Je l'ai
bien vu fixer mon dos. Mais, révélée jusqu'à la taille par une longue tunique blanche, je quittai le bar en l'abandonnant à sa chaise longue.
Je revins le lendemain alors qu'il était là, sur la même chaise, à
se dorer au soleil.
Il se redressa, beau corps un peu fatigué par le tournant de la quarantaine. Des vitamines et de la gym, de la muscu peut-être, pour
échapper à la fatalité de la gravité.
Un régime, sans doute, pour conjurer le lent enrobement de l'âge.
Une vie saine, en somme, à laquelle je ne peux me soumettre, mais qui lui réussissait fort bien. En attestaient ses bras musclés, ses biceps saillants, ses cuisses nerveuses, son maillot noir moulant ses fesses et sa verge.
Plus tard il se leva, traversa le bout de plage, régla une bière au comptoir, s'avança sur le sable. S'attarda devant ma table avec un
air interrogateur.
- Puis-je ? interrogèrent ses prunelles.
Ma main désignant la chaise voisine l'y autorisa. En retour il me tendit la sienne, poigne ferme sur mes doigts, lèvres minces
articulant un prénom teinté d'un fort accent germanique :
- Felix.
La politesse me poussa à la formule de rigueur :
- Nice to meet you.
Nice ? Aucune idée, en fait, après une heure passée, songeuse, préoccupée et vaguement triste, à couvrir mon journal de bord de l'obsession Pierrig. Celle qu'il nourrissait pour mon corps, celle que
j'alimentais pour lui.
La séance d'écriture avait avorté sur :
"Chaque jour j'ai envie de t'écrire. Peut-être est-ce ça, la définition de l'obsession : avoir chaque jour envie de t'écrire et ne pas
le faire."
Autant dire que j'étais loin, très loin, de la séduction enjouée.
Felix parlait. Je l'observais en hésitant à le trouver beau. Cheveux poivre et sel coupés courts, iris marron chaud et traits purs,
aigus, comme à plaisir sculptés au fin burin, il l'était pourtant.
Felix avait un très sérieux métier d'ingénieur en télécommunications et un anneau qu'il arborait façon voyou à l'oreille.
Les deux n'allaient pas ensemble et ce contraste m'intriguait.
Felix voyageait beaucoup sur son temps libre. La plongée aux Seychelles, le tango en Argentine, les cigares à Cuba, les vins fins en
France et la bonne chère en Italie, il était gourmet, fin connaisseur et assurément jouisseur. Mais tandis que d'autres se
seraient enflammés à l'évocation de choses si délicieuses, lui gardait un ton grave, presque morne.
Cela non plus n'allait pas ensemble. Cela aussi
m'intriguait.
La conversation n'était pas déplaisante, pas animée non plus. Des silences la coupaient sans que je ne cherche à les combler. Échos de ma vacance intérieure, de ma présence à moitié absente,
ils ne me gênaient pas.
Felix, en revanche, paraissait s'en formaliser. Comme si son devoir immédiat était de me divertir, de m'arracher des gloussements et
des approbations.
Il était intelligent sans éclat, spirituel sans humour, charmant
sans flamboyance. Mesuré en tout, posé, "planté" aurait dit Bertille en forme de compliment, attentionné et dénué de ce petit grain de folie qui pimente les discussions les plus banales, les projette hors de l'ornière huilée du
convenable pour les rendre décalées, un peu folles, très drôles et surtout inoubliables.
Je projetais de rentrer chez moi. Une pluie torrentielle m'en empêcha.
Vite, nous nous repliâmes sous l'auvent du bar. Commandâmes un jus de calamansi pour moi et une autre bière pour lui.
- La dernière pour ce soir, affirma Felix. Je surveille ma consommation.
- You're right, dis-je en pensant le contraire.
J'avais presque envie de me pencher sur nos verres pour l'embrasser ou le gifler. Ça ou n'importe quoi afin de le déloger de sa
réserve. Je brûlais de lui insuffler un semblant de vie, une esquille d'enthousiasme, une écharde de passion.
À lui ou à moi-même, qui sait, pourvu que je sorte de mes limbes.
Je m'abstins. Mon insolence n'allait pas jusqu'à l'incivilité.
Quoique... C'eût été cocasse.
La discussion mollissait encore et le déluge ne cessait pas. Le sable trempé voltigeait dans le vent furieux, la pluie cinglait les
palmiers en hallebardes. Devant nous le front de mer s'étendait, désert et désolé. Les rares touristes prisonniers de la tourmente fuyaient à toutes jambes en direction du premier abri.
Le décor avait des allures de fin du monde. Pourtant le bar se
remplissait, des rires saturaient l'air, la musique devenait assourdissante.
Je m'ennuyais. Je regrettais de m'ennuyer.
Je convoquais les pointes d'un désir qui, capricieux, se dérobait. Me battais les flancs pour l'éveiller. Songeais avec ironie à cette
longue disette d'après Mongolie, ces plus de six semaines consacrées à l'écriture sans une autre peau contre la mienne.
J'avais faim, très. J'avais la disponibilité et l'occasion présentée sur un plateau d'argent, ce bel homme avec ses idées derrière la
tête. Qu'il dissimulait, certes, mais je ne croyais pas à la gratuité de ce face-à-face, de ce bavardage dans la seule intention de bavarder.
L'occasion était là, frétillante d'être saisie, et moi j'atermoyai.
Mais que m'arrivait-il ?
Était-ce notre conversation qui me refroidissait ? Paroles, oui, mais sans réel échange, tue-désir pour moi dont
le cerveau ouvre sur le sexe. Les mots ne sont pas toujours anodins. Ils sont aussi aussi jeu, prélude, métaphore.
Manquait là une bonne discussion, une vraie, une déliée, une tourbillonnante, une exaltante à sauts et à gambades, effleurant nombre
de sujets sans s'appesantir sur aucun, déroulant ses phrases comme autant de caresses, ondulant au-dessus du débat, pénétrant soudain dans le vif et en ressortant haletant, trempée de salive, de
sueur et de foutre.
Une discussion à l'image du cul, douce et crue, sans retenue ni barrières.
Je me surpris à songer, vilaine, que si Felix faisait l'amour comme il discourait, il devait être d'un mortel ennui.
Pourtant au détour d'une inflexion, d'un sourire, le désir tant appelé parfois surgissait. Je l'accueillais avec soulagement, presque
gratitude. La pénible impression d'être de bois cédait la place à l'étincelle, une flamme me poussant à m'imaginer écrasée et pantelante sous Felix, mes seins meurtris de ses paumes et mon sexe
comblé du sien.
Là, je me retrouvais.
Eût-il alors esquissé un geste qu'emplie de jus et de sève
je l'aurais agrippé,
reconnaissante et ronronnante. Mais sa retenue ou sa timidité l'en empêchait.
Sa voix calme brisa ma rêverie :
- Je te montre mes photos de voyage ?
- D'accord.
Et les clichés se succédèrent, instantanés d'Inde, de Laos, de Cambodge, de Brésil et de Philippines.
- Mmmmh, approuvai-je distraite.
- Tu permets une minute ?
- Bien sûr.
Felix disparut à l'arrière du bar, dans la section réservée aux chambres. Il fut absent longtemps, si longtemps que je crus qu'il
s'était endormi.
Mais non. Il revint douché et vêtu de frais.
- Pardon, j'ai tardé. Tu connais un bon restaurant pour dîner ?
- Tout dépend de ce que tu veux manger...
J'évoquai le Coréen sur la côte de la plage, le Français après le carrefour, l'Italien à gagner en habal-habal à cause de la distance et, surtout, de cette météo de chien. Je ne demandai
pas à Felix s'il comptait m'inviter. Annonçai d'emblée que je retournais chez moi, munie de l'habituelle excuse d'un travail à finir.
- Oh ! lâcha-t-il.
Son visage trahit une déception aussitôt ravalée.
Il était, lui, trop
poli pour insister.
La
tempête s'était enfin calmée. Nous longeâmes la plage et empruntâmes de concert l'allée conduisant à la route.
- Le Coréen est ici, m'arrêtai-je en désignant sa devanture.
- Continuons, me pria Felix.
Nous parvînmes au carrefour.
À gauche, le bistro français.
À droite, la station des habals-habals vers laquelle je me dirigeai.
- Je préfère l'italien.
- Dans ce cas, prenons une moto ensemble. C'est sur mon chemin, je te dépose en passant.
- Ça ne t'embête pas ?
- Du tout !
Je m'installai sur le siège entre le chauffeur et Felix. Qui, durant tout le trajet, garda sagement ses mains sur ses genoux et ses
pieds à côté des miens, attentifs à ne pas empiéter sur un espace déjà trop compté.
La moto fit halte devant un immeuble de béton gris.
Felix descendit. Moi aussi.
Je jugeai rude de disparaître sans un adieu convenable. L'accompagnai à l'intérieur de la salle, lui recommandai un plat et plaquai
deux bises sur ses joues.
- Au revoir, dis-je.
Il répondit un peu crispé, un peu déçu, un peu chagrin.
Je m'éloignai, me retournai une fois à la porte. Aperçus Felix courbé à la table de ce lieu sans clients, aux éclairages trop blancs
et au fond sonore de tonitruante opérette.
L'image était triste, cruelle même.
Soudain je m'en voulus. Felix ne méritait pas cette brutale solitude, ce repas en tête-à-tête avec un verre vide et un rond de
serviette.
À sa place j'aurais également été peinée. Et humiliée qu'un homme avec qui j'avais partagé quelques heures s'enfuie en me
laissant.
En une seconde ma décision fut prise.
Je dis au habal-habal de m'attendre et rebroussai chemin.
Felix sursauta en écarquillant les paupières. Me dévisagea comme s'il me voyait pour la première fois. Il crut que j'avais oublié
quelque chose et ne cacha pas son étonnement lorsque je proposai :
- Tu veux dîner à la maison ? On peut emporter une pizza.
- Ah, volontiers !
Il s'empara de la carte qu'il parcourut sans la lire. Soudain
fébrile, soudain pressé, mais soucieux de n'en rien montrer. Comme si une femme qui l'abandonnait avant de brutalement réapparaître, c'était son quotidien.
- Celle-ci ? suggéra-t-il en pointant une pizza au hasard.
La Don Carmello, une de mes préférées.
- Parfait. Elle sera cuite dans un quart d'heure.
Vingt minutes plus tard, nous réenfourchions notre moto conduite par un Philippin qui, bien qu'hilare, n'avait pas tout saisi de mon
revirement.
- Où
ranges-tu les verres ? me demanda Felix.
- Là, mais va t'asseoir. Je m'en occupe !
En vain. Mon convive-surprise avait à coeur de ne pas jouer les invités, et encore moins les pachas.
- Mais non. Va t'asseoir, toi !
Finalement nous nous retrouvâmes tous deux assis.
La conversation reprit, mais plus fluide, légère, agréable. La pizza terminée, je soupirai de bien-être en annonçant mon intention de
me baigner.
- Tu m'accompagnes ?
- Avec plaisir, mais je n'ai pas de maillot. C'est gênant si je me baigne nu ?
La question me prit de court.
Je pensai aux voisins, mais ils dormaient.
À la lumière au bord de la piscine, mais elle devait être éteinte.
À Olüg, mon
propriétaire qui n'apprécierait sans doute pas, mais il était enfermé dans sa villa.
- Non... Tant que tu ne cours pas déshabillé dans l'allée.
Le fou rire me prit. Imaginer Felix si raisonnable, si guindé se carapatant à poil relevait de la science-fiction.
- Marché conclu !
J'emportai deux grandes serviettes. Nous nous dévêtîmes dans l'ombre, à côté du bassin clapotant. J'évitai de regarder Felix,
m'attardant à peine sur ses fesses alors qu'il entrait dans l'eau. Remuée par l'orage, elle semblait fraîche. Je m'y
coulai avec bonheur, renversée sur le dos, visage face aux étoiles.
Nous nageâmes en silence. Après deux longueurs, j'empoignai l'échelle du grand bain. Sans un mot Felix se coula contre moi pour
couvrir mon front, mes joues, mon menton, mon cou de baisers.
Ses lèvres s'emparèrent de ma bouche en une lente étreinte. Attentif à mon souffle, il m'embrassait avec science et patience, comme si
nous avions tout le temps du monde, comme si la nuit jamais ne devait finir.
Je me blottis contre sa poitrine, appuyai mon ventre contre son sexe dressé. Il me pressa en une question muette, lus la réponse dans
mes yeux. Dénoua le haut de mon bikini qu'il lança sur l'herbe. Caressa mes seins, titilla leurs pointes, fila de mes hanches à mes cuisses.
Le bas de maillot rejoignit sa moitié sur le gazon.
Nous nageâmes enlacés, fendant l'onde comme un corps unique. L'eau m'était soudain trop froide et la peau de Felix, brûlante.
- Rentrons... grelottai-je.
Il acquiesça, m'enveloppa d'une serviette et me suivit dans la maison.
J'avais eu tort. L'amour avec Felix n'était pas d'un ennui mortel, au contraire.
C'était doux et passionné, emporté et tendre, délicat et cru. Délicieux de sa langue qui lapait ma chatte à ses doigts qui s'y
faufilaient, de ses yeux qui avouaient son plaisir à ses lèvres qui me suppliaient, haletantes :
- Encore !
Felix était prévenant, dur et endurant, capable de supporter des heures ma bouche glissant le long de sa hampe, mon sexe emprisonnant
le sien alors que sur lui, tendue, pliée, je montais et descendais telle la houle.
Quand son plaisir menaçait d'exploser, il m'arrêtait d'un geste, me contraignant à l'immobilité avant de s'attiédir et de poursuivre,
encore et encore, me renversant entre les draps, me retournant pour goûter à mon cul, me rehaussant pour m'asseoir sur son visage.
Felix était un expert, un musicien, un mélomane dont je jouais la partition. Accord parfait, staccatos de mon sang et réminiscences de
jeux familiers.
Il m'incita, alors que je le chevauchais, à lui empoigner les couilles pour les tirer. Fort, vite, en les pressant comme pour leur
soutirer leur jus.
Il me demanda de lui malaxer les tétons, de les tordre puis de les croquer jusqu'à la souffrance.
À en croire mon expérience, Felix était un soumis, prologue à bien d'autres nuits ludiques s'il était resté. Les quelques joujoux
rescapés de mes placards parisiens, fouet, entraves et bâillon-boule, auraient enfin trouvé un
destinataire en mesure de les apprécier.
Je ne lui en parlai pas.
Au matin il partit. En déjeunant, je trouvai sur la terrasse un petit mot :
"Best regards and kisses. Felix."
Je grimaçai surprise par la salutation formelle, en total décalage avec cette nuit intense. Best regards, c'est le
"cordialement" de mise entre un patron et son employé, entre confrères ou collègues du même rang, entre gens se connaissant peu mais s'estimant, certes.
Une formule de bureau adressée à une secrétaire, en quelque sorte.
L'autre traduction, "toutes mes amitiés", convenait à peine mieux.
A-t-on idée d'envoyer ses amitiés au lendemain d'étreintes torrides ?
Voilà qui ne me traverserait pas l'esprit, mais mon esprit est peut-être tordu.
En Felix l'ingénieur guindé et l'amant
passionné semblaient se livrer bataille, le premier triomphant du second une fois l'aube levée, le second muselant le premier dès minuit sonné.
Derrière cette façade lisse, ça bouillonnait d'audaces réprimées et de coups de folie contenus, de passion étouffée et d'ardeur
comprimée.
Nous devions nous revoir en milieu de soirée. Felix m'attendait à l'hôtel, déjà au lit avec ses chaussures
devant la porte afin de m'aider, écrivit-il, à le retrouver.
Je m'attendris de ce Petit Poucet moderne abandonnant ses tongs au lieu de cailloux blancs. Mais épuisée par un interminable aller-retour sur l'île voisine et
encore courbatue de la veille, j'annulai.
Felix, poli jusqu'au bout des ongles, eut la gentillesse de ne pas s'en offusquer. Il avait beau s'en désoler, il comprenait et jamais
n'oublierait mon regard dans la piscine.
Deux semaines plus tard, je reçus du Vietnam un mail qu'il conclut d'un autre best regards.
Je souris.
Bizarre, cette persistante impression d'être à la fois et l'amante et la secrétaire.
Un homme surprenant, ce Felix.
1re illustration de Grandville ; 3e photo de Horst P.
Horst.
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