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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Lundi 15 novembre 1 15 /11 /Nov 18:12

Mon angeLe chemin de la plage était long et sombre. J’avais quitté ma place sous la guirlande de lumières pour rentrer à la maison. Et marchais, solitaire, en te cherchant. M’étonnais de ne pas te sentir à mes côtés, traversant l’espace de ton pas de félin souple, avec ton bras qui tantôt frôlait le mien, tantôt enserrait mes épaules. Ta voix si grave qu’elle semblait surgir, caverneuse, de tes entrailles.

 

Ce matin je tournai dans la maison vide, passant d’une pièce à l’autre en te supposant dans la suivante, prisonnière d'une partie de cache-cache sans fin.

Sans fin, puisque je ne t'ai bien sûr pas trouvé.

Je guettais pourtant des signes de ta présence. En trouvais quelques-uns.

Sur la terrasse, ton bol de lait du dernier déjeuner. La minette l'avait bu pendant la nuit.

Dans les draps, ton odeur.

Au pied du lit, ta petite bouteille d'huile de noix de coco.

Sur la table du salon, posé comme à dessein sur le livre du pardon, ton dream catcher.

Je luttai pour ne pas le glisser en amulette autour de mon cou. Puisqu'il ne m'appartenait pas, je me refusai la liberté d'en disposer.

 

Dès qu’elle m'aperçut, Nila, la serveuse de notre restaurant favori, leva en guise de salut la main droite, sépara son majeur de son index pour les faire papillonner, très vite, l’un contre l’autre. Ce geste qui nous avait tant fait rire me donna ce soir envie de pleurer.

- He’s not here, dis-je à ses sourcils levés en une muette interrogation.

- Oh ! Where is he, then ?

Je mimai un avion qui décolle pour un pays lointain.

- Oh, sorry…

Puis elle me posa une question que je ne compris pas :

- What is his score ?

- His score ?

Nila voulait-elle savoir combien de fois, au cours de tout ce temps vécu ensemble, nous fîmes l’amour ? M’observant, sceptique, compter sur mes doigts, elle s’exclama, paumes devant sa bouche pour camoufler sa gêne :

- No, no ! I’d like to know his score !

J'hasardai alors une réponse qui parut la satisfaire :

- Very good, thank you for asking.

 

Sur le chemin de la plage, je me retournai mètre après mètre sur tous les hommes qui n’étaient pas toi. Aucun n’était ni aussi grand ni aussi brun. Aucun n’avait les cheveux aussi courts. Aucun tes sourcils fournis, ton nez impérieux, ta longue bouche décidée. Aucun tes traits calmes et durs, comme marqués des coups invisibles qui les avaient bosselés.

La première fois que je te vis, je pensai aux reliefs et aux creux des épreuves et des joies, à toutes ces empreintes que la vie laisse sur nos visages. Le tien était celui d'un boxer, d'un combattant terrassé puis remis sur pieds avec, accroché à son front, quelque chose de plus doux.

Cette même douceur qui brillait dans tes yeux lorsque tu vins me parler.

Aucun des hommes du chemin de la plage n’aurait d’ailleurs osé, j’en suis sûre, me tirer de mon tête-à-tête muet avec mon ordinateur, me déloger de mon absence au monde, retranchée derrière les flots de musique qui ruisselaient de mon casque. Seule à cette table de bar, concentrée sur mon écran, entourée du rempart de mes affaires, je ne semblais avoir besoin de personne, et surtout pas de toi.

Je t’intriguais, m’avouas-tu plus tard. Quant à mon éventuel refus, tu étais prêt à l’accepter.

Si j’avais dit non, cela signifiait que notre temps n’était pas venu.

- Qu’avais-je à perdre ? m'interrogea-tu en rehaussant mon menton.

- Rien, je crois… soufflai-je en te rendant ton baiser.

Sur le chemin de la plage, un homme courut dans ma direction en agitant les bras. Je sursautai. Me reculai comme brûlée, une épée fichée en travers des côtes.

Cet homme ne pouvait pas être toi.

Il ne pouvait pas être toi puisque tu es parti.

 

Mon ange 2Juste avant d’emprunter ce chemin, je me trouvais là où nous nous sommes rencontrés. Sous les oiseaux qui chantent et la guirlande transformant le grand arbre en sapin de Noël, vêtue d’une simple robe blanche, songeant à cette moustiquaire dont un matin je me coiffai.

C’était dans notre bungalow, sur cette île de carte postale où nous accostâmes de nuit, serrés l’un contre l’autre entre les flancs de la petit bangka.

- J’ai l’impression d’être en lune de miel… lanças-tu en embrassant du geste les palmiers découpés sur la fenêtre, le plafond immaculé et le grand lit.

Le lendemain je sortis de la douche et me faufilai derrière toi. Piquai dans ton dos la moustiquaire décrochée au cours de nos ébats. Nue à l’exception de ce voile de mousseline qui me couvrait à peine, je marchai à ta rencontre en fredonnant la marche nuptiale.

Tu t’esclaffas pour mieux m’étreindre et me chuchoter à l’oreille ces mots que je pensais si fort. Ces mots qu’on prononce rarement si vite et que, faute de les prononcer, tu avais la veille épelés, lettre par lettre en un aveu muet, entre mes omoplates dans le noir de notre chambre blanche.

 

Paupières fermées, cou tordu, j’avais senti, comme en traits de feu sous la pulpe de ton doigt, le J, le E, le T et l’apostrophe. Une fois le E final posé, j’avais roulé sur les draps pour te renverser, affamée, presque brusque, entre mes cuisses. Pour caresser ton visage et ton crâne dru, courts cheveux en jeunes épis de maïs ébarbant mes ongles.

Avec toi, moi la violente, je me faisais douce. Et la douceur coulait de mes mouvements, de ma peau et mes seins comme du lait.

En retour alors que je n’en attendais aucun, tu m’étais doux. Doux depuis le regard dont tu m’enveloppais jusqu’à la fessée que tu abattis sur ma croupe, sexe fiché en moi accroupie, mordant les draps sous les élancements d’un plaisir qui me dépassait, corps entier ondoyant autour de ta verge qui tour à tour musardait sur mes lèvres et s’enfonçait dans mon ventre.

En moi je désirais que tu jouisses et à toi j’étais, de mon front crispé à mes orteils recroquevillés, entièrement ouverte et tétanisée par la force d’une jouissance qui jaillit, brûlante, au bas de mon dos.

Epandu sur ma peau brune, ton plaisir que je cueillis pour le porter à ma bouche.

- Tu es sucré… murmurai-je débordante de ta semence partagée avec tes lèvres.

 

- On est fous… avais-tu auparavant murmuré en entrant lentement en moi, tout entière destinée à t’accueillir.

Je m’étais légèrement reculée pour te laisser le choix. Tu le pris en me ramenant à toi.

Fous, peut-être. Ivres, sûrement, conscients de la chance infinie de nous êtres rencontrés.

Lors du trajet retour, accédant aux questions indiscrètes de notre chauffeur, nous nous inventâmes une vie à deux, un mariage et des bébés.

- Combien en veux-tu ? badinai-je. Choisis ton mensonge, tout est permis.

Tu répondis à mon oreille « deux, ma chérie ». Un garçon et une fille, le choix du roi.

Et je ris, à la fois de bon cœur et perforée par la tristesse de ces enfants que jamais je ne pourrais te donner, secouant la tête pour chasser ma peine et prenant le parti d’en plaisanter :

- Deux ? Monsieur est bien ambitieux !

 

Mon ange 3Lors de notre première nuit dans ma maison biscornue, l’évidence me frappa en une retentissante paire de claques. Plus tôt tu t’étais déshabillé, sans gêne ni pudeur, pour le massage que je t’avais promis. T’étais allongé à plat ventre sur mes draps, bras en croix, une joue posée sur l’oreiller. Perchée sur ta taille je m’étais dénudée à moitié, à peine couverte d’une ample chemise, sarouel chiffonné au bas du lit. Mon sexe, tout palpitant de ta chair offerte, voulait s’abreuver à ta chaleur, t’épouser et boire tes reins creusés.

Il était deux heures du matin après une longue journée. La veilleuse diffusait une lumière tamisée, aplatissant les ombres et gommant les reliefs. Je songeais que tu allais t’endormir sous mes doigts qui longeraient ton dos, dénoueraient ta colonne vertébrale, libéreraient ta nuque de toutes les tensions accumulées.

 

Ce jour-là, tu avais tenu ma vie entre tes mains. Inclinée sur la lisière brune de tes cheveux, effrayée tandis que le vrombissement de la moto gagnait en intensité, soûlée des gaz ahanés par le pot d’échappement, je te priai de ralentir.

Tu m’obéis et le vent nous cingla moins fort, laissant les crocs du soleil nous effleurer.

A mon poignet pendait un sac rempli de chips et d'une bouteille d'eau. Trop lourd, le plastique tirait mon bras vers la route, m'obligeant à crisper les muscles dans une position inconfortable.

- Je peux le poser sur le tien ?

- Bien sûr !

Ma main entoura ta taille pour surmonter la pochette en équilibre contre ton giron. Tout naturellement l’autre main suivit, se nicha en haut de ta cuisse pour remonter à ton cœur. Appliquée contre ta poitrine ma paume percevait ses battements, amplifiés par les vibrations synchrones sous mes fesses.

Au retour de notre périple je t’avais nourri. En aveugle dans l’obscurité à peine traversée de nos phares, au travers de la forêt tropicale saturée de moustiques, fourrant dans ta bouche des morceaux de ma barre au chocolat, puis la sucette baignée de ma langue. Impatiente je te l’avais reprise, aspirant ta salive déposée entre les trous de sucre pour sceller notre premier baiser.

 

Dans la demi-lumière de ma chambre, tu ondulais sous mon sexe écarté. Remontant à ta bouche, je t’embrassai alors pour de vrai. D’abord de côté, presque timidement inclinée sur ton profil, jusqu’à ce que tu me happes.

A peine nos langues s'étaient-elles touchées que je sus. Que faire l’amour avec toi serait délicieux, oui. Que depuis bien longtemps je n’avais connu cet élan, ce don de moi si particulier qui musèle sous mon crâne l’obsédante voix du pragmatisme.

- Le romantisme et toi, ça fait trois… s’était plus d’une fois moqué Ether.

J’avais acquiescé, forcément. Aux autres les balades au clair de lune, les promesses et grandes déclarations. Maîtresse j’étais, impériale et amazone jusqu’au trident tatoué à ma cheville.

La baise, c’est d’habitude moi qui décide. Congédie sans remords une fois que j’ai pris. Pousse l’autre, devenu adversaire de mon sommeil, hors du lit, à peine arrêtée par la politesse de l’orgasme qu’il m’a procuré, ironisant en secret qu’on ne va quand même pas y passer la nuit puisqu’un moment suffit.

Mais déjà nue devant toi j’étais avant que tu ne m’arraches ma chemise. Escargot sans coquille, dépouillée jusqu’aux os face à un plaisir que je ne maîtrisais pas, vulnérable jusqu’à la moelle sous tes mains qui, à ce moment-là, avaient le pouvoir de me briser en mille fragments.

 

Priere à l'absent 4Certaines rencontres, alchimiques, ne sont pas des connaissances mais des reconnaissances.

Alors que tu mordillais mes seins, m’explorais et me fouillais de tes doigts, une phrase, une seule, jaillit, abrupte, mêlée de sanglots.

Ce n’était ni « oui », ni « plus fort », encore moins « prends-moi, je le veux ».

C’était, comme une évidence surgie du néant, crachée à la face de la raison en dépit de toute logique :

- Où étais-tu ? Pendant toutes ces années, où étais-tu ?

- Qui es-tu ? m’interrogeas-tu un autre jour en miroir, sans que je ne puisse te répondre.

Collés l’un à l’autre, nous respirions tour à tour au même rythme syncopé. Ou, plus justement, ton souffle entrait en moi comme un sexe immense. Ajustée au diapason de sa poitrine, à ta bouche je le restituais, intact, vibrant de tout mon corps assemblé au sien, limites de ma chair diluées sous la tienne, submergée par un plaisir infini.

Si tu me pénétrais maintenant, j’allais mourir. De délice et d’osmose.


Toi et moi sommes deux vieilles âmes qui avons beaucoup voyagé pour enfin se rejoindre.

Cours, meurs, ressuscite.

Va, vis, aime, deviens. Et retrouve-moi, bientôt, à l’aplomb du monde.

Tel est mon souhait.

Telle est ma prière.

 

 

Photos : Christer Strömholm, Gilles Berquet, Shirin Neshat x 2.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Vendredi 5 novembre 5 05 /11 /Nov 17:00

 

GeckoNotre resort s’appelait Action Gecko. Un joli nom, sauf qu’il n’y avait dans cet hôtel pas plus de geckos qu’ailleurs, juste un manager suisse allemand avec des airs de vieux routard. Le genre qui a sillonné la planète avant de se fixer quelque part, parce qu’un jour il faut bien poser ses valises.

Camiguin n'est d'ailleurs pas un endroit pire qu’un autre. Bien au contraire, c'est une charmante petite île, verdoyante et ouverte au tourisme sans excès, encore protégée de l’appétit vorace des entrepreneurs.

 

A Camiguin, nuls resorts en construction à la queue-leu-leu sur le front de mer, vilains amas de béton et de ferraille défigurant le paysage. Si toutefois les touristes ne s’y précipitaient pas, que les affaires s’annonçaient moins lucratives que prévues ou que l’investisseur faisait faillite, les chantiers étaient abandonnés. Les carcasses des hôtels en devenir pourrissaient sur pied, rongées à l’année par la chaleur moite, selon la saison par le soleil meurtrier ou la mousson.


En Indonésie, sur l’île de Samosir, j’eus ainsi le sentiment de m’égarer dans une ville fantôme, désertée des hommes et des dieux. Quand le chantier n’était pas défendu par une triple rangée de barbelés, de portails scellés au cadenas ou de murs hérissés de verre brisé, des enfants y jouaient, ivres de ce merveilleux terrain de jeux, de ces chambres aux fenêtres sans vitres, de ces escaliers s’enfonçant dans la pénombre des étages, du dernier étage inachevé devenue terrasse en plein ciel.

 

A Camiguin, pas de discos pour brailler des hits hors d’âge jusqu’au milieu de la nuit, empêchant quiconque de dormir à vingt lieues à la ronde.

Aux Philippines, les tubes qui saturent l’air des bars, des taxis et les restaurants, qui font fureur sur toutes les lèvres dans les karaokés, connurent le succès il y a vingt ans en Europe. Ecouter – ou subir – cette musique, c’est sauter à pieds joints dans le passé, comme prisonniers d’un temps immobile.

Parfois ce goût du désuet vire à la monomanie. De Maya à Cebu, ce fut ainsi la même chanson qui tourna en boucle dans le taxi. Oui, la même, pendant des heures. A mi-chemin, oreilles au supplice et nerfs en pelote, je suppliai le conducteur de changer de disque. Il se contenta de hausser les épaules. Heureusement, les autres passagers m’appuyèrent. Eux aussi en avaient assez cette scie leur vrillant les tympans.

Vaincu, le chauffeur éjecta la cassette pour basculer sur la radio.

« It’s a heartache, nothing but a heartache… »

Bonnie Tyler, 1978.

 

À Camiguin, au sortir du ferry, aucune nuée de porteurs à bagages, de rabatteurs munis de dépliants d’hôtels, de chauffeurs de moto, de trike ou de taxi. Un nuage, tout au plus, bourdonnant et empressé pour ferrer un client avant le voisin. Le voisin a beau être un ami, face au touriste, il est d’abord un concurrent.

À Camiguin nulle insistance déplacée, nuls bras agrippant un sac pourtant bien calé sur le dos, au risque de faire tomber son propriétaire. Nulle agressivité non plus. Les arrivées se déroulent dans une ambiance bon enfant, mâtinées de sourires et de joyeuses interpellations :

- Hey, Mâ-âm, Sir, welcome… How are you ?

- Where are you going ? Can I help you ?

À Moalboal, l’ambiance était toute différente. À peine le bus avait-il ralenti qu’elle se massait déjà en lourdes grappes, la cohue des rabatteurs, des chauffeurs et des aigrefins. Avançait et reculait au gré des cahots du véhicule pour s’aligner sur ses portes de sortie. Déjà échevelée et hurlante, brandissant ses poings nus ou des tickets, des panneaux, des pancartes, scrutant l’intérieur de la travée à la recherche d’une proie.

Les Philippins ne les intéressaient pas. La cible, c’étaient les étrangers au porte-monnaie évidemment bien rempli.

Or, dans ce bus déglingué, j’étais la seule étrangère.

 

Marchandage 2Sac sur le dos, j’inspirai un grand coup avant de descendre avec, comme en Inde, l’impression de me jeter dans la fosse aux lions. D’être soudain réincarnée en part de gâteau dont cette foule avide se disputerait les miettes. Ou en pot de miel trop blond, bleu et bronzé dans lequel chaque homme tremperait bien ses doigts.

Fatiguée, je savais que ce jour-là, l’humour me manquerait pour repousser leurs assauts. Les sourires superflus également, aiguillonnée que j’étais par une seule envie : me délester de mes affaires, vite, pour aller plonger, vite.


Dès l’instant où mes semelles effleurèrent la route défoncée, les rabatteurs philippins m’entourèrent. Insistants, carnassiers, menteurs car business is business. Ainsi, le prix annoncé pour me conduire à Panagsama, ma destination, était-il aberrant. Je n’eus même pas l’envie d’en plaisanter, de feindre comme d’habitude l’indignation pour m’exclamer en visayas, yeux au ciel et paume sur le cœur, faisant s’esclaffer les spectateurs alentour :

- ’Sus ginoo, mahal kaayo ! (Seigneur Jésus, c’est très cher !)

Tirer le maximum d’argent des touristes, les « long noses » comme on nous appelle ici, n’est rien moins qu’un jeu, une saynète sous-tendue par l’appât du gain des uns et l’ignorance des autres, les touristes qui, ignorant les prix en vigueur, commettent l’erreur de les convertir dans leur monnaie.

 

Une centaine de pesos, soit deux euros, ce n’est en effet pas grand chose. À peine le prix d’un café dans un bar parisien. Pour un paquet de cigarettes, on n’en parle même pas.

Dans mon pays d’origine, pour deux euros t’as presque plus rien.

Dans mon pays d’élection, c’est ce que touchent, en une entière journée de travail, les serveuses des restaurants de la plage. Moins que ce que je gagnerais, moi, si je vous guidais pour une plongée. Pour vous accueillir au matin avec le sourire, préparer, assembler votre matériel et le laver, charger et décharger votre caisse et vos bouteilles, prendre soin de vous sous l’eau et sur le bateau. Vous ramener sains et saufs au dive shop, les yeux encore brillants des merveilles sous-marines.

Si je travaillais où je vis, je m’estimerais chanceuse : cent pesos serait ma part sur chacune de vos bouteilles. Si j’emmenais quatre plongeurs, celle-ci augmenterait d’autant.

Si je travaillais à Moalboal, cent pesos serait ma part sur chaque plongée. Peu importe que vous soyez un ou cinq. Au final, ma poche ne se garnirait que d’un unique billet.

Depuis que je voyage, je n’ai pas changé d’avis : en ma qualité d’occidentale, rémunérée par un salaire en euros qui ne cesse cependant de se réduire, j’accepte de payer tout un peu au-delà du prix local. Mais « un peu » ne signifie ni une multiplication par deux, ni par trois ou plus.

Dans ce cas, c’est du vol.

 

Du vol, c’était bien ce que me proposait, gaillard et frétillant, le rabatteur du bus. Arguant que pour transporter ma petite personne et mon sac, il s’agissait d’un « trajet spécial, donc plus cher ».

Ma langue claqua contre mon palais dans un chuintement exaspéré.

Des centaines de fois, dans tous les pays, j’avais entendu cet argument et ses variantes fantaisistes : le bus ne desservait soudain plus mon arrêt ; mon bagage n’était pas compris dans mon billet ; le bateau ne lèverait pas l’ancre avant des heures, il fallait en affréter un, privé ; le musée que je comptais visiter était fermé, mais un guide m’emmènerait visiter la ville ; l’hôtel où je n’avais pas réservé était complet, ou en travaux, ou avait brûlé la veille.

- C’est fou le nombre d’incendies dans le coin ! m’étais-je alors moquée.

 

Marchandage 4La main du rabatteur s’égara sur mon bras. Je la délogeai d’un coup de coude. Plantai mes iris au fond des siens pour lui demander, sans que mes mots ne sonnent comme une véritable question :

- Un trajet spécial, vraiment ?

Un tic agita sa joue. Une lueur chancela dans ses pupilles.

« Me prends pas pour une conne, toi… », pestai-je en français.

C’est alors qu’un autre Asiatique m’adressa la parole :

- You’re going to Panagsama ?

Son anglais était hésitant. Sa taille plus grande, sa peau plus claire, son nez plus droit qu’épaté.

« Pas un Philippin… », pensai-je.

En effet, il était coréen, de passage à Moalboal pour plonger.

- Je rentre à mon hôtel, allons-y ensemble, offrit-il. Au fait, je m’appelle Adam. Nice to meet you.

Et de me tendre une main que je serrai, amusée par cet absurde décalage. Politesse incongrue dans un trou des Philippines, lui et moi plantés au coin d’une rue poussiéreuse dans un infernal tintamarre.

 

Le tarif officiel qu’Adam m’indiqua était quatre fois inférieur à celui du « voyage spécial ». Ayant tablé sur deux fois, j’étouffai un sifflement agacé en lui emboîtant le pas.

Le rabatteur, furieux de se voir délesté d’une potentielle cliente, prit alors mon compagnon à parti. Le menaça et l’insulta en anglais et visayas, avec des mots que j’étais apparemment seule à comprendre.

Je finis par m’arrêter pour crier :

- Maintenant, tu te calmes et tu nous lâches ! Compris ?

Il rentra les épaules en maugréant.

Adam et moi prîmes un trike qui nous conduisit, sans palabres ni entourloupes, jusqu’à destination.

Le lendemain j’allais plonger.

Adossée contre mon sac cheveux au vent, demain était tout ce qui m’importait.

 


 Le gecko est de Lesley, la photo d'Elmer Batters,

la toile de Tamara de Lempicka.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Jeudi 28 octobre 4 28 /10 /Oct 13:32

Malapascua, Philippines.

 

 

Salée 1Salée comme l'eau de la douche.

Sur cette petite île de carte postale, aucune chambre n'a d'eau vraiment douce. Elle coule toujours salée des robinets, avec une concentration variable selon les jours et les endroits.

Même propre, le linge reste rêche, raidi de sel, crissant légèrement sous les doigts. Il n'a ni la souplesse qui suit les grandes lessives, ni le toucher aérien des étoffes pourtant séchées au grand vent.

 

 

Salée comme ma peau.

Baignée de sel et de sueur, la peau non plus n'est jamais tout à fait souple. Elle s'assèche, se fendille et tiraille, rendue comme trop étroite par le soleil, écharpée par la limaille du sable.

Ma langue suit le contour de ma bouche, humectant mes lèvres de salive douce. Renversée face au ciel, je pense au goût qu'aurait une autre peau sous mes dents, à celui du sperme fusant sur ma langue et au sucré apaisant d'un chocolat chaud. Celui que je boirai après la plongée, quand le vent se sera levé pour me laisser frissonnante, maillot mouillé collé à la peau, tapie derrière le moteur du bateau pour lui arracher un peu de sa chaleur, les yeux encore débordants de visions sous-marines.

Le coeur noir et bleu des oursins palpitant entre les piquants, les poissons virevoltant au-dessus des rochers, les minuscules crabes cachés au centre des anémones.

Les vallons de coraux multicolores ondulant dans le courant, paysage d'une autre planète que nous survolons en apesanteur.

 


Salés comme les embruns.

Lorsque nous avons quitté la plage, le ciel était blanc. Minute après minute, il se teinta d'un gris d'encre pour virer au noir fusain. La bangka enfonçait son étrave dans les vagues, moissonnant le champ de l'océan dans une inutile récolte. Les crêtes moutonnantes tourbillonnaient autour de la coque. Des paquets de mer giflaient le pont, jaillissaient de sous les plats-bords pour nous tremper jusqu'aux os. Coincées sous les bancs, les caisses de matériel rebondissaient les unes contre les autres. Les bouteilles d'aluminium s'entrechoquaient dans de brusques cliquetis.

Depuis que je plonge, je sais reconnaître ce bruit entre mille. A chaque fois, il me transporte car il me parle de liberté et de périples, de traversées et d'immersions.

A Paris, un de mes voisins avait accroché un mobile à sa fenêtre. Quand le vent soufflait, les pièces métalliques tintaient comme des tanks de plongée et je fermais les paupières en m'imaginant ailleurs, passagère clandestine d'un voyage immobile.

 

SaléeLe ciel creva dans un coup de tonnerre. Des trombes d'eau nous cinglèrent, délayant sur nos peaux le sel de la mer.

L'ancre jetée, nous nous harnachâmes pour sauter du pont un à un, vidèrent nos gilets pour descendre dans l'eau sombre.

Sous nos palmes, l'épave d'un navire japonais.

Eparpillées entre les coraux, les pierres et les sédiments, des traces des marins perdus, dérisoires témoins d'un naufrage de la seconde guerre mondiale.

D'épaisses semelles de chaussures, gros orteil séparé des quatre autres.

Un interrupteur intact au bouton encore mobile.

Il paraît qu'un squelette gît encore au fond. Nous ne l'avons pas vu.


Salée comme la mer.

Jambes écartées, bras croisés sur la poitrine, je flottais. Sans poids, sans efforts, dans un merveilleux équilibre.

Avoir un corps ne me signifiait plus rien, puisque je n'avais plus de corps. Plus de chair non plus.

Vidée de ma substance des cheveux aux orteils, j'étais eau, mêlée à elle dans ce qui n'était même pas une étreinte. Une étreinte suppose un corps étranger, une autre masse à laquelle s'accrocher et là, il n'y avait rien. Rien que le liquide et moi fusionnés.


Pourtant j'avais la sensation aiguë de mon corps oublié. Magique et étrange sensation de m'habiter pleinement en étant absente à moi-même.

Je savais qu'en gonflant plus amplement mes poumons, je remonterais d'un petit mètre. Qu'en inclinant un peu, à peine ma cheville, je virerais sur la droite. Mes palmes n'étaient pas un ajout de plastique, mais une partie de moi-même, mes nageoires terminales.

Je flottais, volais, dissoute et démultipliée, parcourue d'un plaisir impossible à décrire.

 

De retour sur terre, une plongeuse me dit :

- Je te regardais sous l'eau. Tout avait l'air si facile, tu bougeais si peu que j'ai cru que tu dormais.

Non, je ne dormais pas. J'étais ailleurs, en patrie de grâce.

Salée comme les larmes qui embuèrent mon masque.

 

 

La 2e photo est de James Walter.

Par Chut ! - Publié dans : En profondeur... passion plongée
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Vendredi 15 octobre 5 15 /10 /Oct 15:06

 

de l'autre cotéMa chambre est un rectangle qui donne sur la mer. Vert pomme défraîchi, sans un meuble de trop et avec des rideaux en crochet suspendus devant la moustiquaire. On peut me voir au travers, surtout quand la lampe est allumée. Mais encore faudrait-il se tenir à distance, sur une barque, ou sur le balcon, à deux pas du lit.

Les draps s’ornent d’un dessin bleuté, naïf. Ils sentent le vent et la lessive, réminiscences rassurantes de vacances dans de vieilles demeures où le linge de maison était lavé avant l’arrivée des hôtes. Malgré leur forme de briques inconfortables, les oreillers sont étrangement moelleux.


La commande de l’air climatisé ne commande plus rien. Tant mieux, je n’aime pas ce souffle artificiellement refroidi qui me rend malade. Un ventilateur fait très bien l’affaire.

Le lavabo de la salle de bains ne fonctionne pas. Tant pis, il y a le robinet à ras de terre pour remplir le petit baquet.

La douche, faiblarde, n’a que de l’eau froide à offrir. Peu importe, j'ai oublié ma dernière douche chaude.

Pour écrire, ni table ni fauteuil. Fesses sur un coussin, jambes pliées sous la vilaine chaise qui soutient l’ordinateur, j’improvise en utilisant le sommier comme dossier.

 

Dehors il y a des cris d’enfants, des bribes de conversation anglaise, des clapotis de vagues. Les nuages qui se massent et annoncent une averse prochaine ou une coupure de courant, comme chaque soir. De ça aussi je me fiche, tant que l’ordinateur a suffisamment de batterie. Et si elle est vide, qu’une bougie prenne le relais.

Hier, à demi-nue sur le plancher, j’ai lu à la flamme vacillante. La Virevolte de Nancy Huston, un roman qui me fit éprouver un amour immédiat pour son auteur. Il ne ressemblait à aucun autre et son étrangeté m’avait fascinée.

Couchée au rez-de-chaussée de la maison bretonne où j’avais vécu un an, je dévorai ce livre, repartis le lendemain à Paris avec mes affaires dans un camion.

C’était le début d’une nouvelle vie.

C’était il y a exactement onze ans.

 

Onze ans plus tard, le même livre mais un autre pays, une autre chambre, un autre univers intérieur. Onze ans de vie m’ont mûrie, imprimé des griffures au coin des yeux et de la bouche.

Je ne suis plus un fruit vert, pas une vieille femme non plus. Une femme différente, oui.

Les voyages de ces dernières années m’ont changée. Cette nouvelle vie asiatique encore davantage, sans que je ne parvienne à vraiment mesurer l’ampleur du changement. Souvent, je me doute seulement qu’il est là. Parfois, je le vois dans un éclair aveuglant.

Et lorsque je me retourne, je ne comprends plus. Ce qui les pousse à courir, ces amis restés en France, courir toujours plus vite, prisonniers d’une course folle qui leur prend tout leur temps. La tête fourrée dans le guidon sur un vélo qui roule tout seul, étranglés d’obligations dont ils s’affirment les jouets mais que, victimes consentantes, ils ne cessent d’allonger.

 

de l'autre coté 2Des trois personnes qui m’étaient les plus proches, deux pointent depuis des mois aux abonnés absents.

Cet ami qui argue qu’il est en période d’essai. « Challengé », écrit-il. Challengé comme s’il était un cheval de course, prêt à être débarqué à la moindre ruade, au moindre écart. Alors il file droit.

Cette amie qui a toujours fonctionné en remplissant son agenda à bloc pour déjouer son pire ennemi : le vide. Le creux ne lui est pas respiration, il lui est crainte, angoisse, mort.


Pour certains, les contraintes, la liste infinie des choses à faire sont l’armature qui leur permet de tenir debout, leur corset aussi épuisant que nécessaire. Délacé, il les ramènerait à eux, à leurs désirs pressants ou dérisoires, futiles ou essentiels, pour occuper ces instants de vacance.

Le problème est lorsque la clef des désirs a été perdue, la communication de soi à soi-même coupée, le goût des menus plaisirs altéré.

Faire brûler un bâtonnet d'encens et rêvasser devant la fenêtre entrouverte. S’allonger entre des draps frais et respirer à petites bouffées l’oreiller. Se mettre du vernis ou savourer du chocolat.

Ne pas être productif mais paresseux, d’une oisiveté jugée socialement coupable mais en vérité si délicieuse.

« Ne rien faire », « gober les mouches », « bayer aux corneilles » comme le disait mon père dans une condamnation, ignorant que ce rien est déjà beaucoup. Une obligée pause de l’âme, une reprise de souffle dans un quotidien dénué de poésie.

 

J’ai été, moi aussi, un bon petit soldat. Une guerrière travaillant ses douze heures par jour, week-end compris. Rompue de fatigue mais fière d’avoir abattu la besogne à date convenue, flattée de surcroît d’être si sollicitée. Mon nom, ma réputation circulaient. Trop, car bientôt je n’eus plus une minute à moi, juste l’impression qu’au matin on introduisait une paille dans mon cerveau et que tout le jour durant, on me l’aspirait.

La nuit ne me reposait pas. Je me relevais à tâtons pour noter une idée, qui sinon serait perdue. M’éveillais en sursaut, épouvantée d’avoir oublié une commande.

Mon bureau était mon appartement. Je n’en sortais que pour promener le chien, acheter des cigarettes, remplir le frigo et voir l’homme que j’aimais. Deux petites soirées par semaine alors que nous n’habitions qu’à cinq minutes.

 

Grisée, je frôlai le burn out sans m’en rendre compte, encouragée dans ma folie par cet homme qui bûchait autant que moi. Je gagnais bien plus que lui, subvenais même à certains de ses besoins, mais attention : son travail à lui était sérieux. C’était l’hôpital pour ses gardes, le laboratoire pour sa thèse, la perspective d’un poste et d’une publication dans un journal émérite si ses recherches aboutissaient.

En comparaison, mes publications prêtaient à sourire. Bonnes à être balayées d’un revers de main dans un chœur de médecins, ou à être mises en avant « pour le folklore », sous l’appellation d’artiste.

Je sentis qu'une partie de l'amour de cet homme tenait à cela : j’étais active, mais jamais mon activité ne lui ferait de l’ombre. Jamais nous ne serions rivaux et jamais je ne lui demanderais de limiter son activité pour voir la mienne prospérerMalgré moi, je me glissais dans la future case de ces « épouses de spécialistes en blouse blanche » vouées à la réussite de leur conjoint et à l’intendance de leur maison, femmes au métier si atypique et rafraîchissant qu’il en reçoit le nom de hobby.

Lui tenait des vies à bout de bras. Qu’il se trompe de diagnostic et ses patients mourraient. Moi, je ne tenais que mon stylo. Et à un moment, j’en eus assez. Assez de m’échiner comme une forcenée. Assez de cette course où l’on gagne au final si peu. La vérité est qu'on n'est jamais aussi nécessaire qu'on nous le fait croire.


de l'autre coté 3Ma vie professionnelle est une décroissance assumée. Ma vie intérieure, une croissance avec ses rechutes, ses lignes brisées, ses piétinements, ses reculs et avancées.

Avant, les opinions des autres sur moi m’importaient beaucoup. A présent, sauf s’il s’agit de personnes proches, elles ne me touchent plus guère.


Par exemple, lorsque j’occupais le bungalow, j’avais un voisin. Anglais comme Ethan, free-lance, joyeux drille et noceur. Nous aimions bavarder, plonger et siroter des bières.

Un soir, je ne trouvai plus la clef de mon logis. Toquai, embarrassée, à la porte de Ryan. Il proposa de m’héberger pour la nuit. Se déshabilla sans complexes en m’avouant :

- J’ai envie de toi.

J’étais libre de refuser mais acceptai. M’allongeai sur le sommier qui, de l’autre côté de la cloison, prolongeait le mien, inaccessible. La nuit n’eut rien de mémorable et au matin, nous nous levâmes pour plonger. Après le déjeuner, je retrouvai la clef au fond de mon sac.


Nous nous invitâmes quelquefois, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

Un soir où j’étais épuisée, Ryan tambourina à ma porte. Je lui ouvris un peu revêche. Il se jeta, soûl et hilare, en travers de mon lit. Entreprit de régler le ventilateur et le cassa.

Je le chassai en grommelant que les Anglais ne savent décidément pas boire.

Nous en rîmes le jour d’après, complices. Complices encore lorsque j’entrepris de verbaliser les règles entre nous : aucune fidélité exigée, aucun compte à nous rendre, liberté de corps avec qui nous plaisait. Discrétion souhaitée, en revanche, puisque nos chambres se touchaient.

Ryan approuva.

 

Lorsque je rencontrai mon bel amant blond, Ryan confessa que la jalousie venait le chatouiller. Oh, pas trop fort, juste à peine. Mais, affirma-t-il avec force, cela ne me regardait pas. Et ça lui passerait, si tant est que ça l’avait pris. Quand les deux hommes se trouvèrent nez à nez au matin, il me sembla toutefois que celui de Ryan s’allongeait.

Une semaine plus tard, il proposa de me ramener quelques courses de la ville voisine.

- Que voudrais-tu ?

- Du bacon, répondis-je.

- Pas question que je t’en rapporte !

J’ouvris des yeux perplexes.

- Pourquoi ?

- Parce que je suis végétarien.

- Mais je ne te demande pas de le manger, simplement de l’acheter !

- No way.

Je haussai les épaules, le taxant dans un sourire d’extrémiste.

Au crépuscule nous dinâmes avec trois autres personnes. Ryan, si aimable jusque là, me lança brutalement :

- Tu m’as bien traité d’extrémiste ce matin ?

- Exact.

- So… Fuck off !

Un silence de plomb tomba sur la tablée.

- FUCK OFF, you frenchy !

- J’ai compris, pas besoin de crier si fort. Et, au fait… merci.

Ce fut la dernière fois que nous nous adressâmes la parole. Durant les semaines suivantes, nous nous évitâmes avec un soin pointilleux. Opération d’autant plus facile que j’étais clouée au lit.


Avant, j’aurais cherché des raisons à cette violente volte-face ou désiré des excuses. Mal vécu ce voisinage forcé, cette ostentation à agir comme si je n’existais pas. J’aurais également été blessée, désappointée par une amitié trompeuse qui s’achevait dans une inexplicable grossièreté.

Là, j’ai laissé filer. Ryan avait des raisons que ma raison ignorait. Elles lui appartenaient et au fond, je m’en fichais. Eperdument.

 

de l'autre coté 4Avant, j’étais également réceptive à ce que l’on attendait de moi. Détestais décevoir et m’estimais engagée si j’avais donné le début d’un consentement. Me jugeais traîtresse de reculer alors même que la donne avait changé.

A présent, je sais mieux dire « non ». Poser mes limites si ce qu’on me propose ne me convient pas, ou plus. Si un échange me laisse frustrée, l’évolution d’une relation dubitative ou peinée.

C’est toujours difficile, souvent douloureux, avec les amis. Quelques récentes mises au point ne m’ont pas rendue joyeuse, mais je les crois nécessaires. Salvatrices, pas forcément, car j’ignore ce qu’il en sortira. Pas que du bon, hélas.


Au bout d’une petite année loin de l’Europe, un constat s’impose : à l’exception d’Ether, mes proches et moi nous sommes éloignés, et pas que géographiquement. Impossible pour eux de visualiser, d’imaginer ma vie ici, ses contraintes, ses bonheurs et ses battements.

Paysages, nourriture, activités, relations sociales, codes, coutumes… Je suis dans un autre monde, très différent de celui que j’ai quitté.

Mon quotidien est tissé d’inexprimables, d’images qui n’ont de sens que pour moi, comme une photo qui aux autres serait présentée blanche, sans légende pour la décoder.

Certains sont persuadés que, puisque j’habite sous les cocotiers, ma vie est un long rêve. Ce n’est bien sûr pas si simple.

En partant, je ne pensais pas que se creuserait un tel décalage.

Toute chose a un prix. Celui de la liberté est, je le crains, une relative solitude.

 

 

 

Photos : Manuel Alvarez Bravo, Daido Moriyama,

David E. Sherman, Elisa Lazo de Valdez.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Dimanche 10 octobre 7 10 /10 /Oct 17:50

Cebu eiko hosoeAu loin la ligne sombre des montagnes se confond presque avec le ciel. Entre le rivage et la jungle, la mer d’un bleu métallique, d’un immense seul tenant, comme coupée dans un tissu de soie.

Perchée sur un tabouret du bar, je regarde les bateaux bercés par les vagues puis la guirlande électrique. Blanches et rouges, ses loupiotes s’allument et s’éteignent en rythme, caressant de leurs lumières les renflements des bouteilles.

Je pense que je suis bien. Juste là, mon sac de voyage tapi sous mes pieds déchaussés, la tête vide de pensées, présente au monde et à la brise qui m’effleure les épaules.

J’avale une gorgée de café et lève ma tasse à l’horizon qui s’assombrit. Le soir, déjà. Pas de beau coucher de soleil aujourd’hui, les nuages ont dévoré le ciel.

 

 

Avant-hier je me trouvais à plusieurs heures de bus, dans un taxi qui traversait la ville. Mon chauffeur s’appelait Roel. Il s’esclaffa quand je lui dis que je cherchais un bar spécial. Un bar avec des hommes à louer.

- Pas des homosexuels, des hommes qui aiment les femmes. Des gigolos, insistai-je en détachant chaque syllabe.

Roel me fixa dans le rétroviseur. Ses yeux glissèrent sur ma peau bronzée, sautèrent de mes cheveux défaits à mes iris bleus, s’arrêtèrent sur ma bouche, mon collier en bois et mon décolleté.

- Mais madame… s’étonna-t-il. Vous n’avez pas besoin de payer !

Je souris. Prétextai un article à écrire sur le sujet pour lui cacher que la situation m’amusait. Peu importait que j’aille ou non au bout. J’avais envie de me trouver dans ce bar, de me joindre à la foule des autres clientes – en majorité des veuves, me précisa Roel -, d’y siroter un cocktail en observant le ballet des hommes attachés à nous séduire. J’espérais ces hommes bien choisis, bien bâtis, drôles et attentionnés.

Parmi eux j’en désignerais un, peut-être, et repartirais à son bras en direction de l’hôtel.

Ni implications ni complications, juste un désir sans fioritures, un plaisir espéré, une transaction de chair pour la première fois de ma vie.

- Alors, ce bar ?

Roel en connaissait un, oui. Proposa de m’y conduire mais plus tard. En milieu d’après-midi, l’établissement était fermé. Eût-il été ouvert que je n’aurais pu infléchir ma course, tout absorbée par le rendez-vous pour lequel j’avais quitté ma maison biscornue.

- Merci, je vais y réfléchir…

Arrivée à destination, je sautai du taxi en glissant dans mon sac le numéro de Roel.

 

Hier matin, à la gare routière sud, un employé me demanda une clope. Gros, fureteur et sans gêne, il m’inspirait une vague répulsion. Je tirai une cigarette de mon paquet et la lui tendis sans un mot. Il baragouina en visayas, très vite, comme pour s’assurer que je ne le comprenais pas. Satisfait de mon front plissé, il éclata en hoquets gras avant de repasser à l’anglais. Au milieu de l’hilarité de ses collègues, je ne saisis que deux mots :

« touch my ».

Le défiant du menton, j'enchaînai en français, aussi bruyante, rapide et grossière que lui. Pris au dépourvu à son propre piège, il me fixa interdit. Autour de nous les rires se turent.

Je jetai mon mégot dans une flaque, empoignai mes affaires et montai dans le bus. Mon sac ne rentrait pas sous le siège. Aussi le laissai-je debout à mes côtés, me doutant que bientôt je devrais le déplacer.

Aux Philippines, rares sont les transports en commun qui circulent à moitié vides.

 

Trajets intimes 4Vide, la clinique du docteur Lastilla l’était. Désœuvrée, la secrétaire regardait la télévision. Lorsque je poussai la porte, elle afficha un air troublé.

- Mâ-âm ?

- J’ai rendez-vous.

- Mais le docteur n’est pas là.

- Et bien… Elle va arriver, je suppose.

Pour preuve de ma bonne foi, je lui montrai le sms reçu la semaine dernière. Y figuraient l’adresse de la clinique, le jour et l’heure de la consultation. Vaincue, la secrétaire décrocha le téléphone pour joindre le médecin sur son portable.

- En effet, Madame Lastilla ne devrait pas tarder.


Celle-ci déboula une demi-heure plus tard, répandant dans son sillage une turbulence de femme pressée. Trop occupée à maugréer contre elle-même, elle ne s’excusa pas et m’accorda tout juste un salut. Je compris sur le champ qu’entre ses cours à l’université, son autre clinique et ses impératifs, il faudrait être efficace.

Je me positionnai sur le siège sans qu’elle ne m’y invite. Sortis d’une enveloppe le contenu de quatre mois de tribulations dentaires. Elle s’empara d’une radio au hasard, l’épingla sur un écran lumineux. Emit des grognements en suivant le trajet d’un os, ralentit à l’approche d’une zone plus sombre. S’adressa à son assistante et revins vers le fauteuil où elle me croyait toujours  installée. S’arrêta, surprise, car je me tenais derrière elle.

- Rasseyez-vous, s’il vous plaît.

 Je lui parlai alors de la douleur, de cette infection qui revenait. La dent, la gencive. Des semaines d’antibiotiques, des effets secondaires. De l’interdiction de plonger qui depuis trop longtemps m’empêchait de terminer ma formation. De mes attentes toujours déçues, de ma lassitude, de ma colère aussi.

Elle me parla de fissure, d’échec de traitement, de racine trop incurvée. D’extraction, de chirurgie, de mois de cicatrisation. De prothèse, d’implant.

Son diagnostic me cloua au fauteuil plus sûrement qu’une volée de clous.

 

Le bus se remplissait rapidement au gré des arrêts. Levant le nez de mon livre, je m’aperçus que toutes les places étaient occupées, à l’exception des deux jouxtant mon sac. J’étais seule, étalée sur une banquette pour trois, dévisagée par un Philippin debout. Aussitôt je m’excusai, ramassai mes affaires éparpillées et déplaçai mon sac dans la travée.

Une femme corpulente s’affala à mes côtés, son mari aux siens. Ils n’engagèrent pas la conversation et je souris, songeant à ce même parcours que je fis l’an dernier. Ou à un autre peut-être, tant les trajets finissent par se confondre.

 Mes voisines étaient deux femmes âgées, pauvrement vêtues, à demi édentées. Leurs gencives dénudées ne les empêchaient pas d’avoir la langue bien pendue. A chaque fois que je menaçais de glisser dans le sommeil, elles me réveillaient de mots hurlés par-dessus le vrombissement du véhicule. Mais, en dépit de leurs efforts, la communication restait parcellaire, laborieuse. Elles ne connaissaient que quelques mots d’anglais, moi aucun de visayas. Aussi les gestes suppléaient-ils à la parole lorsque le passager de devant n’était pas sollicité. Lui avait plus de vocabulaire à son actif et, brave homme, traduisait quelques mots-clés quand la discussion s’embourbait trop.


J’eus ainsi droit au classique interrogatoire sur mon pays, mon âge, ma situation matrimoniale. A l’étonnement de ces femmes parce que je voyageais sans mari ni compagnon, qui plus est pour plonger.

- Dangerous, dangerous ! clamait l’une à la cantonade.

- Brave girl, brave girl ! surenchérissait l’autre.

« Dangereux, courageuse, bof. Pas tant que ça… », pensai-je.

Lorsque le contrôleur vint collecter l’argent des tickets, les mots devinrent inutiles. Et j’assistai, incrédule et amusée, à une scène digne d’un chef-d’œuvre muet. Désignant le billet que je tendais au préposé, ma voisine eut un large geste du bras englobant la passagère d’à côté, elle-même, leurs paniers à provisions et moi. Le contrôleur, docile, factura tous les trajets sur mon unique billet. Me rendit trois dérisoires piécettes que, bonne joueuse, j’empochai en me retenant de rire.

 

Trajets intimes 5Les larmes au lieu du rire… Dans la clinique du docteur Lastilla, l’ambiance n’était guère à la galéjade. De tous les mots qui avaient franchi ses lèvres, deux surnageaient comme des grumeaux sur un bouillon sale.

Opération. Extraction.

La main glacée du souvenir me serrait la gorge, m’empêchait de respirer.

Je me revoyais dans cette clinique parisienne, recroquevillée au fond d’un lit à barreaux. La soufflerie d’un chauffage gonflait le drap mais j’avais froid. Mal aussi. Et peur.


Autour de moi tout était flou, gondolé, indistinct. On ne m’avait pas rendu mes lunettes et je ne distinguais rien. A peine le visage du chirurgien qui, par-dessus le garde-fou des barreaux, se penchait sur moi. Cet homme qui m’avait ouverte et refermée semblait une ombre agrégée à un cauchemar, un monstre indistinct sorti de mon cerveau.

- Mademoiselle, vous m’entendez ? Je n’ai pu sauver qu’un côté… Si vous voulez un enfant, il faut vous dépêcher.

Les phrases me parvenaient assourdies, déformées, comme rétives à traverser des épaisseurs d’ouate. Prisonnière des brumes de l’anesthésique, je ne les comprenais d’ailleurs qu’à peine. Ne voulais ni me réveiller ni revenir au monde.

Ce que je voulais, ce que mon corps exigeait, c’était dormir. Dormir encore et pleurer Feu mon amour qui venait de me quitter.

Me dépêcher…

Ces mots me rentraient dans la chair en stupide évidence, en injustice imméritée.

Me dépêcher… ? Mais comment ? Et avec qui ?

 

Consternée, j’observe le stylo du docteur Lastilla rayer un papier blanc, tout simple, sans en-tête. Maniée de son poignet nerveux, la plume n’en finit pas d’aligner les chiffres à virgules.

- Voilà, additionne-t-elle. Sans les médicaments ni examens complémentaires.

La feuille pivote d’un quart de tour. Je lève des sourcils effarés devant la profusion de zéros.

Une vraie petite fortune.

KO debout au comptoir de la clinique, je suis infichue d’esquisser un geste, juste capable de m’agripper pour ne pas tomber. Les mois passés défilent à toute allure dans ma tête.

Tous ces trajets pour rejoindre le cabinet de Rhoda, ma dentiste sur l’île que j’habite. Toutes ces attentes, ces consultations, ces demi-journées sur le siège, ces anesthésies, ces douleurs, ces traitements, ces mois hors de l’eau, tout cet espoir ravivé semaine après semaine et dépensé en pure perte.

Révolte. Découragement. Tristesse.

 

Un autre bus, un autre jour. Les fenêtres grandes ouvertes laissaient passer les gifles d’un vent brûlant. La porte arrière, cassée, brinquebalait avec les cahots. Arrimé au chambranle métallique, le poinçonneur de tickets risquait l’écrasement à chaque ornière. Il ne pouvait pas reculer, le véhicule était bondé d’humains, d’animaux et de paniers entassés pêle-mêle.

Genoux calés contre mon gros sac, le petit à anses sur mon giron, j'étais installée, ou plutôt comprimée à l’arrière. Aux Philippines, c’est permis. Dans les pays bouddhistes, à éviter. La dernière rangée est généralement réservée aux moines, et les moines ne voyagent pas à côté des femmes.

Justement, c’était une femme ma voisine. Une adolescente vêtue de l’uniforme de son école. Jupe et cravate bleu marine, chemise et socquettes blanches, cartable sagement rangé entre ses mollets. Elle rentrait chez elle après une journée d’études. Ses yeux étaient vifs, son expression intriguée, son anglais excellent. Tandis que le bus se vidait lentement, nous bavardions. Elle aimait jouer aux échecs. Lire. Apprendre. Ne s’étonnait pas, elle, de me savoir seule sur les routes.

- J’aimerais moi aussi voyager… Plus tard, quand je serai plus grande…

Nous échangeâmes un sourire complice. Puis, sortant une pièce de son porte-monnaie, elle la frappa avec vigueur contre la barre d’appui, commandant ainsi l’arrêt du bus. Avant de descendre, elle se tourna vers moi pour me souffler comme un conseil ou une injonction :

- Live your life to the fullest !

J'étais ébahie et elle, elle en oublia son cartable.

La regardant disparaître dans ce coin de campagne, je songeai que ce pays était rempli de surprises et de paradoxes.

 

Trajets intimes 2Saisie, je me tais. Si je tente maintenant de parler, je pleurerai, c’est certain.

- Mademoiselle ?

Le regard du docteur Lastilla n’est plus froid. Pas surpris non plus de me voir encore plantée telle une bûche à son comptoir. Juste compatissant. Ce changement du professionnel à l’humain, je l’ai déjà observé à la pharmacie de l’hôpital où j’échouai en juin, quand les douleurs frôlèrent l’insupportable.

Une employée bourrue déposa devant moi une sébille de médicaments.

- Lequel est l’analgésique ?

Elle pointa du doigt deux gélules.

- Je n’ai pas d’eau pour les avaler.

- Vingt pesos, lâche-t-elle en apportant une bouteille.

J’en dévissai le bouchon. Fourrai les comprimés entre mes lèvres et ouvris la bouche pour boire. Un élancement fulgurant me perfora la mâchoire jusqu’à l’œil. Mes larmes jaillirent comme sous l’effet d’un coup de poing. Derrière les lunettes les yeux durs de l’employée s’étaient faits doux, presque désolés.

- Vous êtes toute seule ? m’interrogea-t-elle.

 

- Vous êtes toute seule ? reprend comme en écho le docteur Lastilla.

J’opine du menton.

- Prenez soin de vous, dormez et réfléchissez-y, me conseille-t-elle.

Opération. Extraction.

Plus tôt je lui ai objecté un « non » rageur. Poings crispés, violente, arquée sur mon refus. « Non », sans lui en expliquer la raison, qui de toute façon ne la concerne pas.

La raison est tapie dans la chambre blanche de la clinique parisienne, agrégée à mon esprit, enchâssée à mon corps. D’une partie de moi entre les mains du chirurgien j’ai déjà dû me défaire. Cette extraction sonne comme une autre amputation, le contour d’une nouvelle zone morte dessinée sur ma géographie vivante.

Corps en cimetière d’organes, morcelé, réduit, découpé et recousu.

Non. Je ne suis pas prête.

 

Je me force à sourire au docteur Lastilla. Quitte sa clinique en titubant. Allume une cigarette. Appelle Bertille. M’assois sur un banc, me laisse tremper par la pluie, enivrer des odeurs d’herbes et de terre mouillée.

La nuit est tombée. Je prends le bus.

Il s’arrête coincé dans un embouteillage. Sur les phares des automobiles se découpe une silhouette frêle. Une fillette qui traverse le boulevard en zigzaguant entre les automobiles. Haute comme trois pommes, sans chaussures, entièrement nue, elle plie sous le poids d’un seau trop lourd.

 

Je n’ai pas appelé Roel.

J’ai quitté la ville le lendemain. Loué, une fois arrivée à destination, une chambre toute simple avec vue sur la mer.

Aujourd’hui l’eau m’a accueillie. 28 mètres, 57 minutes, 80 bar en remontant.

Jeudi je consulte une autre dentiste.

 

 

Photos : Eiko Hosoe, Nabuyoshi Araki, 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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