Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Yann tenait avec son épouse un petit complexe hôtelier orienté vers la clientèle française. Simple d'accès, un peu bourru, il avait un contact rugueux et une poignée de main à vous écraser les doigts.
Je sentais chez lui une force tassée, des désirs comprimés, une sorte de violence qui ne trouvait pas son canal.
Yann semblait aller bien sans paraître vraiment heureux.
Je le croisais souvent au restaurant. Notre favori de la plage ou l'Italien qui sert de si bonnes pizzas. Yann ne manquait ni de me dire bonjour, ni de s'attarder pour quelques mots.
Les dernières nouvelles, son resort, les clients... Conversations de riens tissant malgré tout un lien, celui de deux Français expatriés sur le même bout de terre.
Je me souviens de la piscine de son hôtel. Du dauphin en petits carreaux sombres dessiné au fond. Des entraînements que j'y suivis pour devenir guide de palanquée. De la pente si glissante que mon instructeur et moi dérivions à genoux sur toute la longueur du bassin.
Je me souviens de l'apéro français organisé dans son restaurant. Il y avait du vin, des toasts, du fromage, du jambon fumé et, luxe inouï, du foie gras. Yann se tenait derrière le bar sans vraiment tenir en place. Bon vivant, il enfournait des canapés à gestes pressés, donnait la réplique aux uns et aux autres, plaisantait et parlait fort.
Ce soir-là, en bonne compagnie dans son domaine, il semblait joyeux.
Je me souviens, un jour, de n'avoir pas reconnu Yann. Attablées devant un carpaccio, Bertille et moi fixâmes d'un oeil surpris l'homme qui nous saluait. Yann ne portait pas ses lunettes. Il avait perdu vingt kilos. De son enveloppe d'imposant colosse était sortie une autre silhouette, méconnaissable et presque maigre.
Ainsi allégé, Yann paraissait plus jeune. Plus dynamique aussi.
Yann avait à peine plus de cinquante ans et deux grands enfants.
Yann est mort hier d'un arrêt cardiaque.
Aussitôt j'ai pensé à sa famille. À cette atrocité du vide, cette incompréhension sidérée que laisse un départ aussi brutal.
Aux démarches à faire, probablement compliquées par les méandres des lois philippines.
À l'étourdissement hagard des obsèques à organiser, des papiers à remplir, des décisions à prendre, des affaires à trier.
J'ai pensé à l'infini chagrin d'après, quand il n'y a plus de dérivatif à la douleur.
Quand on se retrouve seul face à soi, ses souvenirs et ses regrets.
Quand les nuits se peuplent de cauchemars qui renaissent au matin.
Des jours, des semaines, des mois, des années à supporter une absence insupportable, à tenter de l'apprivoiser pour éviter la folie.
J'ai pensé à la terrible fragilité de cette vie qui, un jour, nous pète entre les doigts.
Entre le début du ruban et sa fin, une existence. Ce qu'on en fait, pour le pire ou le meilleur.
Les déceptions, les ratés, les obstacles, les peurs, les ruptures, les accidents, les pertes, les drames.
L'espoir, les plaisirs immenses ou minuscules, les rencontres, l'amitié, l'amour, l'échange, les découvertes, l'émerveillement, la beauté.
Ici. Maintenant.
Être.
Jouir d'être.
Photos : John Gutman, Jeanloup Sieff.
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