Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Le début ici.
Kuala Lumpur, deux jours plus tard.
- Alors les gars n’ont pas été arrêtés ? me demanda Pierrig.
- Non, et ils ne le seront jamais… Les deux portaient un casque intégral. Selon les policiers, je n’ai pas eu de chance.
- Mmmh...
- Mauvais endroit-mauvais moment, comme on dit. N’empêche que des rondes nocturnes seront maintenant organisées dans la vieille ville. Sur les bords de la rivière, surtout.
- Y a intérêt !
Pierrick me faisait face sur la terrasse du Village, où j’étais retournée sans hésiter.
Le réceptionniste m’avait attribué un nouveau réduit brûlant mais, précisa-t-il comme s’il me concédait une grande faveur, "avec, attention, un ventilateur à quatre vitesses flambant neuf !".
À mon arrivée, Britta l’Allemande, son copain et les hippies françaises étaient de sortie.
Les autres résidents permanents du lieu, Joe le Mexicain, Ozgeu la Turque et son mari Dante m’accueillirent en amie perdue de vue.
Leur gentillesse me toucha. J’eus l’impression de retrouver une famille du bout du monde, et cette solidarité comptait bien davantage que l’inconfort de la guesthouse.
Nombre d’éclopés auraient sans nul doute préféré choisir un meilleur hôtel, se requinquer dans une chambre dotée d’une salle de bains, d’un matelas moelleux et de l’air climatisé.
Pas moi.
- Comment tu te sens ?
- Plus rassise qu’un pudding. Le chef m’a laissée trop longtemps au four, je crois.
Un pétillement alluma les iris de Pierrig. Il dut penser qu’encore capable de plaisanter, je n’allais pas si mal.
La veille lui était parvenu mon mail de Malacca où, entre l’hôpital et la police, j’avais passé une des pires journées de ma vie.
À ce mail il avait répondu en cinq mots :
"Demain 19 heures au Village."
J'avais souri.
Du Pierrig tout craché. Ni questions ni sentiments, du pratique brut de fonderie, presque brutal.
Depuis un an, notre correspondance très hachée m’avait montré que ses messages de Malaisie, ceux revendiquant sa nationalité de papillon éphémère, étaient des exceptions.
Taciturne à l’écrit, le vrai Pierrig fuyait les échanges excédant trois lignes. En attendre des déclarations, envolées ou explications, c’était se condamner à être déçu. Pierrig était lapidaire mais bavard en tête-à-tête, heureusement.
Sinon voilà belle lurette que notre relation se serait délitée.
- Mais tu n’as rien de grave, sûr ?
- Sûr. Enfin… à en croire les médecins.
Il grimaça en observant ma jambe la plus amochée.
Les plaies encore à vif ne supportaient pas le contact d’un tissu, même léger. Aussi portais-je à contrecœur des robes courtes, m’attirant malgré moi des regards dégoûtés ou curieux et des réflexions souvent idiotes.
Comme la veille, où, après avoir scruté mes "blessures de guerre", une Hollandaise s’exclama :
- Toi, tu as eu un accident de moto à Koh Tao, Thaïlande !
- Raté. J’ai été traînée sur la route à Malacca, Malaisie.
Ma répartie lui cloua le bec.
J’en ris mais la douleur accompagnait le moindre de mes gestes. Ainsi le trajet en bus de Malacca à Kuala Lumpur s’était-il transformé en véritable épreuve. La station assise me devenait très vite pénible.
Même rembourré, le siège était trop dur et chaque cahot m’arrachait des plaintes.
J’étais toujours incapable de tourner la tête, de me pencher ou de tenir un objet de la main droite.
Ma démarche était lente, pesante, mes mouvements contraints.
Ma propre transpiration me brûlait, de fréquentes migraines m’assommaient.
- Que t’a dit le médecin ?
- Attention, la doctoresse ! Dans cet hôpital public, les femmes ne sont soignées que par des femmes. La mienne était voilée, ce qui, hum, m’a fait bizarre. En consultant mes radios, elle a dit :
"Cent pour cent normal, contrecoup du choc. Les muscles froissés, les entailles, les ecchymoses et les bosses… Réglés en quelques semaines, Inch’Allah ! Soyez patiente et ménagez-vous."
- D’accord. Sauf que courir à l’immigration, à l’ambassade française, voire à la police pourrégler ton problème de passeport, ce n’est pas franchement te ménager…
- Ai-je le choix, Pierrig ?
- Je suppose que non…
- Ah, et la meilleure : je suis descendue de la table sans avoir à me rhabiller !
- Tiens ? Étonnant !
- N’est-ce pas ? Quand j’ai voulu dégrafer ma robe pour lui montrer mon énorme bleu, la doctoresse a crié : "No, please ! No ! No !"
Pierrig gloussa.
- Elle était toute rouge, très gênée et un peu scandalisée, la pauvre... Quant aux policiers, bannis du cabinet, ils patientaient derrière la porte.
- Des policiers ? Mais pourquoi ?
- Procédure habituelle... Ils ont d'abord rédigé ma plainte avant de m’emmener au commissariat central : pas d’ordinateur à la tourist police ! J’ai répété mon histoire là-bas puis ailleurs encore, cette fois devant un traducteur. Trois endroits différents coincée dans une voiture avec sirène, gyrophares et une escorte de policiers. Ils m’ont conduite à l’hôpital et attendue jusqu’au soir !
- Et bien… C’est du service trois étoiles, à Malacca !
- Tu m’étonnes ! Ils m’ont même acheté des chips et du Coca dans un 7-Eleven. Ils craignaient que je ne tombe raide, je crois.
- Mmmh, tu es en effet très pâle.
- Je suis crevée. J’ai besoin de repos…
Je n’ajoutai pas "de sécurité et de douceur".
Les médicaments me soulageaient, mais les plaies les plus difficiles à cicatriser demeuraient invisibles.
C’était cette sourde angoisse m’étreignant dès le crépuscule, cette panique à chaque véhicule démarrant dans mon dos, l’affolement m’obligeant à bousculer les passants afin de me coller au mur le plus proche.
C’était aussi cette question qui me hantait :
"Comment voyager encore dans de telles conditions ?"
Jusqu’alors j’avais taillé la route avec légèreté. Raisonnable et prudente, certes, mais sans excès. Ma nature ne me portait pas à la méfiance, encore moins à la paranoïa.
Je ne voyais pas en l’autre un potentiel danger, encore moins un agresseur.
Depuis Malacca tout avait changé.
À présent j’avais peur.
Du noir.
Des motards.
Des chauffeurs de taxi.
Des traîne-savates sur le trottoir.
Des mendiants.
Des hommes en général. Des hommes et de mon ombre, presque.
Impossible de faire cinq pas sans me retourner, vérifier que personne ne me suivait.
Un visage plusieurs fois croisé m’apparaissait suspect.
Un bruit inattendu me faisait sursauter, une démarche précipitée dans mon dos me sauver.
Les rues étroites se muaient en coupe-gorges, les entrées sombres en repaires de malfaiteurs.
Mon imagination malade me torturait sans répit et les scénarios catastrophes défilaient, tous plus horribles les uns que les autres. On m’enlevait, on me tabassait, on me détroussait, on metorturait, on me violait, on m’achevait.
Au Village face à Pierrig, je m’interrogeais :
"Comment voyager encore dans de telles conditions ?"
Si les voleurs de Malacca n’avaient pas pris mon sac, ils m’avaient pris davantage : mon insouciance, mon bien-être et ma confiance.
Comment voyager encore dans de telles conditions ?
Peut-être avais-je été molestée parce que ce soir-là, je fus la première à longer la rivière. Le mauvais endroit au mauvais moment, ainsi que l’affirmait la police.
Peut-être. Mais j’étais convaincue, moi, que ce peut-être n’était qu’un mensonge.
La vérité ?
J’étais seule et surtout, j’étais femme. Une proie facile. Une qui n’avait pas la force d’un homme. Une aisée à jeter à terre, à traîner telle une marionnette sur le goudron.
Pouvoir de dissuasion zéro, capacité de représailles nulle.
Sous l’écorce de la peur une lame de fond couvait, grosse d’autres sentiments qui en moi se levaient.
L’indignation.
La rage.
La révolte.
Le refus de plier devant cette peur étouffante, de la laisser me dicter ma conduite, restreindre mes déplacements, écorner ma liberté.
Cette peur ne devait pas gagner, non. Car alors, oui, mes agresseurs m’auraient tout pris.
Photos : Leah Gordon, Marcel van der Vlugt, Jan Saudek.
"Procédure habituelle...Trois endroits différents coincée dans une voiture avec sirène, gyrophares et une escorte de policiers. Ils m’ont conduite à l’hôpital et attendue jusqu’au soir !"
Comment s'expliquent tant d'attentions?
Tu ne dis pas non plus si cette agression est récente ou pas. Je me suis toujours étonnée de ton intrépidité, oserais-je dire de ton inconscience?
Pour les attentions : dans la mesure où cela arrivait rarement à Malacca, ils ont certainement voulu "mettre les petits plats dans les grands". La tourist police est un beau bâtiment qui présente bien, il semble qu'il y ait un réputation à défendre.
Je pense aussi que cela leur faisait un jour où il se passe quelque chose... Ils avaient plutôt l'air de s'nnuyer la 1re fois que je suis passée pour mon souci de passeport !
Pour la date : si, si, elle figure en haut de la 1re partie, mars 2009.
Il y a presque 4 ans déjà...
Ben justement, je n'ai pas été inconsciente du tout ! Je veux bien entendre que marcher à 4h du mat dans une ville inconnue, seule et soule, en minijupe, c'est prendre un vrai risque. Mais là, non.
J'ai été raccompagnée, ma guestouse était à côté, il n'était pas 3h du matin...
Ce type d'agression aurait pu arriver - et arrive tous les jours - à Paris, Genève, etc.
Je suis persuadée que le fait d'être femme y a joué un rôle majeur (comme c'est aussi le cas à Paris, Genève, etc).
La seule façon d'éviter tout problème est finalement de ne pas sortir de chez soi ou d'être toujours accompagnée, si possible d'un homme, mais c'est inenvisageable. Je ne peux pas arrêter de vivre parce qu'il y a un danger potentiel.
J'écorne suffisamment ma liberté parce que je suis femme - et que je dois donc prendre des précautions qui ne viendraient pas à l'esprit d'un mec -, je refuse de me limiter davantage. Je n'ai pas le sentiment d'être spécialement imprudente, d'aller chercher les ennuis : c'est en 10 ans de voyage le seul problème grave que j'ai jamais connu.
Oui, mauvais endroit au mauvais moment, et femme, proie plus facile qu'un homme ; on se dit si le jeune anglais t'avait accompagnée 200 m plus loin … ou si les types étaient arrivés un quart d'heure plus tard… et si, et si … . Puis même, combien de fois as-tu frôlé ce genre de situation sans le savoir ? Et à Paris aussi bien ?
Non pas que ça devait arriver, mais c'est arrivé, et tu gagneras. Tu domineras cette peur comme tu en as dominé d'autres, de nature différente mais tout aussi traumatisantes. Sinon tu aurais déjà abandonné le mode de vie que tu as choisi. Cette agression laissera des traces, forcément, mais elle ajoute un nouveau voyant à ton système d'alarme. Tu as déjà gagné.
Ce que tu écris là, Slev, ricoche exactement sur ma réflexion après avoir lu le commentaire d'Ordalie : je me disais cet après-midi que finalement, l'épreuve importe moins que la façon qu'on a de la surmonter - qu'il s'agisse de cette épreuve de ce type-là ou d'autres, plus intimes.
Ne pas la surmonter ne saurait en effet être une solution : il faut bien en sortir, s'en extraire par un biais ou un autre. Sinon, c'est le renoncement, qui a, me semble-t-il, un prix encore plus élevé que la lutte (même s'il est sage de parfois renoncer, hein !).
Et une pensée en entraînant une autre s'est imposée une phrase qui, au fil du temps, est devenue une sorte de devise :
"Donnez-moi la sérénité d'accepter ce que je ne puis changer, le courage de changer ce que je puis changer et la sagesse d'en connaître la différence."
L'adresse est à Dieu, mais libre à soi d'en changer le destinataire. Elle est utilisée pour clore (ou débuter ?) les réunions des AA, mais libre à soi de s'affranchir de ce contexte.
Je reviens sur ce que j'ai écrit un peu plus haut : l'épreuve importe-elle moins ?
Je n'en suis pas certaine, mais je sens qu'il y a du vrai là-dedans. Je pense, j'aime à penser que de chaque événement, même le plus traumatisant, on peut en tirer un apprentissage, une approche différente (de la vie, d'une situation, ne serait-ce qu'en nuançant une opinion en laquelle on croyait dur comme fer). Et cet apprentissage est intimement lié à notre façon de surmonter ladite épreuve.
Pour moi, dans le cas de cette agression, il a été double :
- prendre davantage de précautions dans certaines situations - et en éviter d'autres ;
- continuer à mener ma vie le plus pleinement possible en dépit des obstacles, de la peur, du désavantage à être femme. Parce que je pense, hélas, que c'est un désavantage, a fortiori quand on voyage. À choisir, j'aurais préféré naître homme...
Il m'a fallu du temps pour ce 2e point, sans pour autant affirmer que "ce qui ne tue pas rend plus fort". Toujours eu du mal à adhérer à cette maxime-là. Ou, pour être plus précise : je la ressens comme fausse. Trop simplicatrice, donc, au bout du compte... absurde.