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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Samedi 11 décembre 6 11 /12 /Déc 20:16

SakitSeize heures. C’est le milieu de l’après-midi, presque le début du soir. Sous les tropiques, la nuit tombe tôt. Vers cinq heures et demi, quelle que soit la saison d’une latitude qui n’en connaît que deux : la chaude et sèche ou la chaude et mouillée.

Je souris en repensant à mes arrivées à Bangkok. A cette gifle d’étuve lorsque s’ouvrent les portes de l’aéroport. A chaque fois, les premières minutes, l’humidité brûlante m’étouffe, me forçant à ouvrir grand la bouche pour ne pas suffoquer. Inhalation brutale d’une saveur désormais familière, âcre mélange de sueur humaine, de gaz d’échappement et de caoutchouc brûlé.

Pour qui débarque d’Europe, l’air des tropiques est pire qu’un drap violemment rabattu. Il a la densité d’un vêtement trop lourd et serré, l’épaisseur de la fatigue d’une nuit sans sommeil. Cet air en étau aux mâchoires trop ajustées est l'étreinte qui signe mon retour à la maison.

 

Je traverse lentement la grande place. Ombragée d’un chapiteau et ouverte à la brise, elle a des airs de vacances en terrasse. Pourtant, personne ne musarde près de ses arcades. Personne, non plus, n’y est attablé. Déserte, elle est tranquille, si étrangement calme au milieu de cette ville trop bruyante.

La karenderia ou petit restaurant local est fermé. Les marmites trônant d’habitude sur le comptoir de bois ont été rangées. Lorsqu’elles sont pleines, on en soulève les couvercles sous l’œil de la cuisinière qui, selon les goûts de chacun, recommandera ceci plutôt que cela.

Un regard aux mets et on fait son choix.

Le frigo n’est pas utilisé pour stocker les plats. Cuisinés au matin, ils restent toute la journée dehors et sont servis froids. L’ambiance est comme les récipients en plastique, chaleureuse et sans chichis, à la bonne franquette d’une table pas franchement propre et d’un sol parsemé de détritus.

Un coup d’éponge, un coup de balai et hop, il n’y paraîtra plus.

 

Sakit 2

Encore quelques pas pour laisser le chapiteau dans mon sillage.

Je m’arrête.

Réflexologie plantaire, clame la pancarte de toutes ses majuscules.

C’est bien là que Bertille m’a emmenée il y a quelques mois. Je reconnais la porte branlante et l’affiche au pied malhabilement dessiné. Sa plante ressemble à deux oranges écrasées, ses orteils à des huîtres collées sur un rocher. Punaisé en dessous, un panneau récapitule les horaires de travail.

Samedi. Fermeture à 21 heures.

Moi qui craignais de me heurter à une porte close, me voilà rassurée.


J’entre. Depuis la dernière fois, rien n’a changé. L’air est toujours aussi moite en dépit du ventilateur turbinant à plein régime, la pièce aussi petite, le mobilier aussi usé.

Construite jusqu'à mi-hauteur, une cloison s’orne d’une moustiquaire. Le fin grillage découpe au cordeau la pièce attenante. Des hommes y vont et viennent mais la plupart, assis en duos, ne bougent pas d’un pouce. Parfois rompu par un rire vite réprimé, le silence est recueilli, l’atmosphère studieuse.

Je plisse les sourcils. Mais que font-ils donc là-dedans, tous ?

Je me promets de vérifier en sortant, et jamais n’aurais deviné que, concentrés, passionnés, ces hommes jouent. Aux échecs.

 

Sakit 3bisLa patronne s'arrache de son livre de compte. Me souhaite la bienvenue en visayan. S’enquiert de ce que je désire.

Je lui désigne mes pieds et elle, une des chaises en plastique.

J’y attends mon tour en sortant de mon sac le nécessaire à massages. Une petite serviette rose, une bouteille d’huile, un flacon d’alcool.

Chaque nouveau client peut l’acheter au salon contre une somme modique. Revenir avec autant de fois qu’il le désire.

Dans cet établissement, rien n’est fait pour pousser à la consommation. On réutilise, remplit, recycle au lieu de jeter.

D’ailleurs, aucune employée, une fois sa tâche achevée, n’insistera pour vous vendre un autre service. Un massage du dos alors que vous préférez en rester aux pieds. Un massage des pieds alors que vous souffrez du dos.

 

Encadrés sur le mur d'en face, des clichés aux couleurs passées. L’équipe de la patronne en rang d’oignon, debout, souriante, un peu guindée façon photo de classe, quand on prend, gênés, une pose maladroite.

Les légendes indiquent : sixième, septième, huitième anniversaire.

Le lieu a vieilli au même rythme que ses occupantes. Et, en dépit des coups d’éponge et de balai, dégage toujours une impression d’à peu près. Même propre, il paraît douteux, mais se fier à sa mine serait une erreur. S’il est complet, c’est que les masseuses y sont excellentes.

La mienne est une femme d’âge mûr, aux cheveux grisonnants tirés en queue-de-cheval. Quand elle sourit, le réseau de ses rides lui dessine un deuxième visage.

Je ne la reconnais pas mais elle, si. Comme sa collègue qui, aussitôt, me demande des nouvelles de Bertille.

- Elle va bien, dis-je.


Sakit 4bisLa conversation roule, décousue, heurtée, souvent interrompue.

Depuis quand suis-je sur l’île ?

Où se trouve ma maison ?

Bertille vit-elle avec moi ?

Ai-je un homme dans ma vie ?

En suis-je amoureuse ?

Ces questions de plus en plus indiscrètes m’amusent.

Peu d’étrangers, peut-être même aucun, ne fréquente ce salon. Il est trop à l’écart, trop défraîchi, trop peu engageant pour attirer les touristes.

Du coup, une « puti » - une blanche - ne peut que susciter la curiosité. Ce qui paraîtrait offensant en France ne l’est d’ailleurs pas aux Philippines, où les territoires de l’intime, leur contenu et leurs limites ne se dessinent pas à l’identique.

- Pourquoi n’as-tu pas d’enfants ? est dans ce pays orienté famille une question normale.

- Mais tu as toujours tes règles, non ? n’a rien d’une impolitesse.

- Dans ce cas, parfait ! Tous les espoirs sont permis ! tient lieu de sincère encouragement, presque de soulagement.

Ces femmes à la tête de familles nombreuses, souvent très jeunes à la naissance de leur premier bébé, ne peuvent se figurer une vie sans enfants.

L’identité de femme passe ici par celle d’épouse et de mère, du regard porté sur soi par les autres jusqu’aux formulaires officiels. Médecins, hôpitaux, agences de voyages, bureaux de l’immigration… Partout, toujours, les fiches à remplir comportent la rubrique statut : mariée, veuve, célibataire. Rarement divorcée, puisqu’aux Philippines, le divorce n’existe pas.

 

Sakit 3A la discussion très vite tout le monde se mêle. Patronne, employées, clients, chacun y va de son avis, de son conseil, de son grain de sel.

Ca papote, ça caquète, ça rigole sans méchanceté aucune, juste pour le plaisir d’échanger, commenter, surenchérir.

Il y a dans toute cette agitation un côté si bon enfant, une franchise parfois si naïve qu’il est difficile de s’en offusquer.

C’est la simplicité qui prime et règne, des questions personnelles aux rots sonores que personne n’étouffe.

En attendant, de digressions en éclats de rire, la masseuse travaille sur mes pieds.

- Sakit ! Sakit ! (Ca fait mal !)

Chacune de mes protestations me vaut un regard aussi compatissant que malicieux.

- And here ?

- Sakit !

Entrée dans ce salon fourbue, j’en ressors à la nuit noire, chaussée de semelles de vent.

Dans la boîte à pourboire j’ai glissé un gros billet.

C’est bientôt leur neuvième anniversaire.

 

 

Photos : Roman Signer, Bill Brandt, Elmer Batters,

Cornell Capa, Richard Avedon. 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Lundi 6 décembre 1 06 /12 /Déc 06:59

Bat balançoireLa sorcière me tendit sa lanterne en m’ordonnant de prendre un bonbon.

Je glissai ma main dans la citrouille en plastique, évitai la bougie et pêchai un chewing-gum.

- C’est bien la première fois qu’une créature de l’au-delà m’offre une sucrerie ! m’esclaffai-je.

- You’re welcome, Mâ-âm !

La voix sortait étouffée et bizarrement aiguë de derrière le masque. Sous les os du crâne grossièrement peints, je devinai un sourire.

Le mort-vivant prit la sorcière par le bras. Tous deux se détournèrent pour poursuivre leur chemin, éclairés au lampion qui pendouillait à son fil.

 

Je repassai devant le bar où le propriétaire de ma maison éclusait de la San Miguel, la bière nationale, dans une énorme chope.

La soirée avait dû commencer depuis un moment. Il était tellement ivre qu’il aurait fait du gringue à un barreau de chaise.

Son anglais s’emmêlait à son allemand et son accent, plus épais que jamais, devenait si guttural et râpeux que je peinais à le comprendre.

Mais au travers de ses phrases hachées je saisis l’essentiel.

Il savait que je devais partir pour un moment.

- Probablement une semaine, peut-être un peu plus, avais-je annoncé.

La semaine avait passé. Puis une autre. Et une autre encore sans qu’il ne me croise à la plage. Dans la maison, sur la terrasse, il n’y avait plus de lumière. Il finit par s’inquiéter, s'obligeant toutefois à la patience.

Encore deux jours et il viendrait aux nouvelles.

- Je me demandais vraiment où tu étais passée, si tu allais bien. J’ai pensé à un accident, à un retour précipité en France...

Lui et moi n’avons jamais été intimes. Nos rapports se bornent au paiement du loyer, aux réparations à effectuer dans la maison, à de brèves conversations de bar.

Sa sollicitude me toucha.

 

Comme une appartenance 2

Good evening, Mâ-âm ! me lança une silhouette sur la route.

Je répondis en pensant au cortège des saluts qui m’entourait depuis la veille. Aux Long time no see !Hey, where have you been ? des gens que j’ai croisés.

Expatriés de tous pays, habal-habal (conducteurs de moto-taxi), serveuses de mon restaurant préféré, masseuses sur la plage… toutes ces personnes que, pour la plupart, je connais qu’à peine mais qui ont remarqué mon absence.

- Non, non, je n’étais partie. Mais bientôt, en décembre, oui…

J’ai songé que c’était peut-être cela, être chez soi. Avoir un point fixe auquel retourner plusieurs semaines de suite, des habitudes qui rythment le quotidien, le sentiment de laisser une place vide quand on part.

Et des détails aussi minuscules qu’un double de clés caché sur la terrasse, dans un pot de fleurs ; qu’un bon livre gardé sur l’étagère pour un plaisir longtemps différé ; qu’une robe aimée accrochée dans la penderie ; que des affaires achetées peu à peu pour embellir, faciliter, améliorer le quotidien.

 

Il y a neuf mois, j’arrivai ici avec quelques pantalons et tee-shirts, le sac rempli aux trois quarts par ma combinaison de plongée, mes palmes, mon masque, ma trousse à pharmacie et des bouquins.

Un pas grand-chose qui me semblait déjà bien lourd à traîner.

Je refusais de me charger davantage.

À quoi bon, puisque bientôt je retracerais la route ?

Un maillot, la mer, une robe, mon ordinateur et quatre produits de beauté me suffiraient largement.

Pour être heureuse, nul besoin de plus.


Comme une appartenance 3Puis, à mesure de mon installation imprévue, j’eus envie.

De confort, de fantaisie et de superflu.

De rideaux de perle pour orner les portes défraîchies de la maison.

De patères et de cintres pour suspendre mes vêtements.

De verres et de tasses pour ne plus boire dans des gobelets en plastique.

De haut-parleurs pour écouter ma musique.

De ceintures coordonnées à mes boucles d’oreille, elles-mêmes assorties à mes sandales.

D’une longue chemise en soie, crème comme un nuage café au lait, pour dormir.

D’un vrai sac à main à porter en bandoulière, avec plusieurs poches.

Petits achats qui n’ont l’air de rien mais qui, pour moi, avaient le goût du luxe. Un luxe qui finira une fois de plus dans un carton.

On the road again, again...

 

Dernière photo d'Emmanuel Sougez.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Samedi 4 décembre 6 04 /12 /Déc 06:21

Bertille 2 La première fois que je me rendis chez Bertille, j'avais très mal aux dents. Assise derrière mon instructeur, secouée comme un pépin dans un shaker, je me demandais où menait ce chemin défoncé d'ornières et raviné de pluie. Tim stoppa devant un haut portail blanc.

- C'est ici.

Je descendis de la moto les jambes raides, me tenant la tête comme si, trop agitée par les cahots, elle pouvait se décrocher de mon cou.

 

Lorsque Bertille nous ouvrit, je retins un sifflement de surprise et d'admiration.

Sa maison était très grande. Très belle aussi.

A l'avant s'ouvrait une terrasse digne d'un magazine de déco. Un canapé et deux fauteuils en bambou encerclaient une table basse. La table haute, elle, était idéale pour un dîner entre amis ou un tête-à-tête amoureux. Disposées sur le muret d'enceinte, des bougies et des guirlandes de lumière donnaient un petit air de fête au lieu.

Par la porte ouverte j'aperçus un vaste salon, un lustre, des murs colorés, des meubles simples mais de goût. L'harmonie de l'ensemble était parfaite, jusqu'au détail incongru qui m'arracha un sourire : un chien flasque en peluche, jouet d'enfant ou doudou d'adulte, étalé tout tordu sur le canapé.

Cette maison chaleureuse dégageait une telle paix qu'aussitôt, ma migraine reflua. Je pensais qu'une femme ayant choisi un tel cadre de vie, l'ayant conçu et arrangé à son image, ne devait que gagner à être connue.


Mes rapports avec Bertille avaient jusqu'alors été superficiels. Nos connaissances communes n'avaient jamais jugé bon de nous présenter. Mais à force de nous croiser dans les bars et dive shops de la plage, nous avions fini par échanger un salut, quelques phrases anodines. Parfois, absorbée l'une ou l'autre par une discussion, nous nous ignorions. Non par indifférence calculée, juste faute d'un lien qui ne s'était pas encore tissé.

De Bertille j'avais déjà entendu parler. Beaucoup, et seulement en bien. Toutes ces paroles additionnées l'avaient peu à peu transformée en Arlésienne. Cette femme était la grande inconnue que je n'avais jamais vue. Celle dont on me demandait des nouvelles que j'étais bien incapable de donner.

Dans l'esprit des gens, deux Françaises, plongeuses et vivant de surcroît sur le même périmètre, devaient forcément se connaître.

Et bien non. A mon arrivée ici, Bertille était absente. J'apprendrais plus tard qu'elle se trouvait alors à Koh Tao, l'île dont j'étais partie un mois plus tôt.

La symétrie inversée de nos trajectoires me fit encore une fois m'esclaffer sur ce coquin de hasard.


BertilleTim et Bertille s'installèrent au salon pour une conversation privée. Je restai sur la terrasse, goûtant la fraîcheur des tomettes sous mes pieds nus et le calme de ce havre retranché.

Ici, ni coqs ni chiens pour déchirer l'air d'appels stridents. Ni voitures ni motos passant dans une pétarade de fumée noire.

La route était éloignée, les plus proches voisins tranquilles. Camouflée par le haut portail, leur maison n'était d'ailleurs pas visible du jardin.

La propriété de Bertille me parut une oasis au milieu d'un univers tumultueux, saturé de bruits tapant sur ma pauvre tête.

Je pris un magazine féminin sur la table basse. Denrée rare publiée en français et, ô luxe, datant de moins d'un semestre.

Je la savourais page après page. Etrange impression, d'un article à l'autre, de revenir dans un monde à la fois familier et oublié.

Les films à l'affiche. Les expositions à ne pas rater. La mode du printemps. Les recettes de cuisine. Le courrier des lectrices.

Le silence feutré des salles de musée. L'atmosphère recueillie d'une salle de concert. Le crissement des cordes des musiciens ajustant leurs instruments.

La fraîcheur piquante du printemps à Paris, quand les arbres se couvrent de bourgeons.

Ce Marie-Claire me parlait de mon pays, désormais si éloigné de mon quotidien qu'un vertige me saisit. Une nostalgie floue aussi, me drapant d'une multitude de petits manques.

Une brise mâtinée de soleil caressait mes épaules.

Je soupirai. Echangerais-je ma place sur cette terrasse contre la banquette d'un troquet parisien ? Je me fouillai et la mémoire et le coeur. La réponse s'imposa.

Non. Non, en vérité.

 

Ce jour-là, j'étais venue prendre à Bertille de quoi trouver les jours moins longs. De quoi tromper la douleur, ma plus fidèle compagne de bungalow.

 J'étais venue lui prendre ce que je n'avais plus. De bons films et de bons livres, si possible en français. Me baigner d'anglais me faisait l'effet d'une douche froide, d'une cascade de trop d'efforts à fournir en ces temps troublés.

Après m'avoir ouvert sa porte, Bertille m'ouvrit sa bibliothèque et son disque dur. Un cri d'excitation jaillit de ma gorge devant son fichier "films".

Des classiques, des comédies, du cinéma d'auteur. Des Chabrol, des Klapisch, des Téchiné. Des films visionnés dans de petites salles à Paris, d'autres manqués. Des films qui accompagneraient une guérison que je supposais brève, ignorant que j'étais fort loin du compte.

En soirée, Bertille m'ouvrit les portes d'un délicieux restaurant, puis d'un salon de massage. De loin les meilleurs depuis mon arrivée à Bohol.

Lorsque nous nous séparâmes, j'étais ravie.


Bertille 3Notre amitié commença ainsi. Lentement, semaine après semaine, nous entrâmes l'une l'autre dans nos vies, d'abord sur la pointe des pieds.

Bertille était très occupée.

De mon côté, je ne souhaitais rien brusquer.

Toute hâte à la voir davantage aurait pu passer pour une pression dissimulée, tout désir hautement affirmé de la connaître mieux pour importun.

Depuis cette première soirée, je désirais vraiment devenir son amie, sans être assurée de la réciproque. En amitié comme en amour, il est des coups de foudre, des attachements non partagés.

Devenir ami(e)s ne se décrète pas. Et la phrase d'un homme que je ne connaissais qu'à peine resurgit :

- J'ai décidé que tu serais mon amie.

Loin de me procurer un quelconque plaisir, son propos me choqua.

J'y perçus un égoïsme qui se passait bien de mon inutile consentement. Puisque lui l'avait décidé, il m'ôtait le choix de ne pas agréer. Son attitude était une forme de violence, une contrainte en sourdine l'amenant à disposer de moi, de mon libre-arbitre et de mes émotions.

Un tel début décapita toute envie de me lier à lui.

Certaines relations réclament temps et patience pour se tisser, mais l'étoffe obtenue n'en est que plus solide.


Maintenant que je vais partir, mon coeur se pince. Je revois Bertille dans ce supermarché où nous faisions nos courses. Son brutal arrêt entre deux rayons, ses grands yeux soudain tristes quand elle me glissa :

- Ca va me faire très bizarre que tu ne sois plus là...

Je revois aussi une foule de moments partagés, de saynètes et de fous rires.

La panne de son multicab qui nous cloua en pleine nuit sous une pluie torrentielle.

Ses coups de Klaxon un jour où je rentrais en jeepney, sarouel fuchsia claquant au vent. Le véhicule était archi complet. J'avais dû insister pour me tenir à l'arrière, agrippée à un montant du toit, muscles tétanisés à force de rétablir mon équilibre malmené par les cahots.

Les Philippins riaient de voir une blanche voyager à la dure. Ou en si mauvaise posture car, après quelques kilomètres, je doutais de tenir bon jusqu'à chez moi.

C'est Bertille qui, passant par hasard sur la même route, me sauva.

Toutes ces après-midi en duo dans les bars. Chacune penchée sur son ordinateur, interrompant l'autre dans son travail pour lui montrer un article, un lien, une photo.


D-amitie-et-de-calamansis-3bis-copie-1.pngL'heure que nous appelons "l'heure de la boule", quand la musique de notre bar préféré monte en intensité et que la boule à facettes du plafond se met à tournoyer, éclaboussant les consommateurs de faisceaux rouges, verts, jaunes.

Pour couvrir le ronron des chansons, les conversations se font plus fortes.

Ce tumulte sonne en général notre repli vers des lieux plus paisibles.

Nos virées en snorkeling, dont la dernière fut si longue et intense que mon dos mit une semaine à s'en remettre.

Notre repas de riz et poisson entre deux plongées, à la philippine, accroupies en plein soleil à l'avant du bateau, piochant avec nos doigts dans les sachets en plastique.

 

Le dîner à la pizzeria, après lequel j'empruntai à Bertille son ordinateur pour parler à mon hommeMa caméra ne marchait plus et je ne supportais pas de m'adresser à lui en aveugle, face à un écran noir.

Mon amie et moi regardions son beau visage en partageant les écouteurs du casque.

De l'autre côté du monde, lui riait de nous voir alignées sur nos sièges telles deux groupies. Et rit encore plus lorsque Bertille se mit à chanter, téléphone en main, en dessinant des arcs de cercle sur la nuit.

Nos virées en ville, nos quelques séances de shopping.

D'une nous ressortîmes avec les mêmes tongs, aussi rouges que des cerises éclatées.

D'une autre avec les mêmes lunettes, roses pour elle et bleues pour moi. 

Le session "teinture de cheveux" dans son arrière-cour. Le soleil qui jouait à cache-cache et moi qui, penchée sur elle, étalais la mixture à la brosse à dents. Il faisait si chaud, j'avais si peur de me louper que, très vite, je suais à grosses gouttes.

- Tiens, il pleut... remarqua Bertille.

- Euh, non... C'est moi qui te transpire dessus, en fait. Désolée.

Nous partîmes d'un grand hoquet.


Lorsque j'étais à Cebu, Bertille cessa de se rendre dans le bar qui abrite notre rituel : un jus de calamansi, une dose de sucre, une paille et des heures de discussion.

- Cela n'avait plus de sens, il me manquait quelqu'un... Toi.

Si Bertille n'avait pas habité Bohol, mon long séjour ici aurait eu bien moins de sens. Il m'aurait manqué quelqu'un... Elle.

 

 

 

Toiles : Vanessa Bell et Gustav Klimt.

Photos : Vee Spers, Hiroshi Watanabe.

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Samedi 27 novembre 6 27 /11 /Nov 14:23

Machine à laver- J'ai l'impression d'être dans une machine à laver, dis-je. Programme rapide, secouée avant essorage, sans trouver le bouton d'arrêt.

Il m'écoute. La tête un peu penchée, le menton dans la main, réfléchissant aux mots qui tombent, heurtés, de mes lèvres. Puis, lentement, il acquiesce.

Il acquiesce et je pense aux courants en plongée. A la dangerosité de ceux nommés "machine à laver", qui entraînent à toute allure le plongeur en haut, en bas, le font tournoyer telle une poupée de chiffon, dérisoire marionnette encombrée de tuyaux perdant la notion de l'espace.


A la brutale remontée, c'est son ordinateur qui sonne, affolée de la vitesse de mètres trop rapidement parcourus.

"Slow, slow !" tambourine en vain l'alarme.

A la soudaine descente, ce sont ses oreilles écrasées qui se révoltent, irradiant une douleur fulgurante du crâne à la gorge.

Vite se pincer le nez, souffler, avaler sa salive afin de rééquilibrer la pression.

Vite mais trop tard, l'ascenseur fou du courant est déjà reparti dans l'autre sens, l'obligeant à traverser la nappe liquide avec, à son bras, cet ordinateur qui n'arrête pas de biper.

- Danger, ralentir, danger !

 

Je pense aussi à cette moto que nous avions louée. Entre les cuisses de son propriétaire, presque pimpante, elle présentait bien. Entre les nôtres, ce fut une catastrophe.

Le frein à main ne marchait pas, le démarrage automatique très mal, la lumière du tableau de bord plus du tout. Cette moto se démarrait en aveugle, à la force du pied, sans connaître la vitesse déjà engagée.

Avant de nous rendre au port de la grosse ville voisine, nous avions traîné. Au lit pour l'amour, à la plage pour le déjeuner, dans l'eau pour les poissons. Lorsque nous partîmes enfin, la nuit était déjà tombée. Hérissé d'ombres, de Philippins marchant en petits groupes et d'animaux prêts à se jeter sous nos roues, le chemin familier me semblait menaçant.

La jauge d'essence nous avertit que le réservoir était presque vide. Je pestai en silence. Aucune station service avant vingt kilomètres. Il faudrait s'en remettre aux saris-saris, ces petites boutiques de bord de route vendant de tout, et même de l'essence aux voyageurs imprudents.

Bien sûr, tous n'en proposaient pas. Nous devions avancer, encore et toujours, au risque de tomber en panne sèche. Alors que je nous imaginais plantés dans l'obscurité, agitant nos mouchoirs en drapeaux de détresse, nous en dénichâmes enfin un, perdu dans un no man's land entre arbres et clôtures.

Ouvrir le réservoir fut aussi difficile qu'une opération à coeur ouvert. Tandis que l'employé y déversait le précieux liquide contenu dans une bouteille de coca, je songeai qu'à ce port, nous n'étions finalement pas obligés d'aller. Surtout si tard. Surtout sur une route dangereuse.


Au lieu de remonter en selle, je le regardai, lui, chevaucher notre véhicule. Enserrer la carlingue de ses longues jambes, s'incliner sur le tableau de bord, raidir son dos sous l'effort, brutalement ramenée à son corps épousant le mien entre les draps défaits. A la crispation de son visage sous le plaisir, aux sillons que traçait la volupté sur son front, à cette dureté animale qui soudain cédait sous l'amour, frénésie balayée par la douceur infinie de ses pupilles.

La moto démarra aux forceps, dans un hoquet. L'entraîna, lui accroché au guidon, en travers de la route, rugissant comme un animal délivré de ses chaînes. Trois embardées et ils tombèrent enlacés sur le bitume.

Fracas de métal tordu et de chair pilée. Je me précipitai en hurlant.

Il n'avait rien, ou presque. Juste une entorse qui l'obligeait à boitiller et un énorme bleu qui au fil des jours s'agrandit. Empreinte violacée d'une course fauchée en plein élan, symbole d'un arrêt nécessaire sur son chemin, avec moi en épine au pied.

Cette contusion-là ne s'effaça pas avant son retour en Europe. Pas plus que la douleur qui lui cerclait la cheville en un lancinant rappel.

"Souviens-toi qu'ici tu devais t'arrêter."


Machine à laver 2Je lui demande de déplacer son ordinateur. La lumière blanche déversée par sa fenêtre m'éblouit trop. Et j'ai trop mal à la tête, à la gorge, à l'oreille pour garder les paupières plissées.

- Double otite aiguë liée à la plongée, me confirma le médecin.

Depuis l'enfance, j'avais oublié l'impression d'oreille pleine d'eau, le brouhaha de coquillage en bruit de fond permanent, la fébrilité de grippe, les troubles de l'équilibre et la demi-surdité.

Double otite, merde. De l'aube au soir le crâne dans le bocal à poissons, je ne me suis pas ratée.


La veilleuse posée sur une pile de livres accentue mes cernes. Dans le coin de mon écran, je me vois en petit et, dans la brume de mes souvenirs, au matin.

Alors je lui raconte.

Bertille en jupe fleurie au volant de son camion. Ma tunique bariolée pour égayer la journée grise. La conversation que j’alimente, mine de rien cœur chaviré et tête emplie de doutes. L'arrêt en bordure de trottoir. Ma brusque grimace en me touchant la tempe, et la non moins abrupte question de mon amie :

- Qu’est-ce donc que tu ne veux pas entendre ?

Pour Bertille comme pour lui, les maux réels sont également symboliques. Toute maladie est langage de chair, expression d’un corps relié à une âme en souffrance. De fait, ma double otite ne pouvait que les alerter. Au même titre mes douleurs dentaires, d’autant que cet homme et moi nous plaignions de la même dent.

La 37, symbole de l’Union.

 

La question de Bertille me frappa en pleine poitrine. Déséquilibrée, je vacillai sur mon siège. Ouvris la bouche pour protester puis me mis presque à crier. Hors de tout contrôle les phrases sortaient, incisives et hachées, grossies d’une colère non maîtrisée.

Je parlai à mon amie des hésitations de cet homme. De son dilemme entre louer et acheter un appartement. De son rendez-vous à la banque, de tous ces chiffres en additions et soustractions, de toutes ces contraintes qu’il n’imaginait même pas.

- Trente ans de crédit, tu t’imagines ? Trente ans, son âge civil ! Trente ans, bordel !

 

Je lui parlai aussi du chemin de cet homme. De sa quête spirituelle, de sa formation entamée aux Philippines, de ses projets de retraites. Ouvertes ou fermées, dans un monastère interdit aux non-initiés.

- Et c’est quoi ma place là-dedans ?

J’écumais que les moines vivent sages, mais surtout seuls. Que je ne m’appelais pas Pénélope. Que jamais je n’aurais la patience d’un ange. Que mes histoires sans lendemain étaient reposantes. Que lâcher sa main pour revenir au mien, de chemin, me serait plus simple et confortable. Plus facile, non.

- Fais chier, tiens !

 

Machine à laver 3Je lui parlai aussi de ma violence, qui suit ma colère de si près qu’elle se confond presque avec elle. De ma capacité à tout envoyer promener sur un coup de tête. De mes réflexes de défense bien huilés.

A la guerre comme à la guerre, blesser l’autre avant d’être blessée. L’estourbir sans sommation, l’anéantir sans pitié. Puis quitter le champ de bataille sans me retourner, victorieuse en apparence mais perdante au fond, les yeux secs sur un cœur qui saigne.

De cette violence je me méfie comme d’un diable tapi dans sa boîte. Mauvaise conseillère, c’est elle qui me pousse à parler trop vite, trop fort, trop dur, aussi sèche qu’une volée de bois vert.

Pourtant, je sais être douce, d’une débordante douceur d’amoureuse. Lait et miel de ma tendresse que cet homme salue dans ma voix, mes yeux, mes gestes. Dont il me remerciait alors que je l’étreignais. A laquelle il rend hommage comme à un paradis perdu, inaccessible oasis au creux de la tempête.

 

Ma diatribe terminée, je me sentis vidée. Le surplus de mes émotions ne m’étouffait plus. J’embrassai Bertille et ouvris la portière pour me mêler à la foule. Si j’avais toujours mal à l’oreille, ma gorge s’était éclaircie. Assez pour, au soir, rien ne cacher à cet homme de mes cahots.

Avant ou avec un autre que lui, je me serais tue, enfermant mes doutes sous clef, effrayée à l’idée de me dévoiler autant. Transparente, donc prête à être transpercée.

"Cette fois, me persuadai-je, il faut faire différemment. Suivre ton intuition. Te reposer sur la confiance que tu lui as accordée."

Aussi dis-je, serrant hors caméra son dreamcatcher glissé à mon cou :

- J'ai l'impression d'être dans une machine à laver.

Programme rapide, secouée avant essorage. Mais de l’autre côté, il y a une main. La sienne.

 


 

Photos : Frédéric Gable, Grey Villet, Jeanloup Sieff.

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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Jeudi 18 novembre 4 18 /11 /Nov 10:18

 

DeuxTon visage tiré est pâle. Venue de ta fenêtre, la lumière très blanche m’éblouit, averse en coulée immaculée m’obligeant à froncer les yeux. Elle dessine un halo autour de ta tête brune et j'ai l’impression de voir un ange. Un ange aux ailes repliées, aux cheveux ras, à la barbe naissante perché sur un canapé crème.

Ici, on n’a pas cette lumière-là. C’est celle de l’hiver européen, du froid et d’un ciel lavé de pluie hésitant encore après l’orage.

 

Tu me dis qu’il n’arrête d’ailleurs pas de pleuvoir. Que tu es fatigué. Que tu cherches du sens à cette vie qui déjà t’épuise, entre embouteillages et temps qui passe trop vite. Trop peu de temps et trop de patients à lever, écouter, soulager, pressé par la tenaille des minutes qui n’en finissent pas de s’égrener.

Tu me dis que tu n’as pas choisi ce métier pour ça. Que tu ne veux pas que soigner les corps, mais aussi apaiser les âmes.

Tu me dis qu’un bout de ton âme est resté dans ma chambre. Qu’elle plane à mes côtés lorsque je dors, ou que je me réveille alors que toi tu dors. Ton âme séparée de ton corps s’étend sur moi pour me caresser, immatérielle présence qui m’accompagne.

 

Tu me dis que me voir est une douce torture. J'ai l’air si proche qu’en tendant la main, tu crois pouvoir toucher ma peau. Mais ta paume ne sculpte que le vide de ton salon incendié de lumière.

Moi, à plat ventre sur nos draps, je t’écoute. Songe à cette chemise bleue enfilée juste avant de te parler. Son tissu recèle encore des éclats de mon parfum, de ta sueur et de la mienne mêlées. En la respirant un peu plus tôt, j’eus un vertige qui me cloua au milieu du salon, gémissante, paupières fermées.

Cette étoffe a l’odeur de toi, de nous, de cette chambre nuptiale de Cabilao.

Je me souviens l’avoir arrachée pour être plus près de toi. Qu’entre nous ne subsiste aucune distance, aucun interstice. Et tandis que tu me pénétrais, j’enlevais aussi mes bagues. Elles roulèrent sur le sol dans un cliquetis que, tout occupés à ne faire qu’un, nous n’entendîmes pas.

 

Tu me dis que t’interroges sur le sens de cette rencontre. Que tu es sûr, un jour, de t’installer dans ce pays à perte de mer, de ciel et de bangkas.

Moi, en chien fusil sur nos draps, je t’écoute. Songe à tes mots tandis que mes joues s’empourprent. J'ai soudain si chaud que j’ôte la chemise bleue. De moi sur ton écran ne subsistent plus que la mèche barrant mon œil et la courbe de mes reins.

Tu tends encore la paume pour ne happer que l’air.

Mais ton énergie volette autour de moi et dilate mes flancs, me donnant l’impression d’être plus grande, plus forte, démultipliée, emplie de petites bulles qui tour à tour s’élèvent, dansent et éclatent sous mes côtes.

Si rarement j’ai connu cette sensation-là. La sensation, non, la certitude, d’être connectée à un autre par quelque chose qui nous dépasse. Quelque chose qui ne doit pas être réfléchi mais simplement vécu, tout perturbant qu’il soit.

Entre tes bras, si je ferme les yeux et lâche, lâche les mots qui tournent dans ma tête, si je me laisse aller, juste aller, à peine présente et concentrée, je sens une vibration, une coulée, un flux tourbillonnant et chaud qui entoure ma poitrine, s'infiltre sous mon sternum, s’agrège à mes fibres et roule dans mon sang.

Parfois aussi je devine une lumière, comme un fluide halo qui me baigne, me protège, me régénère.

Certains parlent de communauté d’âmes, d’autres d’énergie cosmique. Moi, je n’ai simplement pas de mots.

 

Trouble 2Ces sensations étranges n'arrivèrent pas tout de suite. Il y eut en préludes la complicité, l’émotion, les fous rires, puis ta venue dans ma maison.

Plus d’une heure du matin à la pendule. Nos lèvres ne s’étaient pas encore touchées. Trop présents au moment pour en désirer autre chose, nous nous en fichions, je crois. L’intimité de ce coin de canapé nous suffisait.

Peu importe la destination, c’est le voyage qui compte. Et ce voyage-là, aucun de nous n’avait envie de l’interrompre.

A deux heures passées, je te proposai de prendre une douche. Parce qu’inexplicablement, comme si un fantôme tournait le robinet, l’eau s’arrête toutes les nuits de couler.

Tu te déshabillas, porte entrouverte, dans le réduit qui me sert de salle de bain. Lorsque tu en sortis, j’y entrai, mais aucun jet ne frappa mes épaules.

Le fantôme était passé.

 

Tu me dis que tu n’arrêtes pas de me parler en silence. Quand nous étions ensemble, plus d’une fois je t’ai entendu. Un signal indistinct, une autre voix, impossible à confondre avec la mienne, résonnait alors sous mon crâne. Tu entrais en moi comme on pousse une porte et je t’accueillais dans la pièce secrète de mon cerveau.

Après t’avoir laissé à l’aéroport, je filai en ville faire quelques courses. Je n’avais en vérité besoin de rien, sauf de tromper mon désarroi et de reculer mon retour dans la maison vide, pleine encore de tout ce que tu avais emporté.

Je flânais dans les rayons de mon magasin préféré. Et là, égarée entre les anges et les guirlandes de Noël, je t’entendis. Ce fut comme un plop entre mes tempes, un bourdonnement si fort, une présence si évidente qu’ivre, j’en chancelai et m’accrochai aux étagères pour ne pas tomber.

A tout hasard, je regardai ma montre.

Ton avion n’avait pas encore décollé. Nous étions toujours à dix minutes l’un de l’autre. Dix minutes mais déjà un océan.

 

Tu me dis que nous sommes liés. Que mon âme est belle et que je t’ai ensorcelé.

Moi, recroquevillée sur nos draps, je t’écoute. Songe qu’en croyant savoir beaucoup, je ne savais en fait rien. Une autre, Bertille, sut avant moi.

C’était le deuxième soir. Le premier j’avais refusé ton invitation à boire un verre. La longue tablée bruyante de tes amis ne me tentait pas. Et j’étais fatiguée, trop, pour être aimable avec tant de gens. Fatiguée de mes forces abandonnées après l’opération chez la dentiste. Fatiguée de mes yeux brûlants et de mon nez encombré. Fatiguée de me lever avec une perceuse me déchirant les os, de me coucher avec un moteur fou me cisaillant la nuque.

- Tu as l’air épuisée, en effet.

Un peu piquée, je m’étais reculée. Puis ravancée en saluant ta franchise. Ni déguisement ni faux compliments, voilà qui commençait bien.

Le deuxième soir j’étais plus vaillante. Toi sur la chaise voisine, moi sous la guirlande de lumières, nous partageâmes le dîner. C’est alors que Bertille, de passage, s'arrêta pour nous saluer. Que je vous présentai l'un à l'autre. Qu’en nous laissant, elle m’enveloppa d’un drôle de regard, un qui me lançait un message que je ne compris pas.

Il me faudrait pour cela plus d'une journée, ton sexe dans le mien et ta respiration dans ma bouche pour que, comme mue par un ressort, je me redresse. M’extraie du lit, saute nue dans le salon en me frappant la tête pour m’exclamer :

- Bertille savait ! Bertille savait !

 N’importe quel homme m’eût jugée dérangée.

Toi, non. Tu te contentas de sourire.

 

Trouble 4Tu me dis que tu dois raccrocher.

Moi, assise sur nos draps, je t’écoute. Songe que la vie, souvent étrange, est traversée de voyages symétriques.

Nous aurions pu nous rencontrer en Inde il y a cinq ans. Ou plus simplement en France. Mais non, ce fut aux Philippines, alors que tu t’apprêtais à rentrer.

De l’Europe à l’Asie, il y a le sillon de mon chemin.

De l’Asie à l’Europe, l’empreinte du tien.

C’est sûrement moi qui vais te rejoindre, et j’ai peur.

Peur de m’arracher à ma paix pour me prendre mon pays en écharde. Peur de quitter ce soleil brûlant pour me diriger vers l’hiver. Peur que la perte momentanée de ce ciel immense ne rompe notre magie. Peur que ce bref retour soit un piétinement, une désillusion, une douleur ou un arrachement.

Peur malgré l’envie.


Est-ce que tu comprends, mon ange, que je puisse avoir peur ?

 


Photos : C. List et Izis.

Tableau de Leonor Fini. 

Par Chut ! - Publié dans : Eux
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