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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Mercredi 28 mars 3 28 /03 /Mars 20:37

Onde de chocLe décès de Yann a ouvert grand en moi une porte entrebâillée. Par elle et contre mon gré déferlent des souvenirs, un ressac de fatigue et de tristesse que je peine à endiguer.

Mes insomnies reviennent, me tenant en alerte jusqu'à l'aube. Mais au lieu de les combattre, je les peuple d'écriture, de films et de livres. Tout plutôt que de tourner en vain sur les draps, paupières ouvertes et pensées jouant à saute-mouton, en débandade sur les images du manque, des heures sombres de Paris, des visages chéris et perdus.

Je repense beaucoup à ma mère. À ce premier hiver de deuil qui n'en finissait plus de s'acheverÀ l'éclatement de ma sphère familiale déjà bien fragile.


Et je me dis encore qu'un décès, c'est une onde de choc.

Sa déflagration retentit à l'annonce de l'impensable, la mort. Mais son point d'aboutissement, là où les vagues ne seront plus que remous presque apaisés, est impossible à situer.

Cette onde de choc est une infection propagée d'une partie malade à une autre, contaminant, empoisonnant, gangrenant tout sur son passage.

Les cloisons érigées entre l'histoire du père et de la mère, entre la famille et les amis, le dedans et le dehors s'effondrent. Champ de ruines nous privant de nos repères et pire, de nos points d'appui.

Dans mon champ à moi, la folie a gagné du terrain. Certains de mes proches, très proches même, ont eu des réactions incompréhensibles, déplacées, blessantes. Ou pas de réaction du tout, ce qui m'a interrogée sur leur amour pour moi et renvoyée au vide. Le néant de moi, poing de souffrance tellement crispé que mon identité ne s'écrivait plus qu'en sept lettres.

Douleur.


Un décès, a fortiori brutal, agit comme un révélateur.

Des rancoeurs jusqu'alors cachées s'expriment. Des vexations, des jalousies, des petitesses, des radineries dont je fus témoin ou victime. Dont j'aurais souhaité me laver les yeux et le cerveau.

Trop tard : déjà elles s'étaient gravées, indélébiles.

En ce temps de mise à sac, j'aurais voulu conserver une parcelle de naïveté.

Croire en.

Ne pas voir que.

Ne pas affronter le monde tel qu'il est pour m'en préserver un peu. Peut-être parce que celle qui m'aurait protégée envers et contre tout gisait à présent dans le cercueil que je lui avais choisi, glacée comme la neige qui l'avait emportée, la peau aussi caoutchouteuse qu'une poupée de silicone.

Ignorance is bliss, a affirmé mon samouraï.

J'ai pesté mais il n'avait pas tort. La lucidité est une douleur. Aiguë. Nécessaire sans doute. Qui ruine notre confort et transperce l'illusoire rideau de ce que l'on supposait acquis. Confirme des craintes, des soupçons qu'on préférait repousser pour laisser la chance à.

La lucidité nous découvre la réalité nue, parée de toute sa laideur.

Y faire face, c'est passer de l'autre côté. D'un bond irréversible qui fait que plus rien ne sera jamais pareil.

C'est, d'une certaine façon, déménager pour habiter un autre monde. Un cruel et sourd, où l'impossible et l'innommable ont droit de cité puisqu'il se sont produits.

C'est la torture suprême de 1984 de Georges Orwell. La pièce où, par la perte d'une chair aimée, l'horreur la plus redoutée a pris corps.

 

Onde de choc 3bisMais la baffe magistrale donnée par ma demi-soeur, je ne l'attendais pas. Y étais du coup d'autant moins préparée.

Sigrid, mon aînée d'une quinzaine d'années, est née du premier lit de notre pèreElle fut l'une des grandes absentes de mon enfance.

À la différence de son frère, je ne me souviens pas de l'avoir vue à la maison. Une fois peut-être, mais le souvenir est si flou qu'il a des airs de rêve.

J'en ignorais la raison enveloppée de mots vagues : dispute, mésentente.


Il semble également que la mère de Sigrid ne l'encourageait pas à venir. L'en dissuadait peut-être. À en croire notre père, son ex-épouse s'efforçait de laminer les liens qu'il entretenait avec leurs deux enfants.

Où se tenait la vérité ?

Du haut de mon jeune âge, je comprenais que Sigrid ne vînt pas. Parce que le père était dur et souvent violent, plus encore en paroles qu'en actes.

 

Je sus bien plus tard l'adolescence de Sigrid. La dépression. L'anorexie. La boulimie. L'alcool. La défonce. Les mauvaises fréquentations. Les fugues. Les squats. La police. Les tentatives de suicide.

Ma mine effarée contraignit mon demi-frère à s'interrompre :

- Tu ne savais donc pas... ?

Non, je n'en savais rien. Ma demi-soeur était une zonarde miraculée et personne, jamais, ne me l'avait dit. Ni même suggéré.

Avec le temps Sigrid s'était posée. Un appartement. Un boulot peu stimulant mais qui payait les factures. Un mariage duquel naquirent deux filles.

Et, en fil rouge, la psychanalyse. Des années et des années à, semaine après semaine, s'allonger sur le divan. Fouille de soi en perpétuel devenir, encore en chantier aujourd'hui.


Autour de ma majorité, nous nous rapprochâmes. Timidement, tant il est difficile de bâtir sur du vide, de rattraper en quelques jours épars des années d'indifférence.

Entre Sigrid et moi s'étendait toujours une distance.

Psychologique, affective, géographique, physique.

Comme son frère, elle hérita de notre père ses cheveux et ses yeux bruns.

Mon visage était carré, mes joues pleines. Le sien aigu avec des pommettes hautes, comme découpées aux ciseaux. 

Elle était fluette, aérienne, gracile. Moi, à cette époque, ronde et courte.

Décidément, ma demi-soeur et moi ne nous ressemblions pas. 


Onde de choc 2Sigrid assista aux funérailles de ma mère. Quelques mois plus tard, j'étais à Paris lorsqu'elle me téléphona. C'était si rare qu'il devait y avoir une raison.

Je me souviens de la place exacte du bureau dans mon salon. De la lumière rare, du jour si gris qu'il semblait collé à la fenêtre. Du pouf sur lequel je me tenais face à l'ordinateur.


Passées les formules de politesse, Sigrid lança :

- J'aurais voulu remercier ta mère. Sa mort m'a permis de quitter mon mari.

Une incompréhension muette me tétanisa.

Je ne voyais pas le lien.

Je trouvais ses mots horribles. Dans ma blessure pieux enfoncés un par un.

Pourquoi m'avouer que ce décès lui était un bénéfice ? Son merci avait un goût d'indécence, de cruauté aussi candide qu'insupportable.

Et pourquoi me choisir moi, la plus mal placée, pour l'écouter ? Sigrid avait un frère, un demi-frère, une mère. Elle n'avait besoin ni de mon oreille, ni de mon approbation.

Mais le pire restait à venir.

 

Sigrid enchaîna avec ses filles. Depuis longtemps et malgré l'insistance de notre père, elle refusait de les lui confier. De temps à autre pour une activité précise ou un bout d'après-midi, passe. Sinon, c'était sous sa surveillance ou pas du tout.

Donc rarement. Pas assez, en tout cas, de l'avis du paternel.

Sa compagne Odette se plaignit à son tour de cette mise à l'écart.

Sans aucun doute la jugeait-elle infondée.

Sûrement considérait-elle cette garde comme un droit non soumis à accord préalable.

Peut-être désirait-elle sincèrement profiter de petits enfants qui n'étaient, au fond, pas les siens.

Peut-être souhaitait-elle que notre père fût satisfait, donc moins difficile à vivre.

Peut-être y devina-t-elle, obscurément, une façon de souder leur couple bancal. D'abraser leurs discordes, leurs dysfonctionnements, leurs disputes, pour enfin présenter front commun. S'unir dans ce qu'ils n'avaient jamais eu ensemble et que mon père avait si superbement raté : des gosses.

 

À tort ou à raison - et certainement à raison -, Sigrid percevait comme agressives leurs demandes d'adultes en mal d'enfant(s). Se sentait de plus en plus rudement attaquée et peu à peu, acculée.

Tant pis. Elle ne céderait pas.

J'approuvai en évoquant les terribles colères du père, sa violence toujours latente, son incapacité à s'occuper de deux bambins.

- La raison n'est pas là... me détrompa Sigrid.

Où était-elle, alors ?

Réponse : dans une chambre. Quand, après la puberté de Sigrid, notre père avait soulevé son tee-shirt et touché ses seins. Une fois.

Sigrid voulait protéger ses enfants. Mais Sigrid avait besoin d'être soutenue.

Aussi ne s'opposerait-elle pas seule au paternel. Peut-être même pas du tout, sauf s'il tentait à nouveau de lui arracher un droit de garde. Là, elle le confronterait, haut et fort, à cette scène du passé.

À table. En plein repas. Devant son mari, Odette, le reste de la famille, les invités, les petites peut-être.


Onde de choc 4Je crus tomber de mon siège. M'évanouir. Tout s'emmêlait dans ma tête. Mes mots en carambolages, mes idées en pelotes de noeuds.

Je crus hurler, vomir ou pleurer. Je restai simplement silencieuse. Abasourdie. Incrédule. Consternée.

J'ignore si notre père eut réellement ce geste. Probable que oui mais sans, je crois, l'intention que Sigrid lui prête.


Ni pervers ni désaxé, le paternel vit et prospère à côté de la plaque, autarcique irrespectueux des autres dont il n'admet ni les différences ni l'intimité.

Il fut par exemple le premier à se moquer de ma pudeur de pré-ado, enfonçant le clou du rejet d'un corps devenu, plus qu'encombrant, étranger.

Désormais, l'été au camp naturiste, je gardais mon paréo. Limite si mon père n'en tirait pas les franges afin de le faire glisser. Non pour se rincer l'oeil. Juste parce qu'à ses yeux, mon attitude était stupide et la sienne drôle.

Ce qui l'amuse doit amuser les autres.

Ce qui ne le gêne pas ne doit pas les gêner.

Déplacé sans s'en apercevoir, insultant sans le calculer, il a l'inconscience tyrannique des enfants soudain trop gâtés.

Égoïste, il se permet tout. Libéral, tout ce qu'il ne devrait pas. Sans forcément penser à mal, mais guère plus loin que le bout de son nez.

Aussi je ne crois pas, non, qu'il ait tenté d'abuser de Sigrid.

Mais l'important n'est pas ce que je crois. C'est ce qu'elle pense, elle.

 

Je me mis à lui parler d'une voix calme. En apparence posée afin de juguler le désordre menaçant de m'engloutir.

Je dis à ma demi-soeur qu'il était légitime d'être en colère. D'interpréter le geste de notre père comme une agression. D'en être écorchée. De lui demander des explications ou d'exiger des comptes.

Mais par pitié, qu'elle renonce à le faire en public.

Selon moi, cette affaire privée, entre lui et elle, devait le rester. Du moins pour une première confrontation.

Et tandis que les phrases s'alignaient, une petite voix m'interrogeait : est-ce vraiment mon avis ? Ne suis-je pas en train de le protéger, lui ?

Je réfléchis.

Noncette opinion était réellement mienne. Pourtant, je me sentais mal à l'aise.

Des visions s'invitaient sous mon crâne. J'imaginais la table joliment dressée par Odette sous la serre. Notre si peu famille assemblée et la bombe jetée sur la nappe façon Festen*. Des hurlements, des insultes, des larmes.

Je me promis d'éviter tout repas qui réunirait Sigrid et notre père.

Je raccrochai au-delà de l'épuisement, en miettes.


Onde de choc 5bisAprès le désarroi surgit la colère.

D'abord j'en voulus à Sigrid de ses confidences dont je ne saisissais pas l'objet.

Souhaitait-elle obtenir mon aval ? Ou simplement me prévenir d'un futur scandale, d'un drame programmé ?

Elle devait, je suppose, espérer mon soutien. Un qu'il était hors de ma portée d'offrir. Coquille vide luttant pour ne pas sombrer, j'avais à peine assez de force pour moi seule. Impossible de me lester, en plus, du déchirement d'autrui.

Je me dis que ma demi-soeur aurait dû y songer. Me laisser récupérer davantage après les funérailles. M'épargner ce nouveau coup.

Me tenir à l'écart de l'onde de choc. 


Ensuite, je lui en voulus de me placer dans une situation impossible. Notre conversation était bien sûr frappée du sceau du secret. Si je la rapportais à notre père sous forme d'allusion ou de question, je trahirais ma demi-soeur.

C'était trop lourd mais je me suis tue.


Enfin, je lui en voulus de me priver du rien de famille qu'il me restait. Tout peu aidant et si destructeur qu'il soit, cet homme n'en était pas moins mon père.

J'avais déjà perdu un parent.

Me fallait-il, à présent, perdre les deux ?

Ce jour-là, sans le savoir, Sigrid me fit me sentir orpheline.


Un autre jour, forcément, l'abcès éclata, et de la pire manière qui soit.

Explosion en pleine face. Tous, notre père, ma demi-soeur, son mari, leurs enfants, mon demi-frère, Odette, nous fûmes éclaboussés, traînés les uns par les autres dans la boue, disloqués, démembrés.

Chaos dehors, chaos dedans, chaos autour.

Chaos.

 

 

 

* Festen : film danois de Thomas Vinterberg.



Photos : Robert Frank, André Kersetz (série Distorsions),

Willy Ronis., Marie Cosindas.

Toile d'Antony Micallef.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Mardi 27 mars 2 27 /03 /Mars 17:44

Out of stock 2Out of stock, rupture d'approvisionnement, "y en a plus !", finito, nada, nib, zéro, urot in Visayas, se chante en refrain, choeur et canon aux Philippines.

Parfois drôle, souvent irritant, toujours frustrant, c'est une fatalité avec laquelle il faut composer.

Faire avec... et surtout sans.


Au supermarché.

Sur ma liste de courses figure en troisième position : tampons. Je tourne et vire en pure perte entre les rayons. De guerre lasse, j'arrête un vendeur.

- Excuse me... Tampons, please ?

Il me fixe d'une pupille vide. "Tampons", oui, il connaît le mot. Mais non, il n'a aucune idée ce que je cherche.

Un tampon encreur, peut-être ?

Un sceau gravé à mes initiales ?

Des boules d'ouate pour la toilette ? 

Je le détrompe. Je lui explique. À peine ai-je prononcé le mot "règles" que le jeune homme vire au blanc, puis au cramoisi. Au-dessus du col amidonné de son uniforme, son visage semble repeint à la confiture de fraises.


Toujours cette fichue pudeur philippine pour tout ce qui touche au corps et pire, à son intimité. Et pire encore, lorsqu'une femme parle à un homme "d'affaires de femmes".

Mon vis-à-vis jette des regards paniqués à la ronde. À croire que je lui ai proposé une sodomie au rayon crudités. Le bégaiement aux lèvres, il guette une porte de sortie entre les présentoirs. Se jetterait bien à plat ventre sur le carrelage pour ramper, façon parcours du combattant, sous les caddies.

De toute évidence, il prie pour qu'un collègue vienne le tirer d'embarras. Une femme si possible parce que les tampons, ça doit être son rayon. Même si elle n'en utilise pas vu qu'ici, s'introduire un corps étranger dans le vagin tient de la répulsion.

Hélas pour mon vendeur, le deus ex machina tant espéré ne se produit pas. Et hélas encore, pétrifié de politesse ou de gêne, il n'a pas les ressources pour m'échapper.

- Then ? ai-je le mauvais goût d'insister.

Cette fois, c'en est trop. Le pauvre garçon s'enfuit en crachant sa réponse sur un seul souffle :

- OUT... OF... STOCK, Mâ-âm !!

 

 

Out of stock 331 décembre 2011.

La nuit pâlit derrière les palmiersTrop tôt ou trop tard ? Une simple question de point de vue.

Exténuée, saoule de trop de mots, de musique, de vin, de champagne et de rhum, front contre les étoiles et pieds couverts de sable, je remonte lentement la route de la plage.

Vite, un habal-habal et je suis chez moi. Enfin.


Par chance, quelques-uns patientent à la station du carrefour. Certains assis sur un court banc de bois, la plupart allongés sur le siège de leur bécane, orteils en éventail sur le guidon.

Je les réveille d'un tonitruant :

- Bonne année !!

Leur réponse ne tarde guère :

- Where are you going, Mââm ?

Je lance ma direction comme une bouteille à la mer. Les chauffeurs se concertent pour me désigner l'un d'eux. Encore à moitié endormi, celui-ci s'avance dans une pétarade.

- Had a good time, Mââm ?

Je confirme en me massant les tempes. Monte sur le siège, m'agrippe au porte-bagages, ignore l'habituel "enlacez le conducteur !" et donne le top départ.


La moto rugit, s'élance. Et, deux cent mètres plus loin... s'arrête.

Rapide inspection de la chaîne. Non, ma robe n'est pas coincée dedans. Je l'aurais d'ailleurs senti.

Vérification du tableau de bord. Impossible d'y lire quoi que ce soit, le contact est coupé et toutes les aiguilles sont cassées.

Tour de clef pour redémarrer.

Le moteur a un hoquet, le métal un soubresaut avant de mourir entre nos cuisses.

Le Philippin tape le guidon à la façon d'un lumineux "j'ai compris !". Pouffe, se retourne et me lance, un coin de la bouche relevé en un sourire, l'autre abaissé en une virgule de déception :

- Sorry, Mââm... Gazoline out of stock !

Plantée tel un fanal dans ma robe blanche, je me retrouve seule sur la route.

 

 

Out of stock23 janvier 2012.

Le voyage pour rejoindre mon samouraï commence ici, juste devant chez moi.

Le tricycle qui devait me conduire à l'aéroport m'a oubliée. À moins qu'il n'ait trouvé, en chemin, un autre client.

Par chance, il ne pleut pas. De fait, un véhicule finira bien par passer et m'emmener. Une puti (une blanche) lestée d'un gros sac en bord de bitume, le message semble assez clair. Comme si j'avais placardé "auto-stoppeuse en besoin urgent" sur mon front.

Ca, c'est la théorie.

Parce qu'en pratique, que pouic.

Les minutes défilent. Aggravée par ma trop courte nuit, une nervosité sèche me gagne. J'ai beau avoir calculé large pour le trajet, mon temps de sécurité se raccourcit dangereusement. Et je ne veux pas, pour rien au monde, rater ce vol pour Manille.


Une moto pile à ma hauteur.

- Need a ride, Mââm ?

J'acquiesce soulagée. Mais au nom de la grande ville, le conducteur se rembrunit. Il me dépannerait volontiers, mais voilà : il n'a pas son permis sur lui. Ou pas de permis tout court. Et vu les barrages de police aléatoires, il refuse de courir le risque d'être contrôlé.

Moi aussi, en fait.

J'attends encore. Cinq minutes. Dix.

Enfin, une autre moto ralentit. Cette fois, le chauffeur est en règle et moi en retard. J'explique que mon avion décolle bientôt. Il accélère.

Je me croyais tirée d'affaire.

J'avais tort.


À mi-trajet, nous jouons retour vers le futur.

La moto halète comme un vieux cheval, tousse comme une tuberculeuse, rend son âme mécanique dans un pathétique "pof pof".

Je grince à bout de nerfs : 

- Gazoline out of stock ?

- Oh, yes, Mââm. Out of stock, gazoline !

Pincez-moi je rêve... Mais non.

Terminus, tout le monde descend.

Je m'empare de mon sac, le Philippin de sa moto. Il pousse, je porte. Cahin-caha sur deux kilomètres, jusqu'au prochain sari-sari devant remplir deux conditions : être ouvert et vendre de l'essence. Pas à la pompe, bien sûr, cet équipement coûte trop cher.

Et je vous mets quoi pour la route, ma p'tite dame ?

Deux bouteilles de soda remplies de pétrole, s'il vous plaît.

J'ai eu mon avion de justesse. En stoppant devant l'aéroport, le chauffeur m'a dit d'un air malicieux :

- If plane out of stock, Mââm, I drive you back !

(S'il n'y a plus d'avion, Madame, je vous reconduis !)

 

 

Out of stock 5Une après-midi de 2011.

Je marche en listant ce que j'ai oublié chez moi, à une demi-journée de voyage.

Mon téléphone, le câble de mon IPod, un tee-shirt pour dormir, du lait pour le corps. Seul ce dernier est facilement remplaçable. D'autant que là, au coin, se tient un petit supermarché.

Je pousse la porte. Ici, pas de produits destinés aux étrangers. C'est philippin pur jus, ce qui ne me pose aucun problème.

A priori, car j'ai omis un détail : l'obsession du blanc.


En Asie comme en Afrique, être blanche, c'est être belle.

Presque tous les savons, gels douche, crèmes et cosmétiques ont une action blanchissante. Et si un fond de teint ou une poudre n'en a pas, ils sont pâles, d'une couleur jurant avec les carnations foncées. Rendant même ridicules les femmes qui en abusent, involontaires actrices de Nô* au masque blanchâtre, parfois croûteux, apposé sur leurs faces.


Les tropiques m'ont légué la peau caramel. Pas question de me tartiner de lait éclaircissant, de me réveiller zébrée ou de risquer l'allergie*. Mais sans surprise, une fouille approfondie du rayon "soins du corps" me laisse bredouille.

Je demande tout de même à une vendeuse. Qui, ne me comprenant pas, tente de se débarrasser de moi d'un laconique :

- Out of stock, Mââm.

J'insiste. J'explique encore. Pas de blanchissant. Bronzée je suis et veux le rester.

La jeune femme plisse un front buté, comme incrédule. J'ai l'impression d'entrer dans son cerveau pour l'entendre penser :

"N'importe quoi, ces étrangères ! Elles ont qui la chance d'être nées blanches, elles veulent donc devenir ou rester... noires ? S'enlaidir ?"

Elle a compris sans comprendre, ni changer sa réponse d'une syllabe :

- Out of stock, Mââm.

"Non, pas out of stock ! ai-je eu envie de protester. Out of stock, ça ne marche que pour les produits référencés un jour en rayon !"

Or, du lait non blanchissant, ce supermarché n'en a jamais eu.

 

 

Out of stock 6D'autres jours...

Un ami de Bertille a besoin de 40 m2 de carrelage pour le salon de sa nouvelle maison. Le magasin lui en a livré 32, les huit derniers sont...

... out of stock.

Mais qu'il se rassure : il pourra compléter avec d'autres carreaux. Si la chance lui sourit, il trouvera - presque - le même motif.

 

La mercerie propose des rubans dans des teintes classiques et plus improbables. Violet d'automne, jaune poussin malade, rose fuchsia églantine, blanc devant marron derrière...

Les noirs, quant à eux, sont...

... out of stock.

 

Le cordon de mon disque dur ?

Out of stock.

L'ordinateur portable figurant pourtant au catalogue du magasin ?

Out of stock.

Le Lonely Planet des Philippines aux Philippines ?

Out of stock.

 

Avec Bertille, on compare. On s'en plaint. On en rit. D'autant plus depuis qu'elle m'a dit :

- Et factory defect*, tu ne la connais pas, celle-là ?

Euh... Pas encore. Mais je l'attends de pied ferme.

Une femme prévenue en vaut deux, pas vrai ?

 

 

 

* Nô : style traditionnel de théâtre japonais.

* Étant bourrés de composants chimiques, les produits blanchissants abîment la peau et peuvent provoquer des intolérances et/ou réactions allergiques.

* Défaut d'usine.  

 

2e photo : Walker Evans ;

4e : Horst P. Horst ; 5e : Issei Suda.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines - Communauté : les blogs persos
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Lundi 26 mars 1 26 /03 /Mars 18:23

YannYann tenait avec son épouse un petit complexe hôtelier orienté vers la clientèle française. Simple d'accès, un peu bourru, il avait un contact rugueux et une poignée de main à vous écraser les doigts.

Je sentais chez lui une force tassée, des désirs comprimés, une sorte de violence qui ne trouvait pas son canal.

Yann semblait aller bien sans paraître vraiment heureux.


Je le croisais souvent au restaurant. Notre favori de la plage ou l'Italien qui sert de si bonnes pizzas. Yann ne manquait ni de me dire bonjour, ni de s'attarder pour quelques mots.

Les dernières nouvelles, son resort, les clients... Conversations de riens tissant malgré tout un lien, celui de deux Français expatriés sur le même bout de terre.


Je me souviens de la piscine de son hôtel. Du dauphin en petits carreaux sombres dessiné au fond. Des entraînements que j'y suivis pour devenir guide de palanquée. De la pente si glissante que mon instructeur et moi dérivions à genoux sur toute la longueur du bassin.

Je me souviens de l'apéro français organisé dans son restaurant. Il y avait du vin, des toasts, du fromage, du jambon fumé et, luxe inouï, du foie gras. Yann se tenait derrière le bar sans vraiment tenir en place. Bon vivant, il enfournait des canapés à gestes pressés, donnait la réplique aux uns et aux autres, plaisantait et parlait fort.

Ce soir-là, en bonne compagnie dans son domaine, il semblait joyeux.

Je me souviens, un jour, de n'avoir pas reconnu Yann. Attablées devant un carpaccio, Bertille et moi fixâmes d'un oeil surpris l'homme qui nous saluait. Yann ne portait pas ses lunettes. Il avait perdu vingt kilos. De son enveloppe d'imposant colosse était sortie une autre silhouette, méconnaissable et presque maigre.

Ainsi allégé, Yann paraissait plus jeune. Plus dynamique aussi.


Yann avait à peine plus de cinquante ans et deux grands enfants.

Yann est mort hier d'un arrêt cardiaque. 

Aussitôt j'ai pensé à sa famille. À cette atrocité du vide, cette incompréhension sidérée que laisse un départ aussi brutal.

Aux démarches à faire, probablement compliquées par les méandres des lois philippines.

À l'étourdissement hagard des obsèques à organiser, des papiers à remplir, des décisions à prendre, des affaires à trier.


Jouir d'etre 2J'ai pensé à l'infini chagrin d'après, quand il n'y a plus de dérivatif à la douleur.

Quand on se retrouve seul face à soi, ses souvenirs et ses regrets.

Quand les nuits se peuplent de cauchemars qui renaissent au matin.

Des jours, des semaines, des mois, des années à supporter une absence insupportable, à tenter de l'apprivoiser pour éviter la folie.

J'ai pensé à la terrible fragilité de cette vie qui, un jour, nous pète entre les doigts.


Entre le début du ruban et sa fin, une existence. Ce qu'on en fait, pour le pire ou le meilleur.

Les déceptions, les ratés, les obstacles, les peurs, les ruptures, les accidents, les pertes, les drames.

L'espoir, les plaisirs immenses ou minuscules, les rencontres, l'amitié, l'amour, l'échange, les découvertes, l'émerveillement, la beauté.

Ici. Maintenant.

Être.

Jouir d'être.

 

 

Photos : John Gutman, Jeanloup Sieff.

Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Mercredi 21 mars 3 21 /03 /Mars 14:02

NielsIl était penché, studieux. Par la vitre je distinguais les galets parfaitement alignés de sa colonne, ses omoplates en récifs jumeaux, ses épaules en pente douce, ses bras de Vénus de Milo coupés aux coudes par la fenêtre.

Cet homme au dos de marbre avait une immobilité de statue. Je l'observais fascinée, lui prêtant des traits aussi réguliers que la géographie de son buste.

Peut-être fut-ce le poids de mon regard qui le poussa à lever la tête, pensif.

Peut-être fut-ce le hasard.


D'un mouvement coulé semblant chorégraphié à ma seule intention, il se retourna pour s'étirer de tout son long.

Il ne me vit pas figée en contrebas.

La distance rendait son visage flou. Comme si, fraîchement taillé dans le roc, il en sortait couvert de poussière.

Mais peut-être était-ce moi qui ne voulais pas le voir. Car je discernais très nettement la ligne de poils bruns fusant de son nombril à son short de bain.

Explosion d'étonnement ou de désir, un brusque hoquet me saisit. Ma gorge se contracta sous l'impact. Le "huink !" échappé de mes lèvres me parut si bruyant que cet homme, même haut perché, ne pouvait que l'entendre.

Je me trompais. Il ne baissa pas les paupières.

Alors c'est moi qui montai à lui.

 

Il vit d'abord mes prunelles prises dans un rayon de soleil. Puis mes fesses alors que, penchée, je feuilletais la brochure de l'hôtel. Je feignis d'ignorer son regard qui insistait sur ma croupe, ma taille sanglée par une large ceinture, mes cuisses nerveuses battant la mesure de mon pied nu.

Il avança une main vers mes hanches. En infléchit habilement la courbe pour s'emparer de ma paume.

Son contact brûlant me surprit. Des papillons tourbillonnants semblèrent ricocher contre mon épiderme. Concentrée, comme brute, l'énergie de l'homme voletait vers moi pour se diffuser dans mon sang.

Seconde d'intimité volée, comme électrique.

Gênée, je retirai ma main.

- My name is Niels. Nice to meet you.

Niels avait adopté l'accent nasal des États-Unis. D'origine danoise, il avait cet aspect robuste que, peut-être à tort, je prête aux marins de son pays. Une poitrine impressionnante, glabre, polie, taillée à la hache. Des abdominaux en plaquettes de chocolat. Une bouche si charnue qu'elle paraissait devoir s'écarter sur ses dents. De grands yeux très bruns qui contrastaient avec ses cheveux blonds.

Un bel homme, sans doute.


Niels 2Niels était en vacances avec un ami. Sympathique, drôle, bavard, Benjamin cultivait un easy going nord-américain, amabilité sans chichis ponctuée de solides éclats de rire.

Le lendemain nous nous retrouvâmes sur le bateau. Niels, occupé à passer son Open Water*, resta à quai. Il s'enferma dans la salle de cours en regrettant de ne pas être du voyage.

Les plongées furent courtes. Je ne m'en plaignis pas. Dès la première le froid me saisit. Glacée, tremblante, je remontai sur le pont, me désharnachai, enlevai ma combinaison trempée, m'allongeai en plein soleil et m'assoupis.


L'ombre de Benjamin m'éveilla. Prévenant, il m'apportait un café chaud et des miettes de conversation. Qu'il m'invita, à notre retour, à prolonger au restaurant.

Notre déjeuner tardif se conclut par une proposition en points d'interrogation.

Si j'étais libre ce soir, nous pourrions dîner ensemble. En compagnie de Niels s'il souhaitait se joindre à nous. Et si lui, Benjamin, avait entre temps récupéré de ses plongées. Deux et il était déjà à demi mort de fatigue.

- Why not ? répondis-je.

Cela faisait beaucoup de conditions, autant d'inconnues qui me laissaient libre de me rétracter. Benjamin avait beau être agréable, je ne sortirais pas de chez moi si Niels déclarait forfait.

C'était aussi clair qu'inavouable.


À neuf heures arriva le message que je n'attendais plus. Benjamin, dans un lieu que je déteste. Le genre d'endroit avec une musique assourdissante et des serveuses habillées comme des putains. Je n'ai rien contre les putains. J'ai même failli en être une. Mais les Philippines grimées pour la chasse au Blanc m'agacent, ou plutôt m'attristent.

Diplomatiquement je demandai si Niels était du dîner.

Il en était.

Je mis une robe noire et du mascara. Marchai sur la route sombre en guettant un habal-habal. À cette heure-là, personne. Je me résignai à gagner le restaurant à pied quand une moto s'arrêta.

Mon soir de chance, apparemment.

Les deux garçons partageaient une table trop large. À peine assise et déjà l'impression d'être à des kilomètres. La musique nous contraignait à parler fort. Je repoussai le menu pour commander un simple Coca. Pas faim, merci. Mon dîner est déjà là, à engloutir un énorme hamburger en s'aspergeant les doigts de sauce.

De quoi vous dégoûter d'être carnassière.


Marathon man3Retour en moto serrés l'un contre l'autre. L'amorce du désir, en général. Sauf que là, je n'éprouvais pas grand-chose.

J'accusai le vent. La fatigue. Tout mais pas ce beau garçon blond au souffle lourd sur mes cheveux.

Ma terrasse. Un verre et une paume qui filait sur mes jambes. De baisers en caresses, je me glissai sur Niels pour l'enfourcher. Lui pétrissait ma chair telle une pâte à pain, faufilait ses doigts sous les manches de ma robe et mon soutien-gorge, puis par le bas, sous ma culotte.

L'un et l'autre me furent ôtés avant que je ne puisse souffler :

- Allons à l'intérieur...


Niels ne me laissa pas me lever. Me soulevant comme un fardeau de plumes, il décolla sans effort son bassin de la chaise, traversa la terrasse d'un pas léger et me déposa sur le lit.

Les vêtements que j'aurais bien enlevés avec lenteur fusèrent sur le plancher.

Niels m'apparut nu. Torse toujours sublime mais jambes étranges, aux cuisses surdéveloppées et plus dures que du bois.

Sur moi, leurs muscles saillants peinaient à trouver leur place. Ils se contractaient en prenant mes hanches en tenaille, pinçaient mes cuisses, heurtaient mes genoux.

Presque douloureux et fort peu érotique.


Contre mon ventre, un quintal de chair tressautante. Je me dégageai dans un petit soupir qui pouvait passer pour du ravissement. Me retournai, à genoux, paumes appuyées au mur.

Niels approuva mon initiative. Grogna, gémit, me pilonna avec énergie mais sans méthode. Le matelas trop épais protestait. Ses ressorts élastiques nous propulsaient vers le haut, mini bonds ridicules que Niels contrecarrait à la force du poignet.

Une gambade plus haute et nous faillîmes perdre l'équilibre, basculer pour nous retrouver au bas du sommier, enchevêtrés sur le carrelage froid.

Je corrigeai l'erreur de trajectoire d'un vigoureux mouvement de croupe. Croupe que Niels se mit à tapoter entre deux compliments.

Soudain l'impression d'être une jument remerciée pour son ardeur à la tâche.

Et ça durait, ça durait.

Un autre que Niels eût été ruisselant, vaincu, hors d'haleine. Pas lui. Il me l'avait confié plus tôt, la course à pieds était sa spécialité. Dix mois déjà qu'il s'entraînait, et dur, pour le marathon de New York.

Si l'un de nous devait demander grâce, ce serait moi. Sans l'ombre d'un doute.

Je cédai pour tomber sur le flanc. Épuisée, suffocante, courbatue.

Il fallait en finir. Ce qui réclama du temps, de la patience et un peu de technique.


Plus tard, Niels dit :

- C'est Benjamin qui sera jaloux.

Je levai un sourcil surpris.

"De quoi, au juste ?", manquai-je de questionner.

- Tu lui plaisais aussi beaucoup... Mais tu as bien fait de me choisir. Il est, j'en suis certain, moins bon amant que moi.

J'en restai muette.

L'assurance benoîte de certains mâles a le don de me clouer le bec.


 

Open Water : premier niveau de plongée dans le système PADI. Il permet de descendre jusqu'à 18 mètres.


Photos : Horst P. Horst, Jeanloup Sieff,

Hanz Hajek Halke.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Mardi 13 mars 2 13 /03 /Mars 15:56

Habal habalLa route, la nuit.

Le noir dense qui s'écarte devant nous, violé par la lueur des phares.

La végétation sombre, luxuriante, oppressante, soudain teintée de vert tendre.

Les pétarades du moteur qui boivent les bruits nocturnes. Les cigales, les grenouilles, la musique disco jouée, pourtant à plein volume, au front des saris-saris*.

Les autres motos, vaisseaux zigzaguants chargés d'une, deux, trois, quatre personnes. Un homme au volant et des femmes à l'arrière, un enfant juché debout contre le guidon. Les "gamins pare-chocs", comme je les appelle.

À ras de bitume, les chiens en maraude, les chèvres attachées à un piquet. Les Philippins qui marchent sans lampe de poche. Ceux qui s'y assoient pour discuter, s'y reposer, s'y endormir parfois.

Le Tanduay* est traître. La mestiza* encore plus.

 

La musique, trop forte, entre mes oreilles. Souvent la même, refrain de route fondue au paysage. Le prolongeant, le densifiant, ricochant sur les palmiers, s'agrégeant aux collines, dansant dans l'air moite pour se confondre aux gifles du vent.

"Friday night I'm going nowhere / All the lights are changing green to red..."

Aujourd'hui encore, Babylon a pour moi les accents de la traversée de l'île. Du soleil sur mes épaules nues. Des parfums de mes chauffeurs.

À portée de main, interdite et si proche, la ligne de leurs cheveux jais coupés raides sur leurs nuques. Leurs corps penchés au même rythme que le mien, étreintes disjointes mêlées de métal, de plastique et de cuir.

 

Les injonctions en plaisanteries d'avant départ :

Hold the driver !

- Sit down closer !

Et les rires. Visages tannés fendus comme des pêches sur des dents manquantes.

Et mon mollet qui passe par dessus de la selle. Et mes jambes qui s'écartent.

Une fois tant que j'en ai craqué ma jupe. Et que je me suis assise, l'air de rien, en culotte.

Et les sacs de courses qu'il faut caler. À l'avant, à noeuds serrés sur le guidon. À plat sur mon dos, mes genoux.

 

Et la franche impulsion qui nous fait jaillir du parking, chargés comme des mules cherchant leur équilibre. Vacillant d'abord puis, prodige de la vitesse, solide, droit, plein comme un oeuf dévalant un tronçon d'autoroute.

Habal 2

La vue du pont. Sublime, panoramique, à perte de vue sur la pleine mer. Un choc d'immensité après les ruelles crasseuses de la ville.

Des bangkas aux longues jambes posées sur le bleu telle des araignées.

Des enfants jouant dans l'eau sale du port.

Des pêcheurs trempant leurs lignes à deux pas des voitures climatisées aspirant le macadam. Leurs tenues débraillées en bras d'honneur à la modernité.

Ceux-là ne sont pas de la même époque, ils cohabitent.


Le casque bat la breloque sur mon front. Coquille trop grande qui ne sert à rien, qu'on enlève souvent avant ou après le pont, là où se tient le poste de police.

Il y a de l'inchallah dans nos voyages, la conscience d'un danger qui fait rouler à petite allure allié à un mépris du risque. Ou peut-être au respect de la fatalité.

Si c'est ici, ainsi, que ma course doit s'achever... Ainsi soit-il.

Et toujours, intense, vertigineux, le vent de la liberté qui bat à mon cou.

 

 

Habal-habal : moto-taxi en Visayas.

 Saris-saris : petits magasins tenus par une famille, qui vendent de tout. L'épicerie à la philippine, en quelque sorte.

Tuanday : la marque de rhum la plus consommée aux Philippines.

Mestiza : cocktail mêlant Tuanday, bière (forte) locale, Coca-Cola et glace.

Bangka : bateau à moteur et à balanciers.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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