Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Le chemin de la plage était long et sombre. J’avais quitté ma place sous la guirlande de lumières pour rentrer à la maison. Et marchais, solitaire, en te cherchant. M’étonnais de ne pas te sentir à mes côtés, traversant l’espace de ton pas de félin souple, avec ton bras qui tantôt frôlait le mien, tantôt enserrait mes épaules. Ta voix si grave qu’elle semblait surgir, caverneuse, de tes entrailles.
Ce matin je tournai dans la maison vide, passant d’une pièce à l’autre en te supposant dans la suivante, prisonnière d'une partie de cache-cache sans fin.
Sans fin, puisque je ne t'ai bien sûr pas trouvé.
Je guettais pourtant des signes de ta présence. En trouvais quelques-uns.
Sur la terrasse, ton bol de lait du dernier déjeuner. La minette l'avait bu pendant la nuit.
Dans les draps, ton odeur.
Au pied du lit, ta petite bouteille d'huile de noix de coco.
Sur la table du salon, posé comme à dessein sur le livre du pardon, ton dream catcher.
Je luttai pour ne pas le glisser en amulette autour de mon cou. Puisqu'il ne m'appartenait pas, je me refusai la liberté d'en disposer.
Dès qu’elle m'aperçut, Nila, la serveuse de notre restaurant favori, leva en guise de salut la main droite, sépara son majeur de son index pour les faire papillonner, très vite, l’un contre l’autre. Ce geste qui nous avait tant fait rire me donna ce soir envie de pleurer.
- He’s not here, dis-je à ses sourcils levés en une muette interrogation.
- Oh ! Where is he, then ?
Je mimai un avion qui décolle pour un pays lointain.
- Oh, sorry…
Puis elle me posa une question que je ne compris pas :
- What is his score ?
- His score ?
Nila voulait-elle savoir combien de fois, au cours de tout ce temps vécu ensemble, nous fîmes l’amour ? M’observant, sceptique, compter sur mes doigts, elle s’exclama, paumes devant sa bouche pour camoufler sa gêne :
- No, no ! I’d like to know his score !
J'hasardai alors une réponse qui parut la satisfaire :
- Very good, thank you for asking.
Sur le chemin de la plage, je me retournai mètre après mètre sur tous les hommes qui n’étaient pas toi. Aucun n’était ni aussi grand ni aussi brun. Aucun n’avait les cheveux aussi courts. Aucun tes sourcils fournis, ton nez impérieux, ta longue bouche décidée. Aucun tes traits calmes et durs, comme marqués des coups invisibles qui les avaient bosselés.
La première fois que je te vis, je pensai aux reliefs et aux creux des épreuves et des joies, à toutes ces empreintes que la vie laisse sur nos visages. Le tien était celui d'un boxer, d'un combattant terrassé puis remis sur pieds avec, accroché à son front, quelque chose de plus doux.
Cette même douceur qui brillait dans tes yeux lorsque tu vins me parler.
Aucun des hommes du chemin de la plage n’aurait d’ailleurs osé, j’en suis sûre, me tirer de mon tête-à-tête muet avec mon ordinateur, me déloger de mon absence au monde, retranchée derrière les flots de musique qui ruisselaient de mon casque. Seule à cette table de bar, concentrée sur mon écran, entourée du rempart de mes affaires, je ne semblais avoir besoin de personne, et surtout pas de toi.
Je t’intriguais, m’avouas-tu plus tard. Quant à mon éventuel refus, tu étais prêt à l’accepter.
Si j’avais dit non, cela signifiait que notre temps n’était pas venu.
- Qu’avais-je à perdre ? m'interrogea-tu en rehaussant mon menton.
- Rien, je crois… soufflai-je en te rendant ton baiser.
Sur le chemin de la plage, un homme courut dans ma direction en agitant les bras. Je sursautai. Me reculai comme brûlée, une épée fichée en travers des côtes.
Cet homme ne pouvait pas être toi.
Il ne pouvait pas être toi puisque tu es parti.
Juste avant d’emprunter ce chemin, je me trouvais là où nous nous sommes rencontrés. Sous les oiseaux qui chantent et la guirlande transformant le grand arbre en sapin de Noël, vêtue d’une simple robe blanche, songeant à cette moustiquaire dont un matin je me coiffai.
C’était dans notre bungalow, sur cette île de carte postale où nous accostâmes de nuit, serrés l’un contre l’autre entre les flancs de la petit bangka.
- J’ai l’impression d’être en lune de miel… lanças-tu en embrassant du geste les palmiers découpés sur la fenêtre, le plafond immaculé et le grand lit.
Le lendemain je sortis de la douche et me faufilai derrière toi. Piquai dans ton dos la moustiquaire décrochée au cours de nos ébats. Nue à l’exception de ce voile de mousseline qui me couvrait à peine, je marchai à ta rencontre en fredonnant la marche nuptiale.
Tu t’esclaffas pour mieux m’étreindre et me chuchoter à l’oreille ces mots que je pensais si fort. Ces mots qu’on prononce rarement si vite et que, faute de les prononcer, tu avais la veille épelés, lettre par lettre en un aveu muet, entre mes omoplates dans le noir de notre chambre blanche.
Paupières fermées, cou tordu, j’avais senti, comme en traits de feu sous la pulpe de ton doigt, le J, le E, le T et l’apostrophe. Une fois le E final posé, j’avais roulé sur les draps pour te renverser, affamée, presque brusque, entre mes cuisses. Pour caresser ton visage et ton crâne dru, courts cheveux en jeunes épis de maïs ébarbant mes ongles.
Avec toi, moi la violente, je me faisais douce. Et la douceur coulait de mes mouvements, de ma peau et mes seins comme du lait.
En retour alors que je n’en attendais aucun, tu m’étais doux. Doux depuis le regard dont tu m’enveloppais jusqu’à la fessée que tu abattis sur ma croupe, sexe fiché en moi accroupie, mordant les draps sous les élancements d’un plaisir qui me dépassait, corps entier ondoyant autour de ta verge qui tour à tour musardait sur mes lèvres et s’enfonçait dans mon ventre.
En moi je désirais que tu jouisses et à toi j’étais, de mon front crispé à mes orteils recroquevillés, entièrement ouverte et tétanisée par la force d’une jouissance qui jaillit, brûlante, au bas de mon dos.
Epandu sur ma peau brune, ton plaisir que je cueillis pour le porter à ma bouche.
- Tu es sucré… murmurai-je débordante de ta semence partagée avec tes lèvres.
- On est fous… avais-tu auparavant murmuré en entrant lentement en moi, tout entière destinée à t’accueillir.
Je m’étais légèrement reculée pour te laisser le choix. Tu le pris en me ramenant à toi.
Fous, peut-être. Ivres, sûrement, conscients de la chance infinie de nous êtres rencontrés.
Lors du trajet retour, accédant aux questions indiscrètes de notre chauffeur, nous nous inventâmes une vie à deux, un mariage et des bébés.
- Combien en veux-tu ? badinai-je. Choisis ton mensonge, tout est permis.
Tu répondis à mon oreille « deux, ma chérie ». Un garçon et une fille, le choix du roi.
Et je ris, à la fois de bon cœur et perforée par la tristesse de ces enfants que jamais je ne pourrais te donner, secouant la tête pour chasser ma peine et prenant le parti d’en plaisanter :
- Deux ? Monsieur est bien ambitieux !
Lors de notre première nuit dans ma maison biscornue, l’évidence me frappa en une retentissante paire de claques. Plus tôt tu t’étais déshabillé, sans gêne ni pudeur, pour le massage que je t’avais promis. T’étais allongé à plat ventre sur mes draps, bras en croix, une joue posée sur l’oreiller. Perchée sur ta taille je m’étais dénudée à moitié, à peine couverte d’une ample chemise, sarouel chiffonné au bas du lit. Mon sexe, tout palpitant de ta chair offerte, voulait s’abreuver à ta chaleur, t’épouser et boire tes reins creusés.
Il était deux heures du matin après une longue journée. La veilleuse diffusait une lumière tamisée, aplatissant les ombres et gommant les reliefs. Je songeais que tu allais t’endormir sous mes doigts qui longeraient ton dos, dénoueraient ta colonne vertébrale, libéreraient ta nuque de toutes les tensions accumulées.
Ce jour-là, tu avais tenu ma vie entre tes mains. Inclinée sur la lisière brune de tes cheveux, effrayée tandis que le vrombissement de la moto gagnait en intensité, soûlée des gaz ahanés par le pot d’échappement, je te priai de ralentir.
Tu m’obéis et le vent nous cingla moins fort, laissant les crocs du soleil nous effleurer.
A mon poignet pendait un sac rempli de chips et d'une bouteille d'eau. Trop lourd, le plastique tirait mon bras vers la route, m'obligeant à crisper les muscles dans une position inconfortable.
- Je peux le poser sur le tien ?
- Bien sûr !
Ma main entoura ta taille pour surmonter la pochette en équilibre contre ton giron. Tout naturellement l’autre main suivit, se nicha en haut de ta cuisse pour remonter à ton cœur. Appliquée contre ta poitrine ma paume percevait ses battements, amplifiés par les vibrations synchrones sous mes fesses.
Au retour de notre périple je t’avais nourri. En aveugle dans l’obscurité à peine traversée de nos phares, au travers de la forêt tropicale saturée de moustiques, fourrant dans ta bouche des morceaux de ma barre au chocolat, puis la sucette baignée de ma langue. Impatiente je te l’avais reprise, aspirant ta salive déposée entre les trous de sucre pour sceller notre premier baiser.
Dans la demi-lumière de ma chambre, tu ondulais sous mon sexe écarté. Remontant à ta bouche, je t’embrassai alors pour de vrai. D’abord de côté, presque timidement inclinée sur ton profil, jusqu’à ce que tu me happes.
A peine nos langues s'étaient-elles touchées que je sus. Que faire l’amour avec toi serait délicieux, oui. Que depuis bien longtemps je n’avais connu cet élan, ce don de moi si particulier qui musèle sous mon crâne l’obsédante voix du pragmatisme.
- Le romantisme et toi, ça fait trois… s’était plus d’une fois moqué Ether.
J’avais acquiescé, forcément. Aux autres les balades au clair de lune, les promesses et grandes déclarations. Maîtresse j’étais, impériale et amazone jusqu’au trident tatoué à ma cheville.
La baise, c’est d’habitude moi qui décide. Congédie sans remords une fois que j’ai pris. Pousse l’autre, devenu adversaire de mon sommeil, hors du lit, à peine arrêtée par la politesse de l’orgasme qu’il m’a procuré, ironisant en secret qu’on ne va quand même pas y passer la nuit puisqu’un moment suffit.
Mais déjà nue devant toi j’étais avant que tu ne m’arraches ma chemise. Escargot sans coquille, dépouillée jusqu’aux os face à un plaisir que je ne maîtrisais pas, vulnérable jusqu’à la moelle sous tes mains qui, à ce moment-là, avaient le pouvoir de me briser en mille fragments.
Certaines rencontres, alchimiques, ne sont pas des connaissances mais des reconnaissances.
Alors que tu mordillais mes seins, m’explorais et me fouillais de tes doigts, une phrase, une seule, jaillit, abrupte, mêlée de sanglots.
Ce n’était ni « oui », ni « plus fort », encore moins « prends-moi, je le veux ».
C’était, comme une évidence surgie du néant, crachée à la face de la raison en dépit de toute logique :
- Où étais-tu ? Pendant toutes ces années, où étais-tu ?
- Qui es-tu ? m’interrogeas-tu un autre jour en miroir, sans que je ne puisse te répondre.
Collés l’un à l’autre, nous respirions tour à tour au même rythme syncopé. Ou, plus justement, ton souffle entrait en moi comme un sexe immense. Ajustée au diapason de sa poitrine, à ta bouche je le restituais, intact, vibrant de tout mon corps assemblé au sien, limites de ma chair diluées sous la tienne, submergée par un plaisir infini.
Si tu me pénétrais maintenant, j’allais mourir. De délice et d’osmose.
Toi et moi sommes deux vieilles âmes qui avons beaucoup voyagé pour enfin se rejoindre.
Cours, meurs, ressuscite.
Va, vis, aime, deviens. Et retrouve-moi, bientôt, à l’aplomb du monde.
Tel est mon souhait.
Telle est ma prière.
Photos : Christer Strömholm, Gilles Berquet, Shirin Neshat x 2.
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