Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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De l'autre côté de la vitre, un Yankee égosille un air de jazz. La terrasse du club de ce quartier chic est bondée. Trop de bruit, de fatigue et de chaleur... Mes tempes se resserrent en étau. Dans ma mâchoire la pression monte encore d'un cran.
Mon crâne va exploser.
Je grimace.
Stefan ne remarque pas ma lassitude. Sans relâche il parle et s'écoute parler. De ses affaires. De son business florissant entre l'Europe et l'Asie. D'économie mondiale. De sujets sérieux dont, à cette minute, je me contrefous, d'autant que son accent mêlé au brouhaha ambiant me le rend difficile à comprendre.
Je lâche prise. Je grimace. Je m'ennuie.
Je brûle de rentrer seule au studio, d'allumer la clim et de m'allonger dans un parfait silence.
Mais qu'est-ce qu'il a, cet homme, à parler comme ça ?
Est-ce sa manière de séduire ? Montrer à la femme qu'il convoite à quel point il est ambitieux, avisé, aisé. Un requin parmi les requins, un loup parmi les loups.
Ce qu'il ignore, c'est que voilà le meilleur moyen de me repousser.
Ambition, ambition...
Jailli en rafales des lèvres de Stefan, le mot tournicote entre nos verres pour filer dans ma bouche, là où je le recrache d'un :
- Moi, d'ambition, je n'en ai aucune.
Ce qui n'est pas tout à fait vrai. Mais peut-on appeler "ambition" le simple désir d'être en paix et heureuse ? De continuer à voyager, à plonger, à écrire ? D'espérer que ma vie se poursuive sans trop dérailler ?
Non, je ne crois pas. J'ai des désirs, des souhaits, des projets, des passions. Mais des ambitions ?
Stefan s'arrête, saisi :
- I beg your pardon ?
Il me fixe paupières plissées. Me soupèse comme si j'appartenais à une espèce inconnue, qu'il m'avait méjugée et qu'il ignorait, surtout, que me répondre.
Son étonnement sera de courte durée.
Bientôt le fil de son discours reprend.
Bientôt je grimace encore.
Dans ce déluge de paroles, des mots me tirent brutalement de ma torpeur :
"Engagement total envers son partenaire. Fidélité."
Je lève un sourcil circonspect.
- L'exclusivité sexuelle, tu veux dire ? Bah... Quelle importance ?
Nouvelle pause interloquée. Évidente, la surprise de voir le fil de la conversation lui échapper.
Nouveau regard inquisiteur. D'interlocutrice muette me voilà promue au rang de personne, voire d'adversaire.
Montée de ses prunelles, une lueur d'intérêt, de curiosité ou d'amusement - ou des trois à la fois. Soudain en alerte, mon vis-à-vis vide son cocktail tequila-concombre et se carre sur sa chaise pour mieux m'écouter.
- Quelle importance, dis-tu ?...
Avec moi Stefan ira de surprise en surprise. Singleton dans son monde, je suis à ses yeux une drôle de femme très femme, une vraie "bouffée d'air frais".
Peut-être parce que sa richesse me laisse de marbre et qu'au restaurant, je paye également l'addition.
Que je préfère les gargotes de rue aux établissements chics.
Que je me moque de sa montre en or en exhibant mes bijoux en toc.
Que malgré son bagoût, Stefan ne m'impressionne pas.
Que je ne l'écoute pas sans moufter.
Que je l'ai baptisé "Monsieur L'Avocat", le rhétoriqueur qui toujours trouvera des justifications à tout, le casuiste prêt à couper les cheveux en huit afin de mieux couler le poisson.
Pour Monsieur L'Avocat je suis franche, ce qui l'étonne.
Sans détours, ce qui l'amuse.
Sans fioritures, ce qui le repose.
Tout ça, oui, et autre chose.
Une élégante dont il salue chaque jour les tenues.
Une maladroite dont il surveille les pas sur le trottoir, s'esclaffant lorsque je trébuche, me secourant lorsque je chancelle.
Une sentimentale si peu romantique qu'au lieu de loger ma paume au creux de la sienne tendue, j'y accroche mon sac pour m'éloigner sur un "merci, ah, c'était lourd !"
Photos : Polly Morgan, Horst P. Horst.
Toile de Sarah Moon.
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