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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Au jour le jour

Dimanche 31 janvier 7 31 /01 /Jan 15:36
Départ de l'ileJe vais bientôt quitter mon île. Alors qu'aujourd'hui j'avais prévu une foule d'activités, bloquée par les préparatifs de mon départ, je n'ai pu m'atteler à aucune. Épineuses questions de dates et de visas à débrouiller, billets d'avion à réserver sur un site qui marche mal, mails avec une agence de voyage locale...
La journée y est passée.

Ce sera d'abord un retour dans les flancs des épaves, un partage d'images et de sensations uniques avec Ethan. Là nous fêterons mon anniversaire par trente mètres de fond.
Une année de plus au compteur, spéciale car celle-ci fut de celles qui comptent.
Quand je me retourne, j'ai pour certaines années la sensation d'un temps linéaire, d'une période indéfinie, sans contours, de laquelle rien ne se démarque. Un effort m'est nécessaire pour resituer les événements, extirper le remarquable du banal comme on extrait des pépites de la boue.

Cette dernière année commença non selon le calendrier, mais au rythme de mon temps intérieur : février 2009, mois où je quittai la France pour
un voyage qui changea ma vie. Ou, plus justement, donna forme et substance à des pistes, des envies jusqu'alors refoulées, enfouies, esquissées.
Le brouillon a laissé place à l'encrage, à l'inscription sur une page jusqu'alors griffonnée.
En un an je n'ai pas changé, je me suis prolongée.

En un an je suis montée très haut et descendue très bas, à des profondeurs presque insoupçonnées. J'ai prêté attention à la petite voix qui murmurait "par ici plutôt que par là". Me suis sentie fragile, vulnérable, poupée sans peau prête à se briser.
Mode Terminator encore une fois jusqu'à la presque résilience, l'accession à ce noyau dur, cette force tapie qui toujours me fait me redresser pour tenir debout. Debout et dépouillée de mes peaux d'oignons, avançant en me simplifiant, honnête et nue, débarrassée des masques et des faux-semblants.
Blessée, certes, mais sauve. Sauve puis vivante. Vivante puis brûlante.

De mon île et des épaves, ma route m'emmènera à un endroit accessible uniquement trois mois par an, loin des côtes et des sentiers battus.  
Ce lieu secret me fait rêver depuis que j'en ai entendu parler. Alors, à moins d'un coup de vent défavorable ou d'une tuile de dernière minute, j'y vais.
Simple, oui. Mais simplicité n'empêche pas serrement de cœur.
J'aime mon île, mon univers, la maison dans laquelle je suis installée. Ma routine de plage, de bars, de livres, de films et d'écriture. Mon intimité particulière avec Ethan, la simplicité de notre vie commune, notre relation sans étiquette.
Ni couple, ni amis, ni entre les deux. Ni un compromis, ni une soustraction de l'un au profit de l'autre, plutôt une addition de l'un et de l'autre, même si nous n'avons pas fait l'amour depuis longtemps.

Départ de l'ile 2Notre lien se déjoue des cases qui réduisent, enferment, aplatissent. Confortables, elles offrent une sorte de pré-pensé en prémâché, tracent des limites rassurantes en définition à une relation.
Être amis c'est ne pas coucher.
Être en couple c'est ne pas tromper.


Je n'ai jamais été douée pour ce genre de limites. Ou, formulé sans tenir compte du poids des conventions, ces limites ne me conviennent pas.
J'ai trop de flou pour le clair et l'expérience d'au moins deux relations particulières.
Dorian est l'une, Ethan est l'autre. Et j'apprends d'eux comme ils apprennent de moi.

Sur mon île j'ai trouvé mes marques, creusé ma tanière. Mon prochain départ les remet en question.
Je sais qu'à mon retour, tout sera différent. Pas forcément moins bien mais autre. Autre comme on ne se baigne jamais dans la même eau ni ne s'abreuve à la même fontaine.
Probablement ne vivrai-je plus seule dans cette maison avec Ethan. Et peut-être ferai-je, du coup, le choix de vivre ailleurs.
Probablement des personnes que j'apprécie seront-elles à leur tour parties.

Ce soir, j'éprouve par avance la nostalgie de ce que je vais quitter, une tristesse douce et tendre qui m'enveloppe tel un châle.
J'ai la conscience aiguë d'avoir vécu - et de vivre encore - une portion de temps qui ne se répètera plus à l'identique. Lorsque je reviendrai, j'aurai d'ailleurs moi-même changé, riche de rencontres, d'images et d'expériences impossibles à prévoir.
Mais cette nuit encore à côté d'Ethan je vais me coucher. Heureuse de ce que j'ai mais ne possède pas.
C'est mille fois mieux ainsi, tant ce que nous possédons finit par nous posséder.

Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Vendredi 22 janvier 5 22 /01 /Jan 12:23

Voyager ou rester Avant, "mon" île n'était qu'un point de chute entre deux destinations. Elle est maintenant l'endroit où je vis et cela fait toute la différence.
Depuis que j'y suis, je me suis acclimatée, vite, j'ai bâti des repères, vite aussi.
Cela tient peut-être à mon habitude du voyage, à ma faculté d'adaptation en terre étrangère :  à moins de me sentir mal, je me crée en quelques jours mon univers, mon cocon, mes habitudes.
J'achète des bouteilles d'eau à l'épicerie du coin, des cigarettes à la boutique de guingois, des gâteaux à la petite vendeuse ambulante.
Toujours privilégier le petit commerce au supermarché lorsque j'ai le choix.

J'aime beau aimer l'imprévu, j'aime aussi les habitudes en cadre à un tableau dont je compose le motif selon ma fantaisie. Ici, malgré la répétition, le sentiment durable que me laissèrent toutes mes premières fois perdure.
Lorsque je me rends dans l'autre partie animée de l'île, près du port, je me revois longer le ponton
au sortir du bateau. En creusant le fil de l'émotion et de la mémoire, je sens les cahots de la route, le vent gifler mes joues alors qu'accrochée à mon chauffeur, dos lestée par mon sac, je monte la colline vers mon bungalow.

Je revois le premier coucher de soleil puis cette heure que j'appelle désormais "l'heure bleue", quand les teintes jettent leurs derniers éclats avant de s'affadir pour se confondre dans la nuit, cette heure où je croisai pour la première fois le regard d'Agustin, un Argentin qui devint
mon amant.
Lorsque je passe devant le bar sans nom ni terrasse, un simple comptoir de bois hérissé de chaises hautes, je revois cette fin de journée un peu folle. En compagnie des autres plongeurs, Agustin et moi avions trinqué, puis retrinqué. Échangé des paroles sans importance avant de nous isoler sur un banc, puis de nous éclipser pour dîner.
Nous rejoignîmes les bungalows par la route de colline. S'arrêtant à mi-chemin,  Agustin m'enlaça.
Je le repoussai, à peine, tandis que du bar à prostituées voisin montait un concert de cris et de rires. J'eus soudain l'impression de retomber en adolescence, au temps des idylles secrètes et de la stupide chanson de Dorothée :
"Ouh, la menteuse, elle est amoureuse !"
- Pas ici, soufflai-je avant d'avoir la bouche clouée d'un baiser.

Lorsque, du côté de l'île où je vis à présent, j'emprunte le chemin de la plage - une allée pavée agrémentée de bars, de restaurants et de boutiques -, le ruban de cette autre soirée qui rompit notre tête-à-tête se dévide.
Un couple de Chiliens nous avait invités à une "public party". Nous traversâmes à pied un bout de l'île pour les rejoindre. Grimaçâmes lorsque la party s'avéra être une beuverie publique dans un lieu sans charme.
Des gens sortaient du supermarché leurs sacs sous le bras. À même la rue, des filles saoules et court vêtues dansaient sur une musique poussée à fond, des motos pétaradaient, des gars braillaient des paroles incompréhensibles.
Agustin et moi fuyions le bruit et les ambiances survoltées. Aussi, au bout d'un temps réglementaire, nous tournâmes les talons pour faire route en sens inverse.

Voyager ou rester 5L'allée pavée serpentait jusqu'à un chemin de terre. Un petit vent me séchait les yeux.

Peu à peu, mes lentilles se changeaient en pierres dures, en poignées de sable me râpant les paupières.

Je n'avais qu'une envie : m'en débarrasser.
Il le fallait, même, sous peine de ressembler à un albinos le lendemain. Mais les enlever était me condamner à ne plus voir les nids de poule, les bosses, les pierres libres roulant sous les pieds.

- Appuie-toi sur moi, proposa Agustin. Je te guiderai.
Je larguai alors mes lentilles en plein vent. Parcourus le chemin en aveugle avec ses yeux à la place des miens, sa main guidant mes pas, ses bras me rattrapant alors que, titubante, j'allais tomber.

J'aurais été capable, je crois, de me diriger seule : depuis l'enfance j'interprète les lumières, les courbes, les reflets, je donne sens à un monde brouillé.
Là où les autres ne voient que brume se dessine mon image de la réalité, brute, floutée, sans précisions, sans détails ni appréciation de distance.
Peut-être est-ce ce regard qui me sauve et m'isole du monde. Pour m'y situer, j'ai besoin de marqueurs et d'ancrages.

Ici sûrement plus qu'ailleurs, parce qu'ici, ni le temps ni les paysages ne varient.
Sur le sable, sous les cocotiers se déclinent toutes les nuances du chaud. Le chaud et sec, le chaud et lourd, le chaud et humide, le chaud et mouillé à grosses averses balayant le ciel. De fait, chaque journée ressemble à la précédente et la pousse vers un lendemain identique.
Sur l'étagère droite de la bibliothèque, cependant, le nombre de livres que j'ai déjà lus grossit. Chacun correspond à une tranche de vie : deux journées ou une semaine selon leur épaisseur.
Si je les feuillette, voilà que resurgissent de longues soirées sur la terrasse, des après-midi indolents de plage, des tenues que je portais, des complicités vite nouées.
Un Français qui, venant de se faire plaquer par sa copine, me raconta leur histoire.
Une très jolie fille qui cherchait un bungalow meilleur marché.
Un Américain qui jouait de la guitare en me regardant travailler.
Un Norvégien qui me proposa un bain. À peine barbotions-nous qu'il me dit, désolé :
- Je quitte l'île tout à l'heure par le bateau de nuit.
Je répondis :
- Un ami va me rejoindre.

Si Ivar n'avait pas rendu sa chambre, nous aurions pu y passer une bonne heure à condition de nous dépêcher, mais jamais je n'aurais osé le lui proposer.
Ivar partait pour une retraite dans un monastère bouddhiste. Demi-jeûne, méditation et règle du silence de rigueur.
- À l'arrivée, m'expliqua-t-il en se dépouillant d'un vêtement imaginaire, les moines te prennent tes possessions. Toutes, sauf ton pantalon et ta chemise.
Je hochai la tête. Imaginai ce que serait cette vie de recluse, sans contacts humains, sans livres, sans musique. Me demandai quels chemise et pantalon je choisirais pour la supporter.
La noire à broderies chinoises sur le sarouel océan ?
La violette en soie sur mon pantalon gris ?
"Non, vraiment... Je ne t'envie pas cette aventure-là", pensai-je.

Voyager ou rester 4 Dans son pays, Ivar est conseiller en développement personnel, option gestion du stress.
À force de fixer ses yeux translucides, je me persuadais que son métier aurait pu être une aubaine pour moi, si prompte à m'affoler et m'enflammer.

Ivar écrivait un bouquin. Je lui dis que le mien attendait depuis trop longtemps.
Nous parlâmes d'écriture, de désir, de paresse et de frustration. Conversation réfléchie en masquant une autre moins avouable : si seulement nous nous étions croisés plus tôt, si tu avais encore tes clefs et le temps...

Le soleil se couchait. Nous frissonnions dans la mer devenue fraîche.
- Sortons, proposa-t-il.
Sur la plage, on m'avait volé ma serviette. Il me prêta la sienne et nous nous affalâmes, encore humides, sur le ponton du restaurant. Lorsqu'Ethan arriva, l'atmosphère se tendit.

Je n'expliquerais pas là, notre drôle de relation à un homme qui part.
- Take care, me dit-il en saisissant son sac.
Take care... Ces mots m'auraient offusquée avant, tels des présages de malchance au milieu de dangers à venir.

Maintenant je sais qu'ils ne signifient rien de plus qu'au revoir ou adieu.

Comme chaque jour 
dès cinq heures, le restaurant d'à côté a déployé ses tables sur le sable, chassant les touristes encore allongés sur leur serviette.

Le soleil s'est couché à six heures dans une envolée de moustiques.
Vingt minutes plus tard, le grésillement des cigales s'est allumé comme on tourne un robinet.
Le ciel à présent noir est farci d'étoiles.
Une journée s'est achevée au paradis. La suivante y prendra sa source.

Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Vendredi 1 janvier 5 01 /01 /Jan 17:12
EFRLe jour dit, je me présentai au centre de plongée. Il portait un nom court et un peu pompeux, suggérant qu'en matière de pionnier, il se posait là.
Je souris. Vu l'abondance de l'offre sur l'île, trouver un label pour sa boutique
devenait difficile. La "marque de fabrique" de ce centre, c'était d'être le premier... du moins sur les sites de plongée. Ce qui signifiait, en clair, un départ dès potron-minet.
Tout le monde dans le bateau à 6h00 du mat', et vogue la galère.

Je pensai à mes difficultés chroniques de réveil,
cerveau embrumé et paupières collées, à mon estomac mal arrimé au petit matin.
Nouveau sourire.
Finalement, leurs horaires pas raccord avec les miens, je m'en fichais : la formation de secouriste, prélude à celle de Rescue diver, est surtout théorique. De fait, seule la langue du manuel de formation m'importait.
Bien que capable de le lire en anglais, je l'avais demandé en français. Par paresse, mais pas seulement : j'aime l'exactitude, surtout quand elle est technique. Vitale, même. Et je pressentais des difficultés à étudier dans une langue autre que la mienne.

Je me souvins de ce voyage au Népal où, nantie du Lonely Planet anglais, je devais relire trois fois la même page pour mémoriser une information. Les phrases passaient dans mon cerveau en courants d'air, bribes de mots limpides mais aussitôt éparpillées par un vent mauvais, feuilles mortes qu'il me fallait ratisser, encore et encore, pour obtenir un tas.
Je me souvins du geste dont j'accompagnais chaque question de mon compagnon de route : un mouvement ondulatoire du poignet arrivant à mon oreille droite pour aussitôt ressortir par la gauche. Et lui qui se marrait en résistant à l'envie de me pincer le nez comme s'il s'agissait un remède à l'oubli chronique.

Pas de bol pour moi : le manuel français n'était pas encore arrivé. Piaffant d'impatience, j'empruntai à Derek le sien dans la langue de Shakespeare et cinglai vers un coin de paradis : l'AC2C ou un restaurant en bout de plage, là où le sable s'incurve pour heurter les rochers.
L'endroit n'était pas choisi au hasard.
A
lors que je pensais ne jamais revenir sur l'île, j'y ai pris un dernier dîner. Regardé, avec l'intensité des visages aimés qu'on ne reverra pas de sitôt, la lune, ronde comme un œuf dans une poêle à frire, cuire les flots.
Lorsque je quittai la terrasse, je goûtai le bois nu sous mes pieds, en éprouvait la résistance puis la déformation que mon poids lui imposait, songeant, comme dans la fable, à ce qui plie mais ne rompt pas. Me demandant si moi, j'allais de retour en Europe plier, résister ou me rompre, avec la brise du soir tour à tour sifflant à mes oreilles en vent de panique et s'apaisant en bouffées de murmures rassurants.

Femme MuchaUn geste pour chasser les souvenirs.
Me voilà à nouveau sur la terrasse garnie de coussins et tables basses, mordant sur l'eau à marée haute.
À gauche, j'ai vue sur une balançoire bougeant mollement sous les à-coups de la brise.
À droite, sur les barques ancrées dans la baie. Spécialement la plus petite, bleue et blanche, jusqu'à laquelle je me suis obligée à nager pour décrire autour de son ancre un boucle parfaite, trichant à peine pour me reposer sur son cordage.

À part un gars qui fume des clopes en tournant les pages d'un bouquin, le lieu est désert. Ni groupe excité, ni bébé hurleur, ni couple s'étreignant dans une parodie de coït, personne pour me gâcher mon plaisir. Même le serveur au visage d'idôle de temple khmer est complice de ma tranquillité.
Vautrée sur les coussins,
enduite de crème solaire, repue de nouilles épicées et de jus de pastèque, encore mouillée de mon dernier bain, j'ouvris le livre de formation au royaume de la félicité.

Pourtant, les accidents et procédures de premiers secours inclinent peu au repos, moins encore au bonheur. Ma lecture, c'est du drame en barres, de l'horreur violemment injectée dans la croûte du quotidien, précise, froide et détaillée en autant de coups de scalpel.
Soudain, devant vous, quelqu'un s'effondre, suffoque ou pisse le sang.
Description des gestes à faire, de ceux à éviter.
En préliminaires, toujours les mêmes recommandations : museler son instinct qui nous hurle de nous précipiter pour s'arrêter, observer, réfléchir. Ne jamais, jamais se mettre en danger pour sauver quiconque.
Charité bien ordonnée commence par soi-même.

Avec le recul, je crois qu'une triple barrière
m'a protégée cet après-midi là : celle du soleil, de la langue étrangère et de l'écrit.
Le soir venu, enfermée dans la petite chambre de ma maison, je visionnai en français la cassette accompagnant le livre. À deux minutes du début, la tête déjà farcie, je sortis fumer une cigarette sur la terrasse.
Ethan et Laura, la deuxième colocataire, explosèrent de rire.
- Déjà ?
- J'en ai marre
, dis-je. J'ai bossé tout l'après-midi, je repasse au français, je suis fatiguée, je patauge.
- Déjà ?

Je retournai dans la chambre à demi-vexée. Remis le casque et appuyai sur play.
À cinq minutes, devant un Américain étendu raide par terre, une grosse boule m'obstrua la gorge. Lorsque, sur le plan suivant, une femme inconsciente prit sa place, des larmes jaillirent  mes yeux.

Des images jusqu'alors refoulées remontaient en force. Des images que je n'avais jamais vues qu'en cauchemar ou qu'imaginées, mais avec la vigueur de la raison faisant barrière. Des images qui, à force du temps et malgré le rapport de gendarmerie, étaient devenues irréelles, vidées de leur substance par les mois, les années passées à les user.
La neige en furie déferlant sur ma mère, l'emportant, la roulant, la cassant, pulvérisant sa nuque qui, dans la chambre funéraire, était un puzzle d'os sous mes doigts.
Le signal d'alerte.
L'hélicoptère.
Le guide creusant la neige avec ses gants, puis à mains nues pour l'extraire de son tombeau.
La respiration artificielle. Les compressions sternales qui ne servaient à rien puisqu'elle était déjà morte.

J'arrachai le casque, comprimai de mes paumes mes sanglots de petite fille.
Inspirer, expirer pour chasser la douleur avec mon souffle, l'expulser dans un soupir. Vider le trop plein, l'expurger comme les scories d'un mauvais texte pour mieux les réintégrer, patiemment, à cette histoire qui s'est écrite malgré moi, dans mon dos, à mon insu.
Cette histoire de béance et de blancs, de pleins et de déliés qui est la mienne.

EFR 3 Là, il me fallait suturer la plaie brutalement réouverte, poser des mots sur le vide, tisser une passerelle en échelle de corde entre le monde et moi, verbaliser pour dire la douleur qui revenait, lancinante, me fouaillait le cœur et me retournait pour me laisser à nu, fragile, alors que je ne m'y attendais pas.

Laura, délicate, s'esquiva dans le salon. Je parlai à Ethan, assez longtemps pour laisser filer le désarroi et la colère, apaiser le tourbillon de mes émotions, rassembler mes forces pour remonter sur le ring et réenfiler les gants.

Dans la petite chambre, la cassette m'attendait. Je la visionnai d'une traite.
Le lendemain je mettrais en application ce que j'avais appris. Coûte que coûte et vaille que vaille.
La solution de facilité, abandonner, n'est jamais une solution.
Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Mardi 29 décembre 2 29 /12 /Déc 17:02
Nuit d'enfer 2Hier, à mon retour de la plage, il n'y avait personne à la maison.
Normal. Je savais que ce soir-là, je serais seule.
Laura était partie deux semaines plus tôt, Ethan au matin pour une stupide
corvée trimestrielle : passer une frontière du pays et y revenir aussi sec, histoire d'avoir un tampon sur son visa.

Raphaël, un ami français, me proposa de boire un verre.
Je rigolai avec lui de cette maison soudain toute vide puis, le soir venu, hésitai pour finalement ne pas le rappeler.
Cette soirée en solo était l'occasion de conduire mes petites affaires, de traînasser, de papoter avec Ether, ma coup's à l'autre bout du monde.

On a bien ri de la différence de température, elle au froid et moi au chaud, "pégueuse" comme j'aime à dire, lui brandissant la prise d'un ventilateur qui, vu sa forme hasardeuse, ne pouvait se brancher nulle part.
- J'arrive pas à croire qu'on est à la période des fêtes, m'étonnai-je, et pourtant... Les restaurants ont sorti les sapins artificiels, les guirlandes, les boules, les gens se promènent en maillot avec des bonnets de père Noël, y a des banderoles Merry Xmas partout... Mais non, impossible. Fait trop beau, trop chaud, trop moite !

Nous raccrochâmes. La musique se remit automatiquement en route.
Mano Solo à plein volume.
"Quand tu me diras que tu me sens plus,
Que je sens trop fort, que je pue la mort..."

Mouaich. Plutôt sinistre.
Je zappai sur du jazz léger, des envolées de piano, des frémissements de saxo. Me servis un autre verre. M'aventurai dans la cuisine pour déballer mes maigres provisions.
23h00, trop tard pour me faire livrer un bon petit plat.
Lorsque je revins vers l'ordinateur, un truc s'était infiltré dans l'air. Un truc qui y couvait depuis longtemps, je crois.
Un morceau de poulet trop gras à la main, je me sentais soudain tendue. Le trop grand calme de la maison, peut-être. Ou la certitude d'être exposée, comme à nue, sur cette terrasse baignée d'une flaque de lumière par une nuit trop sombre.
Je poussai le volume de la musique.

Le malaise ne passait pas, le temps qu'à peine. D'habitude vautrée sur mon coussin, voilà que j'y étais crispée comme au garde-à-vous devant un danger imminent.
Dans mon dos j'entendais de drôles de bruits. Des frôlements, des raclements, des bruissements entre les feuilles.
La terrasse, en surplomb d'une route, est séparée d'elle par une mine couche de végétation. Je m'imaginais des présences hostiles rampant entre les herbes, montant à l'assaut de la balustrade, me saisissant par derrière, un bras en travers de ma gorge, une main scellée sur ma bouche.
Le cri d'un gecko me fit sursauter.
- Triple crétine, ce n'est qu'un lézard !!! pensai-je.
Et je pensai aussi à ces peurs enracinées de l'enfance, à mon imagination trop fertile m'emprisonnant dans les rets de la frayeur, me ligotant à mes angoisses et débouchant sur des scènes parfois cocasses.

Nuit d'enfer
Par exemple lorsque je lus Les Racines du Mal de Maurice Dantec dans une maison isolée de Touraine. Elle appartenait à mon chéri de l'époque, comme le marteau que je montai dans notre chambre sous ses yeux ahuris.
- Tu veux dormir... avec cet outil ?
- Tout à fait répondis-je. Mais avant, tu m'aides à fermer la trappe qui mène à l'étage du dessous. Et on met la commode dessus.
Il me dévisagea comme si je m'étais enfuie de l'asile.
- Mais pourquoi ???
- Parce que.

Parce que je crevais de trouille après avoir lu ce bouquin. Parce que la maison, située en pleine forêt, n'avait aucun voisin hormis un vieillard fou qui rôdait flanqué de son chien et de sa carabine.
- Je t'en supplie... Fais-le pour moi. Pour que je puisse dormir.

Nus comme des vers, nous verrouillâmes à minuit la trappe, la bloquèrent grâce à la commode puis à une étagère.
Je me couchai enfin, farouche, une veilleuse allumée et le marteau reposant
contre mon flanc.
- Tu vas me buter pendant la nuit, oui ! râla-t-il.
- Seulement si tu bouges. Si tu ronfles, t'as un joker.

Hier, j'avais quand même une bonne décennie de plus, donc autant de maturité supposée. D'un autre côté, j'en ai bien peur, une tête toujours aussi prompte à s'enflammer, surtout par cette chaleur.
Faut dire aussi que des événements récents sur l'île m'avaient un brin perturbée.
Face à notre maison jadis si tranquille, protégée du monde par un coin de jungle, se dresse maintenant un chantier.
Du matin au soir des ouvriers s'y démènent, glissant volontiers un regard à travers les arbres qu'ils ont ravagés. Droit sur notre terrasse, notre vie quotidienne, nos objets de luxe à leurs yeux, mes jambes que j'escamote désormais sous un pantalon ample, redoutant de tomber fesses à œil avec un observateur blotti sur le ciment tout neuf.
Sûrement qu'ils s'en fichent, les ouvriers.
Pas moi, après les histoires sordides que j'ai entendues, bien qu'elles tiennent moins à un ici qu'à la nature humaine : petits larcins, cambriolages en règle en cours de travaux, exactions poussées jusqu'au viol d'une touriste à la fin d'un chantier.

Le soir de Noël fut lui-même entaché de violence. Après un barbecue tout à fait pacifique sur une maison dominant la colline, je zonais sur notre terrasse. Les éclats d'une dispute sur la route me montèrent bientôt aux oreilles.
Un homme et une femme lui répondant pied à pied en écho, stridulant dans les aigus, lâchant aux quatre vents sa hargne, hurlant son indignation pour couvrir sa voix à lui, aussi pressée mais plus basse, plus profonde, comme la lame d'un fleuve se brisant en bourdonnements sur un barrage.
Leurs cris étaient si forts, si pressés, que j'eus d'abord du mal à distinguer la langue.
- Rien d'anormal, pensai-je. Juste une altercation entre un couple d'étrangers ivres.
Bien que brumeux, mon esprit continuait à compiler les données.
Étaient-ils Anglais ? Non. Trop de modulations dans cette langue-là.
Thaïs ? Peut-être, mais à mesure des mots j'inclinais vers le birman, sans aucune certitude.
C'est alors que j'entendis le claquement sec d'une gifle suivi d'une plainte misérable.
Je bondis pour réveiller Ethan.
- Aide-moi ! Il est en train de la frapper !
Ethan se leva encore confit de sommeil. Écouta la nuit traversée de chocs sourds et de cris éteints alors que j'arrachai
ma nuisette pour la troquer contre un pantalon et un tee-shirt informes. Surtout ne pas ressembler à une femme, mais à un être asexué à défaut d'être homme.
- J'y vais, conclut-il, chevauchant sa moto
en titubant.
Je l'arrêtai.
- Je viens avec toi.

Les phares éclairaient une route de bosses et de cahots.
Nous les trouvâmes bientôt, elle assise au milieu du chemin, muette, une main pressée contre sa joue. L'encerclant, non pas un homme mais deux.
Thaïs ou birmans, impossible de le deviner, quoique cette différence ait ici toute son importance.
Thaïs, ils étaient dans leur pays et nous, étrangers, n'avions au final rien à dire.
Birmans, ils appartenaient à une sous-classe contre laquelle, étrangers, nous pouvions nous dresser.
Mais toujours, entre les lignes, ce concept si important en Asie, auquel personne ne doit déroger sous peine de représailles : ne pas perdre la face et ne jamais la faire perdre à l'autre, aussi coupable qu'il soit.

Fourbissant mon rôle, je sautai de la moto pour jouer les touristes affolées, passant là par hasard pour
me précipiter vers elle qui ne me regardait pas.
- Miss, are you OK ? Can I help you ?
Le désir de l'aider, joint à ma récente formation de secouriste, me remontait dans la gorge, parlant à travers ma peur et ma colère de voir une femme à terre, pitoyable, malmenée par deux hommes.
Mes mains qui se tendaient vers elle brûlaient de se serrer en poings pour la venger sous une grêle de coups, d'autant plus furieuse que l'un des deux hommes - probablement celui qui l'avait frappée - me regardait par en dessous, contrit, navré, geignard, joignant les mains en une prière pour me jurer :
- It's OK... OK.. Sorry, sorry, M'âââm.
"Désolé... Really ?" avais-je envie de brailler en le renversant dans le fossé pour mieux lui cogner sa tronche d'hypocrite.
Mais je ne pouvais pas. Non, je ne pouvais pas, car je n'étais pas ici chez moi.

Dans notre scénario improvisé, Ethan me lança une phrase qu'aussitôt je répétai :
- Miss... Can we give a lift somewhere ?
Notre proposition s'échoua contre le deuxième homme. Saisissant la femme sous les aisselles, il la traîna le long du chemin.
Elle n'eut ni réaction, ni protestation.
Nous les suivîmes à petite vitesse, prêts à intervenir, les éclairant de la lueur de nos phares pour les perdre à la faveur d'un carrefour.
Le trio s'était volatilisé dans l'air. Nous restâmes longtemps coincés sur ce bord de chemin avant de regagner notre maison.
Nous avions essayé, nous avions échoué.
Le sommeil fut dur à trouver cette nuit-là.
Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Vendredi 18 décembre 5 18 /12 /Déc 09:10
Party de rienLa musique était assourdissante. Devant la porte de la maison gisait un amas de tongs et d'espadrilles, abandonnées par les invités avant d'entrer. En sortant, personne ne les avait rechaussés. Quelle importance, puisqu'ici, on marche pieds nus ?

Un peuple de jeunes gens très bronzés éclusait des bières en parlant, très fort, pour couvrir la sono. Du salon s'échappaient des trémolos hystériques.
Je risquai un œil par la baie vitrée.
Un garçon, trois jolies filles sur le canapé. Tous ivres, certainement.
Peut-être finirait-il la soirée ensemble. Peut-être pas.

Plus tôt, au restaurant, la première fille avait décrété son amour pour son copain resté aux USA. La deuxième tenté de flirter avec Craig, un Canadien aux dents resplendissantes. Quant à la troisième, elle s'affirmait mormonne.
Mormonne ?
J'avais explosé de rire en louchant sur ses épaules nues, son short et son visage parfait. Si cette beauté disait vrai, voilà un beau gâchis.
Mais peut-être était-elle mormonne comme moi bonne sœur. Et son mensonge juste une excuse pour échapper à Lila, qui aimait trop les femmes et trop peu les hommes.
Mais peut-être passeraient-ils tous la nuit ensemble, après tout. Ici, sur le microcosme de l'île, les principes peuvent vite fondre au soleil ou se diluer dans la bière, dans beaucoup de bière.

La musique monta encore d'un cran. Mon verre était vide, mon esprit ailleurs, bloqué quelque part entre deux continents ou agglutiné sur le siège d'un bus, dans un entre-deux d'une solution sans continuité.
L'Europe, l'Asie. Le froid, la chaleur. Le sec, le mouillé. Les immeubles, les paillotes. Le vertical de la ville butant sur les façades, l'horizontal de la mer à perte de vue.
À part Ethan qui m'avait emmenée ici, personne ne se préoccupait de moi. En passant, il me fit un petit signe.
- Tout va bien ?
J'inclinai la tête. Oui, ça allait. Pas trop mal, même. Mais bien, non.

Je me sentais fatiguée, décalée, agressée par trop de musique, de paroles, de rires. Sur "mon" île, la population est jeune. En tout cas et en moyenne, (beaucoup) plus que moi. Ici comme ailleurs, j'ai le sentiment d'arrivée lestée de mes 26 kilos de bouquins, de mes valises pas si évidentes à porter, de ma vieille peau me collant aux basques comme une pelure, à la fois s'effritant en écailles et adhérant aux entournures.
J'ai trop voyagé pour ignorer le principe même du voyage : où que l'on aille, on est toujours soi.
Ethan, qui me connaît à présent assez pour me décrypter au moindre froncement de sourcils, traversa la foule, me prit le bras pour m'amener à l'escalier.
Nous le gravîmes en cachette comme des collégiens partant pour l'école buissonière. Chaque marche nous isolait davantage du vacarme d'en bas, de ces rires de filles saoules et de cette sociabilité de façade qui, au fond, m'ennuie.
- How are you doing ?
C'est le "ça va ?" qui implique "très bien", sachant que toute autre réponse serait malvenue. D'ailleurs, peu de gens attendent même la réponse.

Party de rien 2En haut de l'escalier se tenait une oasis de calme : le deuxième étage de la maison entièrement vide. Déserté et à louer pour 400 euros par mois avec le niveau du dessus, une immense terrasse donnant sur la mer.
Au fond, une construction que nos prîmes pour la chambre à coucher alors qu'elle n'était qu'un simple auvent.
- Bizarre... dis-je à Ethan. J'aurais imaginé la chambre ici, perchée sur la colline entre ciel et mer.

Nous nous assîmes sur le banc dominant la baie. Face à nous, la lune pleine et rousse comme un soleil de cuivre poli. Nous la regardâmes longtemps jouer à cache-cache avec les nuages, sans parler, juste saisis par la nuit et le
tremblotement de la mer entre les cocotiers de la colline.
Dans ma tête s'égrenaient les paroles d'une rengaine d'ado. Daho, Etienne, susurrant :
"Satanée pleine lune rousse, triangle des Bermudes,
J'fais rimer latitude, solitude et incertitude..."


Voilà qui collait pile-poil avec le paysage et mon vague, très vague à l'âme.
Nous redescendîmes les marches à pas comptés, happés à mesure de notre descente par les battements de cœur d'une basse poussée à plein régime.
Bom, bom, bom.
Ethan me serra doucement la main.
- On peut partir si tu veux.
Je déclinai sa proposition.
Non, je voulais rester encore, à méditer ou m'étourdir près de ce battement-là.

En retrait sur la terrasse, j'inspectais mon verre toujours vide. Un garçon blond à la carrure de déménageur s'interposa devant la lune pour en capturer les rayons.
- Bonjour, je suis Derek.
Il avait un accent québécois à couper au couteau, un air sympathique
et une drôle de façon de se mouvoir. Ses gestes n'étaient pas coulés mais brusques, saccadés comme si de l'huile manquait dans les rouages de sa mécanique. Alors que je le fixais droit dans les yeux, ses iris pâles, profondément enfoncés dans leurs orbites, prenaient la tangente vers un ailleurs.
Aussitôt l'affublai-je du
surnom de "robot".
Mon intuition se confirma alors qu'il me tendit,
avec maladresse, sa main solide tel un rumsteak trop cuit. Je la serrai machinalement avant de vite libérer mes doigts. Sa poigne de fer me broyait les phalanges.
- Ethan m'a dit que tu avais besoin d'un instructeur ?
- Oui
, dis-je, mais je ne sais pas conduire.
Il me fixa effaré. Ma réponse ne faisait pas partie de la disquette standard.
Comprenant soudain la méprise, je partis d'un grand rire.
Instructeur, scooter... Cela sonnait tellement pareil que je m'étais trompée.

Deux verres plus tard, nous conclûmes notre accord. Il serait mon guide pour que je devienne Rescue Diver - plongeur-sauveteur en français. Moi sa première élève pour ce cursus réputé exigeant, sinon difficile.
Dans deux jours nous commencerions ma formation de secouriste.
C'était simple, fluide et léger comme la bière qu'il me versa et ce "Santé !" que nous nous souhaitâmes en entrechoquant nos coupes.
J'étais à cet instant très loin de me douter de la suite.
Lui aussi.
Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Jeudi 26 novembre 4 26 /11 /Nov 01:11
Je m'en vais.
Demain au matin je saisirai mon sac pour traverser le couloir de mon appartement. M'arrêterai à la porte et, me détournant, embrasserai l'espace du regard, du mini-bar au canapé violet surplombé de ses chevaux sauvages accrochés un dimanche d'ennui. M'inclinerai et dirai "au revoir, maison" avant d'éteindre la lumière.
J'ai l'habitude un peu stupide de saluer, pièce par pièce, les lieux que je quitte. Ils ne sont pas pour moi que de simples habitations mais des personnes qui partagèrent une tranche de vie.

Mon petit cérémonial achevé, je claquerai la porte. Confierai le dernier double de mes clefs à Ether. Sa main triste dans la mienne tremblante mais persuadée d'être dans le juste, dans cet alignement intérieur si difficile à expliquer mais que je ressens au fond, comme des briques empilées trouvant enfin leur juste place.

Ces clefs, je ne les veux pas dans mon sac. Pour une raison pratique car je risquerais de les perdre. Mais comme souvent, la véritable raison est ailleurs : je refuse que leur métal m'alourdisse, sonne et pèse à mes chevilles comme un boulet.
Je m'en vais, rompant les ponts avec ma vie d'ici, bâtissant des passerelles vers un ailleurs. Et je me souviens de cette conversation de minuit avec Salomé où, accoudée sur un parapet parisien, en équilibre au-dessus de la Seine roulant en contrebas, je parlai de la vie comme d'un chaudron ou d'un patron de couturier, d'ingrédients qu'on y jette ou de pièces de tissu qu'on découpe.
À nous de mélanger les bons flacons, de sortir les ciseaux pour nous parer d'un habit de reine ou de pauvresse, nous tailler une vie à la (dé)mesure de nos rêves, une robe couleur du temps à la Peau d'âne.
Alors, quel besoin aurais-je de ce fichu trousseau de clefs ?

Mes attaches sont des fils invisibles, ténus et pourtant solides, me reliant à ceux que j'aime.
Dans mon cœur et non dans mon sac, symbolisées par une corde tendue et non trois bouts de métal froid. Mon appartement aura beau être vide de ma présence, il est ouvert à ceux j'aime.
Je le leur ai d'ailleurs dit un par un :
"Si vous avez besoin d'un pied-à-terre, venez ici. Restez-y, allez, passez, partez. Vous n'avez ni compte à me rendre ni permission à me demander. Je n'aime pas les lieux morts et celui-là, vous le ferez vivre."
Le problème, j'en ai conscience, est sûrement mes affaires. Difficile de se sentir chez soi chez moi, tant elles débordent des tiroirs, ornent les murs, les recoins, saturent l'espace de mes périples, mes emplettes, mes souvenirs.

À mon retour d'un long voyage, nous en plaisantâmes avec Ether :
- Ces chouettes, me dit-elle en désignant un couple en carton-pâte perché sur le frigo, cinq mois que je les vois... À la longue, je ne peux plus les encadrer.
Je m'étonnai qu'elle ne les ait pas fourrées dans un placard.
- Ben... répondit-elle, même pas pensé.
Investir l'espace de quelqu'un, c'est aussi le pousser pour se ménager de la place, le remiser dans la commode pour s'autoriser à vivre pleinement en dehors de son ombre. Ether, trop respectueuse de moi, n'a pas osé. Mais de ce respect sourcilleux jamais je ne la blâmerai : attentive au bien d'autrui, elle le préserve comme le sien propre, attentive au moindre détail, au moindre objet.

Et là, je souris en songeant à ces oignons tout secs de l'appartement qu'elle vient de quitter, à cette bouteille de rhum agonisante sous le bar, à cette bougie cassée dans la chambre.
- Tu ne les jettes pas ? demandai-je.
- Nan, c'est pas les miens. Je pars en laissant tout en l'état.
Oui, je sais, ma belle, je confonds, car voilà encore un autre sujet. Un qui touche au sans-gêne des propriétaires et hypothétiques acheteurs qui défèquent dans vos toilettes sans tirer la chasse.

Mais si j'apprécie les musées, je déteste les mausolées.
Qu'un ami s'arrose de "ma" douche après une partie de bonne baise, j'applaudis. Qu'il se régale dans "mes" assiettes, se cuite dans "mes" verres, pioche au hasard un bouquin de "mon" encombrante bibliothèque, s'en délecte sous "ma" couette, le trouve génial à pâlir ou nul à vomir, je suis pour. Bon... S'il s'agit des Liaisons dangereuses, un de mes livres de chevet, chef-d'œuvre absolu à mes yeux, je ferai certainement la grimace.
Mais pourquoi pas,
après tout? Mes amis ont  le droit de trouver Laclos chiant comme la pluie.

Pour moi qui ai vécu entourée de tant d'affaires en reflets du présent ou témoins du passé, ce départ a quelque chose de vertigineux, presque des allures de saut dans le vide si je n'avais déjà planté quelques jalons.
Parachutiste la fille ?
Oui, mais pas kamikaze.

N'empêche que ça me fait bizarre de ne partir qu'avec un sac
. Une enveloppe de matière postée dans le couloir en mise en abyme, maison dans la maison que je remplis au fur et à mesure, presque au hasard de ce qui me tombe sous la main et ne veux pas oublier : un fond de teint pour ma future peau bronzée, des radios cardiaques, des lentilles de contact et des préservatifs, le masque de plongée offert par Salomé.
Sac en raccourci de moi où se côtoie le futile, le médical, le passionnel. Tous les plans, tous les pans de mon existence juxtaposés en vingt kilos.
Vingt kilos, le poids de ma nouvelle vie.

"Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d'air à midi la nuit le filtre et l'use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous"
...
Encore les mots d'Éluard qui me viennent, superposés à ceux d'Ether :
"Quel chemin parcouru en quelques mois. Tu te rends compte ?"
Peut-être que non. Ou oui, tant il est des mesures difficiles à estimer. Ce que je sais, c'est que j'avance sur ma route en me dépouillant en chemin de mes peaux inutiles. Que je parviens à une épure qui la rend difficile à exprimer.
Ce départ est au cœur de moi, une nécessité en suite logique d'une gestation plusieurs fois avortée.
Si je peine à parler de ceux qui restent, qu'ils sachent qu'ils sont là, tout près, essentiels à la femme que je suis. Et nul besoin de trousseau de clefs pour leur ouvrir cette porte.
Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Mercredi 14 octobre 3 14 /10 /Oct 02:33

Il a sonné, j'ai ouvert la porte, il a fait la gueule. Un sifflement sortit d'entre ses dents alors que, immobile au milieu du couloir, il regardait les murs, les murs couverts d'étagères, les étagères couvertes de livres.
Il soupira fort dans sa salopette, comme un vieux cheval qui tousse.
"Déjà du reproche...", pensai-je.

- C'est abîmé derrière ? qu'il me demanda.
- Je crois que oui.
Son gros doigt fit basculer trois Pléiades, descendit le long des tranches et gratta le mur. Lorsqu'il les relâcha, elles retournèrent à leur place en soulevant une fumée de plâtre.
Il soupira encore plus fort.
- Mais pourquoi vous gardez tous ces livres ?
- Parce que c'est mon travail. Certains sont gardiens de phare. Moi, je suis gardienne de livres.

Il me fixa, vaguement hostile. Il devait penser que je me payais sa tête.
Il avait raison.
- Mais à quoi ça vous sert donc, autant de bouquins ? Les livres, c'est simple : on les prend, on les lit, on les jette. Ça fait de la place.
J'allais ajouter qu'on pouvait aussi se torcher avec, mais prudence... Nous n'étions en relation que depuis cinq minutes et ce peintre en bâtiment avait des poings à écrabouiller les mouches.

- Vous voulez un café ?
- Pas de refus.

Il le sirota appuyé contre le minibar, dos ostensiblement tourné aux étagères. Pendant ce temps, je les délestais
de leur poids de papier, doucement pour ne pas abîmer les couvertures. Fastidieux travail qui, si je ne me pressais pas, m'occuperait la demi-journée.

Cette scène m'en rappela une autre. Dans le même couloir, mais face à mon père. Lui aussi avait regardé, effaré, les triples centaines de livres alignés façon revue militaire. Puis le tas informe, bien plus grand que moi couchée, qui s'affaissait sur le plancher.
Ce jour d'après déménagement, je ne pillais pas mes étagères, je les remplissais.
- Tu devrais t'en débarrasser, lança-t-il.
Je levai un regard ahuri.
- Me débarrasser de... ?
- Tes bouquins, tiens !
- Mais pourquoi ?
- Parce que tu les as lus.
- Pas tous.
- Alors garde juste ceux-là.


Poids de papier2Lovée contre une étagère, je me mis à lui expliquer. Les livres-souvenirs liés aux voyages, aux rencontres, à des périodes de vie, les livres-cadeaux d'amis, les livres coups de cœur, les livres d'art à regarder au lit, les livres que je relirai un jour, les livres...
Il me coupa :
- De toute façon, j'ai plus lu que toi dans ma vie.
J'en restai bouche bée. Jamais jusqu'alors je n'avais songé à la lecture comme une compétition.
- Si tu veux, dis-je.
- Bon, ceci étant réglé, nous pouvons ranger ces volumes en bas à droite.
Il s'empara d'une pile, l'enfourna dans l'étagère.
Il avait gagné. Il était content.

Le lendemain je refis tout le classement.
Sagan à côté de Nabokov, ça me chiffonnait. Elle serait mieux à côté de Sade.

 

 

Pin-up de Gil Evgren.

Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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