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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Mardi 19 février 2 19 /02 /Fév 14:23

Max nuit 1Les tables étaient en fer blanc, les chaises en plastique. L'épaisse fumée des woks noyait les alentours d'une âcre brume d'épices. Irritante pour les yeux et la gorge, elle faisait à la fois tousser et pleurer.

"Le lieu à ambiance" que Max souhaitait, nous ne l'avions pas déniché au fil des sois*Entre les bars à filles bondés, No ladyboys service here, et les sommaires cuisines de rue, le quartier n'offrait guère de choix.

Bousculés par la foule, las de marcher sur les trottoirs encombrés d'étals pour touristes, nous stoppâmes dans une Food Court en retrait de l'agitation nocturne.

Les serveurs, de jeunes garçons débraillés, prenaient commande et apportaient les boissons à payer comptant.

- One hundred twenty baht, please !

Je sortis mon portefeuille. Max se récria. Hors de question que je paye !

Je le plaisantai sur son côté Vieille Amérique. "Vieille France" eût été plus juste mais, compte tenu de ses origines, plutôt inapproprié.

Déjà à Paris, je n'estimais pas que l'homme, du seul fait d'être homme, se devait de régler consommations et repas - et peu importe qu'il s'agisse du premier rendez-vous. Alors, après des années en routarde où chacun règle sa note...

Cependant le geste me toucha. Pas un dû mais toujours bienvenue, la galanterie.

 

Nous feuilletâmes la carte, un vieux cahier sale agrémenté de photos. Écrits en thaï, les noms des plats étaient traduits en anglais approximatif. En hôte et cuisinier parfaits, Max me détaillait chaque ingrédient, chaque préparation, chaque recette.

Il avait le regard du passionné, une aisance et une joie délicieuses à contempler. Si tout bon repas commençait par le plaisir anticipé des saveurs, celui-ci se promettait délectable.

- Que préfères-tu ? Riz ou nouilles ? Porc ou boeuf ? Sucré-salé ? Épicé ?

- Épicé, hum, pas trop... dis-je en frissonnant de mes gencives à vif.

La cuisine thaïe non édulcorée pour les palais occidentaux se révèle une éruption cataclysmique, un uppercut bouche-nez-menton, une morsure persistante sous l'incendie des piments.

Max tourna les pages à l'envers pour désigner une photo :

- Le chef vous suggère page 3, porc sauté aux asperges, basilic et gingembre.

- Adjugé-vendu !

- Garçon, s'il vous plaît !

Je ne me doutais pas qu'après le départ anticipé de Max, ce serait nos repas qui me manqueraient le plus. Les bouts de vie racontés par-dessus les assiettes. Les anecdotes relevant la soupe et le curry. Les éclats de rire trempés dans la sauce aigre-douce. L'intimité partagée tel un plat de lumpias.

Après son départ, je ne tirerais guère de plaisir à manger seule. Il faut avouer que Max, c'était le food buddy idéal.


Max nuit 3Un food buddy à la politesse non moins exquise. Max savait s'exprimer avec tact et mesure, évacuer ce qui fâche avec légèreté et grâce, atténuer d'un adjectif et d'un sourire les propos rudes, jouer du silence et des non-dits.

- Ta culture asiatique, sans doute... le taquinai-je. L'interdit absolu de perdre la face et de pousser les autres à la perdre.

Il acquiesça en rigolant.

- Sans doute. J'ai été élevé ainsi : never hurt anybody's feelings, that's plain gross !

Par esprit de contradiction ou pure malice, je m'employai de mon côté à éviter les détours. À utiliser des mots précis et appeler un chat un chat, ce qui semblait beaucoup amuser Max.

Ou ne l'amusait guère, mais sa délicatesse l'empêcha de m'en informer.

Le cliché affirme que les Françaises soient aussi classe que délurées.

- Eh bien, nourrissons-le ! songeai-je.

Ma franchise passait sûrement pour une fronde, une impertinence, une liberté peut-être rafraîchissantes, dépaysantes et pimentées du so sexy accent français (paraît-il - de quoi regretter d'avoir gommé le mien que Max, à l'ouïe aussi aiguisée que le palais, qualifiait néanmoins de thick - épais).

Oui, il était ce soir permis de se déboutonner, de délacer le rigide corset des bienséances, de desserrer la cravate pour libérer sa gorge. Et de parler vrai, franc, clair.

Choquant mon Coca contre la bière de Max, je l'encourageai :

- À ton tour ! Be my guest, that's easy !

Il se fendit d'un sourire embarrassé.

- Facile ? J'essaierai. Promis.

La vérité est qu'il n'a pas qu'essayé.


Mettez un homme et une femme autour d'un bon dîner et laissez agir. Une fois le cap des banalités franchi, de quoi discutent-ils, les mains virevoltantes et la mine tour à tour réjouie et absorbée ?

D'autres hommes et d'autres femmes, de relations humaines, de couple, de sentiments et parfois de sexe.

Ni Max ni moi ne dérogeâmes à cette règle. Sauf que moi, je ne tenais pas tellement à évoquer mes amants, mes fameux, mes étranges, mes rapides comme mes piètres souvenirs.

À ces histoires de lits je préférai la position d'écoute, oreille, esprit et coeur attentifs à ce que Max voudrait bien me dévoiler.

 

Max nuit 4Il ne me parla que de ses histoires longues.

De cette compagne dont il tenta en vain de se séparer, finissant par user du pire moyen : la tromper et le lui dire.

Sinon, affirma-t-il, jamais elle n'aurait accepté la rupture.

Offensée, celle-ci eut alors la réaction qu'il escomptait : elle le quitta.

Des années après, Max se reprochait encore sa cruauté, une goujaterie qui ne lui ressemblait pas. À ses yeux coupable d'avoir profité d'une occasion, coupable d'avoir manqué de courage, coupable d'avoir blessé celle qu'il avait aimé.

Coupable tout court.

Tromper plutôt que rompre... La voie de la facilité s'était au final avérée la plus difficile. Après une victoire au goût de tourbe, il fallait accepter la douleur de l'autre trahi, l'image de soi dépréciée, le remords d'avoir mal agi.

Et avec un père fervent catholique, ayant bercé ses enfants de péché, de faute et de contrition, ce remords n'était pas mince.

Coupable. Sans circonstances atténuantes, Monsieur le Juge.

Je haussai les épaules.

- Et tu comptes t'accabler encore longtemps ?

Max me décocha le regard du boxeur qui vacille entre les cordes.

- Pardon ?

- D'accord, tu t'es mal comporté. D'accord, tu as eu tort. D'accord, puisque tu y tiens, tu as joué au salaud. Mais c'est du passé, non ?

- Euh...

Je soutins que l'essentiel était d'avoir reconnu son erreur, appris de cette expérience et grandi. Le dommage causé était irréparable, peut-être, mais, ma foi, personne n'est irréprochable. Ni toujours en mesure d'assumer ses choix, faillabilité humaine qui ne console guère sans devoir être comptée pour rien.

Max ne cherchait pas à minimiser son acte, à rejeter la faute sur autrui, à se racheter une conscience à bas prix. Plus encore, il ne me devait aucune franchise, aucune vérité. Qu'il me livrât si vite les deux m'émut.

Sans me connaître il m'accordait un peu de sa confiance. Je désirais en retour ne pas le décevoir. L'aider même, si je le pouvais.

- Tu as réfléchi. Tu as demandé pardon. Tu as changé. Maintenant, sûr que tu ne recommenceras pas. C'est le plus important, non ?

- Une autre façon de voir, en effet... Très français, je crois.

J'éclatai de rire. Les Français et la liberté des moeurs, encore un cliché.

- Mais non, Max, je ne te propose pas un ménage à trois !

Taisant qu'en matière de ménage à trois, le seul qu'il ait connu rassemblait son ex, lui et sa culpabilité.

Rien de très folichon, en somme.


Max nuit 5Un ménage à trois, on y était. La femme dont Max était amoureux, enfin, il ne savait plus trop, habitait à Shangaï.

Relation longue distance insatisfaisante, incomplète, ingérable.

Revenir aux États-Unis signifiait pour elle mettre fin à son contrat d'embauche, abandonner son apprentissage in situ du chinois, renoncer à des années de labeur. Choix somme toute banal mais cornélien.

Où placer la priorité ?

Celle de Max ne semblait pas claire non plus. Le travail, les responsabilités, les mois qui filent à toute allure, un couple qui se délite... Malaisé de voir clair dans tout ce brouillard.

Était-il encore en couple ?

Il l'ignorait.

J'écartai les bras en signe d'impuissance.

Le remède était sans doute le temps.

Celui de l'instrospection et de la réflexion.

Celui qui finit, vaille que vaille et coûte que coûte, par débrouiller les situations les plus complexes et apaiser les plus douloureuses.

 

- On rentre à l'hôtel ?

J'approuvai.

Nous marchâmes à rebours d'une soi à l'autre pour réclamer nos clefs à la réception.

Bien que n'ayant nul besoin de l'ascenseur, j'y entrai d'un pas décidé. Appuyai sur le bouton un, Max sur le quatre.

- Je descends d'abord, observai-je bêtement.

C'est du moins ce que je croyais.

Premier étage.

Les portes s'écartèrent alors qu'une phrase mourait entre mes lèvres.

À peine le temps de nous dire au revoir que la cabine se referma, fusa vers le quatrième et s'ouvrit à nouveau. Max la bloqua prudemment de son pied.

Good night, dear !

Sweet dreams, répondis-je en écho.

Une pause. Un regard complice. Dans un élan Max m'enlaça, me pressa fort contre sa poitrine, me tapota les épaules. Un battement de coeur plus tard il avait disparu, happé par le couloir.

Troublée, je rejoignis ma chambre. Une petite voix me souffla que la soirée n'était pas terminée.

Elle ne se trompait pas.


 

Ménage à trois : j'ignore pourquoi, mais l'expression - en français dans le texte, s'il vous plaît ! - est connue de nombre d'anglophones. Elle semble évoquer à elle seule la liberté, l'ouverture d'esprit, une légèreté et une tolérance tout hexagonales. Ce dont, en "bonne" Française, je me permets de douter...

Une autre expression fort célèbre : Gai Paris (Gay Paris ?). Euh, cocorico ?


*Soi (prononcer "soille") : ruelle en thaï. Il s'agit de rues transversales numérotées de 1 à x, coupant les axes principaux. Par exemple, (quartier de) Sukhumvit, Soi 5, fut le lieu de notre dîner.

 

Pin up de Gil Elvgren.

Photos : William WegmanDebbie Caffery, Helmut Newton.

Par Chut ! - Publié dans : Eux - Communauté : les blogs persos
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Commentaires

Je n'avais pas lu ces deux billets...Tout s'explique.

Les anglophones connaissent tous la formule "ménage à trois", ça leur procure le délicieux frisson du péché et de la transgression.

Impossible de comprendre ce que peut signifier "no ladyboys service". Un éclaircissement, please!

commentaire n° :1 posté par : Ordalie le: 20/02/2013 à 07h04

Ah, je viens de t'écrire, je me disais aussi "tiens, bizarre, elle n'a pas fait le rapprochement" ! :)

 

Tous les anglophones, je ne sais pas. Pas certaine que les beachcombers la connaissent aussi !

Sais-tu pourquoi cette expression est si célèbre ? Est-elle tirée d'un film qui a fait fureur, d'un bouquin qui a marqué son époque ?

Ou se transmet-elle simplement par le bouche à oreille ?

J'ai été étonnée la 1re fois que je l'ai entendue. Dans la bouche d'Ethan, je crois, dont le français se limite à : bonjour, au revoir, plongée de nuit, ménage à trois, soupçon, gai Paris et hum, bite au fromage (désolée !).

En plus, j'avais mal compris : "ménache à droit", "minage à froid", mais uh, de quoi il parle ? Il est fou, le Rosbeef ? Mais non, Froggy !

 

No ladyboys service : dans les bars à filles travaillent de "vraies" filles (comprendre : des femmes nées femmes), des transvestis et des ladyboys. Certains sont opérés poitrine/sexe, d'autres uniquement poitrine, et la plupart sont à tomber par terre. Sublimes de féminité !

Absolument impossible de les distinguer d'une "vraie" femme, ce qui n'a pas l'heur de plaire à tous les clients. Payer pour une fille et se rendre compte, au déshabillage, qu'elle a un pénis... Peu apprécient. Du coup, le panneau garantit que toutes les employées du bar sont 100% filles, nées femmes, histoire d'éviter de mauvaises surprises aux consommateurs.

J'ignore en revanche si les ladyboys opérés sont exclus.

 

Bangkok est célèbre pour la chirurgie transsexe. C'est sans conteste un des meilleurs endroits au monde pour changer de genre - généralement homme > femme.

Je ne sais pas, en revanche, quel est le rendu après opé. Le sexe féminin est certes fonctionnel, mais quelle apparence a-t-il ? Peut-il être pris pour une "vulve d'origine" ?

Bref, est-il toujours possible d'ignorer qu'on est avec un ladyboy ?

En attendant, j'aimerais bien avoir une expérience avec un ladyboy non opéré. Ce doit être si troublant, ce mélange masculin/féminin... Mais quand j'en parle, me voilà qualifiée de "perverse", "bizarre", "malsaine".

Euh, vraiment ?

réponse de : Chut ! le: 20/02/2013 à 07h32

Bon, n'allons pas jusqu'aux beachcombers!

Je vais me renseigner auprès d'un ami anglais.

N'ayant jamais entendu l'expression "fromage de bite", le premier choc étant passé, je suis allée googler et je suis tombée sur une parodie du fromage "chaussée aux moines" que tu as dû connaître:

http://www.jolatefri.com/parodie/parodie-chaussee-au-moine-le-fromage-de-bite

Bien aimé les "ménache à droit" etc!

"Ce soit être si troublant, ce mélange masculin/féminin": pas perverse du tout, juste curieuse, donc savoir avec qui on en parle ;)

commentaire n° :2 posté par : Ordalie le: 20/02/2013 à 10h45

Merci pour la demande à l'ami anglais. Je suis vraiment curieuse de savoir !

 

Non, pas exactement "fromage de bite" mais "bite au fromage". Poétique, isnt'it ?

J'ai aussitôt pensé au smegma (beuuurk), puis à un attelage entre deux mots qu'Ethan connaît :

- fromage, parce qu'il s'agit d'une spécialité bien française ;

- bite parce que euh, on apprend souvent d'une langue les mots cochons !

Je vais de ce pas regarder la vidéo, amen ! et merci.

 

Oui, voilà, la curiosité... Un de mes principaux défauts (de mes principales qualités ?)

Curiosity killed the cat, paraît-il. :)

Tu as raison : on peut parler de tout mais pas avec tout le monde.

D'après un sondage sur panel limité, la réaction des hommes interrogés fut unanime :

- Jamais, jamais ! (parfois assorti d'un "mais c'est dégueu !", "mais je suis pas homo !"... soupir).

J'ai eu beau arguer que c'est comme les épinards quand on est enfant, faut goûter avant de repousser son assiette, mon propos est resté lettre morte. Y a des sujets sur lesquels beaucoup d'hommes sont chatouilleux et tout à fait imperméables...

réponse de : Chut ! le: 20/02/2013 à 13h41

Si nous guettons le troisième épisode avec une certaine délectation, c'est que les deux premiers se classent déjà parmi les "fameux" dans la rubrique Eux. Ton talent de "profileuse" a su d'emblée reconnaitre celui-ci et le coucher magnifiquement déjà sur le papier. L'inattendu cependant - le supplément d'âme - est sa qualité de cuisinier. Et nous sommes prévenus : "… ce serait nos repas qui me manqueraient le plus". La nuit aura-t-elle manqué de nourritures célestes ?

commentaire n° :3 posté par : Slevtar le: 25/02/2013 à 16h44

Oui, ce fut en effet raté pour le 7e ciel !

Mauvaise préparation, mélange de deux ingrédients peu compatibles... La recette manquait de sel !

Merci beaucoup pour ces "fameux". Au fil du temps je compile mes histoires et cette rencontre, même privée de véritable plaisir charnel, serait un chapitre parmi le livre des hommes qui ont compté, ne serait-ce qu'un moment.

réponse de : Chut ! le: 27/02/2013 à 12h47
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