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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Dimanche 11 septembre 7 11 /09 /Sep 12:32

Fillette yeux tristesDernier dimanche d'août, jour de fiesta en l'honneur de Saint Augustin. La foule est dense, l'atmosphère joyeuse. L'air résonne de cris de bambins et de "Viva ! Viva !".

Danseurs et danseuses défilent à travers la petite ville, en nage sous l'implacable soleil. Tenant le saint contre leur poitrine, l'élevant vers le ciel, des jeunes filles bougent avec grâce. Des enfants répartis en petits groupes suivent la cadence, épousant le rythme de la chorégraphie. Mouvements simples mais efficaces : pliés, tendus, arqués, quelques sauts et tours sur soi, un passage sous les bras du voisin...


De loin, les costumes flamboient, comme lustrés de neuf. En se rapprochant, on en voit l'à peu près. Des boucliers de palmes tressées révèlent leurs couleurs fatiguées. Par endroits, la peinture a bavé en coulures craquelées. De simples cordelettes, nouées à la hâte, retiennent des guêtres taillées dans du papier crépon. L'envers des décors brandis par les participants est sali de traits crayonnés. La découpe n'en est d'ailleurs pas toujours nette. Même maladroite parfois, comme si les ciseaux avaient ripé en chemin.

 

La procession s'est arrêtée sur la pelouse à côté de l'église. Au bout, un podium sur lequel se succèdent les officiels. Moment de discours et de prières. Moment de répit pour les danseurs qui se reposent, se désaltèrent, grignotent. Quand les gens de pouvoir auront fini de parler, ils s'affronteront. Quelques minutes pour donner le meilleur d'eux-mêmes.

Bertille et moi sommes debout sous un auvent. Près de nous, une Philippine entre deux âges, grassouillette, mal fagotée, au visage ingrat, accompagnée d'une fillette d'une très grande beauté : longue chevelure jais, peau brune, petit nez, bouche charnue s'ouvrant sur des dents parfaites. La petite contemple les danseurs avec une ferveur mêlée d'envie. Son expression me rappelle soudain celle d'une autre fillette, dans un autre pays.


Laos, décembre 2007. L'association Big Brother Mouse a organisé une book party dans une école de campagne. Les élèves s'amusent, rient, chahutent. A l'écart, n'osant pas s'approcher, une gamine d'à peine dix ans, pieds nus, crottée, en haillons, aux cheveux si emmêlés qu'ils forment une boule hirsute sur son crâne. Elle porte son plus jeune frère et, serrée dans sa paume, un tissu sale. Avec, elle nettoie la morve qui coule du nez de son protégé. Et quand, lasse de le porter, elle le pose à terre, c'est avec précaution, sans jamais lui lâcher la main.

Elle ne va pas à l'école. Ses parents sont trop pauvres pour lui acheter un cahier et un stylo. Sûrement, aussi, ont-ils besoin d'elle pour des tâches domestiques. Alors elle reste là, muette, à fixer ses camarades qui participent aux jeux. Exclue de la fête, sans même dans les prunelles un sentiment d'injustice. Juste de la résignation doublée d'une profonde tristesse.

 

Fillette 2La fillette de Poblacion n'est pas aussi sale, sa famille pas aussi défavorisée. Mais, comme les costumes somptueux qui, de près, dévoilent leurs défauts, elle porte sur elle les stigmates du dénuement.

Ses bras sont sales, ses jambes abîmées. La faute à toutes ces bestioles qui rampent et piquent si l'on dort sans moustiquaire.

 Sa robe, trop grande de deux tailles, fait paraître son corps encore plus maigre. Retenu dans le dos par un entrelacs de bretelles, le tissu godaille sur ses genoux râpés.

 

Mais plus encore que son apparence, c'est son attitude qui la trahit. Réservée, silencieuse, elle a la gravité des enfants qui ne jouent pas. Ou si peu.

D'ailleurs, elle ne se mêle guère à la foule des autres fillettes qui, bruyantes, énervées, sautillantes, s'égaillent sur la pelouse. Plus sage qu'une gravure, elle reste à côté de sa maman, serrant contre elle un parapluie inutile par cette journée sans nuages. A moins qu'il ne lui serve d'ombrelle pour éviter à sa peau de brunir davantage. Aux Philippines, le teint clair est un critère de beauté.

Ce parapluie est son seul bien. Elle le tient avec respect, l'empêchant de s'ouvrir malgré sa bride cassée. D'autres bambins s'en seraient vite débarrassés comme d'un objet gênant pour jouer.

Elle, non.

Plus tard, elle le laissera à sa mère pour se régaler d'une douceur à deux sous : un bout de glace enfermée dans un plastique. La dégustera lentement pour faire durer le plaisir. Prendra garde à ne pas en répandre sur sa robe. N'osera pas, non plus, y essuyer ses doigts poisseux. Une fois le sachet vide, elle le léchera avec application. Comme si elle voulait, elle aussi, goûter le suc de la fête en tétant ses dernières gouttes.

Je songe à ma grand-mère. A ses souvenirs d'enfance laborieuse dans un village des Ardennes. A cet argent qui manquait toujours, surtout après la mort de sa mère. Les dimanches de fête, ma mamie avait le droit d'acheter une friandise chez le boulanger. Pas un croissant ni une part de tarte, non. Ils étaient bien trop chers. Le plaisir dans ses moyens, c'étaient les miettes. Celles des gâteaux achetés par les riches, vendues en sachets. 


Souvent, la fillette glisse sur Bertille et moi un regard de biais. Peut-être est-elle intriguée par tout ce que nous possédons et qu'elle n'aura sûrement jamais. Un gros appareil photo, des robes, des bijoux, un sac, une ceinture et des chaussures assorties.

Lorsque nos yeux se croisent, l'enfant détourne les siens. Impressionnée, rougissante, comme gênée de sa curiosité. Mais dès que mon amie et moi regardons ailleurs, ses yeux reviennent se poser sur nous, mélancoliques et affamés.

Bertille s'adresse à elle en Bisayas. Etonnée d'entendre sa langue dans la bouche d'une puti*, la petite fille recule. A la voir, faon effrayé pris dans un lacet, on la croirait punie. Punie d'avoir trop scruté ces étrangères qui, maintenant, lui parlent.

Relevant un peu le menton, elle répond du bout des lèvres. 

Elle habite avec sa famille près du port. Sûrement une cahute déglinguée où toutes les générations s'entassent pêle-mêle, dans un fouillis de nouveaux-nés et de vaisselle.

Va-t-elle seulement à l'école ? Celle-ci a beau être gratuite, encore faut-il acheter les livres, les fournitures et l'uniforme obligatoire. Dépenses que nombre de foyers ne peuvent se permettre.

Ce dialogue hésitant se poursuivra au gré des danses. Lentement, la fillette gagnera en assurance. Pas assez pour se laisser aller, s'amuser et rire, mais assez pour s'exprimer sans rougir.

 

Fillette 3A aucun moment elle ne réclamera quoi que ce soit. Bien que pauvre, elle n'a rien de ces gamins effrontés qui, à la vue d'un occidental, se précipitent paume tendue en criant :

- Money, money !

- J'aimerais lui offrir quelque chose... souffle Bertille.

- Moi aussi.

Nous pensons à une autre glace. A une babiole, bracelet ou barrette, à glaner sur un stand voisin. Me retournant, j'avise le ballon accroché à mon sac. Un papillon multicolore acheté pour le plaisir de le faire tourbillonner dans mon sillage.

Je le décroche, le donne à Bertille qui le tend à la fillette. Celle-ci, embarrassée, refuse de le prendre. Ses yeux en brûlent d'envie mais sa main glisse, comme morte, le long de la ficelle.

Elle se tourne vers sa mère, semble guetter son approbation.

Bertille insiste.

- Palihog, day !**

Les petits doigts finissent par se refermer sur la corde.

Et la fillette s'éloigne, gracieuse, un papillon voltigeant derrière elle.

 


*Puti : blanc(he), en Bisayas.

**Palihog, day ! : s'il te plaît, petite ! 

 

 

1re photo : perso. Plus dans l'album Poblacion Fiesta.

2e et 3e photo : Béatrice Galonnier ;

plus de ses photos ici.

Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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Vendredi 2 septembre 5 02 /09 /Sep 09:12

Philippines, août 2011.

 

Pour So et Stan.

Je vous l'avais dit, je ne sais pas faire court !

 


Coup doubleLe mur s'incline dans un camaïeu de bleu-noir. Accrochés à la paroi, coraux et anémones ondulent dans le courant. Un banc de poissons se faufile au dessus de nous, vibration vif argent capturant la lumière de la surface.

C'est une journée radieuse de bleu philippin, à quelques encablures d'une île presque déserte.


J'ai du mal à descendre. Gêne dans mon oreille droite, légère douleur d'écrasement. Mouvements de mâchoire pour l'endiguer. L'inconfort s'atténue, passe et revient, plus insistant. Je me pince le nez. Souffle. Chuintement de pistons suivi d'un timide pop.

La douleur disparaît.

Telle une feuille mollement tombée d'un arbre, je m'enfonce dans l'onde. Au creux de mon ventre, identique à chaque fois, la griserie de m'éloigner du monde terrestre pour me fondre, dissoute, à l'élément qui me porte.


Deux jours plus tard.

Réveil tête enfoncée dans un aquarium. Mon oreille droite s'est changée en éponge visqueuse soudée à mon crâne, bourdonnante comme une ruche au lointain. Le monde alentour a aussi perdu de sa netteté. D'aigus, ses contours sont devenus cotonneux, dilués à coups de gomme.

Je heurte le mur en me levant. Mon équilibre est précaire, mes gestes imprécis. Le café bouillant m'éclabousse les mains. 

Dans une heure, je dois être au terminal des ferries. Pas le temps d'un crochet à l'hôpital. Aucune importance. Puisque je vais à Cebu, je consulterai là-bas.



Coup double 2bisLe multicab de 
Bertille m'attend devant le portail. Salut, bises, suivis de la rituelle question :

- Comment vas-tu ?

- Pas très bien.

Aussitôt, les grands yeux bruns de mon amie se teintent d'inquiétude. Cette ombre me touche. Elle est le miroir de notre amitié, la certitude que quoi qu'il arrive, nous serons là l'une pour l'autre.

Compter pour et sur quelqu'un quelque part, a fortiori au bout du monde, a de quoi me réchauffer le coeur.

- Que se passe-t-il ?

- Oh, rien de grave. Une banale otite.

 

Assise sur le fauteuil de ma dentiste, je lui demande :

- Pourriez-vous m'indiquer un bon ORL ?

Ayleen Guindelcor, tout en gracieux mouvements de poignets, affairée, sautillante, répond :

- Le docteur Ribiera. Il...

- Non, pas lui. S'il vous plaît.

La haute stature du spécialiste, inhabituelle pour un philippin, s'interpose entre nous.

Novembre dernier. Je revois son visage dur. Le pli amer de sa bouche. La morgue au fond de ses prunelles, son impatience puis son exaspération alors que, sur son siège, je me débats. Ses mains brutales poussent un instrument au fond de mon oreille.

J'ai mal, le lui dis. Il s'en fout. Il veut aller vite, sa salle d'attente est bondée.

L'assistante tente de me bloquer la tête. Je la repousse.

- Puisque vous ne faites aucun effort, ma consultation est terminée.

Ton hautain pour humilier une patiente rebelle, réduite à l'état de gamine capricieuse. Essaie encore, petit docteur. Ce n'est pas honteuse que je me sens mais furieuse.

- Volontiers ! dis-je.

Pressé de se débarrasser de mon insolence, Ribiera gribouille une prescription. Me la tend sans un regard, me pousse dehors sans un salut et claque la porte.

 

Coup double 2A mon récit, Ayleen bat des paupières. J'espère soudain n'avoir pas parlé imprudemment. Ce médecin pourrait être de sa famille. Oh, et puis zut.

- Oui, je sais que Ribiera peut être difficile... Une de mes patientes a même quitté son cabinet en pleurant. Mais voilà : il possède le meilleur équipement de la ville.

Tant pis pour moi.

- Voulez-vous voir mon oncle ?

Cette transition abrupte me laisse coite.

- Lui aussi est ORL. Excellent, mais...

Dans la voix d'habitude si précise d'Ayleen, une hésitation. Elle cherche ses mots, en repousse certains pour leur en préférer d'autres. 

- ... moins bien équipé. Si vous le souhaitez, je lui téléphone pour annoncer votre venue.

- D'accord.

- Ah, au fait. Mon oncle s'appelle Simplicio.

Simplicio... Le prénom me dessine un sourire.


Lourdès, l'assistante d'Ayleen, esquisse un plan du quartier. Le Community Hospital se trouve à une quinzaine de minutes. Pour m'y rendre, je peux héler un taxi ou un jeepney. Mais si je choisis ce dernier, il me faudra traverser la rue. Oui, traverser, répète Lourdès. Traverser.

Son insistance m'étonne. Est-ce donc si compliqué de traverser cette rue ?

J'imagine une highway à l'américaine, sans passage piétons, avec des véhicules déboulant à une allure folle. Pour passer de l'autre côté, il faut marcher jusqu'au prochain feu, parfois distant de plusieurs kilomètres.

Soyons téméraire, osons malgré tout le jeepney.

 

Coup double 3bisLe conducteur me dépose à l'endroit voulu. Je découvre, étonnée, une simple route à deux voies, sans embouteillages ni bolides.

Les réticences de Lourdès m'échappent.

Une étrangère ne devrait-elle donc pas utiliser ses pieds ?

Ai-je l'air trop snob pour me mêler à la foule marchant en plein soleil ?

J'emboîte le pas à un groupe de femmes.

Une partie tourne à gauche, direction l'église.

L'autre à droite, direction l'hôpital.

J'imagine un flot continu se dévidant d'un bâtiment à l'autre. La prière avant une consultation pour implorer la Vierge, Dieu, les Saints, de n'être point trop malade. La prière après, en remerciement ou en supplication de remède.

 

L'entrée de l'hôpital, ouverte à tous les vents, pousse dans le hall un souffle torride. C'est, comme souvent aux Philippines, sa vétusté qui me frappe.

Les murs sont jaunâtres, écaillés, le sol d'une propreté douteuse. Pas d'air climatisé. Pas de salle d'attente ni de sièges, juste des bancs de bois sur lesquels s'entassent, suants, des malades et leurs familles. Des employées sommeillent derrière des guichets surmontés des panneaus administration, registration, pharmacy.

Plongé dans une torpeur de souffrance et de canicule, l'hôpital semble tourner au ralenti. A peine, parfois, le soubresaut d'une blouse blanche se glissant, rapide, vers l'extérieur.

 

Le cabinet de Simplicio est situé au bout du couloir. Impossible de me tromper : il n'y en a qu'un partant du hall, et le décor est identique. Horizon de lino taché, de peinture pisseuse, de lumières faiblardes et de bancs bondés.

Ici on guette son tour en silence et avec humilité, comme accablé d'une résignation karmique.

C'est à la lettre prendre son mal en patience, d'autant que le délai peut s'étirer sur une journée entière. Rares sont les médecins qui, à l'exemple d'Ayleen Guindelcor, reçoivent sur rendez-vous. Pour en obtenir un, il faut se lever aux aurores. Se déplacer jusqu'à l'hôpital ou au cabinet. Inscrire son nom sur un listing, généralement accroché devant la porte close : à six heures du matin, le médecin n'est pas là. Attendre ensuite son tour sans trop s'éloigner. Le risque étant de manquer sa consultation si des patients ne se présentent pas ou que l'homme de l'art travaille plus rapidement que prévu.

En général à la chaîne, un nouveau malade par tranche de dix minutes.

 

 

Coup double 3Des paroles de Bertille me reviennent :

- Aux Philippines, à moins d'être riche, tu résistes ou tu meurs. Dérangeant à dire, mais réaliste.

 

Simplicio Guindelcor, lui, ne me fera pas attendre. Depuis l'appel de sa nièce, c'est même lui qui m'attend. Probable privilège d'étrangère qui m'embarrasse.

Peut-être suis-je passée devant des personnes qui, pour seul tort, n'avaient pas ma couleur de peau.

La secrétaire du médecin occupe l'antichambre du cabinet, un réduit sombre et poussiéreux croulant sous les dossiers. Leur nombre les empêche de tenir dans les meubles prévus à cet effet. Aussi cette incontrôlable invasion de papier déborde-t-elle de partout, montant à l'assaut des cloisons, gangrenant le plancher.

Comment retrouver le dossier d'un patient dans un tel désordre ?

Je ne connaîtrai jamais la réponse. Déjà, la secrétaire m'ouvre la porte.

- Entrez, Mââm.

Le cabinet est un décalque à peine amélioré du bureau. Tout y paraît ancien, déglingué, blanchi par le temps et l'usage. Un store filtre le jour cru. La lumière forme au sol des taches étincelantes. On jurerait le décor d'un vieux film dans lequel Simplicio camperait l'acteur principal. Minuscule bonhomme au visage sympathique et aux manières guillerettes, il trône, à demi-chauve et ventru, sur un tabouret de consultation. M'accueille d'une exclamation sonore et m'invite à occuper l'unique siège libre.

- Qu'est-ce qui vous amène, Mââm ?

Simplicio a une voix forte, rapide, un accent des Visayas à couper au hachoir. Je désigne mon oreille droite. Sans plus attendre, il y plonge un instrument terminé par une petite lampe. Emet quelques grognements. Retire la canule et m'empoigne pour examiner l'autre oreille.

Son geste brusque me déséquilibre. Je veux pivoter pour lui faciliter le travail. Comprenant ma manoeuvre, il me pousse. Mes genoux cognent le mur. Simplicio suspend aussitôt son geste pour se confondre en excuses.

De quoi s'excuse-t-il, au juste ? Je l'ignore. Peut-être de son empressement. Ou de l'exiguïté négligée de son cabinet. Ou des deux.

 

Coup double4A la différence de sa nièce, M. Guindelcor n'a manifestement pas l'habitude de recevoir des étrangers. J'ai le sentiment qu'il veut, avant tout, me faire bonne impression, compenser l'obsolescence de son matériel par un surplus d'attention. Cette avidité à me soigner me partage entre la gêne et le rire.

Comme pour effacer sa maladresse, Simplicio me répète :

- You'll be all right, you'll be all right. You follow my medicine and you'll be all right.

Il me félicite d'être venue au plus vite. Si mon tympan n'est pas rompu, mon conduit auditif est plus rouge qu'une groseille écrasée.

 

Suivent des explications aussi drus que la mousson.

La cause de l'otite ?

Non, non, pas la plongée, mais une sinusite qui a atteint mes trompes d'Eustache.

Bizarre... Je n'ai pourtant pas été malade.

Ah bon ? C'est donc la faute d'une allergie.

A quoi ? Aucune idée.

Aurais-je des animaux domestiques ? Non.

Le coupable est alors le pollen ou les changements de temps. L'allergie aux variations du climat me laisse songeuse.

Le remarquant, Simplicio réitère sa phrase magique en battant l'air de ses bras potelés :

- No worries. If you follow my medicine, you'll be all right !


D'ailleurs, puis-je revenir dans dix jours pour un examen de contrôle ?

Compliqué. Vu que j'habite loin, je préférerais reconsulter près de chez moi. A ces mots, le visage du spécialiste se plisse comme celui d'un enfant boudeur. Puis tout à coup s'éclaircit. Il a une idée : me laisser son numéro privé. Mais que je ne le communique à personne ! Aucun autre patient, bien sûr, n'a droit à un tel traitement de faveur. Mais moi, c'est différent.

Pour lui donner de mes nouvelles, je lui téléphone. Ou mieux, je le texte. Parce que Simplicio joue au golf et risque de ne pas entendre la sonnerie. Et que ses partenaires, tous médecins, se plaignent de ces appels incessants.

Sa fierté naïve à souligner son emploi du temps surchargé, son cercle d'amis haut placé et ses loisirs de riche me le rend touchant. Toujours ce complexe d'infériorité des Philippins devant les occidentaux...

La scène a beau être drôle, le fond en est triste.


Simplicio rédige une ordonnance illisible. Me regarde une dernière fois et assène avec force :

- If you follow my medicine, you'll be all right. But if you don't, I'll spank you !

(Si vous suivez ma prescription, vous irez bien. Mais si vous ne la suivez pas, je vous fesserai !)

J'ai failli en tomber de son siège.

 

 

Photos : inconnu, Man Ray, Brassaï.

Toile d'Alfred Cheney Johnston, Alva Bernadine. 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Vendredi 26 août 5 26 /08 /Août 17:58

Thaïlande, Prachuap Khiri Kan, juillet 2011.

 

 

 

La musique pour accompagner le texte...

 

Grande roue 1La ville est petite, l'hôtel immense. Jaune, marron, vert, couleurs des années 80 pour cette bâtisse sans cachet, aussi massive qu’un éléphant couché. Une aile a été ajoutée et, fait étrange, seul les couloirs desservant les chambres sont situés côté mer. Les balcons, eux, donnent sur le parking.

 

Mingus et moi logeons dans la partie ancienne du bâtiment. Chambre sans climatisation, mais avec une terrasse ouvrant sur la baie. Une route la longe, épousant la courbe du littoral jusqu’à la prochaine anse, une plage déserte ombrée de transats et de parasols déglingués. Bois et tissus sont rongés de vent, raidis de sel et pour s’asseoir, il faut payer. Dix bahts, obole réclamée par un gardien en uniforme. Il porte un pistolet à la ceinture et sur le visage, un grand sourire. Le même que celui des marchandes auxquelles j’ai acheté, plus tôt, un sarong.

Je lui règle son dû et ouvre mon livre, un polar glacé d’un pays froid, absurdement décalé par cet éternel été. Mon désir de paresser sur le rivage s’est heurté aux mouches des sables, aussi minuscules qu’avides de sang. Leur piqûre est si irritante que la peau de Mingus s’est vite boursouflée de cloques écarlates. C’est dans l’eau que nous trouvâmes refuge, coulant dans l’onde fraîche, corps enlacés et yeux repus des arceaux des collines, des courbes oscillantes des palmiers et du berceau d’un ciel si bleu qu’il doit jaillir des pinceaux de Klein.

 

Le crépuscule est tombé. Nous sirotons une bière sur notre terrasse. La ville est tranquille, comme assoupie. Après Bangkok l’électrique, saturée de gens, de voitures et de centre commerciaux, le contraste est saisissant.

A Prachuap, nous sommes presque les deux seuls touristes. Il y a bien quelques autres blancs que nous croisons à l’occasion, mais puisque ce sont toujours les mêmes, ils doivent vivre ici.

- Tu pourrais, toi ? avais-je demandé à Mingus.

- Non, je ne crois pas. Ou seulement pour écrire un bouquin.

Mon regard file sur la jetée grignotant la mer. Comme chaque soir s’y ouvre le ballet des voitures, suivie de la danse des bateaux. Ceux-ci patrouillent dans la baie pour pêcher le calamar, pulvérisant les flots de lumières vertes. Ils navigueront jusqu’à l’aube pour nous surprendre côte à côte dans le grand lit. Des sommiers jumeaux que nous rapprochâmes pour n’en former qu’un.

- Je veux être avec toi, sweety.

Pourtant de Mingus je m’étais éloignée, décidée à le quitter jusqu’à ce que nos routes se recroisent à Bangkok. Puis, de disputes en discussions, lui avait laissé une autre chance. Le bénéfice du doute. Une presque carte blanche.

Aucune relation, jamais, ne recommence de zéro. Mais toutefois peut-on essayer de vivre à deux.

 

Grande roue 2

Et l’amour dont me baignait ses yeux, éclaboussé d’espoir et de promesses, m’avait émue. Touchée comme par ce matin de Bangkok où Mingus pleurait de me perdre, négligeant d’essuyer les larmes qui trempaient ses joues.

Son amour est le même, immense, que celui d’un homme du passé. Même étincelle au fond des iris, même ouverture doublée d’un abandon impossible à feindre. Certitude d’être aimée pour moi-même, et même en dépit de moi.

 

Mingus me l’avait dit. Trop émotionnelle, trop compliquée, pas assez rationnelle, un désir d’enfant malgré un ventre cassé… Il y a quelques années, il m’aurait fuie. Mais aujourd’hui, il savait, disait-il, que j’étais son unique.

La femme par laquelle il connut, pour la première fois, les pointes de la jalousie. Le désir de protection aussi, pour les grands dangers comme pour les petits.

Mingus en eut la révélation lors de nos promenades à Amsterdam où, plusieurs fois, talons accrochés par les pavés, je faillis tomber. C’est son bras qui, me retenant, m’en empêcha.

- Appuie-toi sur moi, sweety… Je serai ton garde du corps.

La femme de laquelle il se découvrit amoureux. Vite, si vite, quelque part entre Bangkok et Le Caire. Peut-être parce qu’épuisée, je m’endormis tête entre ses genoux, visage offert, sans défense, paupières et lèvres entr’ouvertes.

Sûrement, au cours des mois qui nous séparèrent, avais-je mal jugé Mingus.

Après deux semaines de voyage, Prachuap me donnait raison.

Je l’avais en effet mal jugé.

 

Dans la baie mangée d’ombres, la lente sarabande des bateaux se poursuit. A l’arrière, sur la terre ferme, clignotent les loupiotes d’une petite fête foraine.

- Allons-y ! propose Mingus.

Des stands s’étalent le long de la rue. Beaucoup vendent de la nourriture. D’autres des vêtements, des bijoux fantaisie, des objets hétéroclites façon vide-grenier. Quelques chaises alignées font office de salon de massage, où s’activent de rudes matrones. Tête, dos, pieds, jambes… On paye à la demi-heure sans remonter son pantalon plus haut que le genou.

L’ambiance est bon enfant. Nous flânons dans la fumée des brochettes. A chaque pas, les gens nous sourient. Les plus hardis osent quelques mots d’anglais en guise de bienvenue. Nous tentons notre chance au tir à la carabine. Renversons chacun une peluche. Repartons, nos trophées dans mon sac, vers le milieu de la fête. Là se tient un manège pour enfants : une ligne de wagons peinturlurés tournant sur un rail, avec un pompon à décrocher.

- Faisons un tour !

Mingus refuse. Il est trop grand pour tenir dans un chariot. Puis le manège est rempli de bambins. Un peu ridicule, tout de même…

 

Grande roue 3C’est à bord de la grande roue que nous embarquons. Vétuste, d’une hauteur maximum de trois étages d’immeuble, elle monte à l’assaut de l’horizon dans un ferraillement de métal rouillé. S’arrête, tout en haut, entre les étoiles et la mer.

Blanc des néons, jaune des lampes à pétrole, vert lumineux des bateaux, le monde est un agrégat de flammèches tourbillonnantes. Et je tourne, emportée, pour m’abattre entre les bras ouverts de Mingus.

Prenant pour témoin la foule en contrebas, il me chuchote :

- Do you want to marry me, sweety ?


 

Deux semaines plus tard.

Pour retourner - seule - sur Bangkok, je pris l’avion. Le ciel était d’un gris si plombé qu’on ne distinguait rien du paysage.

Soudain, comme par magie, les nuages se déchirèrent. Une longue côte en demi-lune apparut. Puis une jetée qui s’avançait sur les flots. Puis un bâtiment massif, semblable à un éléphant couché.

Prachuap.

Je fermai les yeux.

Quand je les rouvris, la couche de nuages s’était refermée. Cette vision fugitive avait tout d’un rêve.

 

 

Photos : André Kertesz, Bill Eppridge, Noir et Blanc.

Par Chut ! - Publié dans : Mingus, my dutch herring
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Dimanche 12 juin 7 12 /06 /Juin 11:44

 

JeepneySix heures moins le quart... Vite, je vais rater le dernier jeepney. Un tricycle (petit véhicule couvert propulsé par une moto) s'arrête à ma hauteur.

J'y grimpe et lance :

- Terminus des jeepneys, please !

Le chauffeur affiche un air surpris. Quoi, moi l'étrangère, la blanche, la riche, j'utilise les transports publics ? Lui peut me ramener à la maison. Mon retour sera plus confortable, plus court, moins chaotique.

Refus poli. Non, décidément, je rentre en jeepney. 


Prendre un jeepney, c'est une expédition au goût parfois sauvage, une vraie expérience couleur locale, un concentré de Philippines. Façon tampons apposés sur un passeport, ces bus mâtinés de camions sont des marques fortes de l'identité nationale. Leurs carcasses aussi cabossées que bariolées s'ornent, sur les flancs, à l'arrière, de rappels religieux :

In God we trust, Praise the Lord, Be honest even if the others are not, God has a plan for everyone...

Les inscriptions changent d'un véhicule à l'autre, me faisant sourire à chaque fois.


Pour le confort, on repassera : les ouvertures ménagées dans la carrosserie n'ont pas de vitres. Douche garantie en cas de pluie, si les bâches protectrices tardent à être baissées. Le toit est si bas qu'il empêche de se tenir debout. Les sièges se résument à deux méchantes banquettes plus raides que la justice.

Pour l'aspect pratique, en revanche, carton plein. Pas la peine de chercher une station en bord de route, celles-ci n'existent pas. Pour arrêter un jeepney, il suffit de faire signe à son conducteur. Le véhicule ralentit, stoppe deux secondes et repart... mais peut aussi, s'il est trop chargé, filer tout droit dans un nuage de poussière.

L'inconvénient de ces haltes incessantes ? Le temps de trajet, parfois multiplié par deux. Voyager local suppose de n'être ni pressé, ni stressé. Dans un pays où tout marche lentement, souvent avec les moyens du bord, nos exigences d'Européens se trouvent rudement éprouvées. Ici comme ailleurs, les grandes leçons du voyage sont détachement et patience...

 

 

 

Take ma for a ride 2

L'arrêt du bus se commande avec une pièce de monnaie. Vigoureusement frappée contre un montant métallique, elle proclame "stop, merci !".

Si le fracas du moteur couvre ce faible cliquetis, les passagers donnent de la voix, tous en choeur.

Solidarité oblige, jamais on ne vous laissera manquer votre arrêt.

La course se règle à la fin, au petit gars du marchepied.

En montant, inutile de lui réclamer un ticket. Il n'en délivre pas, mais sa mémoire ne le trompe jamais : il sait parfaitement qui est monté où, calculer le prix dû et rendre la monnaie en un éclair.

Contrôleur, placeur d'âmes, il joue aussi les rabatteurs, hurlant à tous les vents le terminus de son bus, attirant à lui les indécis et poussant les badauds à y grimper fissa. A son coup de sifflet, hop, le chauffeur redémarre.


Côté horaires, les jeepneys n'obéissent à aucun. Alors qu'ils devraient être garés à la station, celle-ci est parfois vide, indice que les voyageurs attendront longtemps. Ou les véhicules sont bien là, mais sans conducteur. Ils ne s'ébranlent qu'une fois pleins, opération pouvant prendre plus d'une heure - ou dix minutes selon l'affluence.

Et pleins, aux Philippines comme au Myanmar ou en Inde, cela signifie bourrés.

Dix passagers ne suffisent pas, c'est trente qu'il faut, comprimés dans un espace pour vingt. Une fois les banquettes remplies, le petit gars du marchepied apporte un long banc de bois. Puis un deuxième qu'il place au centre de l'étroite travée.

S'il n'y a pas de bonnes places dans un jeepney, celles-ci sont les pires. Ni dossier pour s'appuyer, ni bords de fenêtres auxquels s'accrocher, ni espace pour les jambes ou les sacs. En équilibre précaire, les bancs tressautent en précipitant leurs occupants sur leurs voisins.

 

Adieu pinoy 1Le véhicule est chargé à bloc ? Direction le toit et le marchepied arrière.

Sur le toit, on grille sec.

Sur le marchepied, on s'accroche ferme.

La consigne : agripper n'importe quel support à s'en faire blanchir les jointures. Sinon, entre cahots et ornières, la course risque de s'achever en roulé-boulé sur la route.

Les gros ballots ne voyagent d'ailleurs pas avec leurs propriétaires. Trop encombrants pour la cabine exiguë, ils sont ficelés sur le toit. Parfois à la va-vite, ce qui donne lieu à d'ambitieux paris.

Tombera, tombera pas ?

Sur les tronçons les plus fréquentés, un jeepney ressemble à une grappe géante de corps tassés, assis, debout, suspendus pêle-mêle dans un fatras de bras, de jambes, d'animaux et de sacs.

 

Pour tromper l'attente d'avant départ, il y a les vendeurs ambulants de friandises. Souvent des femmes âgées qui proposent cacahuètes, graines grillées, chips et biscuits enveloppés dans des sachets.

Il y a, surtout, le téléphone. Jamais, dans un autre pays, je n'ai vu autant d'accros à leurs portables. Les Philippins envoient des textos à longueur de journée. En parlant, en cuisinant, en mangeant, en conduisant, en servant un client.

Un peso* le sms, ça ne fait pas cher de la conversation.

 

- Vous êtes arrivée, Mâ-âm !

Le tricycle me dépose sur un terre-plein cerné de flaques. Impossible de deviner qu'il s'agit de la station. Nul panneau, nul écriteau, nul préposé, juste quelques véhicules arrêtés et des gens qui patientent. On m'indique gentiment mon jeepney.

Par chance, une quinzaine de passagers est déjà installée. Je me plie en deux pour me hisser à l'intérieur. Aussitôt, une brume de chaleur moite et d'odeurs mêlangées me piquent les narines. Ca sent la transpiration, le parfum bon marché, la nourriture et les épices. Pas le poisson séché ni le durian**, heureusement.

 


Take me for3Je m'assois derrière la découpe d'une fenêtre. Espère, en vain, un souffle de vent.

 Dehors il fait très chaud. Mais dedans, avec le soleil frappant la tôle, c'est l'étuve, le sauna, le hammam.

La sueur dégouline de mon front à mes joues, de mes seins à mes cuisses. Mes vêtements, secs cinq minutes auparavant, se transforment en ventouses de tissu.

Me voilà en nage, aussi liquide qu'un jus de calamansi***.

Des femmes se rafraîchissent avec des éventails de fortune. Une fillette glapit en s'accrochant au cou de sa mère. C'est la seule à protester ouvertement, attentifs que sont les autres à se changer en statues.

Surtout économiser son souffle et éviter les mouvements superflus.

Départ.

La brise de la vitesse me caresse les joues, les épaules, les bras.

Je souris.

Dans une heure, je suis chez moi.

 

*1 euro = une soixantaine de pesos, selon le cours du jour.

**Le durian est un fruit exotique à l'écorce verte hérissée de pointes. Son odeur est si forte et caractéristique qu'il est interdit dans nombre de transports et de lieux publics. Les effluves de durian sont particulièrement difficiles à supporter pour nos nez occidentaux. Certains voyageurs trouvent qu'elles ressemblent à des remugles d'égout, de vomi ou de putois, mais en apprécient le goût. Pour moi, la saveur vaut l'odeur... malgré ma répugnance, je me devais de tester !

***Petit citron largement utilisé dans la préparation de plat et de jus.  

 

 

 


Take me for a ride 3

 

1re photo de Dieter Biskamp ; 2e, DR ; dernière, perso, Cebu City, mai 2011.

Pin-up de Gil Evgren.


 

 

 

 

 

 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Mercredi 4 mai 3 04 /05 /Mai 17:43

Taiwan, Sueili.

 

In memoriam 2Pierrig me désigne un toit bleu de l’autre côté de la rivière.

- Notre hôtel. Enfin, s’il n’est pas fermé… Sinon, nous dormirons ailleurs.

Je ne demande pas où. Peu m’importe et tant mieux, puisque Pierrig a déjà disparu.

La nuit est tombée. Les bords de la rivière deviennent impraticables. La maison des athlètes me sert de refuge. 

Ming vient à moi :

- Pierrig m’a demandé de te conduire à l’hôtel pour que tu t’y reposes. Il te rejoindra plus tard. Vous dînerez ensemble. Ne paye pas la chambre, il s’en chargera.

Je reste sans voix. Ainsi, c’est Pierrig qui décide de tout, de mon emploi du temps au cours capricieux de mon estomac. Lui qui se charge de moi par personne interposée, comme une valise qu’on trimballe d’un lieu à l’autre.

- D’accord.


Ming me conduit à l’hôtel. Pierrig supposait bien. L’établissement est ouvert, et doté d’une jolie réceptionniste en comité d’accueil. Son pull et les collants noirs, trop épais pour la saison, rappellent l’exubérance de sa chevelure surmontée d’une barrette papillon. Ses ailes dorées s’inclinent tandis qu’elle s’adresse à Ming en chinois.

Pendant leur long conciliabule, j’observe l’insecte qui tourbillonne sur les lourdes mèches, prisonnier tels ces scarabées tenus au bout d’un fil par des enfants, vivants jouets au corps libre mais aux pattes emmaillotées, au vol captif brisé d’un coup de poignet. Et alors que les deux filles se taisent, c’est moi qui dégringole des hauteurs de mon imagination à la terre ferme.

- Un problème, Ming ?

- Oui et non. Ils ont beaucoup de clients et le bâtiment principal est en rénovation. Du coup, il ne reste qu’une chambre. Sans fenêtre.

- Ca ira pour cette nuit.

- Tu crois ? Pierrig fume… Ca risque de l’embêter.

Je réprime une grimace. Moi aussi je fume. Aussi vrai que je ne compte pas.

- Let’s have a look, dis-je.

Le long du patio s’enroule un cordon de chambres à large baies vitrées. Ming me désigne la première, sa petite terrasse encombrée de linge à sécher :

- Pierrig réserve d’habitude celle-ci.

J’acquiesce, soulagée qu’elle ne soit pas libre. Trop proche de la réception, ses murs n’offriraient aucune intimité pour nos jeux particuliers. Je devrais contenir mes cris pour ne pas alerter les employés, mordre mes joues, mes poings, comprimer au fond de mon ventre l’animal qui veut s’en échapper, échine renversée et gueule ouverte.

Ming, comme si elle avait deviné mes pensées, me lance un regard de biais.

Je souris.

Elle ne peut pas savoir. Pas savoir ce qui me meut, déjà frémissante dans l’air doux du soir. Pas savoir que plus tard, Pierrig crachera dans ma bouche un jet de salive entrecoupé de deux mots :

- Petite… salope.

 

In memoriam 1

Premier étage. Eclairage spartiate, bâche plastifiée au sol, seaux abandonnés et relents de peinture, le bâtiment a des airs no man’s land. A droite, une chambre en réfection. J’entraperçois un sommier défoncé, une table abandonnée, une chaise bancale. Le garçon d’étage nous guide jusqu’à la porte du fond, la déverrouille, allume les lumières.

 Le décor change soudain de face comme si, acteurs émergeant des coulisses, jambes titubantes et paupières douloureuses, nous étions projetés sur le devant de la scène, aveuglés par une double rangée de projecteurs.

Le parquet lustré réverbère les éclats tranchants des spots. Une clarté dorée, mousseuse, patine les meubles neufs. Des appliques éclaboussent les cloisons de gouttelettes scintillantes. Une ligne vallonnée de loupiotes serpente à l’aplomb du lit. Celui-ci, immense, s’orne de draps immaculés et d’oreillers ventrus.

 

Un miroir renvoie mon reflet surpris. Je suis au pays des rêves, dans l’antre de Cendrillon, avec une clef magnétique en guise de passeport et un sac à dos pour tout viatique.

Elfe en jeans et pull rose, figée comme par enchantement sur le seuil, Ming m’observe.

Le garçon d’étage, suspendu à ma décision, ose un timide :

- Like it, Miss ?

- I do.

- Well, dit Ming.

Ses prunelles sombres s’ourlent d’une hésitation, la même qui infléchit sa voix tandis qu’elle me souhaite une bonne soirée.

Je referme la porte sur mon théâtre de lumières.

 

Sans fenêtre pour me raccrocher au monde, je perds le compte des minutes en attendant Pierrig. Peu importe qu’il soit dix heures du matin, le crépuscule ou le milieu de la nuit. Je vis dans le temps immobile de la réverbération mate de la télévision, des franges soyeuses du canapé scintillant telles des flammèches.

Le tableau de commande des différents éclairages est si compliqué que je peine à m’en servir. Toutes les indications sont écrites en chinois, ce qui ne m’aide guère.

A son arrivée, Pierrig tentera d’allumer la salle de bains. Elle restera noire. Nous déciderons que l’ampoule est grillée. Que nous utiliserons cette pièce la porte ouverte. Et nous l’utiliserons, oui, mais non pour nous doucher.

- Doucement… dirai-je.

- Non.

Pierrig m’agrippera par les cheveux. Me forcera à m’agenouiller à même le carrelage froid, jambes entravées par ma jupe. Actionnera le jet qu’il dirigera sur son buste, mouillant par ricochet ma chemise, mes cheveux, mon visage. Bouche et nez remplis d’eau, je reniflerai, suffoquerai, me débattrai.

Cette averse impromptue cascadant sur ses jambes sera peut-être une forme de délicatesse, mais c’est son odeur à lui que je voudrais sentir, mêlée de l’air de la rivière et du brûlant soleil de l’après-midi. Pas le goût insipide d’une eau claire ni d’un savon, mais le goût intime de cet homme, de sa sueur, de son urine, de son sperme, le jus de toute cette journée entre mes dents restitué, palpitant sur ma langue tel un alcool, coulant à longues rasades au fond de ma gorge, étanchant et ma soif et mon désir.

 

In memoriam 3Abandonnés au seuil de la salle de bains, les vêtements de Pierrig forment un tas dérisoire. Coton agrégé de chair, les miens collent à mes seins, mon ventre, mes hanches. Le jet ruisselle encore sur mon crâne lorsque Pierrig me plaque contre la faïence.

- Doucement…

- Non.

Il entre brusquement en moi, un bras enroulé autour de ma taille, une main frappant mes fesses. Claques mates assourdies d’écume alors que je me tends, rehaussant mon bassin pour qu’il me laboure encore.

Mes poings s’abattent, impuissants, entre les trombes d’eau. Bouche écrasée, je murmure entre deux à-coups :

Tu me dois… quelque chose… depuis Koh Tao.

- Quoi ?

- La boucle.

- Attends donc… ça va venir.

Et c’est venu, oui.

 

A quatre pattes sur le lit, je n’ai pas vu Pierrig saisir ma ceinture. Mais je l’ai sentie sur mes épaules, mes fesses, mon sexe. Davantage encore lorsque, las de me fouetter avec le bout trop lâche, Pierrig imprima sa boucle sur ma peau. L’ardillon ouvert se ficha dans ma cuisse, doublonnant dans sa course mes muscles d’une traînée rouge.

La chaîne à mon cou scandait notre étreinte du battement de ses breloques. Cœur, cadenas, cœur, cadenas pulsant au staccato de mon sang. Accroché à ses maillons, les tirant comme les rênes d’une pouliche rétive, Pierrig cisaillait ma gorge. Joue tordue contre mon épaule, je capturais entre mes paupières l’éclat métallique de ses yeux, le pli de sa bouche répétant un mot que j’entendais à peine :

- Encore ?

Un gargouillis jaillit de mes lèvres.

- Chuttt…

La paume de Pierrig se posa, apaisante et complice, au creux de mes reins. Il ouvrit le collier comme pour me libérer. Cadenas et cœurs s’abattirent mollement, pêle-mêle sur ma peau.

- Petite salope…

J’aspirai une large goulée d’air.

- … tu ne croyais…… 

Le fermoir de la chaîne entailla ma chair. S’en délogea pour mieux s’y replanter. 

- … tout de même… 

Un à un les maillons sautèrent. L’air sortit de mes poumons dans un cri. 

- … pas que…

Je ne sus même pas ce que je criais. Peut-être rien, peut-être « non », peut-être « encore ».

A ce moment, Pierrig aurait pu tout me faire subir en restant en deçà de mon désir. Moi, je rêvais de supplices plus intenses et de douleurs plus déchirantes. D’une roulette de métal lacérant ma peau, de garrots encerclant mon cou, de liens disloquant mes poignets. D’une rive abrupte où, seule, je n’aurais jamais osé aborder. D’un aller simple vers une destination inconnue, d'un gouffre sans fond dans lequel je spiralerais pour me noyer.

- … c’était fini ?

Offerte, moite, glissante, je criais cette soumission qui me frappait en vertige, m’épurait pour me vider de moi-même, femme pleine puis coquille vide. J’aimais, passionnément, l’exigence, la dureté, la violence de Pierrig.

Par lui je voulais être prise, étranglée, battue.

Il aurait pu me tuer que j’aurais hurlé « oui, continue » en l’implorant de ne pas cesser. De me faire mourir encore pour mieux renaître entre ses bras, contusionnée, bleuie, souillée de bave et de foutre.

 

In memoriam 4Dans le grand lit, mes phrases alignées en explication se heurtent à un battement de cils.

- Eh, c’est dangereux.

Je hausse les épaules comme si je n’avais rien dit. Comme si, coupable de m’être trop laissé aller, je devais à présent m’amoindrir.

- Possible, mais je te fais confiance. Alors mettons que… nous jouons pour de rire.

Et je ris la première, d’un rire faux qui masque la vérité. Celle-là même que, sûrement sans s’en apercevoir, Pierrig m’oblige à cracher.

Je lui tairai que, sous ses mains, j’ai la porosité de l’argile et la dureté du minéral, prête à casser mais endurante à la douleur, fière de ses marques infligées en autant de médailles.

Cette vérité est assez effrayante pour ne pas être partagée. Et c’est sur mon secret que, corps séparé du sien, je m’endors. En chien de fusil, boucles éparses sur l’oreiller, Pierrig a déjà sombré dans l’inconscience.

Un autre voyage pour lequel il ne m’a pas attendue.

 

 

Comme tu l’as dit, que le sable fasse son œuvre. Recouvrir, abraser, polir.

Il faut parfois beaucoup de plages pour un oubli.

 

 

1re et 2e photos, respectivement :  André Kertész, Amano

 

Par Chut ! - Publié dans : Pierrig, près de l'os
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