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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Samedi 26 février 6 26 /02 /Fév 01:42

Giger barilletMingus et moi avons traîné le matelas de la chambre au salon. Fini la bouteille de vin. Fumé un paquet de cigarettes. Fait l'amour avec un peu de maladresse, comme deux collégiens trop émus.

C'est l'heure des confidences.

- Pourquoi es-tu venue ?

La question me surprend. Qu'est-il d'autre à dire, hormis :

- Parce que j'en ai envie.

Ma réponse ne le satisfait pas. L'envie, ce n'est pas rationnel. Mingus veut des causes, des raisons, des explications argumentées.

Visiter Amsterdam, allier l'utile à agréable en restant chez lui, cela a du sens. L'envie pure, le coup de tête, beaucoup moins.


Mingus sait mon désir de construction avec un homme. Il sait aussi qu'il ne correspond pas à cet homme-là. Et c'est cette distorsion, cet apparent paradoxe qu'il interroge :

- Pourquoi es-tu venue ?

- Parce que j'avais envie de te voir.

- Mais pourquoi ?

Est-ce donc si difficile d'admettre qu'il me plaît ? Que je souhaite prolonger notre traversée de l'Asie à l'Europe, puis notre longue escale au Caire où, épuisés, nous avons partagé un café, ri et déambulé enlacés dans les couloirs, stoppant soudain pour un baiser ?

Est-on toujours obligés d'être cohérents ? De choisir ses amants, ses partenaires à la façon d'un casting pour un rôle à jouer ?

Je revendique mon droit aux petites routes et aux chemins de traverse, à l'erreur comme à la perte de temps. C'est souvent des sentiers tortueux que jaillissent les plus beaux paysages. Et le temps en apparence perdu peut aussi s'avérer du temps gagné.   


Une autre cigarette. Les questions pleuvent sur ma tête comme le crachin hollandais. Mingus s'emploie à faire sortir de moi une vérité, des confidences que je répugne à lui livrer. Non pour mentir ni me cacher, simplement parce que le moment n'est pas encore venu.

- Je veux te connaître, comprends-tu ?

J'argue que son désir me flatte sans devoir préjuger du mien. Me laisser connaître, oui, mais à une allure qui est la mienne. Non, je ne mettrai pas ce soir mes tripes sur la table. Ne lui parlerai pas davantage des hommes qui ont marqué ma vie, de mes contradictions ni de mes peurs.

Je viens d'arriver. J'ai envie de rires, de douce ivresse et de légèreté, pas de ce dévoilement forcé qui me rend presque hostile, tendue derrière le rempart des couvertures, battant en retraite vers le bord du lit. Mes mains s'agitent, mes inflexions se font plus dures. Je les connais bien, cette crispation dans mon échine, cette tension dans les mâchoires annonciatrices de ma colère.

- Mingus, arrête, s'il te plaît.

Impression désagréable de passer un test ou pire, un entretien d'embauche. Comme si chaque question avait une bonne réponse que j'étais sommée de produire, là, dans la seconde, sous peine d'être éliminée.

- Je ne suis pas ton cobaye.

Cobaye... Le mot le fait sursauter. Mais si Mingus continue, il ne sera plus mon amant mais mon adversaire.

 

Confrontation 2Les phrases se bousculent, mais en français. Mon anglais devient hésitant, heurté. Trop lasse, je ne pense plus assez vite et m'énerve de ma lenteur.

Mingus secoue la tête. Il ne me comprend pas. Et moi, je ne comprends pas qu'il ne comprenne pas que son désir m'agresse. Qu'une relation n'est pas une course de vitesse, quand bien même existe cette urgence à s'approcher de l'autre, à pénétrer son monde, son corps, son cerveau. Je lui parle du Petit Prince et du renard, d'apprivoiser pour être invité à s'asseoir chaque jour un peu plus près.

- Mais de jours, nous en avons cinq... juste cinq.

J'objecte que penser connaître quelqu'un en si peu de temps est irréaliste ou fichtrement prétentieux. Puis, pour adoucir mes mots, le plaisante dans un sourire :

- You... arrogant herring.

Cinq jours, d'ailleurs, il se trompe. Nous en aurons davantage sous un autre ciel. Bleu Thaïlande, aussi pâle que son pull.

 

Notre confrontation se défait dans la chaleur de ses bras. Mingus s'excuse. Il n'a pas voulu me blesser.

- Je veux seulement te connaître, sweety... Comprends-tu ?


 

  Dessin : Giger. Photo : Helmut Newton.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Vendredi 25 février 5 25 /02 /Fév 19:44

Night trainPierrig a dit qu'il viendrait me chercher. Qu'on prendrait mon sac à la guesthouse. Qu'il me le porterait s'il était trop lourd. Qu'on serait à l'heure à la gare et, seize heures plus tard, à destination.
Postée au carrefour, je l'attends. Les voitures filent à toute allure le long des remparts. Comme j'ignore à quoi ressemble la sienne, je reste aux aguets, nerveuse et confiante. Je sais qu'il viendra comme promis. Parce qu'il en a autant envie que moi, qu'il est déjà en route et que notre rendez-vous plusieurs fois repoussé, c'est aujourd'hui.
Un Américain posté sur le trottoir me demande ma nationalité.
- French.
Il me remercie avant de tourner les talons. Etrange.
Les minutes filent. Le soleil tape dur. Je m'impatiente.

Depuis le siège passager, je l'observe. Pierrig porte une casquette contenant à grand peine ses boucles, un pantalon taillé pour la brousse, un pull qui découvre ses avant-bras. Longs et bronzés, recouverts d'une discrète ondée de poils clairs, ils sont identiques à mon souvenir de la chambre par une après-midi insulaire.
Habillé, Pierrig a l'air maigre. Nu, il est superbe, délié de courbes, de vallons et de montagnes.
- J'ai acheté cinq hauts de couleurs différentes. Pour une fois que je fais un effort...
Je glousse. Argue que l'orange n'est pas très flatteur et me prononce pour le chocolat.
Châtain, bleu, chocolat, les adjectifs roulent aussi harmonieusement que les muscles de ses cuisses sous la toile épaisse. Je me retiens de ne pas les effleurer, juste pour sentir leur crispation quand il change de vitesse. Accès de timidité, peut-être, même s'il est peu probable que Pierrig me repousse. Entre nous, comme toujours, cette tension qui court sous nos mots et habite nos gestes, sous-conversation charnelle parasitant, dupliquant, enrichissant notre rapport horizontal, amical, social. Mais ce lien a aussi ses règles, dont la tendresse ne fait pas partie. Caresser sa cuisse serait enfreindre la règle, et j'ai la certitude qu'il n'est pas encore temps. Si ce temps vient jamais, d'ailleurs, car à cet homme j'ai des choses à dire.
Déjà je prévois qu'elles l'éloigneront de moi ou moi de lui.
Déjà je me doute de ses réponses, mais qu'importe. J'ai besoin de lui parler et je souhaite qu'il m'écoute.

Le train n'est pas plein, du moins pas encore. Quatre couchettes se partagent notre compartiment, isolées de leurs vis-à-vis et du couloir par un simple rideau. Avant le départ, celui-ci est ouvert. Fermé, il offre une mince intimité.
Nous voyagerons avec une famille thaïe. La femme nous sourit, un peu intimidée par notre aisance de baroudeurs. Son mari est si petit qu'il ne peut mettre leurs bagages dans le coffre du haut. En vrac sur sa couchette, ils occupent la moitié du matelas. Pierrig lui propose de les déplacer. L'homme ne comprend pas tout de suite. Il dit non, puis oui et un par un, les paquets atterrissent dans le réduit.

Le contraste entre ces deux hommes m'amuse. A côté de notre voisin asiatique, Pierrick et son presque double-mètre font figure de géant.

Night train 3Le train démarre. Nous prenons place sur les couchettes converties en banquettes.
- Drôle de tableau... me dis-je.
Face à moi, cette femme timide avec son garçonnet sur les genoux. A sa gauche, son mari, tout aussi raide et réservé. En contrepoint, nous, sortis tout droit de la matrice de l'Europe, blonds aux yeux turquoise, avachis dans leurs vêtements fripés.

Tous quatre avons l'air de deux couples parfaitement assortis, mais une fois encore, les apparences sont trompeuses.

Je me prends à imaginer ce qu'ils pourraient penser ou dire, nos voisins d'une nuit, de notre relation à éclipses et de son flamboiement dans des chambres de hasard.


Le cliquetis de la ceinture de Pierrig qui tombe sur le plancher.
La lanière qui zèbre mes fesses et trace sur mon dos des serpents rouges.
Son poing noué dans ma chevelure qui redresse ma tête pour me souffler des mots crus.
Ses ongles dans ma chair tandis que, ployée tel un arc à la renverse, je jouis. Si fort que les murs en tournent. Si fort qu'il prend presque peur et que sa paume s'aplatit sur ma bouche, brutalement, lacérant mon plaisir qui tombe en lambeaux.
 
Pierrig ôte sa casquette. Je résiste à l'envie de la lui prendre afin de respirer son odeur.
Cela aussi, je crois, serait contre la règle, comme ne pas garder les mains sur les genoux. Pas de laisser-aller. Sinon, je les enfouis dans ses boucles folles et redessine, là, au coin de ses paupières, les petites rides que le soleil a creusées.
- Cigarette ?

- Wagon-restaurant.

Nous remontons le train jusqu'à la dernière voiture. Impasse. La fenêtre donne sur la voie. Retour dans l'autre sens, contrôle de billets. Pierrig demande au contrôleur s'il y a un compartiment vide. La réponse, non, me rassure presque. Le partage forcé avec la famille thaïe me protège : sa présence sera la garante de ma relative sagesse.

J'ignore ce qu'il adviendra de cette nuit. Je sais ce qu'il faudrait qu'il en advienne sans être certaine de le tenir. Les obligations et moi, ça aboutit souvent à une addition. 

 

Le wagon-restaurant est d'un autre temps. Tout en bois, il s'orne de tables agrémentées de sièges métalliques. Un brutal coup de frein et ceux-ci déraperont comme un seul homme, envoyant valser leurs occupants contre les murs. Le plafond, lui, s'illumine de loupiotes dessinant des coeurs entrelacés. Plus tard, ils battront, synchrones, sur la pulsation d'une musique tonitruante.

Pierrig commande une bière. Je reste au Coca et j'enfreins la règle.

Lentement je parle de moi, de nous. Des doutes et des questions qui m'ont hantée à Chiang Mai. Des occasions manquées, de l'importance qu'il pourrait avoir dans ma vie. S'il le permet, qu'il est prêt à et libre de. Taisant que, pour l'instant, je me l'interdis, hésite à être prête et suis encore moins libre.

Cela est mon affaire et en aucun cas, ses réponses ne dépendent des miennes.

Des fils électriques, des carrés de rizières, des champs à perte de vue rythment mes mots. Les rayons du crépuscule se glissent par la fenêtre pour tomber pile sur son visage. Ses traits aigus s'adoucissent de rose, ses iris se paillettent d'or cuit.

 

 

Night train 3Je me tais pour le regarder. Lui, sa casquette à l'envers et son pull orange, une main entourant son verre, l'autre tenant sa cigarette. Attentif et penché dans ce wagon hors d'âge, le ronronnement poussif de la locomotive et le brouhaha des conversations, Pierrig écoute mon silence.

"Beauté pure."

Il ne peut entendre les mots chuchotés sous mon crâne.

La fumée me pique les yeux. Fumée est le nouveau nom de l'émotion, un nom à l'euphémisme qui m'arrange alors que je joue contre la règle, que je la pulvérise sur fond de soleil couchant, de rose et d'or cuit.


Je me promets de ne jamais oublier ce moment. De le fixer un jour par l'écriture pour, d'autres jours, le revivre.

Les instants de grâce sont si rares.

Celui-ci en est un.

 


La suite.

 
Photos : DR, Ed van der Elsken, Jan Saudek.

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Mercredi 23 février 3 23 /02 /Fév 01:13

Night trainLe temps avait passé, sans nouvelles malgré nos promesses. J'écris à Pierrig que je n'avais pas envie de le rejoindre en Thaïlande. Un mail court, volontairement sec, qu'il laissa d'ailleurs sans réponse.

Pourtant, une fois à Chiang Mai, j'avais envie, furieusement envie de le voir.

Pierrig avait habité ici, et chaque balade dans la ville était l'occasion d'une rêverie.

Avait-il loué cette maison derrière les arbres ?

S'était-il déjà assis dans ce troquet pour un café ?

Avait-il, comme moi, flâné dans la vieille ville et le long des remparts ?

S'était-il attardé près du temple en ruines pour un coucher de soleil ?

Les lieux me parlaient tout en restant muets. J'étais la diseuse d'histoires sans échos, la faiseuse de contes frustrée mais têtue, accrochée à son refus en se persuadant qu'il était le meilleur des choix. Mais le meilleur choix ne signifie pas le moins coûteux et, à Chiang Mai, je payais le prix de ma certitude en poursuivant son fantôme.


Au coin de chaque rue sa silhouette surgissait.

Dans les yeux clairs des autres étrangers je voyais les siens. Dans une démarche nonchalante, la sienne.

Pierrig avait beau ne pas être là, il était partout, saturant l'espace vide de son absence. Et je m'en voulais d'être infidèle, non de corps mais de pensée. La plus grande des tromperies, sûrement.

- Arrête donc... m'ordonnai-je. Il n'est de toute façon plus en Thaïlande, mais en Indonésie ou à Taiwan, à Bornéo ou à Vientiane.

Depuis longtemps j'avais renoncé à suivre le cours de sa vie sur une carte. Pierrig ne restait que rarement plus d'une semaine au même endroit, faisant et défaisant ses bagages au rythme des avions, des meetings, des entraînements.

A la saint Sylvestre je me sentais mal, si faible que je dus me forcer à sortir du lit avant minuit. Mon demi-frère m'attendait pour la bonne année. C'est à demi inconsciente que je lui plaquai une bise sur la joue, puis le suivis dans les rues embouteillées. L'hébétude traçait devant mes yeux de larges cercles colorés. Mes orbites s'enfonçaient dans mon crâne, mes muscles se vrillaient en cordes pincées. Ivre de fatigue, je titubai, craignant à chaque instant de trébucher.

L'aube m'éveilla gémissante. Qui m'avait battue pour me briser les os un à un ?

Je pensais couver la grippe. J'avais attrapé la dengue*.

 

Mon demi-frère s'envola pour l'Europe. Nos adieux se firent dans ma chambre d'hôpital. A ma sortie, je fus chanceuse : Sofia, une amie, venait d'arriver à Chiang Mai. C'est elle qui me récupéra, plus chiffonnée qu'un vieux torchon, dans la cour de mon ancienne guesthouse.

Nous trouvâmes asile dans un bâtiment rouge. Notre chambre comportait deux lits, un balcon et une salle de bains refluant une odeur d'égout. Je passais là mon temps à dormir et à lutter contre l'envie de vomir. Toute la journée je chevauchais un radeau en pleine tempête, livrée à une mer démontée qui me retournait l'estomac. La nourriture m'écoeurait. La faim elle-même avait disparu, hormis par brèves éclipses. Lorsque celles-ci surgissaient, il fallait que je mange. Immédiatement. Un plat particulier, aucun autre ne pouvant me satisfaire. Deux bouchées étaient assez, mais ces deux bouchées, il me les fallait. Tout de suite.


Night train 2Ce soir-là, la faim était venue. L'image d'un restaurant de rue s'était imposée avec elle. Nous y avions mangé avec mon frère et soudain, j'avais sur la langue le goût du porc sauté aux brocolis.

- Allons-y, proposa Sofia.

C'était compter sans mon sens de l'orientation. Calamiteux, il nous fit tourner et retourner sur nos pas jusqu'à ce que je m'avoue perdue. Le boui-boui avait peut-être fermé. Ou je l'avais manqué en me trompant de trottoir.

- Regarde, il y en a plein par ici...

Sofia m'indiquait une rue en diagonale. Nous nous y engageâmes. Devant la cour intérieure d'un restaurant français, mon coeur rata un battement.

Pierrig se tenait au comptoir. Ses cheveux avaient poussé en boucles folles, une barbe lui mangeait la moitié du visage.

Pourtant, j'en étais certaine, c'était lui.


Mes joues se fouettèrent de sang. Au lieu de m'arrêter, je baissai la tête comme une collégienne punie.

- Un problème ?

- Marche, je t'en supplie, marche, Sofia !

Surprise, elle m'obéit.

- Pierrig... soufflai-je entre mes dents. Il est là.

- Là où ?

- Chhhhhhut.

Je pressai l'allure en me traitant d'idiote. Pourquoi fuyais-je ainsi cet homme ? Pourquoi me comportais-je en gamine puérile ? Notre relation, même interrompue, méritait mieux que cette débandade honteuse.

- Mais... tu ne le salues pas ? insista Sofia.

- Nan. Pas envie.

D'envie, j'en crevais. Il aurait été facile de me retourner, de reculer, d'entrer dans cette cour et de lui parler. Bien que simples, ces gestes m'étaient impossibles. Tout ce que je pouvais faire était avancer, raide comme un piquet, coeur tiraillé et âme en bataille.

Mon prénom résonna sur les pavés.

Je n'étais pas la seule à l'avoir vu. Pierrig m'avait vue aussi.

"Les dés sont jetés...", pensai-je.

Je m'arrêtai pour lui faire face.

 

Un sourire s'accrocha à mes lèvres. Un "bonsoir" en tomba alors que je chavirais dans ses yeux. Je brûlais de lui sauter au cou, de le griffer, de le mordre. Autour de nous, le décor de briques tournait à toute vitesse. Maudit manège... Mais qui donc tanguait ainsi, de moi, des arbres ou de la ruelle ? Je m'arrimai au mur. Surtout ne pas tomber, ne pas m'évanouir, ne pas vomir non plus.

L'odeur de ma sueur frappa mes narines. Entêtante et poivrée, sans équivoque. Je sentais la femme et l'appel au sexe, agacée de ce corps qui trahissait mes pensées.

Pierrig parlait. Ses mains immenses m'obsédaient. Je les voyais sur mes seins à Vientiane, me bâillonnant à Koh Tao. Lorsqu'il saisit son téléphone pour y entrer mon numéro, l'appareil semblait un jouet dérisoire entre ses doigts. Un jour, nous avions comparé : paume contre paume, les miens arrivaient tout juste à ses premières phalanges.

Je lui promis une engueulade si nous nous revoyions. Il sourit.

- J'y suis prêt.

Moi, je ne l'étais pas. Quand je le revis, l'envie de le disputer avait disparu. L'envie tout court, non.

 

 

* La dengue est une forme de malaria courante sous les tropiques. Ce virus est lui aussi transmis par un moustique, qui pique essentiellement le jour et à la tombée de la nuit. Il n'y a aucun traitement, juste une surveillance recommandée... et du repos.

 

La suite.

 

 

Photos : Jan Saudek, Bruce Mozert.

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Lundi 21 février 1 21 /02 /Fév 21:56

My dutch herringJe suis la dernière à descendre du train.

Les courroies de mon sac entaillent mon épais manteau.

Une pluie fine gifle mes pas hésitants.

Les autres voyageurs se pressent vers la sortie et je reste à la traîne, irrésolue, fouillant la marée de têtes du regard.

Mingus n'est pas là. Dois-je l'attendre sur le quai ? Au portail de la gare ?

Nous n'avons pas convenu d'un point de rendez-vous. Je maudis mon imprévoyance comme le crachin qui trempe mes cheveux.

Soudain, je le vois.

Immense et tanné, sans manteau mais engoncé dans un pull bleu, fendant la foule pour m'ouvrir ses bras. Je m'y blottis, très vite, bouche à hauteur de sa poitrine, joue irritée par la laine rêche, agacée de ne pas sentir son odeur sous les couches de tissu.

- Ma chérrrrie... Tu as fait un bon voyage ?

Mingus n'aime pas parler français. Son effort de bienvenue me touche, comme me touchent son accent râpeux, sa façon de prononcer les r à fond de gorge. 

 

Au portail de la gare, je le gratifie d'un regard incertain.

- Tramway ?

Mingus décline de la tête. Il est venu à la hollandaise, juché sur une improbable guimbarde d'occasion. La couleur en est incertaine, la selle rafistolée, le guidon tordu.

Il me désigne le porte-bagages :

- Assieds-toi, sweety.

J'hésite. Veut-il vraiment m'emmener sans imperméable ni parapluie ? Le vélo tiendra-t-il le choc de nos poids conjugués ?

Haussement d'épaules. On verra bien.

Je me hisse sur l'à-plat métallique, jambes pliées, pieds dans le vide, tirée en arrière par le poids de mon sac. Malgré la position inconfortable, mes muscles endoloris et les traîtres petits pavés de la route, je souris.

Depuis une semaine je rêvais d'Amsterdam et affirmais à mes amis :

- J'y vais parce que j'en ai envie, ce qui est en soi la meilleure des raisons.

Station terminus.

J'y suis, j'y reste.

 

My dutch herring 2Routes vallonnées, ponts, canaux, façades basses et frileuses tassées le long des lagunes... Amsterdam défile à l'allure paresseuse des coups de pédale.

De ces lieux vus enfant j'avais tout oublié.

Lovée contre Mingus, je bois le paysage comme la pluie.

M'émerveille de traverser une ville de poupées.

Me remémore des peintures flamandes, leurs intérieurs douillets, leur palette de marron glacé fusionnée au ciel plombé.

Au milieu du tableau, il y a nous. En apparence gentil couple à bicyclette, en vérité animaux décalés, débarqués d'une île et réunis par le hasard, exotiques et pourtant fondus à ce pâle décor d'hiver.

Kinkerstraat.

J'éclate de rire.

- Is it the street for kinky people ?

Mingus s'esclaffe. Me détaille, sans cesser de pédaler, l'origine du nom.

Je l'enlace plus fort.

A cet instant précis, je l'aime.

Tant pis pour le maquillage en rigoles et l'eau froide sur mon cou. Menton contre les nuages, je pousse un long cri silencieux.

Heureuse d'être là, avec cet homme qui m'explique le nom des rues, les racines grecques et latines, l'architecture de la ville, qui a décalé ses rendez-vous pour me consacrer tout son temps.

- Oui, chéri, raconte-moi la ville. La ville... et toi.

 

Un arrêt pour acheter des provisions. Du pain et du vin, repas d'apôtres. La boutique est minuscule, les bouteilles alignées comme pour un jeu de massacre. La cliente qui nous précède tient en laisse un chien enrubanné dans un manteau. Je me penche pour le caresser.

Des mots tombent en néerlandais. J'écarte les bras en signe d'impuissance et, aussitôt, surgit une langue familière.

La caissière prend le relais. Discute avec Mingus et avec moi, passant en souplesse d'une langue à l'autre.

Un vieil homme entre et la scène se répète. 

On dirait bien qu'ici, tout le monde parle anglais. Et on dirait bien qu'ici, tout le monde parle avec tout le monde. Violent contraste avec la raideur parisienne et les mines renfrognées du métro.

En voyage, j'ai toujours apprécié les Hollandais, leur simplicité et leur chaleur dénuée de calcul. Ce ne sont pas ces premiers moments à Amsterdam qui me feront changer d'avis.

 

Mon hareng 3Dernier arrêt en bordure de canal.

- Nous voilà arrivés, sweety.

La rue aux façades de briques ressemble à un décor de Ken Loach. Destination cité ouvrière, immeuble en réplique parfaite de son voisin, porte du bas fermé d'un simple verrou.

- Quand ma mère a vu la cage d'escalier, elle a crié.

Celle-ci est sombre, en effet. L'ampoule a claqué et personne ne l'a remplacée.

Sale aussi, jonchée de mégots et d'épluchures de patates.


Mingus habite au troisième étage, un appartement prêté par l'amie d'une amie. Solution commode et temporaire, divisée en cinq pièces alors que trois suffiraient à remplir l'espace.

Les lieux sont spartiates, pour ne pas dire désolés.

La porte n'a pas de serrure, juste une chaîne de sécurité. Les murs poussiéreux s'ornent de vagues tableaux africains. Des livres s'alignent sur des étagères de fortune. A en regarder les titres, j'en déduis que leur propriétaire est trilingue, cultivée et engagée dans des études de psycho.

Rien d'étonnant, puisqu'elle fait partie du cercle, même éloigné, de Mingus.

La cuisine et la salle de bains datent d'un autre âge. Il n'y aucun radiateur, juste un poêle à gaz qui ronronne dans le salon.

Partout ailleurs, le froid est coupant.

- Désolé, ce n'est pas très confortable.

Je m'en fiche. À Amsterdam comme ailleurs, le luxe est une option dispensable.

Mon sac atterrit sur le plancher.

Mingus apporte des verres dépareillés, sert le vin, redresse les coussins du canapé. Le canapé, j'y suis déjà et l'y entraîne pour trinquer. Il boit une gorgée, m'embrasse, parle, se relève. Fébrile, affairé, intimidé.

Jupe cavalièrement remontée, je le plaisante :

- Hé... Je te fais peur ?

- Oui. Très.

Son aveu me touche au dépourvu. Au lieu d'affirmer "il n'y a vraiment pas de quoi", je lisse son visage de mes paumes. Avec tendresse, parce que de moi Mingus n'a rien à craindre, hormis, peut-être, la peur de sa propre peur.

Mais pour cela, nous sommes à égalité.

 

 

 

Photos : Robert Doisneau, Frank Horvat, Pauline Franque.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Dimanche 20 février 7 20 /02 /Fév 00:12

My dutch herringIl y a mon sac dans le compartiment à bagages, la douleur qui pulse à mes tempes et cet homme qui n'arrête pas de me regarder. Costume, cravate, ordinateur, le parfait businessman qui, comme moi, descendra à la dernière station.

Station terminus, lorsque le train aura avalé ces étendues grises de champs et de ciel pour les recracher dans une gare inconnue, crissant de tous ses freins contre le quai.


Une fois de plus je me lève et une fois de plus les yeux de cet homme m'adressent une question que je feins d'ignorer. J'ai troqué le pull noir contre le gris, orné mes lobes de boucles d'argent, noué autour de mon cou un foulard en soie. Dans le miroir de poche mes cils se soulignent de noir et mes paupières d'ocre.

Jamais le maquillage n'effacera la fatigue mais, renversée sur les sièges, je joue à faire comme si. Comme si je n'en avais pas assez de traîner mes sacs de gare en gare. Comme si j'avais bonne mine et comme si cela avait une quelconque importance.


J'ai sur la langue le goût du café, servi dans une petite tasse par un employé polyglotte.

J'ai sur les lèvres le goût des baisers de Mingus en plein ciel, sa paume le long de mon dos.

Pour cette traversée je portais ma tunique préférée, l'outremer à l'échancrure filant sur mes reins. La cabine de l'avion était calme, à peine troublée par le va-et-vient des hôtesses et le sommeil des autres passagers. Mingus et moi étions les seuls à ne pas dormir. Couchée en travers de ses cuisses, je regardais par le hublot. A cette altitude, il n'y avait rien à voir. Rien que la nuit, les prunelles bleu glacier de Mingus et sa bouche qui me murmurait :

- Welcome back to the real world, sweety.


Il y a la musique, toujours, l'impatience entre mes côtes sur fond de jazz soyeux. Le train n'est pas parti à l'heure, a stoppé en rase campagne puis trop longtemps dans des gares tristes, me volant un peu du temps que je viens passer avec Mingus.

Déjà une demi-heure de retard. Contrariant mais pas grave. Nous avons plusieurs jours devant nous, peut-être trop. Mais, toujours, cette impatience qui me tient éveillée, énervée et lasse de ces sièges molletonnés, de ces cahots et de ces arrêts qui pourtant nous rapprochent.

Proches, Mingus et moi l'avions été longtemps sans même le soupçonner. Résidents de la même gommette perdue dans l'océan, voisins de jungle et de plage. Entre nous s'étendaient quelques routes et des connaissances communes, tel ce Canadien auquel, avant de partir, je fis cadeau de mes meilleurs bouquins.


My dutch herring 2Proches sur le pont supérieur du ferry, nous ne pouvions l'ignorer. Tandis que l'île disparaissait dans le lointain et que l'émotion me serrait la gorge, je me surpris à demander un signe à mon ange sur l'épaule, un réconfort pour adoucir la tristesse, me persuader que j'étais sur le bon chemin, même si celui-ci m'emmenait sur un continent d'hiver, bien loin de la mer et du sable.

Peu après mes prunelles s'engouffrèrent dans les iris délavés de Mingus, qui à son tour les plongea dans les miens. Et nous restâmes ainsi, de longues secondes, poussés, tirés par le fil de ce regard tenu sans aucune gêne, conversation muette qui, j'en étais certaine, le faisait pénétrer en moi à livre ouvert.

Nous ne jaugions pas, non. Nous nous inspections avec une gravité tranquille et grave, rehaussée d'une pointe de curiosité. Que je le trouve attirant n'était pas la question. La question était cette étrange impression qu'il me connaissait déjà. Et que, d'une certaine façon, je le connaissais aussi.


Je ne sais qui détourna la tête en premier. Mingus, peut-être, persuadé que nous nous étions tout dit. Ou moi, soudain gênée de cette intimité avec un parfait inconnu.

Mingus passa le trajet perché tel un chat sur le plat-bord, un livre sur les genoux, sa guitare et son sac à ses pieds. De temps à autre nous échangions des regards de biais, comme pour nous assurer encore de la présence de l'autre.

A l'arrivée du ferry les passagers se divisèrent en plusieurs groupes. Mingus et moi nous trouvâmes dans celui qui remontait sur Bangkok. Le hasard des tickets nous plaça dans deux bus différents.

Au moment d'embarquer, il me lança en agitant la main :

- Bye bye...

Dans son "au revoir" j'entendis un sarcasme. Je me trompais. Mingus m'avouerait plus tard que c'était de la déception : à partir de là nos routes bifurquaient sans espoir de retour.

La vie a cependant plus d'une malice dans sa besace. A une heure du matin, alors que je croulais sous le poids de mes bagages, je le croisai dans la rue. Lui avait déjà déposé ses sacs dans une quelconque chambre. Je souris en songeant que certains voyageurs se retrouvent sans se chercher. Et que, sans le savoir, nous serions peut-être voisins de sommeil.


 

Station terminus 3Proches, nous le serions encore davantage le lendemain.

Installée en terrasse pour un dernier déjeuner, je regardais le temps et les touristes passer. Bientôt, le coeur lourd, je devrais quitter cette chaise, me lancer moi aussi dans la ville vibrionnante, boucler quelques courses d'avant départ.

Deux Belges fraîchement arrivés me détaillèrent l'itinéraire de leur périple. Je les enviais en songeant au décompte implacable du temps.

Il y a un an j'étais à Koh Tao avec Ethan.

Il y a huit mois, en Malaisie, avec le projet de rejoindre mon samouraï au Japon.

Il y a six mois, aux Philippines, seule dans ma maison biscornue.

Il y a un mois, avec mon demi-frère, dans le nord de la Thaïlande.

Toutes ces tranches de vie avaient filé à une vitesse hallucinante, amenuisant les jours jusqu'au dernier. Plus de rab à quémander, la pochette des minutes se vidait inexorablement, s'aplatissait pour me rapprocher de l'aéroport, de l'avion, de la France.

Dans ce bar, entre un plat à peine entamé et une tasse de café, j'avais peur. Peur de ce que je trouverais à mon retour. Peur que cette vie de nomade asiatique ne me soit ôtée, comme si j'allais rentrer sans jamais revenir ici.

Au détour d'une phrase je surpris une haute silhouette au coin de la rue.

Mingus.


Il ne m'avait pas vue. Il marchait, rapide, préoccupé.

Je comptai ses enjambées. Trois de plus et il dépasserait ma table, s'évanouirait dans la venelle voisine comme il avait disparu la veille dans le bus, puis dans la rue obscure.

Je songeai, un bref instant, à l'appeler.

Mais par quel prénom ?

Pour quoi faire ?

À quoi bon, puisque je serais partie dans quelques heures ?

Ses yeux se déposèrent doucement sur mon visage. Il me sourit. Je l'arrêtai d'un geste.

Hello !


Station terminus 4Nous discutâmes entre le rideau des plantes vertes.

- Je n'ai pas le moral, me confia-t-il en anglais. Je retourne en Europe ce soir.

- Moi aussi. A quelle heure décolles-tu ?

- Tard... Une heure du matin.

- Moi aussi.

- J'ai une escale avant de rejoindre Amsterdam.

- Moi aussi, une avant Paris. Au Caire.

Nous nous fixâmes étonnés.

- Mais sur quelle compagnie voles-tu ?

La réponse était sur la même que lui, dans le même avion, pour une escale de même durée.

- Ah ça, pour un hasard !

- Assieds-toi pour un café, lui proposai-je.

 

Mingus prit place à mes côtés. Me parla de ce poste qui le fixerait pour six mois en Hollande. De sa thèse soutenue une dizaine d'années plus tôt. De son travail dans un dive shop de Koh Tao.

Je souris de son parcours aussi illogique que le mien, et en beaucoup de points similaires. Quand il mentionna le roman qu'il avait commencé, je tiquai.

- Je n'ai pas terminé le mien non plus... soufflai-je.

A mesure qu'il évoquait son héroïne, mon sang se glaçait, mes joues s'empourpraient.

- C'est une Française qui, ne voulant plus vivre en Europe, prend un nouveau départ en Asie. Son point de chute ? Koh Tao, pour plonger. Elle tourne ainsi le dos à son travail un peu particulier... Dominatrice professionnelle. Mais la vie sur l'île ne la satisfait pas. A mesure des mois, elle si expansive se racornit. Aussi décide-t-elle de repartir avec son sac, pour un autre pays... Je me suis arrêté à ce chapitre.

- Mingus... Mais c'est l'histoire de ma vie que tu racontes, là !

Il arrondit les sourcils. Incrédule, forcément, mais pas aussi stupéfait que moi.

Nous prîmes un autre café. Un dîner japonais. Un taxi pour l'aéroport.

 

Avant, dans le hall de l'hôtel, Mingus rit de me voir boucler mon sac. A genoux sur le carrelage, affairée, stressée, cernée de pochettes plastiques que je fourrais au hasard à l'intérieur.

Après, à l'aéroport, il rit de porter mon barda, puis moi qui le chevauchais en lui claquant les fesses.

Mingus aime cette soumission-là, même privée de son plaisir favori : me contempler nue pour ensuite glisser sa langue dans mon sexe, jusqu'à ma jouissance, tandis que mes hauts talons lui labourent les cuisses.

 

La suite.


Photos : John Carroll Doyle, Jindrich Styrsky.

Tableau de Modigliani.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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