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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Bribes perso

Mercredi 4 avril 3 04 /04 /Avr 20:21

PiedsJ'ai onze ans et je regarde mes pieds. Leur fine largeur étirée jusqu'aux orteils bien séparés et découplés, le dernier aussi rond que le court dos d'un chat, le premier lové dans un doux ovale, le deuxième plus long, s'allongeant avec témérité au-delà de son voisin.

Mes pieds sont, de moi, la partie que je préfère.

Je me repais de leurs phalanges nettes, de la légère saillie de l'os soulignant chaque articulation, de mes ongles alignés comme des petits pois dans leur cosse.

Mon père m'a dit que j'ai le pied grec.

Grec, ça me va.


Sur le pont immaculé du bateau, mes pieds détachent leur brun doré. Leurs paumes sont plus pâles, presque rosées.

Ma peau, satin chiffonné au creux et à la pliure, tendrement plissée.

Mon grain de beauté toujours posé, à droite, entre malléole et talon.

Une vie plus tard, Ernesto le touchera d'un doigt précis et dira :

- C'est le grain de beauté du voyage.

Merveilleux. J'étais déjà enceinte de moi sans le savoir.

 

J'ai onze ans et je pense à un mouvement.

Sur le champ mes pieds l'accomplissent. Tendus, pliés, arqués, petits soldats zélés m'obéissant en souplesse.

Leur habileté me comble.

Leur diligence me ravit.

Je les trouve beaux. Irrésistibles même.

J'imagine un homme qui tomberait amoureux de moi pour mes pieds. Un homme pour qui la beauté d'une femme résiderait là, tout entière nichée dans cette partie du corps si méprisée.

- T'es bête comme tes pieds ! pourraient se moquer mes copines.

Je m'en ficherais car elles n'ont rien compris.

Non, mes pieds ne sont pas bêtes. Ils sont aristocratiques. Nobles, raffinés, si élégants et gracieux que les voir serait être foudroyé.

D'amour et de désir ou de désir et d'amour.

Je n'ai pas encore réfléchi au bon ordre.

 

Bercée par la houle dans ce port du midi, je deviens une princesse orientale. Rêve d'étoffes soyeuses s'enroulant autour de mes cuisses, mes mollets, mes chevilles pour tomber, drapées, sur mes pieds. Caressantes, précieuses, jouant à cache-cache avec ma chair brutalement révélée.

Éclair d'épiderme montrant le moins afin de mieux suggérer le tout.

Parcelle érotisée de peau et d'ongles, chute en à-pic de mon sexe à mes orteils.

Je me grise d'images et de mouvements, lentes figures de ballerine exécutées dans les airs, pointes tendues, jambes levées, fesses renversées.

Puis la danse se brise.

 

Pieds 2bisJe dépose mes pieds sur le pont. Les contemple à nouveau, immobiles. Me questionne sourcils froncés.

L'évidence du dernier quart d'heure ne coule soudain plus de source.

Un homme pourrait vraiment m'aimer pour mes pieds ?

Cette beauté-là est-elle essentielle pour quelqu'un ?

Je tente de me rassurer. Chacun ayant ses préférences, cela doit bien exister. Les goûts et les couleurs... On me le serine d'ailleurs à longueur de journée.

Sinon, il y aura bien une peuplade aux moeurs étranges, aux rituels exotiques. Une tribu vénérant la splendeur des pieds. De ces indigènes les miens seraient les rois. Admirés, adulés, avec tous ces hommes en extase courbés sur eux.

Alors ?

Alors je dois en avoir le coeur net.

Je demande à ma mère.

Elle éclate de rire.


Non, les pieds ne sont pas si importants. Tout à fait accessoires, même. Simple détail qui jamais n'emportera le choix d'un homme. Quant aux peuplades, elles ne peuplent que les bandes dessinées.

Si les pieds sont jolis, c'est tant mieux, bien sûr.

S'ils sont laids, bah... La beauté, celle qui compte, c'est bien autre chose. Rien à voir avec de vulgaires arpions.

Je grimace. Je suis déçue. Horriblement, comme lorsqu'un rêve s'effondre. Alors je souhaite avec ardeur, quand je serai grande, être belle. De la beauté qui importe pour foudroyer un homme.

Mes pieds, c'était du sûr. Eux ne changeront pas beaucoup. Leur physionomie est là, déjà achevée malgré mes onze ans. Là comme toujours ils seront, au bout de mes jambes, aériens et mignons.

Ah, si seulement ma mère avait su...

 

 

 

Photos : Horst P. Horst, Elmer Batters.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Mardi 3 avril 2 03 /04 /Avr 19:26

ChildhoodJ'étais une enfant étrange. Une fille unique plongée, déjà, dans les livres et noyée, déjà, dans son monde intérieur.

Torturée et ultra sensible, timide et casse-cou, parfois violente et dotée d'une imagination débordante.

Sujette aux cauchemars et aux peurs irraisonnées, terribles, inracontables.


Peur panique de la perte rendant réelle la mort de mes proches.

Qui me poussa, une nuit d'enfance, à me jeter dans la rue en pyjama.

Qui me fit m'effondrer au retour d'une promenade. Tandis que mes grands-parents s'attardaient auprès d'une voisine, je rentrai à leur chalet, me heurtai à sa porte verrouillée et patientai une demi éternité.

Ce temps se chargea peu à peu de plomb. J'eus l'impression que le ciel l'été virait au noir, la température à l'hiver. Glacée, tremblante, je guettai l'entrée du jardin sans oser quitter ma place de sentinelle. Si papy-mamie revenaient, ils s'inquiéteraient de ne pas me voir.

Mais ils ne revenaient pas.

L'affolement me gagna.

J'imaginais une chute ou un accident. Puis une mauvaise rencontre sur le chemin. Un rôdeur les détroussant, un vagabond les traînant de force dans les bois. Peut-être, même, un bagnard en cavale les torturant pour le plaisir.

Trop gentils, trop faibles, trop âgés pour se défendre, mes grands-parents s'étaient fait massacrer. La mort était la seule explication possible à leur absence.

Sinon, jamais ils ne m'auraient abandonnée sur ce perron.

Je hurlais ma douleur lorsqu'ils arrivèrent. Effarés, incrédules, bouleversés de me voir sangloter comme une gosse perdue.


Peur phobique de la folie du monde et de sa violence.

Mes divagations se peuplaient de cambrioleurs, de tortionnaires, de criminels. Je craignais d'être espionnée, suivie, kidnappée, abusée, tuée. De trouver la maison ouverte et mes parents égorgés. Un cadavre sur mon tapis, du sang coulant des murs, une arme du crime dissimulée parmi mes affaires.

Il m'était impossible de regarder un film policier ou le journal de 20h00. Les récits de meurtre, les images violentes me prenaient à la nuque, déclenchaient des nausées, me paralysaient.

Un soir, au retour d'un concert avec mes parents, la radio annonça le massacre de trois campeurs. Aussitôt d'horribles visions se frayèrent un chemin sous mon crâne. Incapable de les repousser et happée par la nuit qui nous entourait, je me mis à pleurer, me raidir et étouffer.

La crise d'angoisse devint tétanie me conduisant à l'hôpital.

Enfant, je n'étais pas habitée par la peur, j'habitais la peur comme un pays en ruines.


Enfance 3 bisPour conjurer, j'avais des rituels. De plus en plus exigeants et compliqués, étendus par degrés à toutes les parcelles de mon territoire intime.

Les pensées à repousser tels des fantômes de peur qu'elles ne prennent corps.

Les vêtements à porter ou ne jamais mettre.

Les mots à taire ou à répéter, les formules magiques à réciter en mantras.

Les gestes défendus sous peine d'être amputée. L'obligation de rester pétrifiée sous les draps sans qu'un membre n'en dépasse. Sinon, ma chair découverte me serait arrachée. Par un monstre ou un rapace perché au-dessus de moi dans l'obscurité.

La veilleuse à allumer pour la nuit. Puis, quand elle tomba en panne, la porte des toilettes baignées de lumière à laisser ouverte sur ma porte à moi.

Le juste intervalle à calculer pour avoir assez de clarté sans m'empêcher de dormir.

 

Les actions à égrener en chapelets, dans le même ordre.

Marcher sur les carreaux blancs. Ne pas toucher les coins des meubles, mais toujours le bas de l'escalier avant de monter.

Regarder derrière les portes, puis sous le lit avant de me coucher.

Puis dans l'armoire entre mes vêtements.

Puis dans mon coffre à jouets.

Puis dans les boîtes de jeux.

Inévitablement une fouille en appelait une autre. Il y avait toujours une cachette oubliée, un interstice par lequel le mal réussirait à se faufiler. Ma tâche était de les chasser, les révéler à la lumière, les abolir.

Alors seulement je m'avouais rassurée.

Mais le barrage était friable et mon esprit tortueux. Sans relâche il débusquait d'autres sources d'infiltration, de possibles portes ouvertes sur l'horreur.

 

Les peurs revenaient, plus raffinées, plus intenses. Leurs montées d'un cran appelaient de nouveaux rituels plus complexes, plus efficaces.

Je n'en finissais pas de scruter, sonder, vérifier.

Comme si ma vie et celle de mes proches en dépendait.

Comme si tout manque se changerait en erreur fatale.

Tous ceux que j'aimais condamnés par ma faute, écrasante responsabilité à porter.

Superstitieuse et même davantage : habitée par une mission. Secrète, car si j'en informais mes parents, leurs réactions seraient prévisibles. Fébrile inquiétude de ma mère, railleries de mon père, incompréhension dans les deux camps.

Angoisses et secrets furent deux sceaux de mon enfance.

Tous les enfants, je crois, aiment jouer à se faire peur. À s'imaginer des horreurs et se les raconter pour effrayer les copains. À en rajouter pour les faire hurler.

 

Pour moi, la peur n'était pas un jeu. Elle fut un animal, ou plutôt un troupeau rétif à apprivoiser, plus difficile encore à maîtriser.


 

Enfance 2 bisEmportées avec l'âge dit "tendre", certaines disparurent.

D'autres restèrent, formes minorées des cauchemars qui, petite, me hantaient.

J'en dépassais d'autres par volonté et refus de les laisser m'emprisonner davantage.

Depuis longtemps je pense que nos plus grandes limitations gisent en nous-mêmes. Lie de noeuds, marc de tensions, dépôt d'angoisses nous bloquant l'accès à une vie plus pleine, interdisant des changements pourtant désirés, tenant nos projets en courte laisse ou coulés sous une chape de plomb.


Évoluer, grandir, croître, s'épanouir passent par l'affrontement avec nos peurs anciennes, primitives, enracinées, parfois héritées.

Lentement remonter les eaux de barrage pour revenir aux sources de soi.

Longuement s'y baigner pour se laver de nos scories.

Et en sortir purifiés.

Fortifiés.

 

 

 

Photos : Zhang Peng.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Mercredi 28 mars 3 28 /03 /Mars 20:37

Onde de chocLe décès de Yann a ouvert grand en moi une porte entrebâillée. Par elle et contre mon gré déferlent des souvenirs, un ressac de fatigue et de tristesse que je peine à endiguer.

Mes insomnies reviennent, me tenant en alerte jusqu'à l'aube. Mais au lieu de les combattre, je les peuple d'écriture, de films et de livres. Tout plutôt que de tourner en vain sur les draps, paupières ouvertes et pensées jouant à saute-mouton, en débandade sur les images du manque, des heures sombres de Paris, des visages chéris et perdus.

Je repense beaucoup à ma mère. À ce premier hiver de deuil qui n'en finissait plus de s'acheverÀ l'éclatement de ma sphère familiale déjà bien fragile.


Et je me dis encore qu'un décès, c'est une onde de choc.

Sa déflagration retentit à l'annonce de l'impensable, la mort. Mais son point d'aboutissement, là où les vagues ne seront plus que remous presque apaisés, est impossible à situer.

Cette onde de choc est une infection propagée d'une partie malade à une autre, contaminant, empoisonnant, gangrenant tout sur son passage.

Les cloisons érigées entre l'histoire du père et de la mère, entre la famille et les amis, le dedans et le dehors s'effondrent. Champ de ruines nous privant de nos repères et pire, de nos points d'appui.

Dans mon champ à moi, la folie a gagné du terrain. Certains de mes proches, très proches même, ont eu des réactions incompréhensibles, déplacées, blessantes. Ou pas de réaction du tout, ce qui m'a interrogée sur leur amour pour moi et renvoyée au vide. Le néant de moi, poing de souffrance tellement crispé que mon identité ne s'écrivait plus qu'en sept lettres.

Douleur.


Un décès, a fortiori brutal, agit comme un révélateur.

Des rancoeurs jusqu'alors cachées s'expriment. Des vexations, des jalousies, des petitesses, des radineries dont je fus témoin ou victime. Dont j'aurais souhaité me laver les yeux et le cerveau.

Trop tard : déjà elles s'étaient gravées, indélébiles.

En ce temps de mise à sac, j'aurais voulu conserver une parcelle de naïveté.

Croire en.

Ne pas voir que.

Ne pas affronter le monde tel qu'il est pour m'en préserver un peu. Peut-être parce que celle qui m'aurait protégée envers et contre tout gisait à présent dans le cercueil que je lui avais choisi, glacée comme la neige qui l'avait emportée, la peau aussi caoutchouteuse qu'une poupée de silicone.

Ignorance is bliss, a affirmé mon samouraï.

J'ai pesté mais il n'avait pas tort. La lucidité est une douleur. Aiguë. Nécessaire sans doute. Qui ruine notre confort et transperce l'illusoire rideau de ce que l'on supposait acquis. Confirme des craintes, des soupçons qu'on préférait repousser pour laisser la chance à.

La lucidité nous découvre la réalité nue, parée de toute sa laideur.

Y faire face, c'est passer de l'autre côté. D'un bond irréversible qui fait que plus rien ne sera jamais pareil.

C'est, d'une certaine façon, déménager pour habiter un autre monde. Un cruel et sourd, où l'impossible et l'innommable ont droit de cité puisqu'il se sont produits.

C'est la torture suprême de 1984 de Georges Orwell. La pièce où, par la perte d'une chair aimée, l'horreur la plus redoutée a pris corps.

 

Onde de choc 3bisMais la baffe magistrale donnée par ma demi-soeur, je ne l'attendais pas. Y étais du coup d'autant moins préparée.

Sigrid, mon aînée d'une quinzaine d'années, est née du premier lit de notre pèreElle fut l'une des grandes absentes de mon enfance.

À la différence de son frère, je ne me souviens pas de l'avoir vue à la maison. Une fois peut-être, mais le souvenir est si flou qu'il a des airs de rêve.

J'en ignorais la raison enveloppée de mots vagues : dispute, mésentente.


Il semble également que la mère de Sigrid ne l'encourageait pas à venir. L'en dissuadait peut-être. À en croire notre père, son ex-épouse s'efforçait de laminer les liens qu'il entretenait avec leurs deux enfants.

Où se tenait la vérité ?

Du haut de mon jeune âge, je comprenais que Sigrid ne vînt pas. Parce que le père était dur et souvent violent, plus encore en paroles qu'en actes.

 

Je sus bien plus tard l'adolescence de Sigrid. La dépression. L'anorexie. La boulimie. L'alcool. La défonce. Les mauvaises fréquentations. Les fugues. Les squats. La police. Les tentatives de suicide.

Ma mine effarée contraignit mon demi-frère à s'interrompre :

- Tu ne savais donc pas... ?

Non, je n'en savais rien. Ma demi-soeur était une zonarde miraculée et personne, jamais, ne me l'avait dit. Ni même suggéré.

Avec le temps Sigrid s'était posée. Un appartement. Un boulot peu stimulant mais qui payait les factures. Un mariage duquel naquirent deux filles.

Et, en fil rouge, la psychanalyse. Des années et des années à, semaine après semaine, s'allonger sur le divan. Fouille de soi en perpétuel devenir, encore en chantier aujourd'hui.


Autour de ma majorité, nous nous rapprochâmes. Timidement, tant il est difficile de bâtir sur du vide, de rattraper en quelques jours épars des années d'indifférence.

Entre Sigrid et moi s'étendait toujours une distance.

Psychologique, affective, géographique, physique.

Comme son frère, elle hérita de notre père ses cheveux et ses yeux bruns.

Mon visage était carré, mes joues pleines. Le sien aigu avec des pommettes hautes, comme découpées aux ciseaux. 

Elle était fluette, aérienne, gracile. Moi, à cette époque, ronde et courte.

Décidément, ma demi-soeur et moi ne nous ressemblions pas. 


Onde de choc 2Sigrid assista aux funérailles de ma mère. Quelques mois plus tard, j'étais à Paris lorsqu'elle me téléphona. C'était si rare qu'il devait y avoir une raison.

Je me souviens de la place exacte du bureau dans mon salon. De la lumière rare, du jour si gris qu'il semblait collé à la fenêtre. Du pouf sur lequel je me tenais face à l'ordinateur.


Passées les formules de politesse, Sigrid lança :

- J'aurais voulu remercier ta mère. Sa mort m'a permis de quitter mon mari.

Une incompréhension muette me tétanisa.

Je ne voyais pas le lien.

Je trouvais ses mots horribles. Dans ma blessure pieux enfoncés un par un.

Pourquoi m'avouer que ce décès lui était un bénéfice ? Son merci avait un goût d'indécence, de cruauté aussi candide qu'insupportable.

Et pourquoi me choisir moi, la plus mal placée, pour l'écouter ? Sigrid avait un frère, un demi-frère, une mère. Elle n'avait besoin ni de mon oreille, ni de mon approbation.

Mais le pire restait à venir.

 

Sigrid enchaîna avec ses filles. Depuis longtemps et malgré l'insistance de notre père, elle refusait de les lui confier. De temps à autre pour une activité précise ou un bout d'après-midi, passe. Sinon, c'était sous sa surveillance ou pas du tout.

Donc rarement. Pas assez, en tout cas, de l'avis du paternel.

Sa compagne Odette se plaignit à son tour de cette mise à l'écart.

Sans aucun doute la jugeait-elle infondée.

Sûrement considérait-elle cette garde comme un droit non soumis à accord préalable.

Peut-être désirait-elle sincèrement profiter de petits enfants qui n'étaient, au fond, pas les siens.

Peut-être souhaitait-elle que notre père fût satisfait, donc moins difficile à vivre.

Peut-être y devina-t-elle, obscurément, une façon de souder leur couple bancal. D'abraser leurs discordes, leurs dysfonctionnements, leurs disputes, pour enfin présenter front commun. S'unir dans ce qu'ils n'avaient jamais eu ensemble et que mon père avait si superbement raté : des gosses.

 

À tort ou à raison - et certainement à raison -, Sigrid percevait comme agressives leurs demandes d'adultes en mal d'enfant(s). Se sentait de plus en plus rudement attaquée et peu à peu, acculée.

Tant pis. Elle ne céderait pas.

J'approuvai en évoquant les terribles colères du père, sa violence toujours latente, son incapacité à s'occuper de deux bambins.

- La raison n'est pas là... me détrompa Sigrid.

Où était-elle, alors ?

Réponse : dans une chambre. Quand, après la puberté de Sigrid, notre père avait soulevé son tee-shirt et touché ses seins. Une fois.

Sigrid voulait protéger ses enfants. Mais Sigrid avait besoin d'être soutenue.

Aussi ne s'opposerait-elle pas seule au paternel. Peut-être même pas du tout, sauf s'il tentait à nouveau de lui arracher un droit de garde. Là, elle le confronterait, haut et fort, à cette scène du passé.

À table. En plein repas. Devant son mari, Odette, le reste de la famille, les invités, les petites peut-être.


Onde de choc 4Je crus tomber de mon siège. M'évanouir. Tout s'emmêlait dans ma tête. Mes mots en carambolages, mes idées en pelotes de noeuds.

Je crus hurler, vomir ou pleurer. Je restai simplement silencieuse. Abasourdie. Incrédule. Consternée.

J'ignore si notre père eut réellement ce geste. Probable que oui mais sans, je crois, l'intention que Sigrid lui prête.


Ni pervers ni désaxé, le paternel vit et prospère à côté de la plaque, autarcique irrespectueux des autres dont il n'admet ni les différences ni l'intimité.

Il fut par exemple le premier à se moquer de ma pudeur de pré-ado, enfonçant le clou du rejet d'un corps devenu, plus qu'encombrant, étranger.

Désormais, l'été au camp naturiste, je gardais mon paréo. Limite si mon père n'en tirait pas les franges afin de le faire glisser. Non pour se rincer l'oeil. Juste parce qu'à ses yeux, mon attitude était stupide et la sienne drôle.

Ce qui l'amuse doit amuser les autres.

Ce qui ne le gêne pas ne doit pas les gêner.

Déplacé sans s'en apercevoir, insultant sans le calculer, il a l'inconscience tyrannique des enfants soudain trop gâtés.

Égoïste, il se permet tout. Libéral, tout ce qu'il ne devrait pas. Sans forcément penser à mal, mais guère plus loin que le bout de son nez.

Aussi je ne crois pas, non, qu'il ait tenté d'abuser de Sigrid.

Mais l'important n'est pas ce que je crois. C'est ce qu'elle pense, elle.

 

Je me mis à lui parler d'une voix calme. En apparence posée afin de juguler le désordre menaçant de m'engloutir.

Je dis à ma demi-soeur qu'il était légitime d'être en colère. D'interpréter le geste de notre père comme une agression. D'en être écorchée. De lui demander des explications ou d'exiger des comptes.

Mais par pitié, qu'elle renonce à le faire en public.

Selon moi, cette affaire privée, entre lui et elle, devait le rester. Du moins pour une première confrontation.

Et tandis que les phrases s'alignaient, une petite voix m'interrogeait : est-ce vraiment mon avis ? Ne suis-je pas en train de le protéger, lui ?

Je réfléchis.

Noncette opinion était réellement mienne. Pourtant, je me sentais mal à l'aise.

Des visions s'invitaient sous mon crâne. J'imaginais la table joliment dressée par Odette sous la serre. Notre si peu famille assemblée et la bombe jetée sur la nappe façon Festen*. Des hurlements, des insultes, des larmes.

Je me promis d'éviter tout repas qui réunirait Sigrid et notre père.

Je raccrochai au-delà de l'épuisement, en miettes.


Onde de choc 5bisAprès le désarroi surgit la colère.

D'abord j'en voulus à Sigrid de ses confidences dont je ne saisissais pas l'objet.

Souhaitait-elle obtenir mon aval ? Ou simplement me prévenir d'un futur scandale, d'un drame programmé ?

Elle devait, je suppose, espérer mon soutien. Un qu'il était hors de ma portée d'offrir. Coquille vide luttant pour ne pas sombrer, j'avais à peine assez de force pour moi seule. Impossible de me lester, en plus, du déchirement d'autrui.

Je me dis que ma demi-soeur aurait dû y songer. Me laisser récupérer davantage après les funérailles. M'épargner ce nouveau coup.

Me tenir à l'écart de l'onde de choc. 


Ensuite, je lui en voulus de me placer dans une situation impossible. Notre conversation était bien sûr frappée du sceau du secret. Si je la rapportais à notre père sous forme d'allusion ou de question, je trahirais ma demi-soeur.

C'était trop lourd mais je me suis tue.


Enfin, je lui en voulus de me priver du rien de famille qu'il me restait. Tout peu aidant et si destructeur qu'il soit, cet homme n'en était pas moins mon père.

J'avais déjà perdu un parent.

Me fallait-il, à présent, perdre les deux ?

Ce jour-là, sans le savoir, Sigrid me fit me sentir orpheline.


Un autre jour, forcément, l'abcès éclata, et de la pire manière qui soit.

Explosion en pleine face. Tous, notre père, ma demi-soeur, son mari, leurs enfants, mon demi-frère, Odette, nous fûmes éclaboussés, traînés les uns par les autres dans la boue, disloqués, démembrés.

Chaos dehors, chaos dedans, chaos autour.

Chaos.

 

 

 

* Festen : film danois de Thomas Vinterberg.



Photos : Robert Frank, André Kersetz (série Distorsions),

Willy Ronis., Marie Cosindas.

Toile d'Antony Micallef.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Vendredi 20 janvier 5 20 /01 /Jan 11:25

FinsPourquoi, comment cesse-t-on d'aimer ?

Je ne connais pas la réponse et pourtant, j'aimerais...

Le plus souvent, c'est moi qui termine une histoire. D'une cassure nette, tranchante comme un éclat d'os. Mes désamours ont des allures brutales, incompréhensibles, coups de tonnerre dans un ciel en apparence serein.

En apparence seulement...

Hier ensemble, aujourd'hui séparés sur un simple :

- C'est fini.

Et je m'en vais. Sans me retourner ni garder le contact.


Rarement mes ex deviennent mes amis.

Je ne les déteste pas, pourtant. Ne leur garde (en général) pas rancune de grand-chose. Ne les évite pas afin de me ménager, ni ne jalouse leurs nouvelles compagnes - a fortiori si rompre était mon choix, décision prise et assumée sans le mauvais goût de m'en plaindre.

La vérité est beaucoup plus plate et crue : je n'ai plus rien à leur dire.

Avec mes sentiments se sont éteints la curiosité, l'élan, le désir de partage.

Inaccessible, retranchée, me voilà en esprit distante de plusieurs océans. L'autre appartient à un passé dont mon départ a clos le chapitre. Un nouveau s'ouvre, encore vierge.

Il s'écrira sans lui, sans eux, ces hommes qui firent partie de ma route.


En avril dernier, "mon ange" fut profondément blessé de cette indifférence. Assis face à face près de la table de notre première rencontre, nous gardions le silence. J'étais enrhumée. J'étais soucieuse. J'avais mal au crâne.

Sa présence m'embarrassait.

Lui, chagriné, indécis, me scrutait comme si mon profil pouvait répondre à la place de ma bouche. En retour je le regardais m'observer en m'étonnant de ne rien ressentir.

C'était cependant bien le même homme. Toujours aussi brun. La bouche aussi généreuse. Le même beau visage taillé à la serpe, avec ces rides précoces qui lui donnaient tout son caractère. Ce visage que j'avais pressé entre mes paumes, étreint entre mes cuisses, dessiné sur le vide de ma chambre.

Le même homme, oui, mais plus celui si impétueusement aimé. Qu'ului vidé de lui-même, presque un étranger.

Impossible de le lui avouer comme de le lui cacher.

Retenant ses larmes, il bégaya :

- Je sais que c'est fini, mais... c'est effrayant... Tes yeux sont vides, si vides. Dedans, pas l'ombre d'un sentiment à mon égard. Pas même une étincelle, une toute petite. Je ne comprends pas.

 

Fins 2Il avait raison. À mes propres yeux mon détachement semblait effrayant. Je me faisais l'effet d'un monstre, d'un animal à sang froid.

Moi non plus, je ne comprenais pas. Ou plutôt, j'avais déjà compris, cinq mois auparavant, que notre histoire ne mènerait nulle part.

Parce qu'entre temps il y avait eu Pierrig et Mingus.

Parce que le train qui devait nous rassembler, mon ange et moi, je ne le pris qu'à contrecoeur.

Parce qu'une fois avec lui, le sentiment qui domina fut l'ennui.


Je baissai la tête sur mon jus de calamansi. Comme coupable alors que je n'éprouvais guère de remords.

Il n'y avait rien à répondre. Rien à expliquer. Rien à justifier.

C'était comme ça, juste comme ça.

Loin de moi l'idée de faire souffrir cet homme, mais qu'y pouvais-je ?

Rien. Sauf, peut-être, lui opposer le mur de mon indifférence pour le délivrer.


La douleur de le perdre m'avait néanmoins ployée. En décembre, à Chiang Mai, alors que nous attendions d'être réunis.

Un matin, je m'éveillai malade. Pas encore de la dengue mais de tristesse. Le malaise diffus des jours précédents s'était incarné en douleur aiguë. Je n'avais plus envie de notre appel aussi rituel que quotidien. Plus envie de nos discussions ni de son visage se mouvant sur mon ordinateur.

Cette absence de désir me glaça. Elle avait des airs de deuil bien avant un décès. Je tentai de la conjurer en lui attribuant des causes : la lassitude à chaque soir se répéter les mêmes phrases ; la présence, si rare, de mon demi-frère ; la fatigue de notre voyage.

Je voulais y croire mais n'y croyais pas.

Mon amour s'était effrité, mes sentiments lézardés. Leur lente carapate me laissait à nu, seule et désespérément vide.


Mais par quelle magie perverse cet homme ne comptait-il plus que si peu ?

Peut-être parce que j'avais vu ses failles. Pas celles d'une histoire personnelle, troublée et malheureuse. Sa fragilité me l'avait au contraire rendu proche, d'une proximité de guerriers ayant combattu leurs peurs et pansé leurs blessures.

Ses failles relevaient plutôt de nos différences. Il n'était pas là où je l'attendais. Son manque d'intérêt pour des domaines me tenant à coeur me frustrait. Une certaine patine de l'esprit, une profondeur de réflexion me manquaient. Mon ange tendait à trop accepter le monde tel qu'il était, sans remise en cause ni passage au crible.

Nos échanges figuraient une partie de ballon privée de rebonds, d'audacieuses passes et de piquantes remises en jeu.

Fatalement, ils tournaient court.


Fins 4Mon ange en était gêné. À l'autre bout de la corde, moi aussi. Je me reprochais d'être snob, inutilement raffinée et toujours insatisfaite.

Mais encore une fois, qu'y pouvais-je ?

Quand bien même je l'aurais voulu, il m'était impossible de me refaire.

Impossible, également, d'ignorer la réunion d'éléments jusqu'alors épars, rassemblement qui fit sens d'une flèche pointée vers la sortie.

Mais pourquoi ce que j'acceptais jusqu'alors m'était-il devenu insupportable ?

Existe-t-il une frontière invisible, une butée secrète frappée d'un "au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable" ?

 

Et avais-je vraiment aimé cet homme, au fond ?

Encore aujourd'hui je l'ignore. Oui, si j'en crois notre bonheur aux Philippines. Non, si je retire de l'amour mon emballement, un feu de paille qui vite se consuma. Sûrement avais-je davantage aimé l'amour, ces sentiments si délicieux et violents qu'ils me firent me sentir vivante.

Passionnément.

Quelques semaines après notre dernier verre sur la plage, il rencontra une autre femme. C'est peut-être ce qui lui permit de ne pas m'en vouloir.


D'autres n'eurent pas cette possibilité. De fait, leur rancune, leur désarroi ou leur colère durèrent davantage.

F., que je quittai brutalement pour Feu mon amour. Un an que nous étions ensemble et il n'avait rien vu venir. À dire vrai, moi non plus.

J'aurais pu rester mais jugeai la rupture plus honnête. Que Feu mon amour fût en mission à l'étranger ne changeait pas la donne. C'est avec lui que je désirais être, lui qui chaque minute m'habitait. Ajouter l'humiliation au mensonge me paraissait injuste vis-à-vis de mon compagnon.

Il ne méritait pas cette infidélité-là. Non celle de la chair dont il se moquait mais celle, bien plus intime et difficilement acceptable, de l'esprit et du désir.


Dermott avec lequel je passai plus de trois ans, jusqu'à un 31 décembre et une dispute de trop. Séparés par les barbelés de notre discorde, nous rentrâmes en métro à l'aube. Lui debout contre la porte, moi assise sur la banquette.

Je fixais son manteau gris en songeant "tout ça pour ça ? Quel gâchis...".

2005 commençait bien mal. Je refusais une nouvelle année minée par nos querelles, le fossé d'une incompréhension, d'un agacement réciproques ne cessant de s'agrandir.

Ma décision fut à l'image de ma colère : rapide et non maîtrisée. J'allais achever cette histoire qui, de toute façon, se mourait.


Fins 3Une fois dans son appartement, je vidai à terre le sac de cadeaux destinés à sa famille, emballai mes affaires et dis :

- C'est terminé. Adieu.

Dermott ne me prit pas au sérieux. Ou si peu qu'il ne bougea pas du canapé ni n'esquissa un geste pour me retenir.

Ses lèvres se fendirent d'un sourire sarcastique.

- C'est ça. À demain midi, pour le déjeuner chez mes parents.

Il n'y eut pas de demain.

Pas vraiment d'explications non plus.

 

La prédiction faite deux ans plus tôt avait fini par s'accomplir.

J'avais alors annoncé :

- Je suis capable de démolir ce que j'ai patiemment construit. En une minute, sur un claquement de doigts et quasi sans regrets.

- Merci de me prévenir... avait soufflé un Dermott aussi grognon et surpris.

Aussitôt je m'étais mordu les lèvres. Consciente de m'être trop livrée, mécontente de mon bavardage, inquiète de lui fournir des raisons de ne pas s'engager, navrée de le pousser à se défier de moi. J'avais par étourderie négligé une évidence : toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

J'espérais toutefois que cet homme soit l'exception à ma règle. Règle qu'en vérité je subissais autant qu'eux, sauf qu'elle les blessait davantage.

Dermott ne fut pas l'exception. Feu mon amour, si, mais sûrement parce que je le quittai en l'aimant encore.

C'est, je crois, une des choses les plus difficiles que j'ai faites, comme une des décisions les plus douloureuses à tenir.

Il me fallut plus d'un an pour vraiment m'en remettre.


 

 

Photos : Izis, Al Fenn,

Heinz Hajek, DR.

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Mercredi 18 janvier 3 18 /01 /Jan 19:04

Mme HasselJe voyais Madame Hassel une fois par semaine. Au dernier étage de l'université, toujours dans la même salle aux relents de parchemin, de poussière et de colle.

Notre première rencontre fut fortuite, de pure convenance pour ma part. Les "travaux dirigés" de Madame Hassel, seuls à se dérouler en milieu d'après-midi, cadraient pile avec mes horaires. Après plusieurs années de vie en décalé, mes journées débutaient à l'heure du déjeuner.

C'est ainsi que, par la force du hasard ou le doigt du destin, elle devint mon professeur.


Madame Hassel était une petite femme boulotte et plutôt laide. Des cheveux ternes et gras coupés au bol, un teint luisant, d'épaisses lunettes, aucun maquillage... Elle ne tentait d'ailleurs pas de s'arranger.

Madame Hassel était peut-être un peu bonne soeur. Ou bonne soeur tout court. Du clan des vieilles filles grises ou des incolores tantes de provinces, en tout cas. De celles qui, enfant, ne retiennent guère l'attention des adultes. Qui, adolescentes, font tapisserie aux fêtes où elle est invitée, souvent à la dernière minute pour boucher un trou.

C'était déjà un de nos points communs.


À première vue, sa garde-robe était aussi inexistante que sa grâce. Neuf mois durant, Madame Hassel usa les mêmes tenues : une large jupe à carreaux et un chemisier blanc, sans fioritures, en été. Un pantalon et un gilet de laine marronnasses en hiver. Et, en toute saison, des bottines à semelles plates.

Madame Hassel professait le plus grand mépris pour lsuperficiel.

La mode la rebutait davantage qu'une faute d'orthographe, les apparences autant qu'un néologisme, la coquetterie à peine moins qu'un barbarisme. Elle eut d'ailleurs été étonnée qu'on la jugeât sur autre chose que son esprit.

D'esprit, elle n'en manquait pas. D'intelligence non plus même si, convaincue d'appartenir à une élite, Madame Hassel arborait ses titres comme autant de trophées.

Plus jeune candidate de France reçue à l'agrégation. Major de sa cuvée. Succès qui, cette année-là, ravit à Paris son hégémonie. Paris le réputé, l'arrogant, le supérieur foulé aux pieds par une simple provinciale. Plus jeune docteur dans la foulée. Maître de conférences à la Sorbonne.

Madame Hassel avait de quoi pavoiser, d'une légitime fierté ne se cachant pas d'être snob. Elle déchanta néanmoins à l'obtention du concours.

Une année de labeur acharné pour s'entendre prononcer au lendemain de la victoire :

- Je suis agrégée.

Agrégée ? Son rang lui lacéra soudain les joues de honte.

Agrégée... nous répéta-t-elle. Vous rendez-vous compte ? Se battre pour atteindre les hautes sphères pour se découvrir... agrégée... agrégée au troupeau !

De cette distinction muée en déshonneur notre professeur ne revenait toujours pas.

 


Mme Hassel 2Madame Hassel portait un nom difficile. À consonance germanique, mais équivalant en anglais à "harcèlement".

Harceleuse, elle l'était un peu. Du moins si l'on peut qualifier de tel ses tentatives de bousculer une poignée d'étudiants endormis. Affalés sur leurs pupitres en attendant que l'heure s'achève. Vite distraits par le ciel derrière les vitres ou un bruit dans le couloir. Aussi motivés qu'ils avaient envie de se pendre.


Il faut dire que Madame Hassel enseignait une matière ni populaire, ni facile - ceci expliquant sûrement cela.

Sa spécialité, son dada, son hobby, son pré carré, c'était l'ancien français. La grammaire, la syntaxe, le vocabulaire, les conjugaisons, la traduction et la phonétique historique.

Essentiellement du par coeur, beaucoup de logique, peu d'utilité pratique.

J'aurais pu détester Madame Hassel. Je l'aimais beaucoup.


J'aimais son profond désintérêt pour la facilité, sa rigueur toute mathématique. Sa langue juste, son parler clair.

J'aimais sa façon de considérer les mots comme des entités précieuses, des personnes ou des amis longtemps côtoyés.

De leurs naissances jusqu'à nos jours, en passant au besoin par leurs morts, Madame Hassel retraçait pour nous l'histoire de leurs vies. Les significations qu'ils avaient perdues en vieillissant. Celles qu'ils avaient gagnées, parfois en les volant à d'autres. Amputés, leurs rivaux les plus malchanceux avaient sombré corps et biens sans laisser aucune trace.

Mais par la bouche de cette petite femme ils renaissaient, retrouvaient pour un instant leur lustre, leurs contours, leur étrange beauté. Penchée sur eux comme un chirurgien au chevet d'un opéré, Madame Hassel les analysait, les disséquait, les fouaillait afin d'en exprimer le jus. Une saveur lointaine, inconnue et toutefois familière. Une madeleine de Proust jamais goûtée mais cependant dégustée.


Madame Hassel parlait des mots comme des êtres. De leurs existences, leurs origines comme une accoucheuse ou une complice de la grande faucheuse.

Si la racine remontait au latin, elle prenait l'étymon et annonçait :

- Nous allons maintenant procéder à sa toilette.

En d'autres termes, le débarrasser de ses scories afin de bien placer l'accent tonique. Puis suivre son cordon ombilical pour parcourir, son après son, ses métamorphoses jusqu'au français moderne.

Sous les doigts, les lèvres de cette maîtresse-femme, les mots n'étaient pas de simples outils. Ils se changeaient en continents, civilisations, armées en marche, machines de guerre ou baumes pour l'âme.

Et par la chair du verbe, Madame Hassel devenait belle.

Nimbant le tableau noir, un halo flottait autour d'elle. Ses yeux ternes pétillaient derrière ses verres épais. Son visage large se parait de douceur, ses traits communs de grâce. La fougue l'animait, mettant du feu dans ses gestes, des trémolos dans sa voix.

Cette année-là, Madame Hassel me légua sa passion.

 

Madame Hassel 3Quelques rentrées plus tard et je fus derrière le bureau. Me faisant face, quarante étudiants étonnés. Surpris qu'une femme si jeune enseignât une si vieille matière, et plus encore de son plein gré.

Le tendron à la place du barbon. Ils ne perdaient pas au change, je crois.

Je fis de mon mieux pour les intéresser. N'y arrivais pas toujours, parfois pas du tout. Avec certains, le seul désir ne suffit pas quand la matière est aride.

Je leur disais de prendre cette langue comme un jeu. De go, de poker ou d'échecs. Qu'ils s'y amuseraient eux aussi à condition d'en apprendre les règles. Alors la partie pourrait commencer. Et ils retireraient, promis, ce que l'on attend de tout jeu : du plaisir.

 

Souvent le fantôme de Madame Hassel me rendait visite en plein cours.

Un jour, je découvris ce que j'aurais juré impossible : elle s'était trompée sur l'histoire d'un mot.

Cette erreur m'abasourdit comme un triple soufflet.

Après l'incrédulité vint la tendresse. Mon ancienne professeure n'était pas infailible. Elle n'était qu'humaine.

Reste son héritage, un pays dessiné sur ma carte intérieure. Avec le temps, grignotées de ténèbres, mangées de brume, ses frontières deviennent de plus en plus imprécises.

Si j'ai beaucoup appris, j'ai aussi beaucoup oublié.

 

 

Photo : William Wegman.

3e image : détail de la tapisserie de La Dame à la licorne

(tissée après le Moyen Âge). 

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Mercredi 11 janvier 3 11 /01 /Jan 20:18


Au lit 2Avant, je n'aimais pas dormir avec mes amants. L'intimité du sommeil me semblait bien plus grande et emplie d'enjeux que celle de l'étreinte.
 Si je pouvais m'abandonner entre leurs bras, le véritable abandon était celui du sommeil, de ses heures de complète vulnérabilité.

Je ne me défiais pas de l'homme à mes côtés. Ne supposais pas qu'il mettrait mon repos à profit pour me violenter, fouiller mon appartement ou me dépouiller.

Ce que je craignais - et crains toujours un peu -, c'était l'abolition du contrôle. L'ouverture à mon corps défendant d'un accès à moi non maîtrisé, donc non autorisé.

Une vue, peut-être, sur ma chair, mon visage en proie à l'inconscience. Seins déformés par le contact du matelas, traits relâchés, bouche entrouverte sur un filet de salive.


J'ai d'ailleurs la particularité de souvent dormir les yeux ouverts. Iris révulsés comme si je m'étais évanouie ou droits dans l'axe des paupières, écarquillées sur un regard qui ne voit rien.

Il paraît que c'est impressionnant. Dérangeant aussi. Bien que vivante, je semble morte. Inerte et molle, pire qu'une poupée de chiffons.

Souvent je peine à m'endormir. Me tourne, me retourne jusqu'au moment où j'abdique et me relève. Oiselle de nuit aux horaires depuis longtemps décalés. Insomniaque de nature, un vrai poison pour qui partage ma couche.

Parfois aussi, je parle. Des mots sans suite, des phrases inachevées, semble-t-il. Aucun amant ne m'a jusqu'à présent rapporté mes propos. La raison, je l'espère, est que ceux-ci lui étaient incompréhensibles et non directement adressés. Loin dans les limbes, la couche protectrice du mensonge poli s'efface sûrement pour laisser place à une rude franchise.

Selon le dicton, la vérité sort de la bouche des enfants.

Pourquoi ne sortirait-elle pas des lèvres du dormeur ?

 

J'aime encore moins subir le sommeil de l'autre. Son souffle lourd, ses ronflements, ses bonds de cabri, son acharnement à me délester de ma part de couette. Je suis pour les chambres séparées. Pas toutes les nuits, bien sûr. Mais sans conteste pour celles où l'on préfèrerait sombrer en solitaire et en paix, seul avec nos rêves et tout l'espace pour s'étaler.

Dormir avec quelqu'un, même un compagnon, ne va pas pour moi de soi. Ce qui devrait être un plaisir devient une habitude, si ce n'est une contrainte. S'étendre dans le même lit après s'être disputés, rien de plus détestable sans réconciliation sur l'oreiller. Détestables, aussi, les relents d'alcool d'un homme soûl, tombé dans le sommeil telle une masse foudroyée.

Puis mon désir s'accommode mal de la routine. Capricieux, il goûte les chemins de traverse, les enclaves cachées. Et j'aime l'idée d'être invitée par mon amoureux sur son territoire - ou de l'inviter sur le mien. Ca a des airs de rendez-vous clandestins au sein d'un couple installé.

J'aimerais rendre à la chambre et sa fonction d'abandon et son symbole : l'intimité, le lieu d'alliance par excellence, denrées rares se ternissant d'être trop utilisées. 

Refaire d'une nuit ensemble un cadeau et non une habitude. Un dû, encore moins.


Au lit 3Avant, je fuyais les matins avec mes amants comme un inutile ennui. Aucune envie d'un réveil en vis-à-vis, d'un petit-déjeuner en tête-à-tête. D'une discussion qui, laborieuse, ruinerait l'entrain de la veille. D'un café trop fort ou trop léger servi par un homme pressé. D'un embarrassant au revoir tendu d'un muet "nous reverrons-nous ?".

De mes brumes je voulais émerger en solitaire.

Cet homme étant de passage, qu'il passe donc. Qu'il rentre chez lui ou me laisse rentrer chez moi. Enfin seule après la baise, libre de me mettre à l'aise en vieux tee-shirt, d'ouvrir un bon livre et de me repasser, peut-être, le film de nos ébats.

 

Maintenant, j'aime bien partager la nuit. Pas toujours, certes, mais plus souvent qu'autrefois. Expérience oblige, il m'est facile de repérer les hommes qui étaient comme moi. Ceux qui, à peine comblés, se relèvent, tournoient, rassemblent leurs affaires, cherchent une excuse pour s'éclipser.

Ainsi fut Sean, un Américain doté de Barry, un encombrant copain. Arrivée en avance à notre dîner, j'aperçus les deux hommes au bar. Glissai entre les tables pour les saluer, supposant que seul Sean, son verre terminé, me rejoindrait. Ou que si le duo buvait l'apéritif en ma compagnie, Barry disparaîtrait au moment du repas.

Je me trompais. Barry commanda entrée, plat et dessert. Reprit avec Sean le chemin de l'hôtel situé sur la route de ma maison.

La situation devenait délicate et Sean nerveux. Barry, lui, restait aussi placide qu'une lumière éteinte. Amusée, j'observais Sean qui, confus de fausser compagnie à son ami, s'emmêlait dans ses explications. Hormis bonsoir, il n'y avait pourtant pas grand-chose à dire. À moins d'être aveugle, Barry avait déjà compris l'intrigue nouée en sous-main ce soir-là.


Après une, deux étreintes, Sean s'agitait encore sur le sommier.

- Tu veux que je règle le réveil pour demain ? demandai-je.

- Non, pas la peine... Je... vais y aller, en fait.

Sean était l'image même de l'embarras. Impossible de résister à l'envie de l'asticoter un peu :

- Oh... Et pourquoi donc ?

Sean se refusait à laisser son ami dans leur chambre. Quelques mois auparavant, Barry avait perdu son père. Il pouvait donc être en proie à une insomnie. Ou faire un cauchemar. Ou s'éveiller à l'aube avec le besoin de parler. Se découvrir seul au matin lui serait de toute façon trop douloureux.

J'acquiesçais entre pitié et fou rire.

Sean me mentait-il ? Probable que oui, alors que renoncer au prétexte serait plus simple. Pour tout le monde.

Sous peine de passer pour un sans coeur, la grande force du tragique est d'interdire de remettre une histoire en question. C'était, à mon avis, précisément pour cela que Sean avait choisi celle-ci.

 


Au litLes larmes aux paupières, je le félicitai d'être un si merveilleux ami. La nuit étant d'ailleurs peu avancée, il avait bien raison de rentrer. Désorienté, Sean fixa mon réveil. Trois heures du matin. Me dévisagea pour déterminer si, par hasard, je ne me moquais pas.

Mon sourire lui donna la réponse qu'il préférait. Il se rhabilla apaisé, fermant la porte sur les hoquets d'un rire que je maîtrisais plus.

Le lendemain soir, nous avions rendez-vous. Je ne vins pas.


J'aime aussi observer les petites manies des hommes qui, pour une nuit ou plus, restent chez moi.

Gauche ou droite, certains sont attachés à un côté de lit. Leur endormissement en dépend, paraît-il. Les célibataires endurcis tendent à s'allonger en plein milieu, soudain avares de ce qu'ils ont si généreusement prodigué : l'espace occupé par leurs corps étendus.

Les angoissés du dos tordu ne veulent pas d'oreiller, les soucieux de leur confort "deux, si tu as, bien sûr".

Certains réclament le noir complet ; d'autres, inquiets ou esthètes, une lumière tamisée. Un silence d'église ou une musique douce. Un matelas mou ou ferme comme bois. Ernesto, lui, préférait dormir par terre, sur un matelas aussi mince qu'une gaufrette.

Les prévoyants posent sur la table de chevet un verre d'eau. Les oublieux du temps, leurs montres. Les pratiques, la boîte de préservatifs.

Les réchauffés ne sombrent que nus, les frileux partiellement vêtus. D'autres encore se rhabillent en cachette, tel Habrien qui d'habitude ne quittait pas ses chaussettes. Soucieux de paraître à son avantage, il s'en était débarrassé à peine allongé pour mieux les remettre. Touchante habitude d'émigré qui, dans son pays d'adoption, avait toujours froid aux pieds.

 

Dans le sommeil, certains hommes m'enlacent comme au seuil d'un rêve. D'autres, isolés à l'extrême bord du lit, si loin que pour un peu, ils en chuteraient, veillent à garder leurs distances.

Certains ont le réveil tendre, triomphant ou chagrin. L'atterrissage paresseux ou suractif, café-boulangerie-croissants.

Certains doivent se lever alors que moi, je peux faire la grasse matinée. Ils me laissent en général dormir tout mon soûl avec pour consigne : claquer leur porte en partant. Et je suis touchée, très, de la confiance qu'ils m'accordent.

Pas évident de laisser une inconnue chez soi...

Lorsqu'une histoire s'ébauche, j'aime découvrir au matin, placé en évidence ou scotché sur le frigo, un message. Des mots qui m'accompagneront toute la journée jusqu'à notre prochaine nuit.

 

Au lit 4La prochaine nuit... Si la première avec Paulien était déjà écrite, la deuxième fut une surprise. Nous venions de passer ensemble la soirée, l'obscurité, le matin, le début d'après-midi. Fidèle à mes principes d'alors, je cherchais le moyen de le déloger de mon appartement. Sans réelle motivation, et moins par envie que par absurde conviction : une autre nuit consécutive, c'était déjà le début de quelque chose.

Oh, d'accord, certainement pas une histoire. Un simple flirt. Une bluette tout au plus. Mais quand même...

La journée fila à toute allure. Si vite que le soir nous trouva ensemble. Vaincus par la fatigue, nous nous endormîmes enlacés.

Le lendemain je compris ce qui, jusqu'alors, me semblait incompréhensible : que deux inconnus s'installent sous le même toit, comme ça, emportés par la foulée de quelques nuits partagées.


Paulien avait toutefois des impératifs. Un enfant à récupérer à l'école, un dîner de famille. Je le vis partir à regrets avant de verrouiller, songeuse, les serrures de mon chez moi.

 


3h et demi... L'heure d'aller me coucher, surtout que je me lève tôt demain.
Hop, au lit... et seule !

Photos : Frédéric Clément, Brassaï,
Weegee, Eikoh Hosoe.
Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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Vendredi 15 octobre 5 15 /10 /Oct 15:06

 

de l'autre cotéMa chambre est un rectangle qui donne sur la mer. Vert pomme défraîchi, sans un meuble de trop et avec des rideaux en crochet suspendus devant la moustiquaire. On peut me voir au travers, surtout quand la lampe est allumée. Mais encore faudrait-il se tenir à distance, sur une barque, ou sur le balcon, à deux pas du lit.

Les draps s’ornent d’un dessin bleuté, naïf. Ils sentent le vent et la lessive, réminiscences rassurantes de vacances dans de vieilles demeures où le linge de maison était lavé avant l’arrivée des hôtes. Malgré leur forme de briques inconfortables, les oreillers sont étrangement moelleux.


La commande de l’air climatisé ne commande plus rien. Tant mieux, je n’aime pas ce souffle artificiellement refroidi qui me rend malade. Un ventilateur fait très bien l’affaire.

Le lavabo de la salle de bains ne fonctionne pas. Tant pis, il y a le robinet à ras de terre pour remplir le petit baquet.

La douche, faiblarde, n’a que de l’eau froide à offrir. Peu importe, j'ai oublié ma dernière douche chaude.

Pour écrire, ni table ni fauteuil. Fesses sur un coussin, jambes pliées sous la vilaine chaise qui soutient l’ordinateur, j’improvise en utilisant le sommier comme dossier.

 

Dehors il y a des cris d’enfants, des bribes de conversation anglaise, des clapotis de vagues. Les nuages qui se massent et annoncent une averse prochaine ou une coupure de courant, comme chaque soir. De ça aussi je me fiche, tant que l’ordinateur a suffisamment de batterie. Et si elle est vide, qu’une bougie prenne le relais.

Hier, à demi-nue sur le plancher, j’ai lu à la flamme vacillante. La Virevolte de Nancy Huston, un roman qui me fit éprouver un amour immédiat pour son auteur. Il ne ressemblait à aucun autre et son étrangeté m’avait fascinée.

Couchée au rez-de-chaussée de la maison bretonne où j’avais vécu un an, je dévorai ce livre, repartis le lendemain à Paris avec mes affaires dans un camion.

C’était le début d’une nouvelle vie.

C’était il y a exactement onze ans.

 

Onze ans plus tard, le même livre mais un autre pays, une autre chambre, un autre univers intérieur. Onze ans de vie m’ont mûrie, imprimé des griffures au coin des yeux et de la bouche.

Je ne suis plus un fruit vert, pas une vieille femme non plus. Une femme différente, oui.

Les voyages de ces dernières années m’ont changée. Cette nouvelle vie asiatique encore davantage, sans que je ne parvienne à vraiment mesurer l’ampleur du changement. Souvent, je me doute seulement qu’il est là. Parfois, je le vois dans un éclair aveuglant.

Et lorsque je me retourne, je ne comprends plus. Ce qui les pousse à courir, ces amis restés en France, courir toujours plus vite, prisonniers d’une course folle qui leur prend tout leur temps. La tête fourrée dans le guidon sur un vélo qui roule tout seul, étranglés d’obligations dont ils s’affirment les jouets mais que, victimes consentantes, ils ne cessent d’allonger.

 

de l'autre coté 2Des trois personnes qui m’étaient les plus proches, deux pointent depuis des mois aux abonnés absents.

Cet ami qui argue qu’il est en période d’essai. « Challengé », écrit-il. Challengé comme s’il était un cheval de course, prêt à être débarqué à la moindre ruade, au moindre écart. Alors il file droit.

Cette amie qui a toujours fonctionné en remplissant son agenda à bloc pour déjouer son pire ennemi : le vide. Le creux ne lui est pas respiration, il lui est crainte, angoisse, mort.


Pour certains, les contraintes, la liste infinie des choses à faire sont l’armature qui leur permet de tenir debout, leur corset aussi épuisant que nécessaire. Délacé, il les ramènerait à eux, à leurs désirs pressants ou dérisoires, futiles ou essentiels, pour occuper ces instants de vacance.

Le problème est lorsque la clef des désirs a été perdue, la communication de soi à soi-même coupée, le goût des menus plaisirs altéré.

Faire brûler un bâtonnet d'encens et rêvasser devant la fenêtre entrouverte. S’allonger entre des draps frais et respirer à petites bouffées l’oreiller. Se mettre du vernis ou savourer du chocolat.

Ne pas être productif mais paresseux, d’une oisiveté jugée socialement coupable mais en vérité si délicieuse.

« Ne rien faire », « gober les mouches », « bayer aux corneilles » comme le disait mon père dans une condamnation, ignorant que ce rien est déjà beaucoup. Une obligée pause de l’âme, une reprise de souffle dans un quotidien dénué de poésie.

 

J’ai été, moi aussi, un bon petit soldat. Une guerrière travaillant ses douze heures par jour, week-end compris. Rompue de fatigue mais fière d’avoir abattu la besogne à date convenue, flattée de surcroît d’être si sollicitée. Mon nom, ma réputation circulaient. Trop, car bientôt je n’eus plus une minute à moi, juste l’impression qu’au matin on introduisait une paille dans mon cerveau et que tout le jour durant, on me l’aspirait.

La nuit ne me reposait pas. Je me relevais à tâtons pour noter une idée, qui sinon serait perdue. M’éveillais en sursaut, épouvantée d’avoir oublié une commande.

Mon bureau était mon appartement. Je n’en sortais que pour promener le chien, acheter des cigarettes, remplir le frigo et voir l’homme que j’aimais. Deux petites soirées par semaine alors que nous n’habitions qu’à cinq minutes.

 

Grisée, je frôlai le burn out sans m’en rendre compte, encouragée dans ma folie par cet homme qui bûchait autant que moi. Je gagnais bien plus que lui, subvenais même à certains de ses besoins, mais attention : son travail à lui était sérieux. C’était l’hôpital pour ses gardes, le laboratoire pour sa thèse, la perspective d’un poste et d’une publication dans un journal émérite si ses recherches aboutissaient.

En comparaison, mes publications prêtaient à sourire. Bonnes à être balayées d’un revers de main dans un chœur de médecins, ou à être mises en avant « pour le folklore », sous l’appellation d’artiste.

Je sentis qu'une partie de l'amour de cet homme tenait à cela : j’étais active, mais jamais mon activité ne lui ferait de l’ombre. Jamais nous ne serions rivaux et jamais je ne lui demanderais de limiter son activité pour voir la mienne prospérerMalgré moi, je me glissais dans la future case de ces « épouses de spécialistes en blouse blanche » vouées à la réussite de leur conjoint et à l’intendance de leur maison, femmes au métier si atypique et rafraîchissant qu’il en reçoit le nom de hobby.

Lui tenait des vies à bout de bras. Qu’il se trompe de diagnostic et ses patients mourraient. Moi, je ne tenais que mon stylo. Et à un moment, j’en eus assez. Assez de m’échiner comme une forcenée. Assez de cette course où l’on gagne au final si peu. La vérité est qu'on n'est jamais aussi nécessaire qu'on nous le fait croire.


de l'autre coté 3Ma vie professionnelle est une décroissance assumée. Ma vie intérieure, une croissance avec ses rechutes, ses lignes brisées, ses piétinements, ses reculs et avancées.

Avant, les opinions des autres sur moi m’importaient beaucoup. A présent, sauf s’il s’agit de personnes proches, elles ne me touchent plus guère.


Par exemple, lorsque j’occupais le bungalow, j’avais un voisin. Anglais comme Ethan, free-lance, joyeux drille et noceur. Nous aimions bavarder, plonger et siroter des bières.

Un soir, je ne trouvai plus la clef de mon logis. Toquai, embarrassée, à la porte de Ryan. Il proposa de m’héberger pour la nuit. Se déshabilla sans complexes en m’avouant :

- J’ai envie de toi.

J’étais libre de refuser mais acceptai. M’allongeai sur le sommier qui, de l’autre côté de la cloison, prolongeait le mien, inaccessible. La nuit n’eut rien de mémorable et au matin, nous nous levâmes pour plonger. Après le déjeuner, je retrouvai la clef au fond de mon sac.


Nous nous invitâmes quelquefois, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

Un soir où j’étais épuisée, Ryan tambourina à ma porte. Je lui ouvris un peu revêche. Il se jeta, soûl et hilare, en travers de mon lit. Entreprit de régler le ventilateur et le cassa.

Je le chassai en grommelant que les Anglais ne savent décidément pas boire.

Nous en rîmes le jour d’après, complices. Complices encore lorsque j’entrepris de verbaliser les règles entre nous : aucune fidélité exigée, aucun compte à nous rendre, liberté de corps avec qui nous plaisait. Discrétion souhaitée, en revanche, puisque nos chambres se touchaient.

Ryan approuva.

 

Lorsque je rencontrai mon bel amant blond, Ryan confessa que la jalousie venait le chatouiller. Oh, pas trop fort, juste à peine. Mais, affirma-t-il avec force, cela ne me regardait pas. Et ça lui passerait, si tant est que ça l’avait pris. Quand les deux hommes se trouvèrent nez à nez au matin, il me sembla toutefois que celui de Ryan s’allongeait.

Une semaine plus tard, il proposa de me ramener quelques courses de la ville voisine.

- Que voudrais-tu ?

- Du bacon, répondis-je.

- Pas question que je t’en rapporte !

J’ouvris des yeux perplexes.

- Pourquoi ?

- Parce que je suis végétarien.

- Mais je ne te demande pas de le manger, simplement de l’acheter !

- No way.

Je haussai les épaules, le taxant dans un sourire d’extrémiste.

Au crépuscule nous dinâmes avec trois autres personnes. Ryan, si aimable jusque là, me lança brutalement :

- Tu m’as bien traité d’extrémiste ce matin ?

- Exact.

- So… Fuck off !

Un silence de plomb tomba sur la tablée.

- FUCK OFF, you frenchy !

- J’ai compris, pas besoin de crier si fort. Et, au fait… merci.

Ce fut la dernière fois que nous nous adressâmes la parole. Durant les semaines suivantes, nous nous évitâmes avec un soin pointilleux. Opération d’autant plus facile que j’étais clouée au lit.


Avant, j’aurais cherché des raisons à cette violente volte-face ou désiré des excuses. Mal vécu ce voisinage forcé, cette ostentation à agir comme si je n’existais pas. J’aurais également été blessée, désappointée par une amitié trompeuse qui s’achevait dans une inexplicable grossièreté.

Là, j’ai laissé filer. Ryan avait des raisons que ma raison ignorait. Elles lui appartenaient et au fond, je m’en fichais. Eperdument.

 

de l'autre coté 4Avant, j’étais également réceptive à ce que l’on attendait de moi. Détestais décevoir et m’estimais engagée si j’avais donné le début d’un consentement. Me jugeais traîtresse de reculer alors même que la donne avait changé.

A présent, je sais mieux dire « non ». Poser mes limites si ce qu’on me propose ne me convient pas, ou plus. Si un échange me laisse frustrée, l’évolution d’une relation dubitative ou peinée.

C’est toujours difficile, souvent douloureux, avec les amis. Quelques récentes mises au point ne m’ont pas rendue joyeuse, mais je les crois nécessaires. Salvatrices, pas forcément, car j’ignore ce qu’il en sortira. Pas que du bon, hélas.


Au bout d’une petite année loin de l’Europe, un constat s’impose : à l’exception d’Ether, mes proches et moi nous sommes éloignés, et pas que géographiquement. Impossible pour eux de visualiser, d’imaginer ma vie ici, ses contraintes, ses bonheurs et ses battements.

Paysages, nourriture, activités, relations sociales, codes, coutumes… Je suis dans un autre monde, très différent de celui que j’ai quitté.

Mon quotidien est tissé d’inexprimables, d’images qui n’ont de sens que pour moi, comme une photo qui aux autres serait présentée blanche, sans légende pour la décoder.

Certains sont persuadés que, puisque j’habite sous les cocotiers, ma vie est un long rêve. Ce n’est bien sûr pas si simple.

En partant, je ne pensais pas que se creuserait un tel décalage.

Toute chose a un prix. Celui de la liberté est, je le crains, une relative solitude.

 

 

 

Photos : Manuel Alvarez Bravo, Daido Moriyama,

David E. Sherman, Elisa Lazo de Valdez.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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