Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Avant, "mon" île n'était qu'un point de chute entre deux destinations. Elle est maintenant l'endroit où je vis et cela fait toute la différence.
Depuis que j'y suis, je me suis acclimatée, vite, j'ai bâti des repères, vite aussi.
Cela tient peut-être à mon habitude du voyage, à ma faculté d'adaptation en terre étrangère : à moins de me sentir mal, je me crée en quelques jours mon univers, mon cocon, mes
habitudes.
J'achète des bouteilles d'eau à l'épicerie du coin, des cigarettes à la boutique de guingois, des gâteaux à la petite vendeuse ambulante.
Toujours privilégier le petit commerce au supermarché lorsque j'ai le choix.
J'aime beau aimer l'imprévu, j'aime aussi les habitudes en cadre à un tableau dont je compose le motif selon ma fantaisie. Ici, malgré la répétition, le sentiment durable que me laissèrent toutes
mes premières fois perdure.
Lorsque je me rends dans l'autre partie animée de l'île, près du port, je me revois longer le ponton au sortir du bateau. En creusant le fil de l'émotion et
de la mémoire, je sens les cahots de la route, le vent gifler mes joues alors qu'accrochée à mon chauffeur, dos lestée par mon sac, je monte la colline vers mon bungalow.
Je revois le premier coucher de soleil puis cette heure que j'appelle désormais "l'heure bleue", quand les teintes jettent leurs derniers éclats avant de s'affadir pour se confondre dans la nuit,
cette heure où je croisai pour la première fois le regard d'Agustin, un Argentin qui devint mon amant.
Lorsque je passe devant le bar sans nom ni terrasse, un simple comptoir de bois hérissé de chaises hautes, je revois cette fin de journée un peu folle. En compagnie des autres
plongeurs, Agustin et moi avions trinqué, puis retrinqué. Échangé des paroles sans importance avant de nous isoler sur un banc, puis de nous éclipser pour dîner.
Nous rejoignîmes les bungalows par la route de colline. S'arrêtant à mi-chemin, Agustin m'enlaça.
Je le repoussai, à peine, tandis que du bar à prostituées voisin montait un concert de cris et de rires. J'eus soudain l'impression de retomber en adolescence, au temps des idylles secrètes
et de la stupide chanson de Dorothée :
"Ouh, la menteuse, elle est amoureuse !"
- Pas ici, soufflai-je avant d'avoir la bouche clouée d'un baiser.
Lorsque, du côté de l'île où je vis à présent, j'emprunte le chemin de la plage - une allée pavée agrémentée de bars, de restaurants et de boutiques -, le ruban de cette autre soirée qui rompit
notre tête-à-tête se dévide.
Un couple de Chiliens nous avait invités à une "public party". Nous traversâmes à pied un bout de l'île pour les rejoindre. Grimaçâmes lorsque la party s'avéra être une beuverie publique dans un
lieu sans charme.
Des gens sortaient du supermarché leurs sacs sous le bras. À même la rue, des filles saoules et court vêtues dansaient sur une musique poussée à fond, des motos pétaradaient, des gars braillaient
des paroles incompréhensibles.
Agustin et moi fuyions le bruit et les ambiances survoltées. Aussi, au bout d'un temps réglementaire, nous tournâmes les talons pour faire route en sens inverse.
L'allée pavée serpentait
jusqu'à un chemin de terre. Un petit vent me séchait les yeux.
Peu à peu, mes lentilles se changeaient en pierres dures, en poignées de sable me râpant les paupières.
Je n'avais qu'une envie : m'en débarrasser.
Il le fallait, même, sous peine de ressembler à un albinos le lendemain. Mais les enlever était me condamner à ne plus voir les nids
de poule, les bosses, les pierres libres roulant sous les pieds.
- Appuie-toi sur moi, proposa Agustin. Je te guiderai.
Je larguai alors mes lentilles en plein vent. Parcourus le chemin en aveugle avec ses yeux à la place des miens, sa main guidant mes pas, ses bras me rattrapant alors que, titubante, j'allais
tomber.
J'aurais été capable, je crois, de me diriger seule : depuis l'enfance j'interprète les lumières, les courbes, les reflets, je donne sens à un monde brouillé.
Là où les autres ne voient que brume se dessine mon image de la réalité, brute, floutée, sans précisions, sans détails ni appréciation de distance.
Peut-être est-ce ce regard qui me sauve et m'isole du monde. Pour m'y situer, j'ai besoin de marqueurs et d'ancrages.
Ici sûrement plus qu'ailleurs, parce qu'ici, ni le temps ni les paysages ne varient.
Sur le sable, sous les cocotiers se déclinent toutes les nuances du chaud. Le chaud et sec, le chaud et lourd, le chaud et humide, le chaud et mouillé à grosses averses balayant le
ciel. De fait, chaque journée ressemble à la précédente et la pousse vers un lendemain identique.
Sur l'étagère droite de la bibliothèque, cependant, le nombre de livres que j'ai déjà lus grossit. Chacun correspond à une tranche de vie : deux journées ou une semaine selon leur
épaisseur.
Si je les feuillette, voilà que resurgissent de longues soirées sur la terrasse, des après-midi indolents de plage, des tenues que je portais, des complicités vite nouées.
Un Français qui, venant de se faire plaquer par sa copine, me raconta leur histoire.
Une très jolie fille qui cherchait un bungalow meilleur marché.
Un Américain qui jouait de la guitare en me regardant travailler.
Un Norvégien qui me proposa un bain. À peine barbotions-nous qu'il me dit, désolé :
- Je quitte l'île tout à l'heure par le bateau de nuit.
Je répondis :
- Un ami va me rejoindre.
Si Ivar n'avait pas rendu sa chambre, nous aurions pu y passer une bonne heure à condition de nous dépêcher, mais jamais je n'aurais osé le lui proposer.
Ivar partait pour une retraite dans un monastère bouddhiste. Demi-jeûne, méditation et règle du silence de rigueur.
- À l'arrivée, m'expliqua-t-il en se dépouillant d'un vêtement imaginaire, les moines te prennent tes possessions. Toutes, sauf ton pantalon et ta chemise.
Je hochai la tête. Imaginai ce que serait cette vie de recluse, sans contacts humains, sans livres, sans musique. Me demandai quels chemise et pantalon je choisirais pour la supporter.
La noire à broderies chinoises sur le sarouel océan ?
La violette en soie sur mon pantalon gris ?
"Non, vraiment... Je ne t'envie pas cette aventure-là", pensai-je.
Dans son pays, Ivar est conseiller en
développement personnel, option gestion du stress.
À force de fixer ses yeux translucides, je me persuadais que son métier aurait pu être une aubaine pour moi, si prompte à m'affoler et m'enflammer.
Ivar écrivait un bouquin. Je lui dis que le mien attendait depuis trop longtemps.
Nous parlâmes d'écriture, de désir, de paresse et de frustration. Conversation réfléchie en masquant une autre moins avouable : si seulement nous nous étions croisés plus tôt, si tu avais
encore tes clefs et le temps...
Le soleil se couchait. Nous frissonnions dans la mer devenue fraîche.
- Sortons, proposa-t-il.
Sur la plage, on m'avait volé ma serviette. Il me prêta la sienne et nous nous affalâmes, encore humides, sur le ponton du restaurant. Lorsqu'Ethan arriva, l'atmosphère se tendit.
Je n'expliquerais pas là, notre drôle de relation à un homme qui part.
- Take care, me dit-il en saisissant son sac.
Take care... Ces mots m'auraient offusquée avant, tels des présages de malchance au milieu de dangers à venir.
Maintenant je sais qu'ils ne signifient rien de plus qu'au revoir ou adieu.
Comme chaque jour dès cinq heures, le
restaurant d'à côté a déployé ses tables sur le sable, chassant les touristes encore allongés sur leur serviette.
Le soleil s'est couché à six heures dans une envolée de moustiques.
Vingt minutes plus tard, le grésillement des cigales s'est allumé comme on tourne un robinet.
Le ciel à présent noir est farci d'étoiles.
Une journée s'est achevée au paradis. La suivante y prendra sa source.
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