Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
L | M | M | J | V | S | D | ||||
1 | ||||||||||
2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | ||||
9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | ||||
16 | 17 | 18 | 19 | 20 | 21 | 22 | ||||
23 | 24 | 25 | 26 | 27 | 28 | 29 | ||||
30 | 31 | |||||||||
|
Bangkok, 31 janvier-5 février.
Aujourd'hui j'ai revu son visage.
Son visage et sa peau cuivrée, brunie par ses origines.
Sa barbe naissante, sans doute entretenue avec soin, ombrageant ses joues et son menton.
Son nez fièrement planté, la fossette en bras de rivière débouchant sur le lit voluptueux de ses lèvres.
Les amandes de ses yeux bruns, marron liquide au soleil. Un peu rapprochés, ils donnent une intensité quasi insoutenable à ses prunelles, une fixité à vous transpercer les os.
Son crâne rasé qui, loin de détourner l'attention de sa beauté, l'impose telle une déclaration au monde.
Les plis gravés par son sourire, la ride du lion entre ses sourcils, les sillons esquissés sur son front.
L'air dur et sérieux, presque buté qu'il a lorsqu'il réfléchit, adouci par un je-ne-sais-quoi d'enfantin. Sous sa carapace d'homme affleure parfois l'adolescent, la timidité et les doutes de la vie qui sans cesse remet en jeu nos assurances, nos convictions, nos croyances. Cette mouvante incertitude capturée par l'objectif, effleurant ses traits comme un souffle, je la reconnais comme mienne.
Sur ses photos il semble plus âgé qu'il ne le paraît en réalité.
Sur ses photos il avoue son âge, l'aube d'une triomphante quarantaine.
Je le fis défiler en trois plans américains. Son buste surgit sur les trois. Musclé, très, avec les saillies abruptes de son cou et la vallée creusée par ses pectoraux, traversée par la force de son bras croisé.
C'est la dernière de la série qui a ma préférence.
Pantalon gris remonté sur les genoux, baskets à la main, il marche sur une plage au crépuscule. Un tee-shirt blanc godaille sur son torse, un canotier orne son crâne. Il a la décontraction d'un vacancier, l'aisance d'un félin jouissant de l'espace infini de sa liberté.
Au bout de sa course, hors champ, pourrait se tenir une femme. Celle à laquelle il dédie son sourire radieux, les traits illuminés par ses dents.
Arrivée à Bangkok en catastrophe afin de soigner les miennes, il m'était impossible de rater les siennes, leur saisissante blancheur tranchant sur son hâle, leur alignement de petits cailloux savamment rangés pour la parade.
À leur vue je faillis d'ailleurs m'exclamer :
- Oh, vos dents sont magnifiques !
Je me tus.
Plutôt déplacé, comme compliment.
Je détaillai ses photos en me félicitant de mon intuition confirmée. Dès les premières minutes de notre tête-à-tête j'avais imaginé cet étranger immobile et offert sur un site de mannequins.
Durant notre semaine ensemble jamais il ne mentionna cette autre carrière. Trop modeste, sans doute, ou au fond indifférent à ce que son apparence suscite, voire gêné d'attirer l'attention par son seul pouvoir.
Max a davantage que sa beauté à offrir.
C'est pourtant notre apparence qui nous poussa l'un vers l'autre, l'instantané de ma chevelure dénouée, de mon dos à demi-nu ondoyant sous la vivacité de ma démarche, de mes yeux qui attrapèrent son regard.
À la seconde je sus.
Une brève invite fendit ma bouche sans ralentir mes pas.
Me doutant qu'il séjournait aussi à l'hôtel, j'étais certaine de le revoir. Et certaine qu'il le souhaitait aussi.
Je montai à la piscine en espérant qu'il m'y rejoindrait.
Un orage éclata, si violent que je me réfugiai sous un fragile auvent. Des gouttes furieuses m'aspergeaient, criblant d'impacts l'écran de mon ordinateur.
Je le rangeai pour songer à lui, assis seul au restaurant quatre étages plus bas.
Plus tard, pliant devant la mousson, c'est moi qui pris place dans la grande salle.
Le bel inconnu en était parti. Bien malin qui pourrait dire quand il reviendrait. Je soupirai avant de me mettre au travail.
Cet après-midi-là, la chance était néanmoins de mon côté.
Soudain je le vis marcher à ma rencontre, de plus en plus lentement à mesure qu'il s'approchait. Une fois à ma hauteur il s'attarda, les poignets écartés comme pour embrasser l'air.
- Hello ! lançai-je. Do you feel like joining me ?
Je désignai la chaise vide à ma gauche. Lorgnant sur ma page d'écriture, il protesta qu'il ne voulait pas me déranger.
- Pas du tout, j'ai fini ! mentis-je.
La conversation s'engagea.
Nous parlions depuis dix minutes et son visage me résistait toujours. Il se proclamait métis, mais fruit de quel mélange ? Mystère.
Africain peut-être, pour le nez rond et les lèvres sensuellement renflées.
Non, tranchai-je. Ses paupières obliques s'étiraient en trop long démenti.
Comme devinant mes pensées, mon vis-à-vis précisa :
- Ma mère est thaïe.
- Oh ! Je n'aurais pas cru...
- Personne n'y croit. Je ressemble si peu à un Asiatique...
Notre échange emprunta alors un cours imprévu. Pensant à Adrien, Philippin-Suisse tiraillé par ses deux cultures, j'interrogeai Max sur sa double appartenance.
Une seule peau pour deux identités, voilà de quoi être aussi enrichi que perdu.
Max sourit, le regard dans le vague. Étonné que je tombe si juste car lors de son voyage de plusieurs mois, ces questions l'avaient remué, poussé à réfléchir sur sa part d'Asie et d'Amérique.
Sur sa place à cheval entre ces continents si différents, deux univers sans solution de continuité.
Sur ses contradictions, ses désirs et ses choix. Son malaise insidieux à résider aux États-Unis, son envie grandissante de s'expatrier en dépit de ses attaches.
Sur sa quête de sens pour sa propre vie, ses tentatives pour démêler l'accessoire de l'essentiel, se rapprocher de lui-même en dépit de ce qui, à l'intérieur, renâclait.
Sur l'histoire de sa mère qui jadis émigra afin de suivre l'homme qu'elle aimait. Peut-être pas tant que ça, d'ailleurs, mais ce fiancé américain représentait une porte de sortie ainsi que la promesse d'une vie meilleure.
Ils étaient toujours inséparables. Le pari sur l'avenir se révélait un succès.
Max me montra des photos de cette époque. En noir et blanc, un homme séduisant et une jolie femme certains du bonheur qu'ils bâtiraient ensemble, des enfants qui naîtraient de leur union.
Gamin, leur fils reçut beaucoup d'amour. Devenu adulte, il se sentait par ricochet coupable de son existence privilégiée.
Aux États-Unis lui n'avait manqué ni ne manquait de rien. Les enfants issus de la branche maternelle restée dans le Nord de la Thaïlande, en revanche...
Non sans émotion, il me confia que presque un demi-siècle plus tôt, ses parents se marièrent à deux rues de notre hôtel.
- Est-ce un hasard si tu loges... ?
Il prétendit que oui, d'une voix qui ne laissait cependant guère de place au hasard.
Le serveur vint prendre nos commandes. Max s'adressa à lui en thaï, ce qui eut le don de dérider l'employé plutôt grognon.
- Oh, tu es bilingue ?
Un cauchemar à maîtriser, cette langue à tons est encore plus difficile à écrire.
- Loin de là, hélas ! Mais j'ai prévu de prendre des cours.
La nationalité, c'était également prévu.
Ce nouveau passeport n'était pas qu'une facilité pour séjourner en Thaïlande. C'était, symbolique, l'ancrage tardif de Max sur la terre de ses ancêtres, la reconnaissance officielle et personnelle d'une identité qui, comprimée jusqu'alors, ne demandait qu'à s'épanouir.
Ou l'exigeait.
Lorsque Max m'apprit son métier, ce fut à mon tour de sourire.
Max est chef, spécialiste de la cuisine fusion. Occidentale et thaïe, bien sûr.
Patron aussi, d'une entreprise familiale en plein essor. Ses parents y travaillent, sa soeur aussi. Mais c'est, sans surprise, sa mère et lui qui y occupent les postes-clés.
À ces mots mon esprit se mit à dériver.
Je songeai aux nourritures de l'âme, aux nourritures terrestres, au "Nathanaël, je t'apprendrai à la ferveur" d'André Gide.
Aux graines semées en nous et à leur floraison, à notre développement enrichi, contrarié ou amaigri par les aliments qu'on lui apporte.
Au cadeau et au don, au partage du pain et de l'important.
Comme pour moi seule je murmurai :
- La nourriture... On en revient toujours à elle, pas vrai ?
Max acquiesça, désarçonné.
- Partout dans le monde, on l'offre en signe de bienvenue. Elle renvoie à l'acceptation et au partage, à la faim et à la vie, à la santé et à la croissance. Peu importe la langue, la culture, les coutumes. Quand on se dépouille du superflu ne reste que l'essentiel : la nourriture. Et toi, tu es cuisinier...
Incapable de préciser ma pensée, je m'arrêtai. Mon intuition me soufflait que je touchais à un point qui ne m'appartenait pas, qu'il ne me revenait ni de forcer ni de formuler.
Un point qui ferait sens pour Max et s'insérerait un jour dans sa quête, sans doute.
Comment de deux arriver à un sans s'appauvrir ?
C'était son défi tout autant que son histoire.
Ce qu'il nous restait à partager, c'était le dîner. Puis la nuit, peut-être.
Photos : Man Ray ; Dennis Stock by Andreas Feininger ; André Kertesz.
Derniers Commentaires