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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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  • Expatriée en Asie, transhumante, blonde et sous-marine.
Mercredi 28 mars 3 28 /03 /Mars 20:37

Onde de chocLe décès de Yann a ouvert grand en moi une porte entrebâillée. Par elle et contre mon gré déferlent des souvenirs, un ressac de fatigue et de tristesse que je peine à endiguer.

Mes insomnies reviennent, me tenant en alerte jusqu'à l'aube. Mais au lieu de les combattre, je les peuple d'écriture, de films et de livres. Tout plutôt que de tourner en vain sur les draps, paupières ouvertes et pensées jouant à saute-mouton, en débandade sur les images du manque, des heures sombres de Paris, des visages chéris et perdus.

Je repense beaucoup à ma mère. À ce premier hiver de deuil qui n'en finissait plus de s'acheverÀ l'éclatement de ma sphère familiale déjà bien fragile.


Et je me dis encore qu'un décès, c'est une onde de choc.

Sa déflagration retentit à l'annonce de l'impensable, la mort. Mais son point d'aboutissement, là où les vagues ne seront plus que remous presque apaisés, est impossible à situer.

Cette onde de choc est une infection propagée d'une partie malade à une autre, contaminant, empoisonnant, gangrenant tout sur son passage.

Les cloisons érigées entre l'histoire du père et de la mère, entre la famille et les amis, le dedans et le dehors s'effondrent. Champ de ruines nous privant de nos repères et pire, de nos points d'appui.

Dans mon champ à moi, la folie a gagné du terrain. Certains de mes proches, très proches même, ont eu des réactions incompréhensibles, déplacées, blessantes. Ou pas de réaction du tout, ce qui m'a interrogée sur leur amour pour moi et renvoyée au vide. Le néant de moi, poing de souffrance tellement crispé que mon identité ne s'écrivait plus qu'en sept lettres.

Douleur.


Un décès, a fortiori brutal, agit comme un révélateur.

Des rancoeurs jusqu'alors cachées s'expriment. Des vexations, des jalousies, des petitesses, des radineries dont je fus témoin ou victime. Dont j'aurais souhaité me laver les yeux et le cerveau.

Trop tard : déjà elles s'étaient gravées, indélébiles.

En ce temps de mise à sac, j'aurais voulu conserver une parcelle de naïveté.

Croire en.

Ne pas voir que.

Ne pas affronter le monde tel qu'il est pour m'en préserver un peu. Peut-être parce que celle qui m'aurait protégée envers et contre tout gisait à présent dans le cercueil que je lui avais choisi, glacée comme la neige qui l'avait emportée, la peau aussi caoutchouteuse qu'une poupée de silicone.

Ignorance is bliss, a affirmé mon samouraï.

J'ai pesté mais il n'avait pas tort. La lucidité est une douleur. Aiguë. Nécessaire sans doute. Qui ruine notre confort et transperce l'illusoire rideau de ce que l'on supposait acquis. Confirme des craintes, des soupçons qu'on préférait repousser pour laisser la chance à.

La lucidité nous découvre la réalité nue, parée de toute sa laideur.

Y faire face, c'est passer de l'autre côté. D'un bond irréversible qui fait que plus rien ne sera jamais pareil.

C'est, d'une certaine façon, déménager pour habiter un autre monde. Un cruel et sourd, où l'impossible et l'innommable ont droit de cité puisqu'il se sont produits.

C'est la torture suprême de 1984 de Georges Orwell. La pièce où, par la perte d'une chair aimée, l'horreur la plus redoutée a pris corps.

 

Onde de choc 3bisMais la baffe magistrale donnée par ma demi-soeur, je ne l'attendais pas. Y étais du coup d'autant moins préparée.

Sigrid, mon aînée d'une quinzaine d'années, est née du premier lit de notre pèreElle fut l'une des grandes absentes de mon enfance.

À la différence de son frère, je ne me souviens pas de l'avoir vue à la maison. Une fois peut-être, mais le souvenir est si flou qu'il a des airs de rêve.

J'en ignorais la raison enveloppée de mots vagues : dispute, mésentente.


Il semble également que la mère de Sigrid ne l'encourageait pas à venir. L'en dissuadait peut-être. À en croire notre père, son ex-épouse s'efforçait de laminer les liens qu'il entretenait avec leurs deux enfants.

Où se tenait la vérité ?

Du haut de mon jeune âge, je comprenais que Sigrid ne vînt pas. Parce que le père était dur et souvent violent, plus encore en paroles qu'en actes.

 

Je sus bien plus tard l'adolescence de Sigrid. La dépression. L'anorexie. La boulimie. L'alcool. La défonce. Les mauvaises fréquentations. Les fugues. Les squats. La police. Les tentatives de suicide.

Ma mine effarée contraignit mon demi-frère à s'interrompre :

- Tu ne savais donc pas... ?

Non, je n'en savais rien. Ma demi-soeur était une zonarde miraculée et personne, jamais, ne me l'avait dit. Ni même suggéré.

Avec le temps Sigrid s'était posée. Un appartement. Un boulot peu stimulant mais qui payait les factures. Un mariage duquel naquirent deux filles.

Et, en fil rouge, la psychanalyse. Des années et des années à, semaine après semaine, s'allonger sur le divan. Fouille de soi en perpétuel devenir, encore en chantier aujourd'hui.


Autour de ma majorité, nous nous rapprochâmes. Timidement, tant il est difficile de bâtir sur du vide, de rattraper en quelques jours épars des années d'indifférence.

Entre Sigrid et moi s'étendait toujours une distance.

Psychologique, affective, géographique, physique.

Comme son frère, elle hérita de notre père ses cheveux et ses yeux bruns.

Mon visage était carré, mes joues pleines. Le sien aigu avec des pommettes hautes, comme découpées aux ciseaux. 

Elle était fluette, aérienne, gracile. Moi, à cette époque, ronde et courte.

Décidément, ma demi-soeur et moi ne nous ressemblions pas. 


Onde de choc 2Sigrid assista aux funérailles de ma mère. Quelques mois plus tard, j'étais à Paris lorsqu'elle me téléphona. C'était si rare qu'il devait y avoir une raison.

Je me souviens de la place exacte du bureau dans mon salon. De la lumière rare, du jour si gris qu'il semblait collé à la fenêtre. Du pouf sur lequel je me tenais face à l'ordinateur.


Passées les formules de politesse, Sigrid lança :

- J'aurais voulu remercier ta mère. Sa mort m'a permis de quitter mon mari.

Une incompréhension muette me tétanisa.

Je ne voyais pas le lien.

Je trouvais ses mots horribles. Dans ma blessure pieux enfoncés un par un.

Pourquoi m'avouer que ce décès lui était un bénéfice ? Son merci avait un goût d'indécence, de cruauté aussi candide qu'insupportable.

Et pourquoi me choisir moi, la plus mal placée, pour l'écouter ? Sigrid avait un frère, un demi-frère, une mère. Elle n'avait besoin ni de mon oreille, ni de mon approbation.

Mais le pire restait à venir.

 

Sigrid enchaîna avec ses filles. Depuis longtemps et malgré l'insistance de notre père, elle refusait de les lui confier. De temps à autre pour une activité précise ou un bout d'après-midi, passe. Sinon, c'était sous sa surveillance ou pas du tout.

Donc rarement. Pas assez, en tout cas, de l'avis du paternel.

Sa compagne Odette se plaignit à son tour de cette mise à l'écart.

Sans aucun doute la jugeait-elle infondée.

Sûrement considérait-elle cette garde comme un droit non soumis à accord préalable.

Peut-être désirait-elle sincèrement profiter de petits enfants qui n'étaient, au fond, pas les siens.

Peut-être souhaitait-elle que notre père fût satisfait, donc moins difficile à vivre.

Peut-être y devina-t-elle, obscurément, une façon de souder leur couple bancal. D'abraser leurs discordes, leurs dysfonctionnements, leurs disputes, pour enfin présenter front commun. S'unir dans ce qu'ils n'avaient jamais eu ensemble et que mon père avait si superbement raté : des gosses.

 

À tort ou à raison - et certainement à raison -, Sigrid percevait comme agressives leurs demandes d'adultes en mal d'enfant(s). Se sentait de plus en plus rudement attaquée et peu à peu, acculée.

Tant pis. Elle ne céderait pas.

J'approuvai en évoquant les terribles colères du père, sa violence toujours latente, son incapacité à s'occuper de deux bambins.

- La raison n'est pas là... me détrompa Sigrid.

Où était-elle, alors ?

Réponse : dans une chambre. Quand, après la puberté de Sigrid, notre père avait soulevé son tee-shirt et touché ses seins. Une fois.

Sigrid voulait protéger ses enfants. Mais Sigrid avait besoin d'être soutenue.

Aussi ne s'opposerait-elle pas seule au paternel. Peut-être même pas du tout, sauf s'il tentait à nouveau de lui arracher un droit de garde. Là, elle le confronterait, haut et fort, à cette scène du passé.

À table. En plein repas. Devant son mari, Odette, le reste de la famille, les invités, les petites peut-être.


Onde de choc 4Je crus tomber de mon siège. M'évanouir. Tout s'emmêlait dans ma tête. Mes mots en carambolages, mes idées en pelotes de noeuds.

Je crus hurler, vomir ou pleurer. Je restai simplement silencieuse. Abasourdie. Incrédule. Consternée.

J'ignore si notre père eut réellement ce geste. Probable que oui mais sans, je crois, l'intention que Sigrid lui prête.


Ni pervers ni désaxé, le paternel vit et prospère à côté de la plaque, autarcique irrespectueux des autres dont il n'admet ni les différences ni l'intimité.

Il fut par exemple le premier à se moquer de ma pudeur de pré-ado, enfonçant le clou du rejet d'un corps devenu, plus qu'encombrant, étranger.

Désormais, l'été au camp naturiste, je gardais mon paréo. Limite si mon père n'en tirait pas les franges afin de le faire glisser. Non pour se rincer l'oeil. Juste parce qu'à ses yeux, mon attitude était stupide et la sienne drôle.

Ce qui l'amuse doit amuser les autres.

Ce qui ne le gêne pas ne doit pas les gêner.

Déplacé sans s'en apercevoir, insultant sans le calculer, il a l'inconscience tyrannique des enfants soudain trop gâtés.

Égoïste, il se permet tout. Libéral, tout ce qu'il ne devrait pas. Sans forcément penser à mal, mais guère plus loin que le bout de son nez.

Aussi je ne crois pas, non, qu'il ait tenté d'abuser de Sigrid.

Mais l'important n'est pas ce que je crois. C'est ce qu'elle pense, elle.

 

Je me mis à lui parler d'une voix calme. En apparence posée afin de juguler le désordre menaçant de m'engloutir.

Je dis à ma demi-soeur qu'il était légitime d'être en colère. D'interpréter le geste de notre père comme une agression. D'en être écorchée. De lui demander des explications ou d'exiger des comptes.

Mais par pitié, qu'elle renonce à le faire en public.

Selon moi, cette affaire privée, entre lui et elle, devait le rester. Du moins pour une première confrontation.

Et tandis que les phrases s'alignaient, une petite voix m'interrogeait : est-ce vraiment mon avis ? Ne suis-je pas en train de le protéger, lui ?

Je réfléchis.

Noncette opinion était réellement mienne. Pourtant, je me sentais mal à l'aise.

Des visions s'invitaient sous mon crâne. J'imaginais la table joliment dressée par Odette sous la serre. Notre si peu famille assemblée et la bombe jetée sur la nappe façon Festen*. Des hurlements, des insultes, des larmes.

Je me promis d'éviter tout repas qui réunirait Sigrid et notre père.

Je raccrochai au-delà de l'épuisement, en miettes.


Onde de choc 5bisAprès le désarroi surgit la colère.

D'abord j'en voulus à Sigrid de ses confidences dont je ne saisissais pas l'objet.

Souhaitait-elle obtenir mon aval ? Ou simplement me prévenir d'un futur scandale, d'un drame programmé ?

Elle devait, je suppose, espérer mon soutien. Un qu'il était hors de ma portée d'offrir. Coquille vide luttant pour ne pas sombrer, j'avais à peine assez de force pour moi seule. Impossible de me lester, en plus, du déchirement d'autrui.

Je me dis que ma demi-soeur aurait dû y songer. Me laisser récupérer davantage après les funérailles. M'épargner ce nouveau coup.

Me tenir à l'écart de l'onde de choc. 


Ensuite, je lui en voulus de me placer dans une situation impossible. Notre conversation était bien sûr frappée du sceau du secret. Si je la rapportais à notre père sous forme d'allusion ou de question, je trahirais ma demi-soeur.

C'était trop lourd mais je me suis tue.


Enfin, je lui en voulus de me priver du rien de famille qu'il me restait. Tout peu aidant et si destructeur qu'il soit, cet homme n'en était pas moins mon père.

J'avais déjà perdu un parent.

Me fallait-il, à présent, perdre les deux ?

Ce jour-là, sans le savoir, Sigrid me fit me sentir orpheline.


Un autre jour, forcément, l'abcès éclata, et de la pire manière qui soit.

Explosion en pleine face. Tous, notre père, ma demi-soeur, son mari, leurs enfants, mon demi-frère, Odette, nous fûmes éclaboussés, traînés les uns par les autres dans la boue, disloqués, démembrés.

Chaos dehors, chaos dedans, chaos autour.

Chaos.

 

 

 

* Festen : film danois de Thomas Vinterberg.



Photos : Robert Frank, André Kersetz (série Distorsions),

Willy Ronis., Marie Cosindas.

Toile d'Antony Micallef.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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