone en main, je papillotais des yeux perchée tel un échassier au milieu du salon.

Au message suivant, il me demanda où se situait la maison. Je proposai de l'appeler pour en parler de vive voix. Même pour qui connaît le coin, elle reste difficile à trouver.

Il accepta. Je détaillai la route à prendre, lui parlai du portail bleu, du sari-sari des Figueras et de ses bancs rouges.

- D'accord.

- Quand penses-tu arriver ? questionnai-je en glissant un regard sur la pendule.

 

Déjà onze heures et j'étais fatiguée de la veille comme de ma journée. La réponse de Stefan me stupéfia. En fait, il ne comptait pas venir.

- Quoi ?? me retins-je de crier.

Cet homme voulait savoir où j'habitais. J'avais passé dix minutes à le lui expliquer, sans qu'à aucun moment il ne m'interrompe.

Et tout ça pour quoi ? Pour qu'il me dise "non merci" !

Moi qui croyais connaître la large palette des comportements masculins, je n'avais rien deviné, rien pressenti. Je devais à présent y ajouter une couleur, mais laquelle ? Jaune tiédasse ou vert fumasse ?

Partagée entre colère et fou rire, je pensai :

- Tu devrais voir ta tête...

Ce que je fis dans un miroir, sourcils levés en virgules et bouche arrondie en point d'interrogation.

 

Après la pluie 8Une heure plus tard, je bavardais avec Ether lorsqu'un ultime texto déboula.

- Ton téléphone a sonné, me fit remarquer mon amie à dix mille kilomètres de distance.

- Mmmh. Tu as raison. Attends deux secondes.

J'ouvris le message. Stefan y évoquait mes placards parisiens. Agacée, je l'effaçai sur le champ. 

En retrouvant mon lit, je songeai qu'en matière d'hommes, on est rarement au bout de ses surprises. Et que finalement, mieux valait ça que l'inverse.

 

Le jour d'après, j'étais attablée avec Bertille à notre repaire de la plage. Elle eut droit à la primeur de l'histoire. Ouvrit de grands yeux et hoqueta de rire.

- Et tu t'es couchée... comme ça ?

- Ben oui. Que voulais-tu que je fasse ? Le traîner chez moi par la peau du dos ?

Au fil de nos papotages, nous élaborâmes un nouveau concept de séduction : l'effet d'annonce déçu, alias le "oui d'accord mais". Dire à l'autre ce que, de plein gré, on aurait pu faire, juste pour lui préciser qu'on ne le fera pas. Le tout suivi d'un merci ou d'un désolé, avec un "à la prochaine" en option.

Nous en étions là lorsque mon portable bipa.

- C'est lui. Il n'a trouvé ni portail bleu ni bancs rouges sur la route.

- Ah ah ! s'esclaffa Bertille. Monsieur honorait donc votre non rendez-vous... avec vingt heures de retard !

Et tandis que mes lèvres prononçaient "je renonce", mes doigts tapotaient : "rejoins-nous."

 

Il s'exécuta, en apparence sûr de lui avec sa haute taille, ses traits réguliers et ses iris océan. Alignées en brochettes derrière le bar, les serveuses le mangeaient des yeux. Lui ne semblait pas les voir. Debout face à nous, peut-être souriait-il un peu trop, comme pour masquer sa gêne.

Je lui proposai de s'asseoir, il ne pouvait pas rester.

- Une soirée au programme ? s'enquit ingénument Bertille.

Il ne démentit ni acquiesça. Seuls l'absorbaient le portail bleu et les bancs rouges. Je réexpliquai la route lentement.

- Mais je ne les ai pas croisés sur le chemin, s'entêta-t-il.

- Tu es en moto ?

- Oui.

- Parfait, allons-y. Ensemble.

Je me levai. Il me suivit. Assise derrière lui, je voyais sa nuque se courber et poindre les muscles de ses épaules. Brusque envie de les emprisonner sous mes paumes pour descendre jusqu'à ses cuisses serrées entre les miennes.

Me penchant, je chuchotai à son oreille en effleurant sa peau :

- Et si je te mordais maintenant ?

Il marqua un bref silence.

- Si tu me mords, nous allons tomber.

- Je m'abstiens, alors.

Tenant parole, je songeai que, décidément, ce n'était pas gagné.

Mais que me voulait donc ce garçon ?

 

 

(A suivre)

Photos, respectivement : Jeanloup Sieff et André Kertesz.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Dimanche 15 août 7 15 /08 /Août 16:46

 

Apres la pluie 5Une table, quelques chaises serties entre des portes rouges… La cour séparant les salons ressemblait à un décor de théâtre. J’y passais le plus clair de la soirée, ne rentrant que par occasion dans la pièce que nous avions louée.

Stefan me rejoignit dehors.

L’heure se faisait tardive, nous flottions dans le bien-être de l’alcool. C’était l’heure des confidences.

Il aimait voyager, était entre deux boulots, sans problèmes d’argent. Aussi lui demandai-je :

- Puisque tu es libre de tes mouvements, pourquoi ne pas partir ?


Son visage eut une légère crispation. Libre, il ne l’était pas tant que ça. Sa petite amie l’attendait en France. Ils s’étaient séparés, rabibochés et s’installaient ensemble à la rentrée. Alors qu’il me parlait de ce projet, je ne décelais aucun élan, aucun enthousiasme particulier. Plutôt l’impression d’une mise en pratique des paroles de la chanson d’Higelin :

« Ce qui est dit doit être fait,

Ce qui est fait était écrit,

C’est comme ça, c’est la vie… »

 

Avec ma manie des questions qui fâchent, je lançai étourdiment :

- Mais tu es amoureux ?

Le silence qui précède la réponse à cette question n’est jamais de bon augure. Le sien dura deux secondes. Deux secondes en forme d’aveu qui, au fond, ne me regardait pas.

Il finit par dire « oui, bien sûr. » Et ce « bien sûr »-là sonnait comme une fausse certitude, de celles qu’on affirme pour se convaincre soi-même, d’autant plus haut et fort qu’on n’est pas convaincu.

Plus tard, il expliqua :

- Ma copine n’aime pas le sexe. Enfin… Elle n’en a pas besoin. Moi, si. Alors je m’occupe d’elle et ensuite, je m’endors.

Je hochai la tête pour signifier que je comprenais. En vérité, je comprenais de moins en moins.

Au cours de ces dernières années, j’ai croisé plusieurs hommes englués en couple avec des femmes n’ayant pas les mêmes besoins. Ne les désirant pas, ou plus. S’acquittant du devoir conjugal seulement quand il s’avérait nécessaire. Sans plaisir, sans joie, dans le noir, à la va-vite.

« Prends ça et fiche-moi la paix jusqu’au mois prochain. »

Dorian et Andrea en faisaient partie. Feu mon amour aussi, sauf que lui était célibataire. Et je savais, pour les avoir vues chez ces hommes aimés, les lézardes à l’estime de soi que trace le manque d’envie de l’autre. Les entailles que creuse son manque d’attention. Les blessures lorsqu’il ne vous regarde plus, ou plus vraiment. La cuisante brûlure d’être ravalé au rang de meuble, d’objet du quotidien dont on use avant de le remiser au placard.

Quand le mal au sexe devient mal à l’âme, les lignes de faille sont difficiles à combler. Impossibles, même, par une fille rencontrée en terre étrangère, dans un décor de comédie entre des salons de karaoké. Une fille qui, ravalant sa langue, se contentait d’approuver.

 

Plus tard encore la discussion dériva sur mes placards parisiens. Sur ce que j’y avais prélevé pour ma nouvelle vie et surtout laissé. Trop frileuse pour passer les douanes avec un sac bourré de joujoux aux formes étranges. Trop soucieuse de me fondre dans la masse des aéroports sans biper sous tous les portiques.

La seule fois où l’on m’arrêta fut à Manille. Je transportais un long couteau de plongée dont la lame fit sursauter le préposé aux rayons X.

- Are you planning to kill somebody ? m’interrogea-t-il, soupçonneux.

Je rétorquai avec mon plus beau sourire:

- Oh, no, sir… I’m planning to dive.

Signe de la main en laisser passer pour l’autre côté.

Je franchis l’obstacle en pouffant. Si vraiment j’avais prévu de tuer quelqu’un, croyait-il que je le lui avouerais comme ça, juste parce qu’il me posait la question ?

 

Lorsque je me penchai pour reprendre mon sac, il s’ornait d’un téléphone.

- Le mien, me dit Stefan. Je voudrais que tu me laisses ton numéro.

Ce que je fis, pensant peut-être n’avoir aucune nouvelle de lui.

Je me trompais.

Coincée avec Bertille sous la pluie, j’entendis mon portable sonner. Un message de lui.

Il se disait prêt à me rejoindre chez moi. Sauf que je n’y étais pas. Qu’il était abominablement tard. Que je n’avais cette soir-là aucun goût pour une étreinte vite conclue.

« Savourer… pensai-je. Voyons si ce désir dure jusqu’à demain. »

Je tapotai en retour :

« Une autre fois. Passe une bonne nuit. »

Me calant sur le siège du camion, je me retournai vers la route. Elle avait déjà disparu dans la buée.


 

(A suivre)

Tableau d'Edward Hopper.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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