Un mouton, deux moutons...
Un troupeau, deux troupeaux...
Les chiffres se perdent entre les draps.
Les milieux de nuit sont lents parmi les objets pétrifiés. Sur la
table basse, l'ordinateur ronronne en sourdine. Dans le couloir, des cartons de plus en plus nombreux s'empilent. Vestiges d'une vie emplie de souvenirs un à
un trié, emballé, rangé, patient travail accompli seule au cours de trop nombreux après-midis.
Trois heures du matin.
Impossible de dormir malgré la fatigue, et cette évidence qui revient en boucle comme le décompte des moutons : il n'y a plus rien pour moi
ici. Juste quelques voix amies qui me soufflent que ça va aller, tel un entraîneur qui regarderait depuis la berge un nageur s'épuiser.
J'ai hâte de prendre mon envol. Mais pour l'instant, j'ai les ailes sciées sous une migraine de plomb. Et il faut, encore, traverser la nuit, la tuer en repoussant les idées sombres, celles qui ne mènent nulle part hormis dans les
impasses.
Et se lever le lendemain.
Et recommencer le défilé des tâches ingrates, des coups de fil ennuyeux, des démarches fastidieuses, des listes qui jamais ne se
ferment. Y barrer deux lignes, c'est trop souvent en ajouter trois.
A distance, tout avait l'air facile. Rapide. Sur place, ça ne l'est pas. Du tout.
La rigueur d'un hiver trop long m'accable. Je grelotte. Tout le temps, malgré les couches de vêtements. Mes mains, mes pieds sont
gelés, et lentement, le froid gagne mon cerveau.
La torpeur m'envahit. L'ennui me dévore. La pesanteur me rattrape, bouillie gluante dans laquelle je piétine, vautrée, inefficace,
épuisée par ces heures insipides.
Il n'y a plus rien pour moi ici.
J'appartiens au sable, à la mer, pas à cette étendue de bitume ni à ce ciel vitrifié.
J'appartiens au voyage, pas à cette étouffante vie sédentaire.
Les yeux au plafond, je rêve de soleil sur ma peau nue, de plats-bords de bateaux baignés d'écume, d'horizons lumineux et d'immersions en apesanteur.
En quittant la France, je ne nourrissais déjà aucun doute. Mais si jamais il m'en était resté quelques-uns, ce séjour parisien les
aurait balayés.
Ici je suis une étrangère. Au paysage, au climat, au mode de vie. A moi-même aussi. Coupée de ce qui me nourrit, séparée du suc, du
sel, de la sève de ma vie, je m'étiole. Semaine après semaine, Ether s'en est aperçue. De l'effervescence joyeuse des premiers jours ne restent
que de rares éclaircies, trouées lumineuses perforant le brouillard.
Mon retour s'est écrit sous le signe de la rupture. Avec un homme aimé sous le soleil. Avec mon père. Avec une amie d'adolescence.
Eloignements nécessaires, cassures annoncées en germe depuis des mois.
"Nettoyages salutaires", dirait Bertille.
Au passé tourner le dos pour mieux profiter du futur. Alors, en transit à Paris, je dépoussière et je liquide. Mes histoires en branches mortes. Mes affaires. Mon appartement. Partie jadis avec vingt kilos, je partirai cette fois à vide, laissant
quarante cartons dans mon sillage.
Puis, de temps à autre, la légèreté qui s'invite.
Cette nuit-là, je ne dormais pas. Pierrig non plus, car c'était pour lui le milieu de l'après-midi. Douze heures de décalage sur le point le plus éloigné du globe et son visage sur mon écran. Encore plus bronzé qu'à
Chiang Mai, avec deux taches encore plus azurées à la place des iris. Souriant, lumineux, solaire, une vraie publicité pour papier glacé européen.
Pierrig était en tee-shirt sur la terrasse d'une grande maison. Moi, en pull sous la couette. Nous parlions de notre future rencontre
dans un nouveau pays.
Laos, Malaisie, deux fois de suite la Thaïlande... Après mes refus pour Singapour et
les Philippines, nous avions enfreint la règle fantaisiste de nos retrouvailles nomades : un rendez-vous, un pays.
Du fond de mon lit parisien, j'étais heureuse de me projeter
loin, après, sur une plage, avec cet homme entre mes bras, cet homme qui me reprenait tandis que ma main s'égarait sous mon pull pour dévoiler mon cou, qui riait à la vue de quelques joujoux très
privés à glisser dans mon sac.
Peu importait que ce projet de voyage aboutisse ou non. Il
était à ce moment-là ma fenêtre ouverte sur un ailleurs, une promesse de plaisir et de découverte.
Dissoute, la tristesse de Bangkok.
Evaporées, les questions qui embrumaient alors ma tête.
Du lien avec Pierrig ne subsistait de mon côté que le meilleur : une attirance réciproque, une connivence sincère et amusée, une amitié
franche à la lisière d'autres sentiments plus troubles, mais que ces sentiments ne troublaient plus.
Dans la constellation de mes hommes, celui-ci avait trouvé sa place, telle une pièce de puzzle parfaitement emboîtée.
Nous raccrochâmes. Je dormis d'une traite jusqu'au matin.
Ce soir-là avait pour cadre le bar d'un grand hôtel. Une tablée réunissant des personnes que j'apprécie. Une réception encombrée avec
un homme d'affaires enregistrant ses bagages. Américain à l'accent. La quarantaine élégante en costume, les cheveux poivre et sel, un regard qui s'attacha à mes bottes et le sourire qu'il me
destina.
Il s'installa à quelque distance. Notre ballet silencieux se poursuivit alors même qu'une femme le rejoignit. La sienne ? Probablement
pas. C'eût été manquer de classe et cet inconnu n'en était pas dépourvu.
J'enfilai mon blouson pour fumer une cigarette. Me voyant m'habiller, il me jeta un coup d'oeil interrogateur. Je répondis en levant la
main qui tenait mon paquet. Il comprit que j'allais revenir. Que le jeu pourrait continuer. Que j'étais d'accord pour le mener plus loin.
Quant à la bannière qu'il me prêtait, je l'ignore. Ce lieu chic doit attirer des escortes en quête de clients désoeuvrés pour la nuit.
Avec ma robe et mes hauts talons, j'aurais bien pu en être.
Lorsque nous partîmes, je m'absentai un instant. Et, par hasard, le
croisai à nouveau devant la réception. Seul.
Sans hésiter je dis :
- Sorry, we're leaving.
Il me demanda si je logeais à l'hôtel. Ca et rien d'autre, pas même mon nom.
Le sien, je ne le connais pas. Ce qu'il m'a donné, c'est son numéro de chambre.
281, jusqu'à mardi.
Photos : Jerry Uelsman, Grey Villet.
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