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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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  • 02/03/1903
  • plongeuse nomade
  • Expatriée en Asie, transhumante, blonde et sous-marine.
Dimanche 8 janvier 7 08 /01 /Jan 17:57

homme femmeJambes effilées de résille et galbées de hauts escarpins, fesses menues au dos filant, arqué, jusqu'aux épaules, carré de jais effleurant un cou gracile, elle se tenait debout dans la demi-pénombre d'une cave. Elle avait la robe d'une professionnelle et la grâce d'une jeune fille.

Je la scrutais effrontément en tirant sur ma cigarette. Songeais que moi aussi, j'aimerais bien avoir des jambes d'allumettes ou de compas, de longs mollets à arpenter le monde. J'étendis mes cuisses comme par réflexe. Les croisai, genou sur genou, délogeant de son plaisir le soumis qui honorait mes bottes.

 

Elle discutait avec un homme cagoulé et bardé de chaînes. Ses mouvements amples étaient hypnotiques, d'une souplesse contenue de félin.

J'écrasai ma cigarette sans cesser de l'observer. Elle dut sentir le poids de mon regard. Se retourna.

Son visage me frappa. Asiatique, sans maquillage, doux mais anguleux aux mâchoires. Les sourcils fins mais broussailleux. Un je-ne-sais-quoi de viril accroché aux pommettes.

Cette femme avait de l'homme en elle. Ou était-elle un homme ?


Quelques pas comblèrent la distance qui nous séparait. Elle me tendit une main dépourvue de bijoux et se présenta :

- Bonsoir. Je suis Kim.

La voix était masculine. Assurément.

Kim était en effet un homme. Un homme qui ne venait aux Nuits Élastiques qu'habillé en femme.

- C'est au moins la moitié de moi, me dit-il. 

Une moitié que Kim tenait plus cachée qu'un secret. Il avait grandi dans la honte d'être différent. D'aimer les habits féminins et surtout, d'aimer les porter.

Enfant puis adolescent, il chipait ceux de sa mère pour s'en vêtir. En cachette, toujours. Seul devant la glace, il s'organisait des défilés, des séances de poses émaillés d'arrêts. Le doux contact des tissus, leurs virevoltes sur sa peau nue, aiguisaient ses sens, réveillaient son sexe.

Dureté contre fluidité, Kim se caressait dans un bruissement d'étoffes. Et jouissait, attentif à ne pas tacher son habit d'emprunt.

Cette précaution le ramenait à sa solitude. Personne - à commencer par sa mère - ne devait se douter, et encore moins savoir. Ainsi, après le plaisir venait toujours le dégrisement. Le sentiment décuplé de ne pas être comme les autres. Et avec lui, ou plutôt à cause de lui, l'impérieuse nécessité de s'amputer de sa part d'ombre.

Kim effaçait ses larcins comme un animal recouvrirait ses traces : avec application et méthode. Il aérait les vêtements altérés par son odeur. Repassait leurs plis au fer. Les rangeait un à un dans la penderie, à leur place exacte, soucieux de placer cols, manches et boutons dans leurs positions d'origine, rectifiant un désordre auquel sa mère n'aurait peut-être vu que du feu.

Peut-être. Ou pas. Kim ne pouvait s'autoriser ce risque.


Homme femme 2Après l'adolescence, la honte s'atténua. S'éteignit à la mi-vingtaine.

Kim avait renoncé à lutter contre cette étrange partie de lui-même. La combattre, c'était finalement se condamner à n'être qu'une demi-personne, un être fissuré, dévoré par une guerre intestine.

D'ailleurs, Kim ne disait jamais "se travestir".

- Parce que ce n'est pas un déguisement, comprends-tu ?

Je hochais la tête. Comme à Venise, le masque s'ouvrait sur la vérité. L'authenticité se gagnait par le détour de l'artifice, et Kim avait l'avantage de son physique androgyne.

D'un sexe à l'autre, le saut n'était pour lui pas si abrupt.


Internet et les forums de discussion l'avaient beaucoup aidé. Kim était revenu de la toile fort d'une apaisante certitude : il n'était pas seul. D'autres que lui aimaient par leurs habits changer de sexe. Sans blessures ni regrets, réconciliés avec leur moitié intime, délivrés de la culpabilité de ne pas s'aligner sur la norme. Duels mais un, comme Kim qui, homme-femme, aimait au lit autant les hommes que les femmes.

Les soirées avaient suivi en bascule dans la réalité. Non, le troisième sexe n'était pas qu'un peuple d'anonymes disséminés sur le net. Ils étaient chairs, présences. Barbes rasées à blanc, bas enfilés sur des jambes musclées, perruques posées sur des coupes en brosse, seins de coton bourré dans un soutien-gorge.

La tolérance de mise en soirée mettait Kim à l'abri des sarcasmes. Des regards inquisiteurs et malveillants. Des injures qui, sans doute, auraient fusé sur ses pas dans la rue.

Des soirées à la rue, voilà cependant un pas qu'il se refusait à sauter. S'affranchir de la honte n'est pas s'affranchir du secret.

Professionnellement, c'était hors de question. Kim occupait un poste à responsabilité dans une grande entreprise. Que les mondes de la nuit et du grand jour se croisent serait une catastrophe. L'employé modèle craignait le discrédit, les ragots, un possible licenciement. De toute façon, ni patron ni collègues n'avaient à pénétrer en territoire si intime.

Dans son entourage, comme jadis, personne n'était au courant. Trop traditionnels, ses parents auraient sûrement méprisé leur fils unique. Ses amis aux préjugés trop vifs, aux idées trop formatées, tomberaient de trop haut devant ce coming-out. Pas sûr que l'amitié résisterait à une telle chute.

Crainte de l'incompréhension, des moqueries, du jugement, du rejet... Kim n'était pas prêt à faire face et en souffrait.

 

Homme femme 4Il me raconta, par exemple, un voyage à Singapour. Ses amis voulaient visiter les musées, Little India, l'île de Sentosa. Kim, lui, n'aspirait qu'à se retrouver seul pour écumer les magasins de chaussures. Poussé par l'urgence, il savait que c'était là ou jamais. Maintenant ou pas du tout. Pas demain la veille qu'il reviendrait en Asie...

La promenade en groupe vira bientôt au supplice. Kim ne pouvait se détacher des devantures emplies de promesses. Offertes à sa vue, elles ne semblaient attendre que lui et, mues par une connivence secrète, le pointer du doigt dans la foule.


Fasciné, subjugué, il en oubliait presque de donner le change.

Il chercha des prétextes pour se débarrasser de son encombrant cortège : une affaire oubliée à l'hôtel, un malaise, un coup de fil professionnel.

Il pensa à s'inventer une copine à qui offrir des sandales. Se ravisa. Ses amis risquaient de l'accompagner à l'intérieur du magasin. Il faudrait alors demander sa pointure à lui, pointure qui ne manquerait pas d'éveiller des soupçons.

Le dernier jour, la chance lui sourit enfin. Kim grappilla une heure de liberté en solitaire. S'échappa de l'hôtel comme on fuit une prison, courut jusqu'à une boutique repérée avec soin, essaya des dizaines d'escarpins pour n'en acheter qu'une paire.

Ravi mais frustré, opérant malgré lui le décompte des après-midis volées à sa passion.


Passion... Le mot n'était pas trop fort. Kim vouait une véritable adoration aux chaussures. Les collectionnait depuis des années, dissimulées dans le double-fond d'une armoire. Les entretenait avec ferveur au cirage et au chiffon doux.

Bottes, bottines, escarpins, sandales, nu-pieds... Peu importait à condition qu'elles fussent dotées de vertigineux talons. De leurs contraintes il se délectait : le pied cambré, serré comme dans un étau ; la cheville basculée jusqu'à la rupture ; l'allongement forcé de tout le corps, avec les mollets et les cuisses qui tirent, les fesses qui s'arrondissent, le dos qui se creuse ; la démarche qui se ralentit, ondulante, chaloupée, provocante et si féminine.

Le dimanche était son "cadeau pour lui-même". Fétichiste, Kim suivait un rituel précis, dont chaque étape le menait à un stade supérieur du plaisir. D'abord fermer portes et volets. Ouvrir ensuite les étagères aux trésors. Les inspecter en prenant son temps. Caresser ses possessions des doigts et du regard. Choisir ses chaussures préférées du jour. Les enfiler avec lenteur. Ajuster leurs brides. Arpenter de long en large, de large en long son appartement, enivré du cliquetis des talons, comblé de leurs résonances métalliques.

Le désir devait être contenu, maîtrisé. Repoussé au fond du ventre pour ne pas jaillir trop vite. Parce que demain, Kim reprendrait sa vie empreinte du sceau du secret.

En costume-cravate.


 

Photos, dans l'ordre : Jan Saudek,

Elmer Batters, Helmut Newton.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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