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En lisant en écrivant

De la relativité de l'amour

 

/David a laissé/ un Post It où il y avait mes numéros de téléphone et une citation :

La littérature nous prouve tous les jours que la vie ne suffit pas.

Ou le contraire ?

J'ai bu un mauvais Nescafé dans son jardin de curé, les coudes sur une table en plastique blanc de camping ; c'est difficile de boire quand on ne peut cesser de soupirer.

Au sortir d'une nuit d'amour comme celle-là - et, malgré mon passé fastueux, des nuits comme celle qui venait de s'écouler je n'en avais pas tellement eu -, on a la sensation de ne plus être maître de soi, de ses lèvres, de ses mains, jusqu'à la respiration qui semble ne plus vous appartenir.

On s'est tellement mêlés, on a si prodigieusement été l'un l'outil du plaisir de l'autre, que reprendre son corps en main semble insensé.

 

Les premiers mots qui suivirent la nuit où on est non seulement tombés amoureux, mais littéralement tombés l'un dans l'autre, ont une singulière saveur de vérité. Plus qu'on ne le voudrait, on se découvre, à l'autre comme à soi.

Ils restent, ces mots-là, comme un écho qui rend tout le reste indécent.

/David/ me dit qu'il m'avait attendue ; il savait que je lui reviendrais, car j'étais faite pour lui de toute éternité ; moi seule pouvait le guérir de sa fracture profonde, de son mal de vivre ; il me dit que j'étais la femme qu'il avait le plus baisée dans sa vie, tout seul ou aux côtés d'autres.

Il me dit que son âme était à moi et qu'elle m'appartenait depuis toujours.


J'étais comme un enfant pauvre qui hérite de la fortune de Rockfeller.

En même temps, je ne pouvais pas, je ne voulais pas le croire. Ç'aurait voulu dire que je trahissais ce que j'étais, ce en quoi je croyais : que rien n'est éternel, qu'on est profondément et définitivement seuls ; et cela, au fond, me convenait parfaitement.

D'ailleurs, tout ce que j'avais vécu me le confirmait.

Mes meilleurs moments sont ceux que je passe en tête-à-tête avec moi-même, à me balader sur la berge d'un fleuve, à écouter le vent dans les feuilles des peupliers. Ou un livre à la main, étendue dans l'herbe. À écouter La Passion seon Saint Matthieu, à parler à un chat, à dormir dans un grand lit vide et un peu froid...

La présence d'un homme a toujours masqué, d'une certaine manière, mon bonheur. Je n'ai d'yeux que pour lui, alors que le reste du monde m'a toujours semblé plus intéressant que l'amour.

Il y a une vieille dame qui habite au fond de moi, une vieille dame agacée par tous ces frottements, toutes ces scènes, par les baisers et les larmes. Elle a les yeux clairs, la peau propre et sèche, et n'aspire qu'au calme pensif d'un matin d'hiver ; le reste, ça la laisse sceptique et un peu navrée.


Simonetta Greggio, Plus chaud que braise extrait du recueil de nouvelles L'Odeur du figuier.


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Être d'eau

 

Je bénis l'inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d'épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d'y circuler quand même.

Il y a des créatures incapables de comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s'infiltrer, contourner. Quand on leur demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtresses ou des menteuses, alors qu'elles sont sincères à la manière de l'eau.

Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de dire "oui, je vais t'épouser" ?

Là serait le mensonge. On ne retient pas l'eau. Oui, je t'irriguerai, je te prodiguerai ma tendresse, je te rafraîchirai, j'apaiserai ta soif, mais sais-je ce que sera le cours de mon fleuve ? Tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

 

Ces êtres fluides s'attirent le mépris des foules, quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d'éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d'éloges, sont à l'origine de toutes les guerres.

Certes, avec Rinri, il n'était pas question de politique internationale, mais il m'a fallu affronter un choix entre deux risques énormes.

L'un s'appelait "oui", qui a pour synonyme éternité, solidité, stabilité et d'autres mots qui gèlent l'eau d'effroi.

L'autre s'appelait "non", qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m'aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles qui font bouillir l'eau d'indignation, car elles sont injustes et barbares.

 

Quel soulagement d'avoir trouvé la solution des fiançailles ! C'était une réponse liquide en ceci qu'elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard.

Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

 

Amélie Nothomb, Ni d'Ève ni d'Adam.


 -----------------------------------------------    

Bonheur

Un seul bonheur, tout d'une pièce, terrestre et céleste à la fois, temporel et éternel d'un tenant : le bonheur d'être au monde, en ce monde-ci, de l'habiter pleinement et de l'aimer tout en le reconnaissant inachevé, traversé d'obscures turbulences, troué de manque, d'attente, meurtri, raviné par d'incessantes coulées de larmes, de sueur et de sang, mais aussi irrigué par une inépuisable énergie, travaillé de l'intérieur par un souffle à la fraîcheur et à la clarté d'autore - caressé par un chant, un sourire.

Le bonheur imparti à Bernadette, comme à tous les hommes et femmes de sa trempe, consistait à avoir reçu un don de claire-voyance, de claire-audience qui lui permettait de percevoir l'invisible diffus dans le visible, la lumière respirant même au plus épais des ténèbres, un sourire radieux se profilant à l'horizon du vide, affleurant jusque dans les eaux glacées du néant.

Le don d'une autre sensibilité, d'une intelligence insolite, et d'une patience sans garde ni mesure.

Le don d'une humilité lumineuse - clef de verre, de vent ouvrant sur l'inconnu, sur l'insoupçonné, sur un émerveillement infini.

 
 

Sylvie Germain, La chanson des Mal-Aimants.

 

-----------------------------------------

Femmes, femmes, femmes...


Je me demande ce qu'aurait été ma vie plus tard si, enfant, je n'avais pas bénéficié de ces petites réceptions chez ma mère. C'est peut-être ce qui a fait que je n'ai jamais considéré les femmes comme mes ennemies, comme des territoires à conquérir, mais toujours comme des alliées et des amies - raison pour laquelle, je crois, elles m'ont toujours, elles aussi, montré de l'affection.

Je n'ai jamais rencontré ces furies dont on entend parler : elles ont sans doute trop à faire avec des hommes qui considèrent les femmes comme des forteresses qu'il leur faut prendre d'assaut, mettre à sac et laisser en ruines.

 

Toujours à propos de mes tendres penchants - pour les femmes en particulier -, force est de conclure que mon bonheur parfait lors des thés hebdomadaires de ma mère dénotait chez moi un goût précoce et très marqué pour le sexe opposé. Un goût qui, manifestement, n'est pas étranger à ma bonne fortune auprès des femmes par la suite.

Mes souvenirs, je l'espère, seront une lecture instructive, mais ce n'est pas pour autant que les femmes auront plus d'attirance que vous n'en avez pour elles. Si au fond de vous-mêmes, vous les haïssez, si vous ne rêvez que de les humilier, si vous vous plaisez à leur imposer votre loi, vous aurez toute chance de recevoir la monnaie de votre pièce.

Elles ne vous désireront et ne vous aimeront que dans l'exacte mesure où vous les désirez et aimez vous-mêmes - et louée soit leur générosité.

 

Stephan Vizinczey, Eloge des femmes mûres.

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Mardi 8 janvier 2 08 /01 /Jan 02:36
Si vous arrivez directement sur cet article, remontez à La caresse en paire de claques (1).
Simple suggestion pour lire la nouvelle dans l'ordre de l'écriture... mais les fans de l'Oulipo peuvent bien sûr la lire dans le désordre !


DEUS EX CANINUS (suite)


Après quelques mois, j’eus besoin d’un voyage sous des cieux plus chaleureux. Je cassai ma tirelire, partis en Grèce trois semaines et revins bronzée, regonflée à bloc par l’amitié d’une fille proche de mon cœur, mes valises lestées d'une histoire d’amour classée sans suite.
Sous le lumière resplendissante d’Athènes, les cafés parisiens et la silhouette courbée de l’homme tronc avaient perdu de leur éclat. Mes coups de soleil avaient balayé ses T-shirts sur mesure et ses piles de paperasses.
Je n’avais nulle envie de reprendre les choses où je les avais laissées (pas très loin...), et encore moins la force de continuer l’assaut répété de mes maladresses.

Continue ta route, je vais mon chemin ; s’il me mène dans un lieu où tu te trouves, cela s’appelle monotonie.
Point à la ligne.

C’était compter sans l
es poils de chien.
Les poils de chien... Véritable calamité domestique qui tombe en rafales, s’accroche et ne se laisse pas mater à coups d’aspirateur. J’avais beau passer le mien chaque jour, j’en trouvais davantage le lendemain sur mon plancher bleu, et dans des endroits inattendus :
- entre les feuilles de mes classeurs (bien qu’intelligent car répondant au nom de Socrate, mon toutou était loin de griller l’homme tronc sur le podium de la lecture. Les trois mots jamais enregistrés par son étroite cervelle se bornaient à assis, couché et chocolat – ce dernier ayant largement contribué à lui inculquer les deux autres) ;
- sur la cuvette des toilettes (mener Socrate baptiser poteaux et roues de voiture était une corvée mais, en dépit de mes efforts, il ne savait pas se servir des sanitaires) ;
- dans mes chaussures (mon chien ne souffrant pas d’une déformation des coussinets, nous ne faisions pas la même pointure).

Les poils de chien, donc. Ce truc infâme, collant et pelucheux qui s’accroche partout, et tout spécialement sur les pantalons des hommes troncs.
Oui, le fameux mimétisme de la sagesse populaire « Tel chien, tel(le) maître(sse) » a raison. Car à peine installé sur le plancher et sous la banquette de notre habituel café, mon clébard fut la proie incontrôlée d’une transe extatique. Tirant sur sa laisse, frétillant du croupion, roucoulant du flanc, il mimait la parade du pigeon en rut. Et le destinataire de cette danse de séduction n’était ni un caniche pure race ni le morceau de sucre qui se racornissait à côté de ma tasse.
Non. Pas du tout.
L’heureux élu était le jeans de l’homme tronc. Ou ses chevilles. Ou ses chaussettes. Ou ses chaussures. Question d’odeurs o
u de lignes, peut-être. Ou d’un improbable bâtard entre effluves et esthétique. Bref. Ce qui causait un effet bœuf à mon clébard était situé en dessous de la ceinture, et tout prêt à recueillir les poils de chien.

(Il y aurait beaucoup à écrire sur la télépathie canine. Non que le bas-ventre de mon voisin m'intéresse - un homme tronc étant par définition asexué -, mais quand même : les femmes revenant du soleil athénien ont des faiblesses à ne point trop creuser, surtout par une grisâtre après-midi dans un café.)

Je m’excusais comme ceux qui ne se sentent pas vraiment coupables. M’épanchais sans demi-mesure dans le mea culpa de la demi-saison, cause certaine de chute capillaire. Me battais avec vigueur la coulpe du poil de chien.
Pour un peu, je me serais même enhardie à épousseter d’une main diligente les vestiges de mon clebs frétillant.
Pour un peu… Réfrénant des ardeurs ménagères que je n’avais pas pour mon appartement, je me contentais de sourire d’un air benêt, les yeux rivés sur la bouche de l’homme tronc. Car ce que je découvrais déclenchait une secousse maximale sur mon échelle de Richter. Un cataclysme intérieur, une onde de choc qui menaçait ma santé mentale immédiate : cette bouche parlait.
Me parlait.
À MOI.
À moi perdue quelque part entre une migraine tenace, un stylo baveux et un café allongé ; à moi égarée aux confins d’un univers anti-érotique balisé d’aspirine, de taches d’encre et de sucres emballés.
L’homme jadis tronc me parlait, donc. À
l’évidence il était urgent de se rendre, histoire d'un jour lui répondre.
Mais de quoi me parlait-il, au juste ?
De poils de chien, sans doute. De changements de saison, peut-être. De failles abyssales dans la mer des Sargasses, éventuellement. Ou de jeans tout terrain qui ne craignent ni les débordements des chiens amoureux, ni ceux du café tiède que je lui renversais sur le genou gauche.
Peu importait. Poils de chien, changements de saison, failles abyssales, genou gauche ou droit, je découvrais que l’homme tronc avait comme tout le monde un cerveau et des dents. Et un joli sourire – ce qui n’est pas donné à tout le monde. Et une voix toute masculine. Et que, tout compte bien fait, je ne méritais ni le titre de plante verte, ni celui de potiche, ni celui de papier ripoliné.
Certaines montées en grade vous font chaud au cœur. Puis froid dans le dos.

Secouée de frissons, je buvais les paroles de l’homme tronc
à défaut de mon café.
Retranscrire son discours par le menu serait chose difficile. Le résumer est plus aisé, il tient en une courte phrase :
« Hommes petits, chérissez votre destinée. »

Vous qui ne dépassez le mètre 80, bras levés et talonnettes aux semelles, n’enviez pas les hommes, même troncs, qui vous dépassent de la tête et des épaules. Bénissez votre taille L et laissez le X aux salles spécialisées. N’ayez pas cette folie des grandeurs préjudiciable au système respiratoire : au-delà de deux mètres d'
altitude, l’air se raréfie, le cerveau est moins bien oxygéné.
Tout bien pesé, les avantages de la petitesse – ou de la simple normalité - sont innombrables.

Grands, vous traceriez un trait sur vos balades incognito.
À tous les feux, les passants lâcheraient la bride à leurs idées bizarres. Envieux, ils vous demanderaient le nom de votre équipe de basket ; agressifs, ils voudraient savoir si « petit vous étiez déjà grand », en déployant sans autre forme de procès leur double toise.
Si en plus vous jouissez d’une bonne vue, vous aurez plus
souvent
qu'à votre tour mal au cœur : hauteur ne signifie pas élévation, et la beauté du monde réside parfois dans le rase-mottes. Grands, vos yeux auraient pour horizon immédiat une marée de pellicules, de calvities naissantes et de cheveux gras.

Grands, vos rapports avec les autres s’en trouveraient compliqués.
Pour un peu, on vous surnommerait « monsieur Torticolis ». Certes, vous n’y pouvez rien, à l’horizontalité de l’univers urbain, ni à tous ces lieux où se soutiennent des conversations verticales. Mais ceux qui se démanchent le cou à vous regarder se lasseront. Car il est plus simple de vous vouloir à vous, grands, qu’aux entreprises de voirie.

Grands, vous seriez condamnés à la solitude des hautes sphères. Comme le dit la fable, « on a toujours besoin d’un plus petit que soi ». Vous auriez ainsi besoin de tout le monde, et personne de vous. En matière de réciprocité et partage humains, on fait mieux.

Tout ceci sans évoquer vos relations avec les femmes. Pas toujours sexuelles, surtout quand on vous accuse de lorgner dans tous les décolletés. Les grands attirent les jalousies comme les aimants la limaille de fer.

Enfin, pour clore le chapitre, votre vie serait un enfer matériel de portes pas assez hautes, de panneaux trop bas, de pantalons trop courts.
Grands, vous seriez toujours exposés au ridicule, qui ne tue pas mais fatigue.


A
lors que l’homme tronc me parlait de sa taille, mes esprits me revenaient à une allure de tortue. Heureusement pour moi, un sujet aussi vaste ne s'épuise pas en un quart d’heure - délai raisonnable pour une remise en ordre cérébrale, puisque la cloche des grandes questions avait sonné. Je me devais de résoudre le douloureux dilemme auquel l’homme tronc était chaque soir confronté : dormir les pieds ou la tête hors du lit. Ou, autrement dit, choisir entre le rhume de cerveau ou les engelures.
Après une intense réflexion, je lui suggérai de reposer en biais. Mais ma brillante suggestion ne lui servit de rien. Il avait déjà pris les devants tout seul, comme un grand qu’il est : il avait un grand lit, un très grand lit.
Je faillis m’étrangler dans ma tasse. Allez vous user les yeux sur un homme tronc, vous bâtir des châteaux sur ses articles médicaux et son silence obstiné, devenir moquette sous son regard, vous en arriverez au même point : cet homme a une vie sociale et banale, de la conversation si on le pousse un peu, et un lit.
Un lit dans lequel il s’allonge, dort la nuit et dont vous connaissez les dimensions sans les avoir demandées.
Sauf que ce lit, il ne vous invite pas dedans.

Après cinq mois de patiente observation et de renoncement patient, il y avait de quoi me renverser. Heureusement que j’étais bien assise. Sinon, je serais tombée le cul par terre.
Dans les poils de chien que Socrate avait semés sous la banquette.
Par Chut ! - Publié dans : Nouvelles et essais
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Mardi 8 janvier 2 08 /01 /Jan 02:14
J'ai écrit ce texte - autobiographique - il y a maintenant sept ans (de réflexion :) ).
J'avais envie de vous le livrer, à peine corrigé. Preuve que l'on peut rire de tout, y compris de soi et de ce (celui ou celle, ne soyons pas sexiste !) qui nous a aplati le cœur, à l'époque...


1 - DEUS EX CANINUS


La première fois que j’ai vu Dermott, j’étais loin de me douter qu’il mesurait 2m02. Il faut dire qu’il était assis - ou plutôt recroquevillé - sur la banquette de moleskine rouge d’un café très parisien, qu’une large allée, deux serveuses et quatre tables nous séparaient et que j’ai une très mauvaise vue. Et les bouffées de fumée que s’obstinait à me souffler mon voisin n’arrangeaient rien à ma conjonctivite chronique.

Ce jour-là, donc, en un novembre pluvieux de l’année 2000, je larmoyais des yeux et Dermott était encore pour moi un homme tronc. Solidement arrimé à un livre épais où il était question de froggies.
Ce jour-là aussi, j’avais un rendez-vous qui m’avait fait louper le clou du spectacle : le dépliage de l’homme tronc. Car, bien que doté de longs bras, de longues mains et d’un buste fort attrayant, l’homme tronc était loin d’être cul-de-jatte. Sans mentir, ses fesses devaient bien culminer à 1m40 du plancher des vaches. De toute évidence, je lui arrivais à peine à la ceinture.

En quittant le café, je me surpris à penser au genre de filles que devait aimer l’homme tronc.
Grandes et maigres sûrement, pour faire pendant à son buste qui annonçait des proportions plus que respectables.
Silencieuses et cultivées, sans doute, pour ne pas déparer le coin lecture qu’il instaurait avec lui-même et sa table. Lire Paris Match en face d’un type qui se délecte d’un bouquin étranger sur les froggies, c’est se condamner à une honte sans faille. Or moi, j’aime bien papoter de la pluie et du beau temps, faire la conversation aux murs si besoin est, Gala en semaine, Voici le lundi, Marie Claire vers le quinze du moins, et malgré mes talons échasses de huit centimètres, le haut de mon crâne atteint à peine 1m70.
Bref, à première vue brouillée, l’homme tronc était destiné à user le fond de son jeans trop large sur sa banquette rouge, à distance très respectable de ma compagnie dont, de toute façon, il n’aurait su que faire.

La vie se résume souvent à une sombre répétition. Surtout pour moi, femme de (mauvaises) habitudes. Couchée bien après l’heure des poules, rarement d'attaque avant midi, j’explore, exploite et épuise toutes les situations du quotidien. C’est ainsi que chaque jour, après une douche brûlante et une large ration de caféine, je prenais, un tantinet fébrile, le trottoir rectiligne qui menait à ce café parisien.
Invariablement, j’y retrouvais l’homme tronc.
Le seul changement notable dans ce décor figé était le titre de son livre. Car il ne faisait pas semblant de lire, le bougre. Il prenait même une sérieuse option sur la Formule 1 du livre de poche. Après les froggies, ce furent Les Particules élémentaires (excellent bouquin, j’approuvais in petto dans mon coin), puis un roman américain format Bible.
Enfin, ayant écumé les rayonnages de sa bibliothèque comme d’autres raclent les fonds de tiroir, l’homme tronc passa à des lectures plus absconses (profanes s’abstenir) : des articles de médecine anglais aux titres incompréhensibles, qui se mirent bientôt à encombrer son maigre champ d’horizon. Son baise-en-ville débordait de feuilles bardées de pattes de mouche et il n’était pas rare qu’il s’étale sur la table voisine, m’invitant ainsi à jouer mon rôle favori : celui de la casse-pieds.

Je survolais de mes yeux embrumés la salle du café et finissais par fondre sur la table surchargée de papiers, l’obligeant à opérer de fatigantes translations spatiales. À mes protestations polies de ne pas vouloir le déranger, il répondait par un sourire tendu, avant de repiquer du nez sur ses feuilles.
Au bout d’un mois de patiente observation à m’en user les cils, mes convictions étaient faites :
1) L’homme tronc était médecin, austère et grand lecteur.

2) L’homme tronc ne se séparait jamais d’un compagnon bruyant, qui se manifestait à tout bout de champ. Se trouver à côté de lui équivalait à superviser le standard d’une entreprise spécialisée en téléphonie mobile – ce qui démontrait que la vie sociale agitée d’un homme tronc est paradoxalement proportionnelle à sa capacité mutique.

3) L’homme tronc avait, malgré son téléphone portable et ses nombreux amis invisibles, un net penchant autiste. Sous ses rares coups d’œil alentour, les gens se métamorphosaient en plantes vertes et moi en potiche. Les autres semblaient lui faire autant d’effet que des bandes de papier peint fraîchement ripolinées et lorsque - une fois n’est point coutume - il se mettait à parler (« Un café s’il vous plaît », « L’addition »), ses yeux prenaient une tangente pressée vers le plancher.

4 ) L’homme tronc collectionnait les T-shirts formatés pour remonter lorsqu’il tendait les bras et bâillait, découvrant une peau brune et soyeuse.

5 ) L’homme tronc et ma petite personne n’étaient pas du tout destinés à nous parler, moins encore à nous connaître, et moins encore à rouler emmêlés sur un quelconque tapis.

Et pourtant… Dans mon enfer personnel et privé je lui tissais déjà une place de choix. Le tout était de l’y mettre, et je ne savais pas comment.

Nul besoin d’une longue-vue pour remarquer que l’affaire était fort mal engagée. Dans l’aquarium de ce café aux vitres embuées de perles d’eau, aux plantes croissant comme des algues sous-marines, aux serveuses gaulées comme des sirènes des Trois Suisses, mes pensées s’engluaient dans un mazout aussi liquide que mon café.
L’homme tronc, lui, prenait des airs de méduse. Un seul regard de ses yeux pétrole et je me changeais en statue tétanisée, cigarette en l’air, sourire imbécile greffé sur le visage. Vus la contraction spasmodique de mes maxillaires, mon manque total d’à-propos et son imperméabilité congénitale, toute ébauche de conversation promettait d’être périlleuse. Ce qui ne m’empêchait pas de me draguer les neurones à la recherche d’une entrée en matière adéquate :
- Vous venez souvent par ici ?
Idiot, j’avais déjà la réponse.
- Alors, comme ça, vous êtes médecin ?
Super. Avec un peu de malchance, il embraierait sur l’épidémie de grippe hivernale.
- Vous avez du feu, par hasard ?
Génial. Une fois son briquet tendu et ma clope allumée, il me resterait à lui demander si sa grand-mère fait du tricycle dans les allées du Père-Lachaise.

Le terrain avait toutes les apparences du glissant. Il fallait donc se rabattre sur du concret. Sur les lois de la physique élémentaire, à défaut du physique engageant. Sur une loi de la gravité terrestre mâtinée de ma gaucherie naturelle : tout objet délogé de sa place finit par toucher le sol.
Je me métamorphosais donc en tombeuse toute catégorie. Devant moi s’ouvrait une radieuse perspective de femme à laquelle rien ne résiste, et surtout pas les affaires d’un homme tronc.
Un simple appel du pied sous la table et tout se ruait à mes pieds : le cendrier, son baise-en-ville, ses feuilles et ses articles.
Il se bornait à ramasser le corps du délit d’une main lasse.
Chaque chute scellait ma victoire et son exaspération.
Au bout de quelques séances de travaux appliqués, la tiédeur de nos rapports avait viré au polaire, avec option sur igloo clef en main.
Voilà qui tombait bien : tant d’indifférence m’ayant habillée pour l’hiver, je ne sortais plus sans mon manteau pure laine.
Par Chut ! - Publié dans : Nouvelles et essais
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Lundi 7 janvier 1 07 /01 /Jan 23:31

Voilà déjà une paire d'années que j'ai contracté le virus de la bougeotte. Lorsqu'il se réveille, les symptômes en sont évidents : j'ai la tête qui chauffe, les jambes qui me démangent. Je tourne en rond comme un hamster dans sa roue. Je mouline à vide. Je m'ennuie. Je me racornis, je m'étiole.
Les couleurs de ma ville s'affadissent, les perspectives perdent leur relief. Le monde devient gris et plat.

Dans les librairies, seule la section consacrée aux guides de voyagem'attire. Sur le net, seuls les sites de vols secs m'intéressent. J'y rentre des destinations au hasard. Je vérifie les disponibilités, compare les prix.
J'égrène à haute voix des noms comme autant de formules magiques : Kuala Lumpur, Oulan Bator, Antananarive, Nouakchotte, Colombo...

Scotchée à mon écran, je me prends à rêvasser : la semaine prochaine, je pourrais piquer une tête dans l'océan indien ; explorer les îles sauvages d'Andaman ; galoper à cheval dans les steppes ; traverser le désert à dos de chameau ; dormir à la belle étoile ou déguster des brochettes de scorpionL

L'ailleurs m'obsède. Je veux y aller, je veux l'étreindre.
Croquer dedans, mordre au travers.
Vivre plus fort, vivre plus vite. Vivre, tout simplement.

Un mois pile que je suis rentrée d'Asie et je brûle déjà de repartir.
J'ai la profonde nostalgie des sourires birmans, des épices thaïes qui emportent la bouche, de l'odeur tenace et écœurante de l'encens. De langues que je ne comprends pas et de l'anglais que je m'efforce de parler sans accent. Des promenades sans but et des visites guidées. Du silence des temples et de la cacophonie des klaxons. Du bruit des ventilateurs et du ressac des vagues.
Cette année, je l'espère, je retaillerai la route. Chargée de mon sac, d'un calepin et d'un appareil photo.Un aller simple en poche, sans date fixe de retour ni plan de voyage. L'inconnu ne me fait pas peur, c'est lui que je viens chercher. Enfin disponible, ouverte, nettoyée de la crasse qui m'oxyde les yeux et m'entartre le cerveau.
Je ne souhaite rien prévoir ni calculer. Juste jouir de la liberté totale d'être ici aujourd'hui, demain où je veux. Il y aura toujours un bus, un train, un bateau ou une barque pour m'emmener.

Tailler la route2En voyage, je me laisse porter par les rencontres.

Je passe une heure, un jour, une nuit ou une semaine avec quelqu'un que je ne reverrai jamais.

Peu m'importe. Nous avons partagé des instants, c'est cela qui compte : le présent mais pas l'après.
Toi, tu as l'heure ; moi, j'ai le temps.
Et si je ne l'ai pas, je le prends.


Bien sûr que certains jours où je regrette d'être là, à l'autre bout du monde. Livrée à moi-même, aux hasards et contrariétés qui m'agressent.

Je tuerais les chiens et les punaises qui m'ont empêchée de dormir la nuit.

J'exterminerais les moustiques qui me dévorent.

Je râle contre une chambre d'hôtel payée dix fois trop cher pour un confort minable.

Je peste contre les 7 heures enfermée dans un bus cahotant.

Je maudis la mousson qui me détrempe, faisant pourrir mes vêtements.
Je suis épuisée, nauséeuse, je vendrais mon âme pour rentrer chez moi.
Puis ras-le-bol et découragement s'estompent.

Le soleil se lève, je suis requinquée, prête à reprendre mon chemin.

Pour certains, le voyage est une fuite. Pour d'autres, une simple évasion. Pour moi, c'est une prise de recul.
À des milliers de kilomètres de ma vie quotidienne, je la saisis sous un autre angle. Je relativise l'accessoire, m'approche de l'essentiel.
La pauvreté des pays que je traverse me rappelle que je suis née avec un frigo plein et une cuillère d'argent dans la bouche. Ma trousse à pharmacie que je serai soignée si je suis malade. Mes carnets que je ne serai pas torturée pour y avoir couché mes idées.
J'ai eu la chance de naître libre dans un pays libre et pourtant, j'ai envie de le quitter.

C'est probablement le paradoxe du voyage : tout avoir et désirer autre chose. Encore plus, peut-être.

Par Chut ! - Publié dans : Voyages, voyages
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Dimanche 6 janvier 7 06 /01 /Jan 01:25
undefined Les bottes sont pour moi d'obscurs objets de désir.
J'adore glisser mon pied à l'intérieur, comme dans la gangue d'un fruit entr'ouvert et à peine mûr ; sentir leur tige me caresser le mollet ; entendre le chuintement de leur fermeture qui se referme ; regarder mes jambes enveloppées d'une gaine de cuir, de nubuck ou de vinyle. Et me découvrir enfin dans la glace, cuisses tendues et reins creusés, juchée en équilibre sur de hauts talons.
Car pour moi, bottes et talons vont forcément de pair. Carrés, bobine ou aiguille, ils donnent forme et
noblesse à la matière. Cambrent la cheville, élancent la silhouette en sublimant ses rondeurs.
Leur martèlement même n'est pas anodin.
Clic, clac.
E
n temps de guerre, attribut de l'occupant résonnant sous les fenêtres, il semait la terreur.
En temps de paix, inoffensif, il s'égrène comme une musique. Note claire, silence, double croche et soupir. Essence de la féminité.
Si les jambes des femmes sont des compas
qui arpentent le globe terrestre, les bottes en sont les aiguilles pointant le nord.      
                                                           Magnétique(s), forcément.


Un des avantages des bottes (non négligeable pour les coquettes...) est de se marier
avec tout. Jupe courte, pantalon large façon cosaque, jeans retroussé sur le genou... Grâce à elles, la tenue la plus banale devient fatale.

Je l'avoue sans difficulté : des bottes je suis aussi collectionneuse que toquée. P
as moins de dix paires s'alignent au garde-à-vous dans ma penderie. Certaines n'en sortent que rarement. D'autres ont parcouru sans répit les rues de ma ville. Celle qui a ma préférence est sortie craquelée de toutes nos randonnées. Compagne de route au cuir patiné, à la semelle polie par le macadam, elle paye sa servitude au prix de son usure. Je ne l'en aime que davantage.

Il y a dix ans, alors que j
e me tuais en études sérieuses, je me servais des bottes pour briser les codes : le mardi, c'était paléographie. Et le mardi, je grimpais quatre à quatre les escaliers, en retard, courte vêtue et haute bottée.
Derrière la porte de la salle, ça ne rigolait pas, ça traduisait.
J'entrais sans frapper. En rang d'oignon derrière leur pupitre, de jeunes étudiants déjà vieux. Futures momies aussi parcheminées que les manuscrits. Repoussoirs instruits auxquels je ne voulais pas ressembler. Les textes rébarbatifs du Moyen Âge avaient fini par déteindre sur leur esprit. Clos comme des châteaux hérissés de remparts, protégés par les douves de la bienséance.
Je traversais l'allée dans un silence de mort. Sur mon passage, les regards baissés se relevaient. Convergeaient sur le corps du délit. Non le mien en entier, seulement une partie : mes cuissardes.
Je m'asseyais et ouvrais mon classeur pliée de rire.

Aujourd'hui, j'aime à me faire lécher les bottes. Au sens propre, bien sûr.
Mais ceux qui s'adonnent à ce plaisir ignorent la profondeur du mien, parce qu'ils ne savent pas ce que les bottes signifient pour moi.
Finalement, le fétichiste n'est pas toujours celui auquel on pense...
Par Chut ! - Publié dans : Accessoires et fanfreluches - Communauté : xFantasmesx
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Samedi 5 janvier 6 05 /01 /Jan 22:46
Souvent, en rédigeant ce blog, je m'interroge : n'est-il pas impudique ?
Nombre d'articles relèvent de l'intime, de la confession (très) privée.
J'y couche ce que je n'ai même pas révélé à des proches. Je m'y expose au risque de déranger le visiteur. Étranger à mon histoire, il ne souhaite peut-être pas y entrer.
Bien sûr, il est libre de suspendre sa lecture, de quitter la page, de ne jamais revenir.
N'empêche... Ne se sent-il pas gêné d'avoir entrebâillé une porte qui, à ses yeux, aurait dû rester fermée ?
J'ai peur de lui causer un embarras auquel il ne s'attendait pas. Ou de susciter une curiosité malsaine que je n'ai pas cherché à faire naître.
Son jugement m'est par contre égal. Qu'il me considère radoteuse, déraisonnable, dépressive, je m'en fiche. Je suis certainement tout cela à la fois, mais pas assez pour qu'on m'en fasse le procès.

Bien sûr aussi, je dis beaucoup, mais je ne dis pas tout. Se confier ne signifie pas se répandre, ouvrir les vannes sans contrôler le débit de ce qui jaillit. Certains actes, événements ou pensées resteront frappés du sceau du secret. Leur place n'est pas ici, mais auprès de mon compagnon, de mes amies, ou enfouis dans mon cerveau.
N'empêche... Ce que j'écris n'est-il pas déjà trop ? Souvent, je me le demande.
Je crains d'indisposer les personnes qui me sont chères (et toi en particulier, S. mon adorée). De leur infliger des récits qui les heurtent, une violence dont elles préfèreraient se garder.
De l'intime au sordide, la limite est ténue. Si ténue qu'elle n'est qu'une question de point de vue.

Je sais également que le contenu de mon blog est susceptible de se retourner
un jour contre moi.
Que l'on perce mon anonymat n'est pas à mes yeux un réel problème : j'assume qui je suis et ce que je produis ; j'imagine mal quelqu'un me harceler au téléphone ou poireauter en bas de mon immeuble.
De mon côté,
cela supposerait une importance que je n'ai pas ; du sien, beaucoup de temps à perdre...

Probable, en revanche, que mes confessions me mettent en porte-à-faux par rapport à ceux que je fréquente de loin. Ils ont un accès à moi que je n'ai pas à eux. Je les crois cependant assez délicats pour ne pas le mentionner ni en tirer avantage.
Plus embêtant : elles pourraient servir de leviers à des âmes mal intentionnées. Tous les lecteurs ne sont pas bienveillants, l'expérience des forums me l'a prouvée.

En dépit de tout cela, je pense (j'espère) garder assez de recul. D'abord pour ne pas me livrer au point de me vider, de me perdre, de me nuire. Ensuite pour m'exposer en me gardant malgré tout à couvert.
L'écriture est pour moi un exercice duel et salvateur : à la fois transcription au plus juste et mise à distance. Ma vie a beau m'appartenir, dès le moment où je la publie, elle m'échappe. J'ai beau être seule à la vivre, tout d'un coup, je la partage.
Forcée, cette dépossession serait un pillage. Consentie, elle est source de richesse.
Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso
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