Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Déjà adolescente, je rêvais de tailler la route sac au dos, mais à la condition expresse d'être accompagnée.
J'avais la peur au ventre et pas assez d'estomac pour combler ma faim.
Partir en routard n'était alors pas si courant. Il n'y avait pas ces foules de (jeunes) touristes s'emparant de quartiers entiers, pas les facilités ni les infrastructures pour les accueillir.
Le monde semblait plus grand, plus inaccessible, plus mystérieux qu'il ne l'est en réalité. Mais pour qui commence à la parcourir, cette planète se révèle petite.
À dimension d'homme, presque.
Mes amis, mes proches, ma famille ne voyageaient guère.
Leurs vacances, ils les prenaient en France, en général au même endroit : dans une résidence secondaire, une location retenue d'une année sur l'autre, une pension réservée depuis avril, car ensuite c'est trop tard, complet, plus cher.
Sauf à bénéficier d'une promo de dernière minute, l'arrivée était plantée avant le départ. Apaisant de savoir vers où l'on se dirige et ce que l'on y trouvera, plaisant d'éviter les mauvaises surprises.
Parfois l'étranger avait leur préférence. Hôtel avec piscine, l'exotisme d'un cadre rassurant, reposant, confortable. Formule tout inclus, repas, boissons, activités, farniente et rares excursions.
Mais comment vivaient les gens hors de ces murs ?
Quelles coutumes, quelles prières, quelles chansons rythmaient leur quotidien ?
Quels fruits, quels légumes, quelles plantes étranges poussaient ?
Quelles couleurs éclataient sur les marchés, quels parfums saturaient l'air ?
Mes amis s'en moquaient un peu. La curiosité ne les titillait pas.
Moi, elle me démangeait.
À cette époque déjà, je ne voyais pas l'intérêt de me déplacer pour vivre comme chez moi. Déguster les mêmes plats, me bercer des mêmes musiques, conserver les mêmes habitudes, avoir les mêmes attentes, les mêmes exigences me semblait incongru.
À ce compte-là, autant rester en France, pensai-je.
Le confort m'était un luxe dispensable. La jolie chambre récurée, le matelas moelleux, la baignoire et l'eau chaude à volonté, je les retrouverais bien assez tôt. En attendant, je pouvais m'en passer. Me rappelant à quel point j'étais favorisée, me poussant à démêler l'important du superflu et à remettre mon existence en perspective, ces manques dérisoires jouaient aussi le rôle d'alarme.
Ne rien considérer pour acquis, dit-on. Mais combien de choses ne considérons-nous pas réellement comme telles ?
Chaque voyage sonnait comme une trêve, une richesse, une confrontation. Un temps de découverte et d'émerveillement. Une porte ouverte sur un ailleurs, une porte que je rêvais d'ouvrir en grand mais qui, malgré mon désir, me restait en partie fermée.
Parce que personne ne voulait me suivre.
Les étés de nos vingt ans, Vahina, une amie d'enfance, était ma complice. La Bretagne, le Maroc, la Tunisie, Chypre... Ensemble nous avions vu un peu de pays.
Trop peu à mon goût.
Toujours ces fichus hôtels qui nous enfermaient, ces boîtes de nuits qui nous recrachaient exsangues au matin.
Au retour j'étais certes plus bronzée qu'un caramel, mais vide, déçue, frustrée, mécontente, torturée par l'impression d'avoir manqué l'essentiel.
L'étranger m'avait filé entre les doigts.
Je n'en avais pas profité.
Stop !
Pour le prochain été, je proposai à Vahina un voyage différent. Sac au dos, en train, à pied, et pourquoi pas à vélo ? Nous nous forgerions des souvenirs en même temps que notre jeunesse.
Elle ouvrit de grands yeux.
- Mais c'est dangereux ! Mais où dormirons-nous ? Mais nous rentrerons épuisées ! Mais que diront nos parents ? Mais nous allons nous perdre !
Mais, mais, mais. Que des mais à la place d'un non.
Que des craintes, que des objections, que des peurs. Qui étaient miennes aussi, mais je comptais sur Vahina pour les diviser.
À deux nous serions fortes.
À deux l'inconnu serait moins effrayant. En cas problème nous nous épaulerions. C'est le rôle des amis, pas vrai ? Allez, à nous l'excitation, la découverte, les grands espaces, le défi !
- Désolée, mais ça ne me tente pas ! Mais pas du tout !
Mon coeur se pinça. Vahina avait gagné.
Je traçai une croix sur mon beau projet. Pour trop longtemps.
J'ai vingt-et-un ans et je m'étiole. Mon premier stage en entreprise est une épreuve. Je ne comprends pas ce que je fiche là. Je me sens déplacée, intruse. Je m'emmerde.
Je ne m'imagine pas me lever chaque matin à la même heure, me rendre au même bureau, suivre chaque jour les mêmes horaires, travailler avec les mêmes collègues, répéter les mêmes gestes, entendre les mêmes histoires près de la même machine à café.
J'en crèverais, sûrement. À petit feu, sans doute.
Je ne m'imagine pas non plus faire carrière, bûcher pour un patron, répondre à des ordres, rendre des comptes.
J'exploserais, sûrement. Trop sauvage, indépendante, asociale peut-être.
Seule dans la cuisine de ma mère, je compte sur mes doigts mon essentiel.
Pouce, un, être indépendante. M'organiser à ma guise, n'avoir personne sur le dos.
Index, deux, avoir du temps pour moi. Pour créer, écrire, m'exprimer, bordel !
Majeur, trois, m'installer à l'étranger. Ne serait-ce qu'un an.
Annulaire, quatre, gagner un salaire correct.
Existe-t-il un seul métier répondant à toutes ces exigences ?
Je réfléchis.
Je souris.
J'ai trouvé.
Prof. Je serai prof.
Voilà comment, en cinq minutes sur un tabouret de bar, on s'engage pour des années.
Pendant ces années et les suivantes le désir, non, le besoin de voyager m'a taraudée.
Longtemps j'ai jalousé les expatriés, les audacieux signant pour l'aventure, les routards au long ou petit cours, les volontaires pour les destinations insolites.
Longtemps ils m'ont renvoyé à ma propre impuissance, à mes velléités, à mon manque de courage.
Je les admirais. Je leur en gardais rancune. Je voulais être eux, être à leur place.
Longtemps j'ai fantasmé, caressé, étouffé des plans d'envol, d'ailleurs, de vie et d'horizons nouveaux.
Longtemps je n'ai que rêvé.
La peur, toujours. Peur de cheminer nez au vent. De m'empêtrer sans me débrouiller. De me casser les dents et la figure. De revenir à la niche la tête basse, accueillie d'un "on te l'avait bien dit !".
On m'accusait déjà de ne rien écouter pour n'en faire qu'à ma (mauvaise) tête...
Personne ne m'encourageait, au contraire. Aucun de mes proches n'avait ni la culture, ni le goût, ni l'expérience du voyage. Tous n'y voyaient que risque, péril, danger. Futilité, même.
Qu'allais-je donc foutre là-bas ?
De gré ou de force, cette foucade me passerait lorsqu'à mon tour je rentrerais dans le rang. Que je cesserais de tendre vers l'impossible, que j'aurais un compagnon, des enfants, un boulot, une maison.
Une vie stable, une vie normale, une vie dans le moule, une vie conforme au modèle.
Une "vraie" vie.
Sauf que celle-là, je ne l'ai jamais eue. Et que le rang, je n'y suis jamais entrée.
2002, Inde du Nord. Premier périple sac au dos avec l'homme que j'aimais. Que j'ai tanné pour partir, car lui aussi avait la trouille. Peut-être encore plus que moi.
Révélation. Choc. Tsunami intime.
Une fois à Paris, j'appelai Vahina. J'avais tant à lui dire et si peu de mots pour le faire. Comment rendre compte d'un tel raz-de-marée ?
Impossible de lui raconter les gens, la foule, les scènes de rue, les vaches mangeant dans les poubelles, les couleurs éclatantes, le soleil, la poussière.
De lui retranscrire la ferveur des pujas** de Varanasi.
De lui décrire l'odeur de l'Inde, ce mélange entêtant et unique d'épices, de merde et d'encens.
De lui évoquer sans l'effrayer les cauchemars qui depuis mon retour me hantaient, les visages qui m'obsédaient, les incessantes arnaques aux touristes, la pauvreté qui m'avait abasourdie, les venelles souillées d'excréments et d'ordures, les bestioles qui grouillaient dans nos chambres de hasard...
J'essayais, me noyais dans un flot de paroles.
Vahina soudain me coupa :
- Je peux te poser une question ?
- Bien sûr !
- Mais comment faisais-tu pour ta lessive ?
J'en restai sans voix, blanche, éberluée.
Depuis l'Inde ma route s'est poursuivie. Du Myanmar à la Chine, du Cambodge à l'Indonésie j'ai sillonné l'Asie en solo.
Plongé, découvert la steppe à dos de cheval, grimpé dans des centaines de jeepneys bondés, de trains ferraillants et de bus déglingués, embarqué sur des ferries, des bateaux à voile, des bangkas*, des chaloupes, visité d'innombrables temples, églises, ruines, musées, dégusté des kyrielles de repas bizarres, mangé du chien, du serpent, du singe et des insectes...
Après quelques mois en Thaïlande, me voici aux Philippines. L'endroit que j'habite aujourd'hui, je pensais n'y rester que trois jours.
C'était il y a trois ans.
Je me suis (trop ?) souvent reproché de ne pas avoir voyagé plus tôt. L'aventure était bien plus facile que je ne le croyais, et encore meilleure.
Chiffe molle, sang de navet, poule mouillée... J'ai peu d'indulgence à mon égard mais j'y travaille. La vérité est qu'il m'aura fallu du temps, beaucoup, pour apprivoiser mes peurs, délier mes attaches, court-circuiter le programme interne qui me condamnait à vivre sagement en France.
Cette vie-là m'aurait par trop éloignée de moi. Parce que le voyage, il appartient à mon noyau dur.
Ce noyau, chacun l'abrite en soi. Constitué dès l'enfance, il est cette partie inchangée de nous, la petite flamme qui brûle toujours au fond, l'élément stable dans le chaos ambiant. Il traverse, intact, les époques et nos métamorphoses.
Il est celui qui nous porte, qui exige le tribut de notre loyauté, de notre fidélité et de notre respect envers nous-mêmes.
Celui qui nous oblige à rester debout et à garder le cap alors qu'autour, tout fout le camp.
Celui, aussi, qui au fil du temps a forgé ma devise, mon désir, mon horizon : deviens ce que tu es.
S'écarter de ce noyau, pire, y renoncer, c'est se contraindre à payer un prix exorbitant.
Le prix de soi, je crois.
*Bangka : bateau traditionnel philippin à balanciers.
**Puja (pronocer "poudja") : cérémonie d'adoration et d'offrande aux dieux.
2e dessin : Manara. Photos : Steve McCurry, Helmut Newton
Pour les curieux, les amoureux de l'Asie et/ou de belles photos,
je vous recommande Sud Sud-Est, le sublime livre de Steve McCurry.
À feuilleter sans modération !
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