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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Bribes perso

Dimanche 26 septembre 7 26 /09 /Sep 19:39

DeuilDes flots de jazz ruissellent dans le soleil insolent du matin. Derrière les rideaux jaunes, la lumière est étincelante. Dans le miroir, mon visage paraît reposé, tendu et défripé de ses dix heures de sommeil.

J’ouvre la porte de la penderie, cherchant de quelle robe parer mon corps et mes envies. Les boucles accrochées à mes oreilles s’étirent en deux gouttes bleu océan, fragiles comme les larmes que j’ai cessé de verser.

Dans ce jour tout neuf, hésitant sur deux accords de piano entre une robe rouge et une blanche, je pense aux deuils dont ma vie, ces dernières années, a été tissée.

 

A celui de ma mère, forcément. A l’hébétude, la peine, la colère qui furent miennes, m’enveloppant de longs mois dans leur linceul. Tous les jours sans exception je pense à elle, avec émotion, chagrin ou nostalgie. Elle est morte, oui, mais ne m’a pas quittée

Accepter la mort ne signifie pas oublier.

Selon les moments, les images différent.


Ces images sont son visage ou son rire, les mots qu’elle aurait pu prononcer dans une situation donnée. Son humour qui me faisait m’esclaffer ou lever les yeux au ciel, la grondant d’un « Maman ! » faussement indigné.

Ces images sont des livres laissés dans ma bibliothèque parisienne. Ceux achetés après son décès pour tenter d’adoucir un chagrin qu’ils ne firent qu'aviver. Le deuil à vivre de Marie-Frédérique Bacqué, Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem. Quelques pages et j’étais en en larmes. J’ai fini par les remiser sur une étagère, tout en haut, pour le jour où, peut-être…

Ce jour n’est jamais venu.

Ces images sont le divan de mon psy où, à peine allongée, je sanglotais. Assis dans mon dos, son bloc-notes sur ses genoux, il gardait le silence pour laisser la douleur s’échapper de tous mes pores. Je me souviens encore de sa surprise à entendre ma voix, un an après clôturé ma thérapie.

- Je n’ai plus envie de parler, j’ai envie de vivre, lui avais-je affirmé.

Il avait incliné la tête dans un demi-sourire. Au moment de le payer, je fouillais mon portefeuille en vain. Je n’avais pas d’argent. Lui interpréta cet oubli comme le désir inconscient de m’accorder une ultime séance. Moi comme un acte manqué parfaitement réussi : ma cure était terminée, si bien achevée que j’étais venue à lui les mains vides, en solde de tout compte.


Je crois, peut-être à tort, que ce redresseur d'âmes tordues m’aimait bien. C’est ce que me suggéraient ses yeux pétillants d’intelligence derrière ses lunettes. Je crois aussi qu’il était sincère lorsque, entendant ma voix blanche lui réclamer un rendez-vous, il me demanda, presque alarmé :

- Que se passe-t-il ?

- Ma mère est morte, répondis-je platement.

Dès le lendemain je me trouvai dans son cabinet en sous-sol, fleurant bon l’encens et la bougie, soulagée d’avoir quelqu’un sur qui compter. Quelqu’un qui, connaissant mon histoire, m’épargnerait la tâche de la lui raconter. Quelqu’un auprès duquel je pouvais enfin déverser mon trop plein.

 

Deuil 2Puisque ma mère n’avait laissé aucune consigne, aucun vœu, ce fut à moi de trancher.

 Pour son cercueil, choisi sur catalogue comme on choisit un meuble, à côté de la vendeuse et de ma tante qui opinaient du chef.

- Oui, celui-ci est classe. Et solide.

Classe, solide… Tout ça pour pourrir et être bouffé par les vers. J’obligeais mon esprit à ne pas réfléchir, à sortir de mon corps tant la situation m’était intolérable ou absurde.

- Le cercueil est très beau, approuva mon père venu au funérarium.

Je le remerciai alors qu’autour de mon cou la corde de l’absurde gagnait un cran. Être félicitée pour le choix d’un cercueil comme pour celui d’une jolie robe, voilà une des facettes inattendue de la mort.

 

Pour son enterrement et non son incinération, en la suppliant de me pardonner si je me trompais.

Peut-être aurait-elle souhaité être répandue à tous les vents pour flotter, libre, sur une terre aimée.

Peut-être, ainsi qu'elle l'affirmait parfois, aurait-elle préféré donner son corps à la science, mais mon égoïsme l’emporta. Lui et la douleur muette de ma grand-mère, sa mère qui n’aurait pas davantage que moi supporté de l’imaginer coupée en morceaux, livrée à un examen froid, à des mains inexpertes et des plaisanteries de carabins.

 

Pour le lieu de la cérémonie, l’église voisine de ma maison d’enfance où, petite, j’aimais à pédaler sur le parking. Dans l’arrière-cour s’étaient tenues plusieurs kermesses, lieu de souvenirs innocents où je massacrais à coups de balle des boîtes de conserve, me gavais d’orangeade et de gâteaux trop sucrés.

Cette église sans charme, simple bloc de béton percé de carrés colorés, dont on entendait les cloches sonner depuis la maison de ma grand-mère, serait l’ultime halte terrestre de sa fille. Après y avoir traîné enfant, j’en remontai, adulte, la travée, recroquevillée derrière son cercueil porté par des employés en costume. A chaque pas, l’escortant raidie dans sa boîte scellée, je crus m’évanouir. Mais tins bon pour elle, portée par son amour et mon devoir.

J’étais sa fille et telle était ma place.

Mes oncles alors compatissants eurent beau me répéter que nul n’était besoin de m’infliger cette épreuve, jusqu’au bout je la suivis. Et lorsque son corps fut déposé parmi les fleurs, je montai sur l’estrade pour me glisser derrière le pupitre. Dépliai la feuille gribouillée des phrases écrites au milieu de la nuit. Hommage mêlée de ma chair, de mon sang, discours que je balbutiai dans le micro, dos droit et poings serrés, les yeux fixés sur la foule qui emplissait la nef.

- Vous qui êtes venus pour elle, vous qui l’aimiez, soyez en remerciés.

 

Pour la musique qui soudain résonna sous les voûtes bétonnées. Exit Dies Irae (Jour de colère) du Requiem de Mozart, qu’un oncle me déconseilla. Trop empreint de ma révolte, ce morceau ne permettrait peut-être pas à ma mère de reposer en paix.

Cet après-midi-là était de deuil. De deuil et non d’étalage de sentiments privés. Ceux-là étaient mon affaire et mon travail intime, ils n’avaient pas à être en ce lieu de concorde exposés.

La voix de mon demi-frère monta sur le silence de la foule, en réponse à ma requête qu’il n’était pas certain d’honorer. La veille je lui avais demandé de chanter, chanter pour elle qui aimait tant l’écouter.

- Sœurette, je ne suis pas sûr de pouvoir…

Mais comme moi il avait rassemblé son amour et son courage. Et de sa gorge étranglée s’élevait un chant dont je ne compris pas les paroles. Elles étaient en russe, patrie de sa mère à lui dont il nous faisait cadeau.

 

Deuil 3Lorsqu’il se tut, le Stabat Mater de Pergolèse s’éleva. Morceau chéri que je fus incapable d’écouter par la suite, comme je ne supportais plus l’odeur des fleurs, leur parfum délétère de tombeau et de commémoration. La vue des lys blancs, ma fleur d’élection que j’avais déposée entre les mains de ma mère morte, me souffletait en confrontation impossible à supporter.


Un an et demi après son enterrement, un fleuriste de mon quartier m’invita à boire un café dans sa boutique. A peine avais-je franchi le seuil que le remugle sucré des pistils heurta mes narines de toute la violence d’un carambolage. Je dus ressortir en hâte, un mouchoir sur le nez.

Deux ans plus tard, en voiture avec mon petit ami, pomponnée pour un dîner, je fus secouée d’une crise nerveuse.

La radio diffusait le Stabat Mater. Un black-out submergea mon cerveau pour me propulser devant le cercueil de ma mère. Incapable d’articuler un mot, je hurlai en pointant le bouton « Stop ».

Saisi par la violence d’une réaction qu’il ne comprenait pas, mon amoureux me supplia de parler. C’était au-dessus de mes forces. Tout ce que je pouvais faire était désigner ce fichu bouton, qu’il finit par enfoncer pour me libérer.

 

Ensuite, dans l’église, j’embrassai des joues et serrai des mains. Toutes à la file, rugueuses ou douces, sèches ou moites, parfois anonymes. Qui se tenait au bout était le cadet de mes soucis. Ce qui m’importait étaient que ces joues-là, ces mains-là étaient venues pour ma mère, l’avaient connue, appréciée et l’accompagnaient, fidèle escorte, jusqu’au tombeau. Convenues, les phrases de condoléances ricochaient sur ma tête, mon cou d’automate qui à chaque syllabe s’inclinait.

Un regard bleu azur me saisit sous un chapeau. Vif, aigu, en contradiction avec les traits de vieille femme et la bouche fatiguée qui sous la voilette me glissa :

- Je suis venue… Sois courageuse, ma petite.

Sous les rides, par-delà les décennies, je reconnus le visage de Madame Rochard, la professeur français-latin de mes années de collège, le dragon qui nous effrayait tant enfants. Despote éclairé, elle régnait sur nos devoirs, notre discipline comme nos lectures, ne supportant dans sa salle aucun contredit, nous menaçant au moindre bruit « d’un contrôle si difficile que seuls les plus forts pourraient s'en tirer ».

 

Cette femme de tête, de cœur et de poigne nourrissait à mon égard une tendresse particulière. Malgré la crainte qu’elle m’inspirait, je la lui rendais bien. C’est elle qui me mit au monde des lettres, m’accouchant de moi-même contre mon gré de sauvageonne. Sans elle, même au bout du monde après avoir rompu mes amarres françaises, je ne serais jamais devenue celle que je suis aujourd’hui.

Je pressai d’abord sa main. Puis, emportée par mon élan, la pris entre mes bras. Sous la robe de crêpe noir je sentis ses os ténus. Elle devait avoir quatre-vingt quinze ans. Le masque qui recouvrait mon visage se craquela alors en rigoles.

Suffoquée, je ne pus lui dire que merci. Un simple mot en tribut de tout ce qu’elle représentait pour moi en ce jour-là.

 

 

 

Photos, respectivement : Brassaï, Molinier (coupée).

Le tableau, intitulé  Flux, est de Fabienne Verdier. 


Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Dimanche 6 décembre 7 06 /12 /Déc 13:48

Nous étions sur le pont supérieur du ferry lorsqu'une touriste française me demanda :
- Est-ce cette île ou la prochaine ?
Je me penchai par dessus le bastingage.
Tout autour de nous, la mer.

Derrière, un soleil éclatant dans un ciel bleu layette.

Droit devant, encore noyée par la distance et à peine embrumée de nuages, le contour d'une terre.
À mesure des vagues, je reconnus l'enseigne jaune du magasin d'optique étirée en étendard de bienvenue.
- Oui, c'est ici, dis-je.

Je vis le ponton s'avançant dans la mer. Le fronton du centre de plongée où travaille Ethan. Puis, alors que le bateau accostait, sa silhouette se découpant sur la foule. Je ne distinguais pas encore son visage ni ses pieds nus, juste son tee-shirt claquant au vent.
Je pensai que cet homme m'attendait au bout du monde
depuis des mois. Depuis que je lui avais dit que je reviendrais et, plus encore, que je revenais non pour partir mais rester.

Je pensai que si j'étais là, sur ce pont battu d'embruns, c'était grâce à lui.
Je pensai aussi à tous ces signes convergeant dans une unique direction pour me pointer cette île comme point d'achèvement ou de nouveau départ, comme piste d'atterrissage après un long périple ou base arrière pour un nouvel envol.
Les vendredis 13,
les chats noirs, les échelles sous lesquelles il ne faut pas passer m'indiffèrent, et pourtant... je suis superstitieuse. Mais à ma façon. Je crois aux signes du destin semés tels des cailloux sur ma route par un petit Poucet en ange sur l'épaule.
Ainsi ma vie est-elle parcourue de "coïncidences", de "hasards", de "rencontres fortuites".
Un exemple parmi mille : exception faite de l'année, Andrea est né le jour de la mort de la mère et je suis née le même jour que son frère.

Lorsque je vins pour la première fois sur cette île, je vis ma mère sur le bateau. Et pas seulement elle mais moi enfant, accompagnée du frère que je n'ai jamais eu.
Lorsque j'en partis pour la dernière fois en août et déballai mes affaires, des milliers de kilomètres plus loin aux Philippines, je tombai sur un mot laconique d'Ethan :
"Did you find the ring ?"
Je m'étonnai.
La bague ? Quelle bague ?

Des hommes m'ont déjà offert des parfums, des foulards, des livres, des briquets ou des gants que souvent, à mon grand désespoir, je m'empressai de perdre.

Jusqu'à présent, un seul homme m'offrit une bague, ou plutôt deux.

La première était cachée sous ma serviette au restaurant. Elle était belle, exactement comme je les aimais, lourde et sertie d'une grosse pierre mate.

Je faillis cependant la lui rendre. Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours.

La deuxième se trouvait dans la boîte à gants de sa voiture. Elle avait beau être plus fine, plus racée, je l'aimais moins.

 

Je me souviens encore de cet après-midi où, allongée sur le canapé de l'appartement obscur de cet homme, je m'amusais à tourner la bague pour capturer les rayons du soleil d'automne.
- Ce verre taillé est étonnamment lumineux, commentai-je.
- Sûrement parce que c'est un diamant...
Un diamant ?

Gloups.

Je me trouvai soudain conne à confondre l'incomparable.

Me redressant, je bafouillai pour me rattraper :
- Tu... Tu as bien fait de choisir une monture en argent. Je n'aime pas le doré, je n'en porte presque jamais.
- Sauf que c'est de l'or blanc, ma chérie.
Je le fixai d'un œil rond.
Un diamant, de l'or blanc ?
Mais pourquoi une bague si précieuse, à moi qui éparpille mes affaires à tous les vents ?
Je le savais en refusant de l'entendre :
ce cadeau était le symbole d'un amour que je refusais. Abasourdie, je ne savais même plus quoi dire.
Lorsque je montrai le bijou à Salomé, elle explosa de rire.
- Mais c'est une bague de fiançailles !
- Un solitaire, qu'on l'appelle même... dis-je en me renfermant dans le silence.
Cette bague me gênait comme un lien forcé. Du coup ne la portais-je que très peu et surtout pour lui faire plaisir, à lui qui me l'avait offerte.

Ainsi, à la lecture du mot d'Ethan, ma première réaction fut-elle de sursauter.
Une bague ? Quelle bague ?
Je retournai mon gros sac de voyage, puis mon petit sac à dos sans davantage de succès.
Ce n'est que bien plus tard que je la découvris, enserrant le cable de mon ordinateur. Gravés sur un épais anneau
d'argent, des éléphants.
Je souris.

 

De bagues et de signes 3Mon surnom dans la bouche d'Ethan pourtant rétif au français, c'est taupiphant.

Un mélange de la taupe pour ma myopie galopante et de l'éléphant pour ma grâce coutumière, ma manie de tout renverser sur mon passage, de me cogner dans les meubles et de me faire des bleus, de vouloir chatouiller tandis que, inconsciente de ma force, je malaxe, je pétris, j'écrabouille.
Mon amie Ether le sait, Ethan le sait et moi aussi : sous mes allures de femme délicate, presque fragile, gît un bourrin. 
Un cauchemar de convive finissant le repas repeinte de sauce, mangeant son pot-au-feu à la ficelle en projetant des morceaux de viande aux alentours.

Un cauchemar de voisine tirant les braves gens du sommeil à coups de talons dans l'escalier.

Un cauchemar de passagère déglinguant une bagnole en claquant la porte à la volée.
Combien de fois Ether me dit-elle "Tsss... Doucement !" et que je lui répondis, étonnée :
"Quoi ? J'y suis allée trop fort ?"

La bague aux éléphants, Ethan me jura ne pas l'avoir achetée, mais trouvée par hasard, un jour de ménage, dans un coin poussiéreux de sa maison. 
Je le crus sans difficulté. Cette bague fut un signe de plus à ajouter aux autres, un de ceux qui me fait penser que sur cette île je suis au bon endroit, à la juste place de mon alignement intérieur.
En paix, enfin.

 

Pin up de Gil Evgren.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Mercredi 11 novembre 3 11 /11 /Nov 20:24

Je suis assise toute raide sur sa méridienne. Mes vêtements soudain trop petits me serrent. La faute à cette boule qui grossit dans mon ventre et ma gorge.
J'avale. Elle diminue à peine.
Pour la cracher, il faut que je parle.

J'observe mes genoux. Ils saillent sous les collants. Je repense à une colonie de vacances où mon amoureux me préféra une copine aux jambes lardées de cicatrices.
L'image file, chassée par les rotules de Cécile, la petite amie du frère de celui que j'aimais. Deux parfaites saillies d'os sur des gambettes de faon.

L'image file encore. C'est l'été. Je descends en petite robe une rue à pic. Marchant face à moi, le fiancé de Véro.
Il lui dira plus tard, par naïveté ou goujaterie, qu'il préfère mes jambes aux siennes.

Elle me le répètera. J'arguerai, surprise, de la pente faussant les proportions car, non, vraiment, je ne comprends pas.
Véro a des jambes de mannequin moins six centimètres.

L'image file une fois de plus. C'est l'hiver, je suis sous la couette d'un amoureux. Nous venons de dépasser la vingtaine et jouons au jeu des questions stupides.
La mienne est :
- Qu'as-tu remarqué en premier chez moi ?
Il réfléchit. Preuve qu'il va mentir lorsqu'il affirme :
- Tes jambes.
Je glousse. Il se reprend aussitôt :
- Tes yeux, en vérité. Mais tes jambes... C'était moins banal.

Si je ne stoppe pas maintenant le défilé des images, je ne parlerai jamais à mon homme. Faut dire que, gênée, je suis la championne des pensées futiles en bouclier, de celles qui m'emmènent ailleurs, loin d'un possible conflit.
Mais en dépit de mon embarras, il faut vraiment que je parle.

 Obligation morale à laquelle personne ne me contraint, sinon moi-même.
Cet
aveu, j'estime que je le lui dois : j'ai commencé une relation avec lui. Il a le droit de savoir où il met les pieds ou de quoi il veut les retirer.

Ni mensonges ni non-dits, je ne l'éclabousserai pas dans le dos mais jouerai cartes sur la table, quitte à perdre la partie.


Pour gagner quelques secondes, j'étends mes bottes, les frotte l'une contre l'autre. Leur crissement me rassure, écho de ma voix qui, faussement posée, articule que je suis dominatrice.

Que j'aime ça ou mieux (pire ?) en aie besoin.

Et que je songe à me faire payer.
Je ne dis pas "à faire la pute".

Le sens a beau être le même, les mots ont leur importance. Les mots mais aussi les pratiques, du moins aux yeux de certains.


Autant le préciser de suite. Entre mes soumis et moi, il n'y aurait pas de rapport sexuel.

Je suis la Maîtresse et non l'amante, l'impitoyable Dame et non l'escorte qu'on effeuille.
D'ailleurs, je resterai habillée.
D'ailleurs, on ne me touchera pas, sauf si je l'autorise.
E
n échange des billets, ce n'est ni de la douceur ni de la baise que je propose, mais de l'humiliation et des coups. De langue sur mes bottes et de cravache sur des fesses tendues.

Cependant, lui expliquai-je, l'échange n'était pas que marchand. Il s'agit d'une prestation tarifée où se monnayent mon apparence et mon savoir-faire, certes.

Mais pas que.
J'offre aussi, avant tout, mon implication totale dans ce moment, une intimité sans jugement, un partage fantasmatique et sexuel.
Partant de là, qu'il y ait ou non consommation relève presque du détail. Pour certains hommes, ce détail-là fait néanmoins toute la différence.
J'ajoutai que si l'argent comptait, ce qui m'attirait était avant tout la transgression, le franchissement d'une limite, le renversement d'un tabou.
Le cul gratuit, je connaissais. Le cul payant, pas encore. Et faire ce que j'aime en étant payée, grassement même, ça m'excite.

Alors que je parlais, il gardait les yeux baissés et un silence qui sonnait comme une réprobation.
Je prévins son refus. Lui assurai que je le comprendrais très bien. Si bien que mon sac était déjà prêt. Prêt comme moi à sortir de son appartement.
Levant le regard pour une confrontation que je ne cherchais plus à éviter, il répondit :
- Je respecte. Si tu veux le faire, vas-y. Je ne t'en empêcherai pas. Ne te jugerai pas non plus.
Toute la pression retomba d'un coup.
La méridienne m'apparut soudain très confortable, mes vêtements à la bonne taille.

Tentation venalité3Mais cet homme-là ne fit pas qu'accepter. Il me proposa une offre qui m'étourdit : son aide.
Mes pratiques, rapports, tractations avec mes futurs clients ne l'inquiétaient pas.

Ma sécurité, si.

Vendre ses fesses ou son fouet, c'est risqué. L'activité attire les violents, les détraqués, les pervers.

Ceux qui s'en payent une bonne tranche et reprennent l'argent par la force.

Ceux qui déversent leur haine des femmes et leur brutalité sur "les putes".

Ceux qui, sous prétexte de payer, s'autorisent l'irrespect et les insultes.
Le client a beau être roi, il n'a pas tous les droits.

Je refusai. S'il m'aidait, il deviendrait au regard de la loi mon proxénète.
Si j'envisageais de me prostituer, je ne voulais surtout pas lui causer d'ennuis.

Je n'ai finalement pas franchi le pas. Mais j'y repense souvent quand mes finances flanchent.
Monnayer du plaisir, pourquoi pas ?
À l'époque, l'argent n'était pas ma principale motivation. Maintenant, il pourrait en être une... parmi d'autres.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Jeudi 15 octobre 4 15 /10 /Oct 00:54
La nuit était tombée. Il roulait à toute allure dans la poussière des feux de broussailles. La route était mauvaise, pleine de bosses et de nids de poule.
De temps à autre, les phares d'une automobile l'aveuglaient. S
ans même tourner la tête, il se rabattait à ras de fossé d'un brusque mouvement de guidon.

Il s'engouffra sur la nationale comme on se jette au feu. D'un seul coup, sans ralentir, sans réfléchir. D
es voitures déboulaient de partout, monstres de métal acharnés à le poursuivre, à le piéger de leurs yeux étincelants.
Mais déboîtant, zigzaguant,
toujours il parvenait à s'échapper, à bouffer encore cet asphalte sur lequel il se tenait droit, véritable miracle d'équilibre et de vitesse.

À l'avant, il avait quinze kilos de paquetage coincé entre les cuisses. À l'arrière, une passagère.
La passagère, c'était moi. Moi qui pensais à ce bitume trop dur et à mon corps trop mou. À cet homme cassé à terre sur un pont du Vietnam, des rigoles de sang fusant de ses oreilles jusqu'à sa moto en charpie. À ces gens attroupés qui l'observaient sans le secourir. À sa femme qui l'attendait sans savoir qu'il ne reviendrait pas, à ses enfants qui ne le reverraient plus.

Moi qui pensais à tout ça et surtout au fil de la vie si fragile, si prêt à se rompre à tout instant. Ce fil me reliait à mon tout jeune conducteur comme il le reliait à moi.
Une fausse manœuvre de sa part et nous nous écrasions.
Un mouvement trop brusque de la mienne et nous tombions.
J'eus sur cette route la
sensation, non, la certitude aiguë de côtoyer la mort. Et j'eus peur, très peur, jusqu'au moment où je lâchai. Moment sans transition ni logique, saut en chute libre dans un précipice.
J
'acceptai de mourir ici, loin de mon pays, dans le fracas des automobiles.
Le roc qui m'écrasait chuta sans un bruit.
Libération en paix immense. 

Dix jours plus tard, par trente mètres de fond dans la carcasse d'une épave, j'éprouvai à nouveau cette panique. L'eau était si noire que le faisceau de ma lampe la perçait à peine. La coursive dans laquelle je nageais, palmes relevées pour ne pas soulever la vase, s'étrécissait en boyau. Bientôt il n'y eut, au-dessus de mes bouteilles et sous mon ventre, qu'un espace de vingt centimètres.
"Pile les dimensions d'un cercueil", pensai-je.
Oppressée, recluse, je tremblais mais avançais encore en me répétant, me reprochant "Mais qu'est-ce tu fous là ?"
Refusant de céder, je combattis noir contre blanc, blanc contre noir, repoussant l'angoisse à coups d'images futiles, incongrues, rassurantes : mes lèvres que je farderai ce soir de rouge rien que pour être jolie ; les œufs à la coque du petit-déjeuner de demain ; le polar que je siroterai sous les draps, à peine quelques pages avant que le sommeil ne m'enlace.
Dans ce monde aquatique inodore, j'invitais les parfums du savon, de l'herbe coupée, des épices, de la sueur, du sexe, de l'amour.

Résister, chasser l'image de la mort par une de la vie. Se battre quand l'image de la vie, rongée de ténèbres, devient floue. Rassembler ses forces, lutter, s'épuiser et finalement, en une soudaine et imprévisible bascule... lâcher.

J'acceptai de mourir là, dans ce vieux squelette rouillé. Sûrement mon âme rejoindrait-elle celles des marins qui y périrent.
Peut-être nous raconterions-nous nos naufrages autour d'un whisky au goût de tourbe.
"Finalement, conclus-je, ce n'est pas la mort qui est effrayante, mais la pensée de la mort."

D'autres jours à Paris, Luang Prabang, Malapascua, j'ai souhaité mourir de suite,
foudroyée, exaltée, le sourire aux lèvres, par une journée ronde et pleine comme un œuf.
Partir au milieu de tant de bonheur ne laisse guère de place aux regrets.
Le lendemain, je me me corrigeai : mourir hier eût été bête, il y a encore tant de perles à enfiler au collier.

De toute façon,
appeler la mort est vain. C'est elle qui décide.
De toute façon, chaque jour je me tue.
Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Lundi 27 juillet 1 27 /07 /Juil 01:13
Cet homme-là, il n’y a qu’une fois qu’il ne m’a pas fait pleurer.
C’était la première.
La seconde, il avait l’air grave. La troisième, consterné. La quatrième, flou, car je me réveillais à peine. La cinquième, la sixième, la septième se sont achevées dans autant de déluges.

J’ai aimé des hommes qui m'ont fait pleurer. Lui, cependant, je ne l’aimais pas. Du moins pas comme les autres. Pour un peu, je l’aurais même haï.
Lui et sa petite taille qui me force à me baisser pour le saluer.
Lui et sa houppette de cheveux de plus en plus clairsemée.
Lui et ses belles chaussures qui craquent sur son beau parquet.
Lui qui me connaît par cœur et m'a vue comme aucun autre homme ne me verra jamais. Ouverte, retournée, prostrée, pleine de larmes, de sang et de merde.
Oui, lui, j’aurais pu le haïr.
Mais déteste-t-on son médecin sous prétexte qu’il annonce de mauvaises nouvelles ?

Lors notre dernier rendez-vous, c'est à son silence que j'ai compris. La grenouille écorchée étendue
sur la table, c'était moi qui regardais l'écran. L'image n'avait ni volumes ni reliefs, juste du blanc, du noir, du gris. Une infinité de gris éclatés en particules de gris.
- Relaxez-vous, me conseilla-t-il.
Je ne répondis rien. J'essayais de penser à autre chose.
Entre nous le silence s'étendait comme les montagnes de mon enfance. Vite, de toute la force de mes jambes,
je me faufile entre leurs hautes herbes pour me cacher. Puis tombe hors d'haleine dans un champ moussu de cailloux, caressant leur dos de coccinelles polies de vent.
- Ici, ça va.
J'avance à quatre pattes dans le lit d'une rivière. Les pierres ne sont plus douces mais tranchantes, des saletés de silex qui m'écorchent les paumes. Le plus aigu, craquant la toile de mon pantalon, me pourfend jusqu'à l'os.
- Mais là, hum... Il y a un problème.
Le sang jaillit, saccadé, de ma blessure. J'ai mal mais je ne crie pas. Si personne ne m'entend, si personne ne me voit, personne ne viendra et je pourrai croire à un rêve. Un rêve plausible d'allongée nue.

Une série de clic me contraignit à quitter ma terre d'enfance. Et bien que n’opérant aucun lien entre le truc enfoncé en moi et le magma gris sur l’écran, il était urgent que je me concentre. Parce que j’avais un problème enfermé entre quatre points.
- Non, pas là.
Il ressaisit de ses mots mes yeux égarés.
- Ici, conclut-il en pointant une tache grise. Enfin… Ici et là.
Sur l’écran, son majeur rejoignit son index. Entre eux, un écart de dix centimètres.
Lorsqu’il retira ses doigts, ça fit deux taches.
- Rhabillez-vous.
Je remontai le boulevard avec, dans la gorge, un arrière-goût de désastre.

Passé le premier choc, je ressentis
l'incrédulité d'une trahison sans signes précurseurs : mon vieux complice m'avait lâchée dans la dernière ligne droite.
Lui que j'avais nourri, soigné, malmené parfois sur les routes, poussé jusqu'à l'extrême limite de la fatigue puis chouchouté pour qu'il se refasse une santé.

J'eus envie de lui crier qu'il ne pouvait pas me rejouer ce coup-là. Qu'il n'avait pas, cette fois encore, le droit à la défaillance.
J'aurais pu hurler ma rage et mon désarroi à la face des immeubles que rien n'aurait changé. À mes plaintes, à mes imprécations, mon corps resterait sourd.

Si je lui dois certainement la patience accordée aux malades, je lui garde la méfiance réservée aux ennemis. Aux hypocrites qui vous prennent à revers. Aux sournois qui, à la faveur de l'ombre, bousillent vos plus beaux plans.

Depuis ce rendez-vous et avec plus ou moins de peine,
j'aligne le jour mon corps et mon esprit sur la même courbe.
La nuit, leur ordonnance se défait. Je rêve de chairs morcelées,
d'alliages de muscles et de machines, de silhouettes rabiotées au couteau, de femmes mécaniques, androïdes, bioniques.

Le jour de l'annonce, j'ai pleuré, serré les poings puis redonné vie à ce qui était mort.
Ce jour-là, j'ai proposé à Gaspard :
- Tu ne vas pas rentrer là-bas si tard. Viens dormir à la maison si tu veux.
Dormir, tellement je me sentais incapable d'autre chose.

Une fois rentrés, nous nous lovâmes au creux du canapé déplié.
L'envie vint lentement, vague après vaguelette, tandis que ses lèvres traçaient de petites routes humides de mon front à ma nuque, de ma gorge à mes seins, de mon ventre à mon sexe.
Mon corps de guingois, ce qui était mort dedans, il s'en fichait bien.
Lui me voyait femme tout entière.
Et moi recomposée sous ses mains, j'étais une.
Lorsqu'il me pénétra, je renversai son visage pour voir ses yeux.

Au petit matin, Ether partant travailler pensa que Gaspard était parti. Sous le drap ne se dessinait qu'une seule forme : celle de nos corps emboîtés dans le sommeil.
Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Dimanche 25 janvier 7 25 /01 /Jan 03:00

Ivan a été un très bel homme, il l'est encore malgré ses soixante ans révolus.
Il a les yeux bleu glacier et le regard polaire qui jamais ne cille ni ne se détourne. La répartie sèche en uppercut, appuyant avec art sur tous les points faibles.
Ivan a l'humiliation facile
 des imprudents osant s'opposer à lui. Avec cette plèbe il ne discute pas, il ne crie pas, il parle sans s'interrompre d'une voix posée, méprisante, inflexible, cassante. Ses mots au curare font plier ses contradicteurs avant de les jeter à terre.
Je jurerais que, même en cas de lutte par trop inégale, il n'en conçoit jamais de remords. Seul son sens aigu des convenances lui interdit de piétiner les perdants à même le plancher.

Ivan a la prestance de son ancien métier d'homme d'affaires, de décisions, de terrain. Alors que certains passent leur vie à brasser du vent, lui, il la dépensa à brasser du fric et du pouvoir.
Je gage qu'un salarié convoqué dans son bureau - celui du patron, bien sûr - ne devait pas en fermer l'oeil de la nuit. Et qu'il arrivait
 au petit matin, tremblant et blême, rasant les murs, prêt à toutes les excuses, toutes les promesses, toutes les compromissions pour ne pas tomber en disgrâce.
Les tyrans inspirent une crainte qu'ils ont à cœur de cultiver. Elle est à la fois leur meilleure publicité, leur garantie d'avoir et le dessus et la paix.

Je me souviens de deux scènes terribles - parmi d'autres - à quelques années d'intervalle.
La première se déroule dans un restaurant chic où, pour une fois, la famille se retrouve presque au complet : Eliott, mon oncle
 plus jeune et son épouse, ma mèrema grand-mèremon beau-père et moi. Nous tous sauf Ivan et sa femme. Une réunion se prolongeant plus que prévu, paraît-il.
Alors nous les attendons, des heures.
Lorsqu'ils arrivent enfin, ils n'ont même pas un mot d'excuse. Que les gueux crèvent de faim n'est pas leur problème, que diable !
Au cours du repas, fidèle à lui-même, Ivan se change en statue de sel. Mutique, absent, un air de profond ennui scotché au visage, il affiche ouvertement qu'il serait mieux ailleurs. Peut-être pas seul mais sans nous, tant notre présence aussi décorative que bruyante le fait bâiller.
Il renaît à peine de ses cendres lorsqu'Eliott, en recherche d'emploi, relate un entretien avec une chasseuse de têtes.
Mais lorsqu'Eliott explique, c'est comme d'habitude : il commence par le milieu puis perd le fil, s'embrouille, s'attarde sur l'accessoire, oublie l'essentiel. Une vraie araignée engluée dans la toile qu'il vient de se tisser.

Un "tâte-mites" dans toute sa splendeur embarrassée. Le surnom inventé par ma mère lui sied comme un gant.

Frétillant comme un chien fier de ramener un os, Eliott veut nous épater, nous prouver qu'il a brillé face à "cette femme aussi intelligente que belle, qu'il aurait volontiers invité à dîner, d'ailleurs".
Délicat pour son épouse qui encaisse le choc à grand renfort de champagne.
Mais lui, planant dans les hautes sphères où il s'est - croit-il - hissé, ne s'aperçoit pas de sa goujaterie. Au contraire il en rajoute, mais cette fois sur lui-même, vantant ses qualités de 
concision, de clarté, de rapidité de décision.
Si vraiment il les possédait, le speech n'aurait pas duré une heure mais dix minutes.

Cet exposé par le menu horripile manifestement Ivan. Rompant soudain le silence dans lequel il s'est emmuré, il lâche soudain :
- Et tu ne te rends pas compte que tu as été nul ? Que tu as tout foiré ? Qu'elle t'a déjà rayé de ses dossiers ?
Une chape de plomb tombe sur la nappe.
Plus personne n'ose émettre le moindre avis, hormis ma grand-mère qui, comme toutes les mamans du monde, vole à la rescousse de son petit :
- Mais il est doué, Eliott... Moi, je suis sûre que cette femme le rappellera.
Évidemment, c'est Ivan qui eut raison.

La deuxième scène a lieu alors que ma grand-mère n'est plus en mesure de donner son avis : la maladie qui la ronge a déjà trop endommagé son cerveau.
N'empêche qu'elle tient à le fêter, ce Noël. Et comme les autres années s'il vous plaît, avec le plus beau chapon du traiteur, payé d'avance. Le problème du volatile, c'est son poids. Elle est trop faible pour le porter jusqu'à sa maison en haut de l'impasse. Du coup, le travail revient à Ivan et à sa femme. Laquelle pousse la porte, couvant l'animal d'un regard dégoûté, et braille avant même de dire bonjour :
- On n'en veut pas, on n'a pas faim !
En matière de salut amical, on fait mieux. Difficilement pire.

La convivialité la plus torride est atteinte à table. Au cours de la semaine, mon oncle et sa femme emmènent ma grand-mère dans le sud. Ses souvenirs ont beau se faire la malle, de ça, elle se souvient.
Aussi demande-t-elle d'une petite voix :
- Quand part-on, au juste ? Et pour combien de jours dois-je préparer ma valise ?
Personne ne lui répond.
Ma grand-mère hésite. N'aurait-elle pas parlé assez fort ? Ou oublié ce qu'on lui a déjà répété dix fois ?
Si je connaissais la réponse, je la lui aurais bien sûr donnée. Mais le secret des dieux était bien gardé.
De fait, la voilà obligée de s'abaisser encore à mendier :
- Quand part-on ? Combien de jours ? C'est pour ma valise...
À nouveau un silence glacial. Puis, enfin, Ivan qui s'adresse à sa femme :
- T'as qu'à lui dire, toi, puisque tu le sais !
Et elle de rétorquer, hargneuse :
- T'as qu'à lui dire toi-même, puisque c'est ta mère !
Tant de grossièreté me laisse si effarée que la colère se coince dans ma gorge.

Aujourd'hui,
 le petit peuple des esclaves d'Ivan marche toujours au pas cadencé. Mais sans moi, sortie du rang, moins en mon nom propre qu'en celui de ma grand-mère, qui a perdu le peu de raison qui lui restait.

Je l'ai fait placer sous tutelle.
Ivan me veut petite poupée
 inoffensive, manipulable à sa guise, soumise à ses injustices comme à son autorité. Mais la poupée a des ongles, des dents et un cerveau. Avec les années qui ont passé, elle n'est pas d'ailleurs plus une poupée.
Et elle n'est plus petite. À présent, elle est grande.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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Mercredi 14 janvier 3 14 /01 /Jan 05:51
Je suis dans la salle de bains du trois-pièces que j’occupe avec une amie d’enfance. Seule et postée entre les deux glaces de notre vieille armoire de toilette. J’ai découvert qu’en les ouvrant, je peux enfin me voir comme les autres me voient : de profil.

Les sourcils arqués au crayon, les yeux rehaussés de fard, les oreilles alourdies de perles, je pose en me racontant des histoires. J’ai un quart de siècle, je suis grande, je suis adulte, je suis belle.
Sur ce dernier point la glace ne me contredit pas, car dedans, je suis belle. Belle et lisse comme un fruit encore trop vert de ses vingt printemps. Alors je plisse la bouche, fronce les sourcils pour me vieillir et deviner les sillons que le temps creusera sur l’écorce, quand la pulpe, vidée de l’intérieur, aura disparu.

Rien ne se passe.
Dans le miroir mon reflet est toujours désespérément plane. À croire que je ne vieillirai jamais. Ou trop à l’image des femmes de ma famille, brutalement par le bas, le menton soudain plongeant et triste, les joues tirées par un poids invisible, affaissées sur un cou fondant comme de la cire chaude.
Ma grand-mère a ce visage lentement détruit par la gravité de la pesanteur. Sur moi la pesanteur n’a encore aucun poids, la gravité non plus. Pourtant, Dieu sait que dès ma plus tendre enfance, j’ai été grave.

« Allez… Plisse davantage la bouche, fronce encore les sourcils... »
Sentant la ligne d’arrivée toute proche, je m’encourage telle une jument de tiercé pressée de rejoindre l’écurie. Mon acharnement paye. Fibre après fibre crispée, les voilà qui apparaissent, mes pattes d’oie et ma ride du lion. Timides et légères, à peine des entailles sur mon visage de poupée russe, à peine un coup de canif au contrat de ma jeunesse.
À peine, oui, mais le bouleversement de cet à peine-là est une décennie de plus.
Soudain je repense à Duras et à son « visage parti dans une direction imprévue », « détruit » à dix-neuf ans. D’ailleurs, dans mes rêves, je m’appelle Marguerite et construis un barrage contre le Pacifique.
Dans mes rêves, c’est même moi qui ai écrit L’Amant.

J’ai vingt ans, plus tout à fait l’âge de la candeur mais pas encore celui du désenchantement. Et du haut de mon insolence, je réclame une face cabossée par la vie, ignorant encore qu’il est stupide de devancer ce qu'elle vous servira à triple dose.
Si j’avais su, j’aurais demandé le plan pour la fontaine de jouvence.
Tout entière à ma tâche, je ne m’aperçois pas que ma colocataire a poussé la porte de la salle de bains. Ni qu’elle s’arrête, interdite face à mon reflet.
- Euh… Tu fais quoi, là ? me demande-t-elle.
- Je me fais vieille et je me plais. D’autres questions ?

Maintenant, j'ai l’âge où l’on triche de plus en plus avec son apparence et de moins en moins avec soi-même.
Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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