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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


 -----------------------------------------------    

Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

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Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Mardi 27 juillet 2 27 /07 /Juil 14:02

Du lard et du cochonLe chien blanc est maintenant attaché devant ma maison, près de la balançoire. Ses deux autres compères ont été déplacés à l’arrière, derrière les fenêtres de la petite chambre. Aucun abri ne les protège de la pluie qui tombe à verse. Lorsqu’elle cingle le toit, aussi dure que des hallebardes, ses cascades m’éveillent et je pense à eux, retenus dehors par une courte corde, prostrés à même la terre détrempée et tremblants de froid.

L’orage peut durer des heures, toute la nuit et même la journée. Leur silence de pauvres bêtes m’inspire de la pitié, mais que faire ? Dès qu’ils me voient sortir, ils hurlent pour m’arracher quelques caresses.

 

Hier, je leur portai une assiette de gâteaux rassis. L’arrière-cour était plongée dans le noir. Sans lampe de poche, je prenais garde où je mettais les pieds. Le sol mouillé était glissant, les flaques larges comme de petites piscines, les cailloux aussi coupants que traîtres.

Arrivée près du grand arbre, je crus distinguer une ombre. Je sursautai. Elle poussa un grondement sourd en se rejetant dans l’obscurité.

Un cochon. Bien gros et bien gras, ligoté par le cou et le ventre à un pilier.

Je me doutais de ce qui allait suivre. Lui lançai tous les gâteaux et repoussai la porte de chez moi.

 

A six heures et demi ce matin, ses cris me tirèrent brutalement du sommeil. Les hurlements d’un cochon qu’on égorge sont épouvantables à entendre. Ils giclent dans l’air tels des spasmes de sang chaud, saturent l’espace de leur désespoir, montent, descendent, s’arrêtent pour repartir dans les aigus et se briser dans les graves. Braillements terribles et presque humains, faiblissant à mesure que la vie s’échappe en rigoles de leur cou béant.

Je ne voulais pas les entendre. Pas imaginer la scène se déroulant à quelques mètres, la bête agonisante et les hommes aux bras éclaboussés de sang.

Je me bouchai les oreilles. En vain. Les beuglements étaient si assourdissants que j’avais l’impression d’être tout à côté. Alors, paumes pressées contre mon crâne, je me mis à chanter, de plus en plus fort.

Dix minutes et il n’y eut plus que le silence.

 

Je repensai au petit-déjeuner d’un dimanche. A l’aube le cochon de l’arrière-cour avait été tué. Sur ma terrasse je mangeais du bacon, avec pour vue immédiate une grande bassine en fer blanc. De ses bords dépassaient un ventre rond et des pattes roses bizarrement tordues, comme si l’animal, retourné, creusait la terre pour s’y enfouir.

Une grande fête avait suivi. Celle de ce soir se prépare. Dans le jardin fleurissent les chaises en plastique, sur les tables les bouteilles de bière. Des enfants jouent aux billes sur le gazon humide. Une petite fille étrangement chauve marche empêtrée dans sa robe rose.

Moi aussi je suis invitée, mais à vrai dire, je n’ai pas très faim.

 

 

Tableau de Francis… Bacon.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Dimanche 25 juillet 7 25 /07 /Juil 07:13

Chez moi 2Les provenances des visiteurs de mon blog peuvent être aussi incongrues que poétiques. Aussi ai-je trouvé à mon réveil une phrase magnifique, qui m'a touchée au coeur comme un message personnel, une ligne parfaitement confondue à la douce tristesse de ces deux derniers jours, en contrepoint de couture à cette matinée radieuse sous laquelle la nostalgie fond comme neige au soleil :


A l'aube du crépuscule, un corps va vivre en minuscule avec pour seule compagne une âme qui sommeille sans rêves.


J'ignore qui l'a écrite et, bien sûr, qui l'a tapée dans le moteur de recherche. Si cette personne revient et souhaite déposer ici un petit mot, cela me ferait grand plaisir.

Doux, violent, langoureux et passionné dimanche à tous.

 

 

Une découverte en équilibre, sur le fil du rasoir...

Tableau de Henry Wanton Jones.

Par Chut ! - Publié dans : Au jour le jour
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Vendredi 23 juillet 5 23 /07 /Juil 16:25

Little big man 1Mon chauffeur ressemblait à un vieux Chinois. Il portait une chemise rapiécée et un vilain bonnet de laine grise. Sa moto n’avait plus de rétroviseur, la jauge de vitesse était cassée. Il se trompa de route et s’engagea à petite allure sur un chemin inconnu.

La soie beige de ma robe claquait au vent. Les perles bleues nouées en rangs sages autour de mon cou tintinnabulaient doucement. Derrière mes verres teintés, le paysage prenait des reflets bruns, couche étale de jaune noirci rehaussant les verts paille, tendre et profond de l’herbe et des arbres.

La balade aurait pu être plaisante mais, yeux rivés sur ma montre, j’étais aussi impatiente que contrariée.

J’allais arriver après le bateau.

 

La route devint mauvaise. Soudain plus de bitume, rien que de la terre, des cailloux et du sable creusés de profondes ornières. Nous cahotions, tour à tour lancés en l’air et brusquement rabattus sur le siège, lui accroché au guidon, moi au porte-bagages. Sur le bord de la piste s’entassaient des moellons blancs, aussi immaculés que la neige.

Vision surréaliste d’un paysage d’hiver sous les tropiques, d’une route déblayée au chasse-neige en plein cagnard. L’hiver des Philippines, aussi faux que celui du parc aux bonshommes de neige et pères Noël en traineaux de Kuala Lumpur.

 

De "mon" ancienne île, je savais le temps que ça prenait pour venir ici : deux jours pleins entre bus, bateaux, navettes d’aéroport et avions. Il y avait cinq mois de ça, un trajet similaire m’avait laissée vidée, étendue de tout mon long dans une chambre de Subic Bay, plongée dans un sommeil alourdi de migraine, sourde au braillement de la climatisation défectueuse. J’avais sombré d’un trait jusqu’au soir, m’étais à peine relevée pour manger, puis recouchée pour dormir encore.

Aussi, oubliant son arrêt à Bangkok, avais-je supposé qu’il serait fatigué. Mais lorsque je lui demandai "Quand es-tu parti ?", il fut incapable de me répondre. Trop de jours et de nuits s’étaient entretemps confondues.

 

La moto arriva enfin au terminal des ferries. Je sautai à terre, payai le chauffeur, me précipitai vers le hall. Des gens patientaient, immobiles, avec leurs bagages. D’autres embarquaient, débarquaient, les mains vides ou chargées de valises, de sacs de riz, de cages à poulets.

J’ignorais où aller, où l’attendre. J’interrogeai les vendeurs de billets, les gardes aux longs pistolets leur battant la cuisse.

"Retournez dehors, Mâ’âm."

Je me postai en plein soleil derrière une barrière. Aussitôt la sueur perla à mon front et ma bouche, emportant dans ses rigoles un peu de crème et de maquillage.

Sentiment d’étrangeté : je ne suis pas dans mon pays et pourtant, j’y accueille quelqu’un. Exactement comme j’irai à la gare de Lyon en métro ou à l’aéroport Charles de Gaulle en RER.

 

Little big man 2De l’autre côté de la route à refaire il y a la maison.

Son odeur particulière qui ne s’efface jamais malgré les aliments cuisinés, la nicotine et mes deux parfums. Un citronné boisé, pour hommes. Un plus sucré, pour femmes.

Son vaste salon avec, sur les fauteuils, mes livres du moment. Venus Erotica d’Anaïs Nin, La Nuit des Temps de Barjavel. Les cendres de cigarette éparpillées tout autour, jusque sur le carrelage, à cause du ventilateur. Sur la table basse où je travaille, l’ordinateur. Dedans, des films que j’aime et d’autres que je n’ai pas encore vus. Ethan les a surnommés en plaisantant "puke-shit-die" (vomir-chier-mourir) parce qu’ils sont noirs, tordus, dérangeants. Beaucoup de musique aussi, dont la plupart se ressemble. Un piano, une guitare, une voix, dépouillement de chansons tristes ou nostalgiques.


Sa grande chambre avec les oreillers imprégnés de ma peau et de mes cheveux. La forme de mon corps en chien de fusil encore imprimée sur le sommier. Le drap d’appoint en boule, repoussé au matin de la nuit trop chaude.

Sa petite chambre à la belle lumière avec mes produits de beauté. Là je n’apporte rien sauf un ventilateur quand, lassée du grand lit, je viens m’allonger sur le lit d’enfant.

Le dénuement de cette chambrette m’apaise. A un tel point que si je ne règle pas le réveil, je peux sortir des limbes en milieu de journée, embrumée de trop de sommeil.

 

Enfin je le vois, pâle malgré le soleil de Thaïlande. Il ne doit pas sortir beaucoup. Un peu plus enveloppé aussi. Il doit manger aussi mal que lorsque je suis partie. Bacon, saucisses, œufs frits, sandwich mayonnaise, rhum… A ses côtés moi aussi je m’étais étoffée, laissant la chair pousser sur ma chair.

Un geste. Il s’arrête. Ethan et moi nous retrouvons comme si nous ne nous étions pas quittés il y a quatre mois.

Bien que moins volumineux que mon sac de voyage, le sien est gonflé à bloc. Il me dit en riant que c’est à cause de mes affaires. Les médicaments qu’il m’a rapportés de Thaïlande parce que je ne les trouve pas ici. Les vêtements qui me manquent. Tous les livres qu’il a ôtés des étagères et que j’ai choisis un par un sur photos. Quatre clichés pour plus de trente kilos.

Au début je voulais m’en remettre à la main du hasard. La sienne en l’occurrence, qui les aurait pris selon des lois que j’ignore. A la hâte pour en finir vite. Au poids pour équilibrer la charge dans son sac. Au jugé, attiré par l’illustration de couverture. A la mélodie, séduit par un titre en subtil jeu de sons tintant comme un code secret.

Aussi lui avais-je écrit :

"Intriguée de découvrir ce que sera ma bibliothèque composée par toi qui ne parles pas ma langue. Choisis sur l’étagère de gauche (j’ai lu ceux de la droite), tout me plaira."

Ce fut impossible. L’ensemble des livres avaient été déplacés sur les mêmes rayons. Quoique logique au vu de mon absence, cette nouvelle organisation me fut un désagréable pincement au cœur, presque le sentiment d’avoir été chassée de la maison.

 

Nous nous assîmes dans un coin du parking pour décider du programme de la soirée. Nous pouvions rentrer directement ou aller à une fête organisée par Rhoda, ma dentiste. Nous choisîmes la fête. Mais auparavant, je l’emmenai là où j’ai coutume de traîner après mes rendez-vous avec Rhoda.

Les rues encombrées de la ville. Le grand centre commercial climatisé. Le petit stand de jus de fruits frais pour un milk-shake à la mangue verte.

Au cours des jours suivants je lui montrai mes lieux favoris. Le coin de plage blanc en retrait de l’agitation touristique. Le bar-restaurant où j’ai pris mes habitudes et où les serveuses m’appellent par mon prénom. La Ferme des Abeilles avec sa salade de fleurs, ses allées en pente plantées d’arbres entre lesquels, un soir, je me perdis.

En lui narrant mes histoires d’ici je m'aperçus à quel point, en quelques mois, je m’étais agrégée à cette terre étrangère. Surprise et presque émerveillée d’avoir autant fait corps avec elle, comme une greffe ayant germé à mon insu.

 

Little big man 4Ethan est une des rares personnes avec lesquelles je puisse vivre dans l’évidence d’une symbiose. Il n’est jamais impatient, jamais râleur, jamais intrusif. Ne s’agace jamais de mes retards, de mon bavardage, de mon foutoir, de mes brusques accès de joie, d'aigreur ou de mélancolie. Il leur trouve au contraire des charmes insoupçonnés. L’empreinte d’un fort caractère, d’un terreau français ou d’une âme d’artiste.

Patient comme un chat, il pose rarement des questions mais m’écoute dévider la pelote de mes interrogations. Les apaise d’un mot que je conteste rien que pour le plaisir de chinoiser. Et nous voilà partis pour une longue discussion avec du jazz en sourdine, et le dictionnaire que je feuillette quand un mot me manque.


A lui je parle de mon roman en cours. De l’état étrange dans lequel il a le pouvoir de me plonger, car avec ses mots alignés j’habite dans ma mémoire. Fragile, parcellaire, rongée par les années enfuies.

Avec ce texte une nostalgie subreptice revient. Nostalgie d’un temps perdu et d’un homme aimé. Des amis restés en Europe. Des saisons et de l’odeur des sous-bois moussus après l’averse. D’un feu crépitant dans la cheminée, d’édredons de plumes rabattus pour réchauffer les aubes frisquettes.

Sous les tropiques je rêve de maisons normandes, de parties de campagne et de marches en forêts. De balades le long de quais de Seine déserts, de musées et de concerts. De gigots d’agneau aux terrasses des cafés et de perspectives parisiennes. Le génie de la Bastille découpé entre les immeubles, la place de la Concorde illuminée, la pyramide du Louvre engorgée de touristes aux appareils photo en bandoulière.

Drôles de visions desquelles je me réveille chiffonnée comme du papier trop gribouillé. Nostalgique mais pas dupe des tours que me joue ma mémoire, consciente d’avoir usé jusqu’à la corde ma vie dans la capitale.

 

Avec Ethan le quotidien est doux, sans heurts. Dangereux peut-être car les jours s’ajoutent aux jours sans que nous y prenions garde, laissant sur le métier le travail à finir. On s’y attellera demain. Demain. Oui. Peut-être.

Ethan me fait du bien et en retour moi aussi, je crois, bien que me sentant souvent séparée de lui par une paroi de verre. Celle de sa tristesse insondable, insoupçonnable pour qui ne le connaît pas, vestiges d’une dépression qui peut être masquée mais non dissoute.

Je l’engage à voir un médecin, il rit. Pas confiance en eux. Il préfère fabriquer ses propres solutions à coups d’automédication et de régimes aussi bizarres qu’intenables.

Le dernier fut à base de graines de citrouille. L’avant-dernier de soupe en sachets et de toasts. Bien sûr, aucun ne passa la barre des deux semaines. Et bien sûr, aucun ne marcha.

Le médicament qu’il prend, parfois irrégulièrement, perturbe sa mémoire. Et je me sens coupable de m’agacer pour des choses que je lui ai dites et qu’il a oubliées. Détails souvent sans grande importance, ou choses plus importantes mais toujours rattrapables.

Il a bien essayé d’arrêter cette chimie moléculaire mais les angoisses sont revenues, plus fortes. Lancinant mal de vivre et doutes existentiels en forme de :

"A quoi ça sert, tout ça ? Cirque, comédie, paraître, avec rien qui n’accroche ou à quoi s’accrocher…"

 

Little big man 5La vie peut être si vertigineuse qu’il devient facile de lâcher la paroi et de tomber. Alpiniste aspiré par le néant, pantin désarticulé en contrebas. Profiter, souffrir, jouir, mourir. Mourir étant toujours au bout, quelle est la différence entre plus tôt ou plus tard ?

A cela je n’ai aucune réponse. Selon l’humeur approuve ou me révolte. Lui parle avec force de ces instants de grâce et de plénitude, de ces moments arrachés à la grisaille, si magiques qu’on ne les troquerait contre rien au monde. De réalisation, d’expression et de trace. De contentement après avoir accompli une tâche difficile. De douce fréquentation de soi après avoir abrasé les angles aigus des blessures et du désordre.

Pas le paradis, non, juste la paix. Inestimable et si fragile.


Je l’exhorte à prendre davantage soin de lui. Ethan me répond qu’il peine à le faire seul, pour lui-même. Qu’il lui faut un but ou quelqu’un. Qu’aux autres il préfère se consacrer, puisque donner est son plaisir.

Dans ma tête il est "petit homme". Petit par la taille mais grand par le cœur. Et par cœur je connais la ligne pure de son nez, de ses yeux un peu tombants aux lourdes paupières, de sa bouche fine cerclée d’une légère barbe grisonnante. La luxuriance de ses cheveux et la rondeur charnue de ses oreilles. La courbe déclive de ses clavicules, l’une légèrement plus basse que l’autre à cause d’une fracture. La longue entaille qui longe une de ses paumes.

Et toutes ses autres cicatrices, apparentes ou à demi masquées. Corps de guerrier rafistolé de trop d’accidents avec de si petits pieds, aux orteils si délicats, pour tenir en équilibre.

 

Sur le seuil de la maison son pied droit a laissé son empreinte. Sculpture de vide et de boue mêlée de la terre du jardin, un soir de pluie ou nous rentrâmes déchaussés, courant sur le sol meuble. Dans le frigo reste le sachet de chips à la banane acheté à la Ferme des Abeilles. Sur le sol de la chambre un de ses tee-shirts, bleu sombre cousu du logo Abercrombie 92.

C’est dans son tissu rêche que je me loverai tout à l'heure pour dormir. Me reposer de la dernière nuit trop hachée où je m'assoupis au milieu d’un film. M'éveillai quelques heures plus tard, dérangée par la lumière de l’écran de l’ordinateur, la main d’Ethan caressant mon dos et le son qui sourdait de ses écouteurs.

 

Aujourd’hui est un jour "sans", tout empreint de la tristesse de son départ. Du souvenir de tous ces départs qui nous ont déjà séparés pour mieux nous rassembler. Et je revois, prisonnière des entrailles du bateau qui quittait "mon" île, sa silhouette accoudée sur le ponton s’amenuiser au fil de la distance.

Quand j’étais descendue en août dernier de sa moto, nous avions tous deux retenu nos larmes. Nous ignorions si je reviendrais avant longtemps en Asie. Tout dépendrait autant de la décision médicale que je prendrais que de son éventuelle réussite. Trop pudiques pour pleurer, faussement concentrés sur des détails aussi techniques qu’anodins, nous nous plaçâmes dans la file des voyageurs en partance. Lui avait triché pour m’accompagner, lesté de mon sac, jusqu’au ferry.

Tandis que je m’éloignais derrière un rempart de vitres fumées, il restait là, immobile, la main levée en un ultime salut. J’avais entre les miennes un sandwich au poulet et un milk-shake à la pastèque, mes nourritures préférées de la boutique du quai.

Me couvrant lors de mon premier départ, mince abri de coton contre le froid d’un bateau trop climatisé, le tee-shirt qu’il m’avait offert. Frappé du nom de son dive shop, celui où j’appris à plonger, c’était un peu de lui contre ma peau. Dans les rues touristiques de Bangkok je me promenai en arborant, fière, son logo, finalement contente que nous n’ayons pas trouvé celui que je cherchais : nitrogen narcosis ou narcose à l’azote due à l’ivresse des profondeurs.

 

Little big man 6Aujourd’hui est un jour de transition d’un espace à un autre, un où il fut avec moi, un où je serai sans lui. Comme avant sa venue, dans la maison. Avec les aboiements des chiens et la nouvelle page blanche de mon roman. Avec le travail pour la formation de plongée qui reprend. Avec les commandes qui s’accumulent et les dernières visites chez le dentiste. Avec le doute d’être capable de tout mener de front et au creux de l’estomac cette sensation que je connais maintenant si bien, sans totalement l’apprivoiser : la faim.

Faim de manger et faim d’être.

Mais avant, enfiler son tee-shirt Abercrombie 92 oublié. Avaler un cachet. Dormir d’une traite jusqu’à demain, sans rêves, comme une masse étourdie. Me réveiller, avec espoir neuve, pour un jour nouveau.

 

So long, little big man.

 

 

Tableau de Léon Spilliaert.

Photos 1 et 4: Jeanloup Sieff ; 2 :Jan Saudek ; 3 :Jérome Abramovitch (tournée) .

 

 

Une chanson que je lui passe souvent...

 

Par Chut ! - Publié dans : Ethan, little big man
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Jeudi 15 juillet 4 15 /07 /Juil 18:19

 

Chroniques incisives 1Il m’avait dit qu’elle avait de petites mains. Lorsque j'entrai, ce ne furent pas elles qui me frappèrent, mais la tache de vin s’étalant sur son visage. Elle avait des yeux brillants, qui se chargèrent d’empathie lorsqu’elle vit que je ne pouvais plus parler.

 Jamais jusqu’à présent je n’avais eu de vraie rage de dents. Celle qui irradie du front au cou et bat au rythme des artères. Qui vous empêche d’ouvrir la bouche pour boire ou manger. Qui vous réveille à peine avez-vous sombré dans le sommeil, gavé de paracétamol ou d’alcool. Pour oublier la douleur tous les moyens étaient bons, mais aucun ne marchait.

C’était à se taper la tête contre les murs. Littéralement.

 

Elle m’examina tout doucement, s’excusant quand mes glapissements rentraient mon corps dans le fauteuil. Vaines tentatives pour échapper à ses outils qui redoublaient dans mes os la pulsation de mon sang. Et pendant que ses doigts me fouillaient s'attachait à mon cerveau la magique pensée que tout se réglerait de soi-même. Que je me lèverais au matin délivrée. Enfin moi, tant la sinusite combinée à la rage de dents m’avait fait m’amoindrir, racornie dans la chaleur étouffante du bungalow, épuisée d’avoir si mal et de me sentir si seule.

Elle fit claquer ses gants dans une dénégation. Rien d’anormal. Il fallait cependant faire des radios, avaler des antibiotiques, des dérivés de morphine ou d’opium. Eux seuls pourraient museler la perceuse qui, me vrillant le crâne, menaçait de me rendre folle.

Lorsque je revins la semaine d’après, j’étais loin de me douter que cette visite n’était qu’un début vers l’enfer et l’amitié.

 

Au fil des semaines, ce cabinet médical perché à l’étage d’une grande bâtisse face à l’hôpital, un peu vétuste et toujours trop chaud, est devenu la dépendance de ma maison. La salle d’attente, exiguë, s’encombre d’un bureau et d’un canapé.

J’y ai passé des heures, somnolant alors que, de l’autre côté de la porte vitrée, la roulette stridulait. Par-dessus, comme pour en masquer le bruit, la télé braillait un film ou des chansons. Maladroit moyen pour faire tenter d’oublier ce vrombissement de guêpe surexcitée que craignent tant de patients.


Lorsque c’est enfin mon tour, j’entre et les retrouve toutes les quatre : elle, Rhoda, la dentiste ; Mabel, son assistante ; Iza et Neng, les petites mains dédiées au téléphone, à l’aspiration, à la préparation des outils et des pâtes.

Ces trois jeunes filles sont d’une rare beauté. Tandis que Mabel est penchée sur moi, visage à demi camouflée par un masque de chirurgie, j’aime attraper les amandes obliques de son regard. Voir perler à son front la fine bruine de sa transpiration. Redessiner la ligne arquée de ses sourcils, me fondre dans la mousse de son chignon ébène.

Parfois la chevelure détachée de Neng me caresse l’épaule. Et parfois, lorsque l’anesthésie ne suffit pas, Iza serre mes mains dans les siennes.

 

Chroniques incisives 2C’est arrivé au cours d’une séance particulièrement pénible. Trois heures que j’étais sur le fauteuil, cou tordu, mâchoires endolories de s'ouvrir, coins de la bouche écorchés à force d’être tirés.

Neng m’apporta un coussin volé au canapé. Mabel prépara une autre injection. Sur la tablette s’entassaient déjà quatre recharges vides, mais rien n’y faisait. L’anesthésie ne prenait pas, ou pas assez.


C’était toutefois mieux qu’au départ, où le simple effleurement d’un coton sur ma molaire me faisait  hurler. Mais là, il fallait ôter le nerf.

Six injections plus tard, je souffrais encore. Renzé, un jeune dentiste venu pour courtiser Mabel, fut mis à contribution. Et je fus bientôt entourée, ployées et attentives au-dessus de moi comme pour un accouchement, cinq têtes brunes. Mabel tenait la roulette, Rhoda la lampe, Neng le tuyau à aspiration et Iza mes poignets.

Renzé, lui, ne tenait rien. Il regardait.

Soudain, il s’éclipsa avec Rhoda. Entre les aigus de la roulette je crus percevoir un murmure bas. Ils ne me l’avouèrent qu’après : assis face à face au bureau, mains jointes, ils priaient. Le saint des causes difficiles ou Notre-Dame du Bon Remède pour me soulager.

 

Un autre jour une coupure de courant stoppa tout. La lampe médicale s’éteignit dans un brusque clac. Dans la main de Mabel la roulette cessa de tourner. J’étais là depuis des heures, j’aurais pu repartir mais la priai si possible de continuer. Elle acquiesça, un peu surprise. Prit de bizarres instruments pour remplacer celui qui ne marchait plus. La séance se poursuivit avec les moyens du bord : la lumière du téléphone portable de Neng braqué dans ma bouche.

A six heures Mabel déclara forfait. La clarté n’était plus assez forte, le soir trop avancé.

 

Un autre jour je fondis en larmes. Déjà plus d’un mois que je venais ici deux fois par semaine, nantie de l’interdiction de plonger. D’une session sur l’autre les problèmes s’ajoutaient aux problèmes, file continue de maux à soigner et d’erreurs à rattraper.

Après une dent c’était une autre qui lâchait, comme si toutes s’étaient donné le mot pour m’emmerder. Mille fois je maudis les « bons praticiens » français et leur travail bâclé.

Chaque semaine j’espérais que tout serait fini la suivante.

Chaque semaine je me trompais.

Maintenue hors de l’eau tel un poisson agonisant hors de son aquarium, je craquai, alignant sans suite des mots de déception et de colère. Rhoda faillit pleurer aussi. Honteuse de m’être laissé aller, j’ouvris aussitôt la bouche.

La séance pouvait commencer.

 

Chroniques incisives 3Au cours de ces semaines j’eus mal, j’eus peur. Peur que l’infection rongeant deux de mes molaires ne passe dans mon sang pour se répandre dans mon corps. Risque de septicémie, d’endocardite infectieuse majorée par mon souffle au cœur. Fichue valve mitrale qui résonne à chaque battement.

Alors, pour conjurer le risque, beaucoup d’antibiotiques. Beaucoup d’effets secondaires aussi. Nausées, épuisement, vertiges, problèmes cutanés, insomnies.


Jours de peine et de coton, de disette et de blues à l’âme. Cerveau englué au crâne, moite sous l’éphémère fraîcheur de la douche, rêvant d’établir asile dans mon frigo. Songeant parfois que je pourrais crever loin de ces amis qui ne prenaient ni ne donnaient de nouvelles.

Sauf elle, Méline, la compagne d’enfance à la voix rassurante et au visage de madone.

Et elle, virtuelle mais toujours présente pour accompagner mes pas.

Sauf lui, le samouraï des Perhentians, si lointain et pourtant si proche, s’inquiétant de mes silences et meublant mes nuits de messages en bouteilles à la mer.

 

Puis, à côté de ces moments, d’autres, drôles et légers comme des phares dans la brume.

Cette fête à laquelle Rhoda, devenue amie, me convia. Lorsqu’elle m’invita, je ne compris rien et me retrouvai, stupéfaite, à l’anniversaire de sa sœur, sans un cadeau à offrir.

La maison était splendide, vaste propriété ouverte sur deux jardins où des chiens gambadaient. Pas ces cabots utiles qui défendent de leurs aboiements un maigre lopin de terre. Ces chiens-là, shiatsus et caniches, étaient faits pour l’ornement et les caresses. Quant au buffet, il se tenait au salon, gargantuesque, montagnes de nourriture dévalant sur les assiettes.

 

Assise dehors, je vis défiler les invités.

Mabel, timide, m’interrogeant sur Paris comme si la capitale-lumière était la terre promise.

Un des frères de Rhoda, citoyen américain vendeur de médicaments et amoureux des armes à feu. Bowling for Columbine me trottait sur la cervelle alors que nous devisions et que j’évitai avec prudence les sujets qui fâchent.

Deux femmes apprêtées, touchantes, à l’anglais parfait. Elles s’étonnaient du mien alors que j’étais française, et mille fois s’excusèrent de quitter la place après avoir terminé leur assiette. Elles se levaient à l’aube, moi pas.

A peine toute l’assemblée fut-elle rassasiée qu’elle se sépara sans chichis. Pas plus aux Philippines qu’en Inde on ne s’attarde une fois le dessert avalé. Ici ou là-bas, la tradition du digestif-café n’existe pas, les conversations étirées en volutes dans la fumée de cigarettes non plus.

J’étais d’ailleurs, semble-t-il, l'unique fumeuse. Et par égard pour les poumons vierges de nicotine de mes voisins je m’abstins, préférant glisser un cure-dents entre mes lèvres.

 

Les longues discussions tenues au cabinet médical me remplissaient autant de joie que d’étonnement. Ni Rhoda ni ses assistantes n’avaient par exemple jamais vu de tampon. Aussi, tandis que j’en sortais un de mon sac, arrondirent-elles les yeux, me demandant si cela « ne blessait pas l’intérieur ». J’eus beau affirmer que non, elles me fixaient d’un air circonspect en se passant tour à tour la bourre d’ouate.

 

Chroniques incisives 4Quand la conversation tomba sur les pyjamas, je répondis que j’aimais dormir nue. Ma phrase fut saluée par un concert de gloussements incrédules.

Nue ? Je ne craignais donc pas de m’enrhumer ? N’avais-je pas au réveil mal au ventre ? Et si le feu se déclarait chez moi, comment me sauverais-je ? Sans vêtements ou avec une serviette hâtivement nouée ?

J’arguai que prendre froid sous un climat tropical était aussi improbable qu’un incendie ravageant ma maison. Bien qu’hochant la tête, sûrement par politesse, elles ne furent pas convaincues. Dormir nue leur paraissait aussi exotique que, pour nous, les palmiers ondoyant en plein hiver sur une mer d’huile.

 

Que je vive seule, libre et heureuse avec des amants de passage, cela leur semblait de la science-fiction. Lorsque Rhoda s’enquit du nombre de mes petits amis, elle me vit laborieusement les compter sur mes doigts. Puis m’arrêter en plein milieu pour la questionner :

- Mais euh… qu’appelez-vous boyfriends, au juste ?

S’il s’agissait d’hommes m’ayant retourné l’âme, une seule main suffisait. D’hommes avec lesquels j’eus une histoire, il me fallait solliciter mes pieds. D’hommes avec qui j’avais couché et nous y serions encore jusqu’à demain.

- Hu… As you like, trancha-t-elle sans trancher.

- They are too many anyway, louvoyai-je dans un sourire.

Un rire collégial cueillit ma réponse. Je ris aussi.

Comment leur exposer ma vision de l’amour et du sexe ?

Trop d’océans nous séparant rendent l’explication impossible ou tristement plate. Bien que femme, je ne suis promise à aucun homme, aucune moitié d’orange qui viendrait combler mes interstices. Et même si, midinette, je la cherche encore de par le monde, ce ne sont pas avec les moyens traditionnellement associés à mon sexe.

Coucher d’abord, réfléchir après.

Essayer avant de souscrire, sans oublier de lire les minuscules appendices au bas du contrat.

 

Dans trois jours Ethan arrive et ces quatre femmes en sont presque plus excitées que moi.

Pourtant Dieu sait que ça me fait plaisir. Diablement, même.

 

 

 

Et tu me demandes si j'ai bien pris ma dose ? 

 

Crédits, respectivement : photos de Hans Bellmer et Jeanloup Sieff.

Toiles de Sir Francis Bacon et Léon Spilliaert

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Lundi 21 juin 1 21 /06 /Juin 18:25

DisparueIl y a quelques semaines, j'ai rêvé d'Andrea mort. Il fallait que je sache, alors je lui écrivis un petit mot. Je lui demandai si tout allait bien. Précisé qu’il n’était pas obligé de me répondre. Il avait droit au silence comme à l’oubli.


J’ignorais d’ailleurs s’il utilisait encore cette adresse. Je la devinais réservée à notre relation secrète. Probablement l’avait-il détruite à mon départ. Plus que jamais j’étais la femme absente, dématérialisée dans une nuée de pixels.

Les jours passèrent. Je continuais à  relever mes mails en guettant un signe de lui. Les morts n’écrivent pas. Les vivants, si.

 

Aujourd’hui, après une éprouvante séance de dentiste et un passage à l’hôpital, j’avais besoin de me détendre. Je me dirigeai vers une boutique Internet. J’aurais pu attendre mon retour au bungalow pour me connecter, mais j’espérais des nouvelles d’amis. Nouvelles qui ne venaient pas, même si ma boîte contenait un nouveau message.

C’était Andrea.

J’eus un petit coup au cœur. Ouvris son mail gorge serrée en me demandant bien ce qu’il pouvait contenir. Je le lus, d’abord très vite, puis le repris depuis le début, lentement.

A mesure des lignes, mes yeux s’embuaient. Une fois rendue à la fin, j’essuyai mes larmes.

 

Il n’avait pas supprimé cette adresse car il espérait, un jour, un signe de moi.

Il n’avait rien oublié. Loin d’affadir ses souvenirs, le temps les avait ravivés. Peut-être, en dépit ou à cause des photos, étais-je devenue la femme rêvée, l’amante désormais inaccessible qui, peu à peu, avait remplacé la femme vivante. Pieds, mains, bouche, sexe, taille, reins, poitrine, cheveux passés sous le vernis de l’absence.

Halluciné, Andrea me voyait dans la rue. Courait pour me rejoindre. M’appelait. Toujours la femme se retournait, mais jamais elle n’était moi. Sorti de son délire dans un cahot, il baissait la tête.

Il avait peur pour moi. Peur qu’il ne m’arrive une maladie, un accident. Peur, sûrement, que la mort ne me prenne pour rayer mon nom de cette planète. Alors, pour conjurer, il m’imaginait. Debout, vibrionnante, heureuse dans un pays dont il ignorait le nom. Ou à côté de chez lui, mu par l’espoir toujours déçu de me rencontrer par hasard.

 

Sans moi Andrea avait du mal à vivre. J’étais le passé trop présent dont il ne pouvait se défaire, l'ouragan qui, comme il me l'écrivit, avait dévasté à son plus grand bonheur sa vie. Mais sûrement haïssait-il parfois mon fantôme, cette ombre qui planait sur lui en l’empêchant d’être heureux.

C’est à sa place ce que j’aurais fait. Et que j’ai fait au fil de mes insomnies, finissant par détester des hommes jadis tant aimés. Virevolte en impuissance à me délester d’eux qui me poursuivaient.

Rêves, veille, lieux, objets, musique… Tout me ramenait à leur perte, et tout était insupportable.

 

Disparue 2Je sais cette sensation de chair à vif qui n’en finit plus de s’écorcher. Ces encoches que le temps creuse tels des traits de condamnés aux murs de leur cellule.

Leur compte à rebours avant la libération est le décompte d’amour de notre prison.

"Il y a un jour, une semaine, un mois, un an, nous étions là, ensemble."

Peu importe l’endroit, seule importe la trace. Paupières closes, les souvenirs ressurgissent, intacts. Et la peine déferle, rompant les digues de nos défenses, emportant notre raison dans son flot, charriant le tout-à-l’égout d’images indélébiles, visions juxtaposées de bonheur et de souffrance.

 

Bonheur.

Mon lit a beau être grand, le corps immense d'Andrea le rend tout petit. Au-dessus de nos têtes paradent les phénix et les éléphants de ma tapisserie indienne. Des uns naissent les autres en attelages contre nature, kyrielles de générations en rut éclairées par ma guirlande à loupiotes.

Lorsque je l’allume, c’est Noël en profusion de couleurs rehaussant le lampion rouge bordel.

Il y a suffisamment de lumière pour nous distinguer, pas assez pour nous écraser. La demi-obscurité est notre complice, notre laisser-passer vers des contrées inconnues. Dans le miroir je revois son corps splendide arqué de plaisir, ses tresses auxquels il s’agrippe tel un radeau dans la tempête.


Allongée entre ses fesses, je lui donne un plaisir que nulle autre ne lui a prodigué. Partagé entre impudeur et jouissance, Andrea chancelle, se raidit puis s’abandonne alors que je glisse un doigt en lui.

"Arrête ou je vais m’évanouir…" suffoque-t-il en se rétablissant, saisissant mon visage pour boire son suc à la source.

Plus tard il me glissera qu’il veut prendre mon cul. Ecartelée entre peur et jouissance, je le lui offre. Et il me le prend, lentement, attentif à ne pas me faire souffrir. Lorsqu’enfin il est tout en moi, je suis submergée.

Rarement nous avons été si près l’un de l’autre.

Un simple tressaillement de son sexe et je sursaute, gémis comme si sa chair était la mienne. Lui s’en amuse, joue avec moi comme un musicien enfoncerait les touches de son piano de la plus grave à la plus aiguë.

Au cours de cette nuit volée je fus son instrument. Pianissimo et staccato je jouis, franchissant toutes les portes du plaisir, poussant la dernière dans un hurlement. Bête comblée, repue de spasmes incontrôlables, blessée aussi car il s’était approché près, trop près du cœur affolé qui palpitait sous ma poitrine.

 

Disparue 3Souffrance.

Roulée en boule dans mon lit trop grand, je guette ses messages. Andrea a promis de me voir aujourd’hui et j’attends qu’il passe ma porte, me serre dans ses bras, me berce, me rassure. Bientôt je vais partir pour un long voyage et j’ai la peur aux tripes.

Peur de le laisser derrière moi. Peur qu’il ne m’oublie. Peur de la vérité aussi.

"Votre histoire ne mène nulle part, c’est une impasse…", me souffle mon intuition.


Elle qui m’a si rarement trompée, je voudrais pour une fois qu’elle se taise. Qu’elle me laisse espérer de beaux lendemains et cesse de me déchirer.

Indépendante, oui, mais aussi attachée à lui. Et plus que jamais j’ai besoin de sa chaleur, de son regard, de ses mots. Qu’il me balbutie encore qu’il m’aime en dehors de la jouissance, de ces moments d’égarement où, j’en suis persuadée, il n’aime que moi.

 

Un regard au miroir. Il ne reflète plus Andrea, comme effacé d’un coup de gomme vengeur, mais moi seule, une fille défaite et perdue, épuisée par trop de veilles.

Je brosse mes cheveux, retouche mon maquillage. Sous le fard j’ai l’air d’un clown triste qui se dessine un faux sourire.

14 février, saint-Valentin. Il ne passera pas cette fête avec moi mais avec elle.

Mais qu’espérais-je donc, putain d’idiote ?

 

Lorsqu’Andrea m’appelle, je hurle. Non ma jouissance mais ma douleur, l’accablant, franchissant à rebours toutes les portes jusqu’à la première, celle de la presque indifférence.

Ce jour-là en moi quelque chose s'est cassé. Le ressort de l’espoir, de la confiance malmenée ou de la volonté, je l’ignore encore. Mais lorsque je m’abattis entre les draps, je savais que c’était fini.

Andrea eut beau m’accompagner à l’aéroport, pleurer tandis que je m’arrachais à son étreinte, agiter désespérément la main alors que je disparaissais sur le tapis roulant, c’était fini.

 

Les meilleures décisions n’empêchent pas la tristesse. C’est, plus d'une fois répétée, l’amère leçon d’aujourd’hui.

 

      Beaucoup écoutée en écrivant ce billet...

Tableaux de Sandorfi.

Par Chut ! - Publié dans : Andrea d'ébène
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