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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Une vie aux Philippines

Dimanche 12 juin 7 12 /06 /Juin 11:44

 

JeepneySix heures moins le quart... Vite, je vais rater le dernier jeepney. Un tricycle (petit véhicule couvert propulsé par une moto) s'arrête à ma hauteur.

J'y grimpe et lance :

- Terminus des jeepneys, please !

Le chauffeur affiche un air surpris. Quoi, moi l'étrangère, la blanche, la riche, j'utilise les transports publics ? Lui peut me ramener à la maison. Mon retour sera plus confortable, plus court, moins chaotique.

Refus poli. Non, décidément, je rentre en jeepney. 


Prendre un jeepney, c'est une expédition au goût parfois sauvage, une vraie expérience couleur locale, un concentré de Philippines. Façon tampons apposés sur un passeport, ces bus mâtinés de camions sont des marques fortes de l'identité nationale. Leurs carcasses aussi cabossées que bariolées s'ornent, sur les flancs, à l'arrière, de rappels religieux :

In God we trust, Praise the Lord, Be honest even if the others are not, God has a plan for everyone...

Les inscriptions changent d'un véhicule à l'autre, me faisant sourire à chaque fois.


Pour le confort, on repassera : les ouvertures ménagées dans la carrosserie n'ont pas de vitres. Douche garantie en cas de pluie, si les bâches protectrices tardent à être baissées. Le toit est si bas qu'il empêche de se tenir debout. Les sièges se résument à deux méchantes banquettes plus raides que la justice.

Pour l'aspect pratique, en revanche, carton plein. Pas la peine de chercher une station en bord de route, celles-ci n'existent pas. Pour arrêter un jeepney, il suffit de faire signe à son conducteur. Le véhicule ralentit, stoppe deux secondes et repart... mais peut aussi, s'il est trop chargé, filer tout droit dans un nuage de poussière.

L'inconvénient de ces haltes incessantes ? Le temps de trajet, parfois multiplié par deux. Voyager local suppose de n'être ni pressé, ni stressé. Dans un pays où tout marche lentement, souvent avec les moyens du bord, nos exigences d'Européens se trouvent rudement éprouvées. Ici comme ailleurs, les grandes leçons du voyage sont détachement et patience...

 

 

 

Take ma for a ride 2

L'arrêt du bus se commande avec une pièce de monnaie. Vigoureusement frappée contre un montant métallique, elle proclame "stop, merci !".

Si le fracas du moteur couvre ce faible cliquetis, les passagers donnent de la voix, tous en choeur.

Solidarité oblige, jamais on ne vous laissera manquer votre arrêt.

La course se règle à la fin, au petit gars du marchepied.

En montant, inutile de lui réclamer un ticket. Il n'en délivre pas, mais sa mémoire ne le trompe jamais : il sait parfaitement qui est monté où, calculer le prix dû et rendre la monnaie en un éclair.

Contrôleur, placeur d'âmes, il joue aussi les rabatteurs, hurlant à tous les vents le terminus de son bus, attirant à lui les indécis et poussant les badauds à y grimper fissa. A son coup de sifflet, hop, le chauffeur redémarre.


Côté horaires, les jeepneys n'obéissent à aucun. Alors qu'ils devraient être garés à la station, celle-ci est parfois vide, indice que les voyageurs attendront longtemps. Ou les véhicules sont bien là, mais sans conducteur. Ils ne s'ébranlent qu'une fois pleins, opération pouvant prendre plus d'une heure - ou dix minutes selon l'affluence.

Et pleins, aux Philippines comme au Myanmar ou en Inde, cela signifie bourrés.

Dix passagers ne suffisent pas, c'est trente qu'il faut, comprimés dans un espace pour vingt. Une fois les banquettes remplies, le petit gars du marchepied apporte un long banc de bois. Puis un deuxième qu'il place au centre de l'étroite travée.

S'il n'y a pas de bonnes places dans un jeepney, celles-ci sont les pires. Ni dossier pour s'appuyer, ni bords de fenêtres auxquels s'accrocher, ni espace pour les jambes ou les sacs. En équilibre précaire, les bancs tressautent en précipitant leurs occupants sur leurs voisins.

 

Adieu pinoy 1Le véhicule est chargé à bloc ? Direction le toit et le marchepied arrière.

Sur le toit, on grille sec.

Sur le marchepied, on s'accroche ferme.

La consigne : agripper n'importe quel support à s'en faire blanchir les jointures. Sinon, entre cahots et ornières, la course risque de s'achever en roulé-boulé sur la route.

Les gros ballots ne voyagent d'ailleurs pas avec leurs propriétaires. Trop encombrants pour la cabine exiguë, ils sont ficelés sur le toit. Parfois à la va-vite, ce qui donne lieu à d'ambitieux paris.

Tombera, tombera pas ?

Sur les tronçons les plus fréquentés, un jeepney ressemble à une grappe géante de corps tassés, assis, debout, suspendus pêle-mêle dans un fatras de bras, de jambes, d'animaux et de sacs.

 

Pour tromper l'attente d'avant départ, il y a les vendeurs ambulants de friandises. Souvent des femmes âgées qui proposent cacahuètes, graines grillées, chips et biscuits enveloppés dans des sachets.

Il y a, surtout, le téléphone. Jamais, dans un autre pays, je n'ai vu autant d'accros à leurs portables. Les Philippins envoient des textos à longueur de journée. En parlant, en cuisinant, en mangeant, en conduisant, en servant un client.

Un peso* le sms, ça ne fait pas cher de la conversation.

 

- Vous êtes arrivée, Mâ-âm !

Le tricycle me dépose sur un terre-plein cerné de flaques. Impossible de deviner qu'il s'agit de la station. Nul panneau, nul écriteau, nul préposé, juste quelques véhicules arrêtés et des gens qui patientent. On m'indique gentiment mon jeepney.

Par chance, une quinzaine de passagers est déjà installée. Je me plie en deux pour me hisser à l'intérieur. Aussitôt, une brume de chaleur moite et d'odeurs mêlangées me piquent les narines. Ca sent la transpiration, le parfum bon marché, la nourriture et les épices. Pas le poisson séché ni le durian**, heureusement.

 


Take me for3Je m'assois derrière la découpe d'une fenêtre. Espère, en vain, un souffle de vent.

 Dehors il fait très chaud. Mais dedans, avec le soleil frappant la tôle, c'est l'étuve, le sauna, le hammam.

La sueur dégouline de mon front à mes joues, de mes seins à mes cuisses. Mes vêtements, secs cinq minutes auparavant, se transforment en ventouses de tissu.

Me voilà en nage, aussi liquide qu'un jus de calamansi***.

Des femmes se rafraîchissent avec des éventails de fortune. Une fillette glapit en s'accrochant au cou de sa mère. C'est la seule à protester ouvertement, attentifs que sont les autres à se changer en statues.

Surtout économiser son souffle et éviter les mouvements superflus.

Départ.

La brise de la vitesse me caresse les joues, les épaules, les bras.

Je souris.

Dans une heure, je suis chez moi.

 

*1 euro = une soixantaine de pesos, selon le cours du jour.

**Le durian est un fruit exotique à l'écorce verte hérissée de pointes. Son odeur est si forte et caractéristique qu'il est interdit dans nombre de transports et de lieux publics. Les effluves de durian sont particulièrement difficiles à supporter pour nos nez occidentaux. Certains voyageurs trouvent qu'elles ressemblent à des remugles d'égout, de vomi ou de putois, mais en apprécient le goût. Pour moi, la saveur vaut l'odeur... malgré ma répugnance, je me devais de tester !

***Petit citron largement utilisé dans la préparation de plat et de jus.  

 

 

 


Take me for a ride 3

 

1re photo de Dieter Biskamp ; 2e, DR ; dernière, perso, Cebu City, mai 2011.

Pin-up de Gil Evgren.


 

 

 

 

 

 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Samedi 11 décembre 6 11 /12 /Déc 20:16

SakitSeize heures. C’est le milieu de l’après-midi, presque le début du soir. Sous les tropiques, la nuit tombe tôt. Vers cinq heures et demi, quelle que soit la saison d’une latitude qui n’en connaît que deux : la chaude et sèche ou la chaude et mouillée.

Je souris en repensant à mes arrivées à Bangkok. A cette gifle d’étuve lorsque s’ouvrent les portes de l’aéroport. A chaque fois, les premières minutes, l’humidité brûlante m’étouffe, me forçant à ouvrir grand la bouche pour ne pas suffoquer. Inhalation brutale d’une saveur désormais familière, âcre mélange de sueur humaine, de gaz d’échappement et de caoutchouc brûlé.

Pour qui débarque d’Europe, l’air des tropiques est pire qu’un drap violemment rabattu. Il a la densité d’un vêtement trop lourd et serré, l’épaisseur de la fatigue d’une nuit sans sommeil. Cet air en étau aux mâchoires trop ajustées est l'étreinte qui signe mon retour à la maison.

 

Je traverse lentement la grande place. Ombragée d’un chapiteau et ouverte à la brise, elle a des airs de vacances en terrasse. Pourtant, personne ne musarde près de ses arcades. Personne, non plus, n’y est attablé. Déserte, elle est tranquille, si étrangement calme au milieu de cette ville trop bruyante.

La karenderia ou petit restaurant local est fermé. Les marmites trônant d’habitude sur le comptoir de bois ont été rangées. Lorsqu’elles sont pleines, on en soulève les couvercles sous l’œil de la cuisinière qui, selon les goûts de chacun, recommandera ceci plutôt que cela.

Un regard aux mets et on fait son choix.

Le frigo n’est pas utilisé pour stocker les plats. Cuisinés au matin, ils restent toute la journée dehors et sont servis froids. L’ambiance est comme les récipients en plastique, chaleureuse et sans chichis, à la bonne franquette d’une table pas franchement propre et d’un sol parsemé de détritus.

Un coup d’éponge, un coup de balai et hop, il n’y paraîtra plus.

 

Sakit 2

Encore quelques pas pour laisser le chapiteau dans mon sillage.

Je m’arrête.

Réflexologie plantaire, clame la pancarte de toutes ses majuscules.

C’est bien là que Bertille m’a emmenée il y a quelques mois. Je reconnais la porte branlante et l’affiche au pied malhabilement dessiné. Sa plante ressemble à deux oranges écrasées, ses orteils à des huîtres collées sur un rocher. Punaisé en dessous, un panneau récapitule les horaires de travail.

Samedi. Fermeture à 21 heures.

Moi qui craignais de me heurter à une porte close, me voilà rassurée.


J’entre. Depuis la dernière fois, rien n’a changé. L’air est toujours aussi moite en dépit du ventilateur turbinant à plein régime, la pièce aussi petite, le mobilier aussi usé.

Construite jusqu'à mi-hauteur, une cloison s’orne d’une moustiquaire. Le fin grillage découpe au cordeau la pièce attenante. Des hommes y vont et viennent mais la plupart, assis en duos, ne bougent pas d’un pouce. Parfois rompu par un rire vite réprimé, le silence est recueilli, l’atmosphère studieuse.

Je plisse les sourcils. Mais que font-ils donc là-dedans, tous ?

Je me promets de vérifier en sortant, et jamais n’aurais deviné que, concentrés, passionnés, ces hommes jouent. Aux échecs.

 

Sakit 3bisLa patronne s'arrache de son livre de compte. Me souhaite la bienvenue en visayan. S’enquiert de ce que je désire.

Je lui désigne mes pieds et elle, une des chaises en plastique.

J’y attends mon tour en sortant de mon sac le nécessaire à massages. Une petite serviette rose, une bouteille d’huile, un flacon d’alcool.

Chaque nouveau client peut l’acheter au salon contre une somme modique. Revenir avec autant de fois qu’il le désire.

Dans cet établissement, rien n’est fait pour pousser à la consommation. On réutilise, remplit, recycle au lieu de jeter.

D’ailleurs, aucune employée, une fois sa tâche achevée, n’insistera pour vous vendre un autre service. Un massage du dos alors que vous préférez en rester aux pieds. Un massage des pieds alors que vous souffrez du dos.

 

Encadrés sur le mur d'en face, des clichés aux couleurs passées. L’équipe de la patronne en rang d’oignon, debout, souriante, un peu guindée façon photo de classe, quand on prend, gênés, une pose maladroite.

Les légendes indiquent : sixième, septième, huitième anniversaire.

Le lieu a vieilli au même rythme que ses occupantes. Et, en dépit des coups d’éponge et de balai, dégage toujours une impression d’à peu près. Même propre, il paraît douteux, mais se fier à sa mine serait une erreur. S’il est complet, c’est que les masseuses y sont excellentes.

La mienne est une femme d’âge mûr, aux cheveux grisonnants tirés en queue-de-cheval. Quand elle sourit, le réseau de ses rides lui dessine un deuxième visage.

Je ne la reconnais pas mais elle, si. Comme sa collègue qui, aussitôt, me demande des nouvelles de Bertille.

- Elle va bien, dis-je.


Sakit 4bisLa conversation roule, décousue, heurtée, souvent interrompue.

Depuis quand suis-je sur l’île ?

Où se trouve ma maison ?

Bertille vit-elle avec moi ?

Ai-je un homme dans ma vie ?

En suis-je amoureuse ?

Ces questions de plus en plus indiscrètes m’amusent.

Peu d’étrangers, peut-être même aucun, ne fréquente ce salon. Il est trop à l’écart, trop défraîchi, trop peu engageant pour attirer les touristes.

Du coup, une « puti » - une blanche - ne peut que susciter la curiosité. Ce qui paraîtrait offensant en France ne l’est d’ailleurs pas aux Philippines, où les territoires de l’intime, leur contenu et leurs limites ne se dessinent pas à l’identique.

- Pourquoi n’as-tu pas d’enfants ? est dans ce pays orienté famille une question normale.

- Mais tu as toujours tes règles, non ? n’a rien d’une impolitesse.

- Dans ce cas, parfait ! Tous les espoirs sont permis ! tient lieu de sincère encouragement, presque de soulagement.

Ces femmes à la tête de familles nombreuses, souvent très jeunes à la naissance de leur premier bébé, ne peuvent se figurer une vie sans enfants.

L’identité de femme passe ici par celle d’épouse et de mère, du regard porté sur soi par les autres jusqu’aux formulaires officiels. Médecins, hôpitaux, agences de voyages, bureaux de l’immigration… Partout, toujours, les fiches à remplir comportent la rubrique statut : mariée, veuve, célibataire. Rarement divorcée, puisqu’aux Philippines, le divorce n’existe pas.

 

Sakit 3A la discussion très vite tout le monde se mêle. Patronne, employées, clients, chacun y va de son avis, de son conseil, de son grain de sel.

Ca papote, ça caquète, ça rigole sans méchanceté aucune, juste pour le plaisir d’échanger, commenter, surenchérir.

Il y a dans toute cette agitation un côté si bon enfant, une franchise parfois si naïve qu’il est difficile de s’en offusquer.

C’est la simplicité qui prime et règne, des questions personnelles aux rots sonores que personne n’étouffe.

En attendant, de digressions en éclats de rire, la masseuse travaille sur mes pieds.

- Sakit ! Sakit ! (Ca fait mal !)

Chacune de mes protestations me vaut un regard aussi compatissant que malicieux.

- And here ?

- Sakit !

Entrée dans ce salon fourbue, j’en ressors à la nuit noire, chaussée de semelles de vent.

Dans la boîte à pourboire j’ai glissé un gros billet.

C’est bientôt leur neuvième anniversaire.

 

 

Photos : Roman Signer, Bill Brandt, Elmer Batters,

Cornell Capa, Richard Avedon. 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Lundi 6 décembre 1 06 /12 /Déc 06:59

Bat balançoireLa sorcière me tendit sa lanterne en m’ordonnant de prendre un bonbon.

Je glissai ma main dans la citrouille en plastique, évitai la bougie et pêchai un chewing-gum.

- C’est bien la première fois qu’une créature de l’au-delà m’offre une sucrerie ! m’esclaffai-je.

- You’re welcome, Mâ-âm !

La voix sortait étouffée et bizarrement aiguë de derrière le masque. Sous les os du crâne grossièrement peints, je devinai un sourire.

Le mort-vivant prit la sorcière par le bras. Tous deux se détournèrent pour poursuivre leur chemin, éclairés au lampion qui pendouillait à son fil.

 

Je repassai devant le bar où le propriétaire de ma maison éclusait de la San Miguel, la bière nationale, dans une énorme chope.

La soirée avait dû commencer depuis un moment. Il était tellement ivre qu’il aurait fait du gringue à un barreau de chaise.

Son anglais s’emmêlait à son allemand et son accent, plus épais que jamais, devenait si guttural et râpeux que je peinais à le comprendre.

Mais au travers de ses phrases hachées je saisis l’essentiel.

Il savait que je devais partir pour un moment.

- Probablement une semaine, peut-être un peu plus, avais-je annoncé.

La semaine avait passé. Puis une autre. Et une autre encore sans qu’il ne me croise à la plage. Dans la maison, sur la terrasse, il n’y avait plus de lumière. Il finit par s’inquiéter, s'obligeant toutefois à la patience.

Encore deux jours et il viendrait aux nouvelles.

- Je me demandais vraiment où tu étais passée, si tu allais bien. J’ai pensé à un accident, à un retour précipité en France...

Lui et moi n’avons jamais été intimes. Nos rapports se bornent au paiement du loyer, aux réparations à effectuer dans la maison, à de brèves conversations de bar.

Sa sollicitude me toucha.

 

Comme une appartenance 2

Good evening, Mâ-âm ! me lança une silhouette sur la route.

Je répondis en pensant au cortège des saluts qui m’entourait depuis la veille. Aux Long time no see !Hey, where have you been ? des gens que j’ai croisés.

Expatriés de tous pays, habal-habal (conducteurs de moto-taxi), serveuses de mon restaurant préféré, masseuses sur la plage… toutes ces personnes que, pour la plupart, je connais qu’à peine mais qui ont remarqué mon absence.

- Non, non, je n’étais partie. Mais bientôt, en décembre, oui…

J’ai songé que c’était peut-être cela, être chez soi. Avoir un point fixe auquel retourner plusieurs semaines de suite, des habitudes qui rythment le quotidien, le sentiment de laisser une place vide quand on part.

Et des détails aussi minuscules qu’un double de clés caché sur la terrasse, dans un pot de fleurs ; qu’un bon livre gardé sur l’étagère pour un plaisir longtemps différé ; qu’une robe aimée accrochée dans la penderie ; que des affaires achetées peu à peu pour embellir, faciliter, améliorer le quotidien.

 

Il y a neuf mois, j’arrivai ici avec quelques pantalons et tee-shirts, le sac rempli aux trois quarts par ma combinaison de plongée, mes palmes, mon masque, ma trousse à pharmacie et des bouquins.

Un pas grand-chose qui me semblait déjà bien lourd à traîner.

Je refusais de me charger davantage.

À quoi bon, puisque bientôt je retracerais la route ?

Un maillot, la mer, une robe, mon ordinateur et quatre produits de beauté me suffiraient largement.

Pour être heureuse, nul besoin de plus.


Comme une appartenance 3Puis, à mesure de mon installation imprévue, j’eus envie.

De confort, de fantaisie et de superflu.

De rideaux de perle pour orner les portes défraîchies de la maison.

De patères et de cintres pour suspendre mes vêtements.

De verres et de tasses pour ne plus boire dans des gobelets en plastique.

De haut-parleurs pour écouter ma musique.

De ceintures coordonnées à mes boucles d’oreille, elles-mêmes assorties à mes sandales.

D’une longue chemise en soie, crème comme un nuage café au lait, pour dormir.

D’un vrai sac à main à porter en bandoulière, avec plusieurs poches.

Petits achats qui n’ont l’air de rien mais qui, pour moi, avaient le goût du luxe. Un luxe qui finira une fois de plus dans un carton.

On the road again, again...

 

Dernière photo d'Emmanuel Sougez.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Vendredi 5 novembre 5 05 /11 /Nov 17:00

 

GeckoNotre resort s’appelait Action Gecko. Un joli nom, sauf qu’il n’y avait dans cet hôtel pas plus de geckos qu’ailleurs, juste un manager suisse allemand avec des airs de vieux routard. Le genre qui a sillonné la planète avant de se fixer quelque part, parce qu’un jour il faut bien poser ses valises.

Camiguin n'est d'ailleurs pas un endroit pire qu’un autre. Bien au contraire, c'est une charmante petite île, verdoyante et ouverte au tourisme sans excès, encore protégée de l’appétit vorace des entrepreneurs.

 

A Camiguin, nuls resorts en construction à la queue-leu-leu sur le front de mer, vilains amas de béton et de ferraille défigurant le paysage. Si toutefois les touristes ne s’y précipitaient pas, que les affaires s’annonçaient moins lucratives que prévues ou que l’investisseur faisait faillite, les chantiers étaient abandonnés. Les carcasses des hôtels en devenir pourrissaient sur pied, rongées à l’année par la chaleur moite, selon la saison par le soleil meurtrier ou la mousson.


En Indonésie, sur l’île de Samosir, j’eus ainsi le sentiment de m’égarer dans une ville fantôme, désertée des hommes et des dieux. Quand le chantier n’était pas défendu par une triple rangée de barbelés, de portails scellés au cadenas ou de murs hérissés de verre brisé, des enfants y jouaient, ivres de ce merveilleux terrain de jeux, de ces chambres aux fenêtres sans vitres, de ces escaliers s’enfonçant dans la pénombre des étages, du dernier étage inachevé devenue terrasse en plein ciel.

 

A Camiguin, pas de discos pour brailler des hits hors d’âge jusqu’au milieu de la nuit, empêchant quiconque de dormir à vingt lieues à la ronde.

Aux Philippines, les tubes qui saturent l’air des bars, des taxis et les restaurants, qui font fureur sur toutes les lèvres dans les karaokés, connurent le succès il y a vingt ans en Europe. Ecouter – ou subir – cette musique, c’est sauter à pieds joints dans le passé, comme prisonniers d’un temps immobile.

Parfois ce goût du désuet vire à la monomanie. De Maya à Cebu, ce fut ainsi la même chanson qui tourna en boucle dans le taxi. Oui, la même, pendant des heures. A mi-chemin, oreilles au supplice et nerfs en pelote, je suppliai le conducteur de changer de disque. Il se contenta de hausser les épaules. Heureusement, les autres passagers m’appuyèrent. Eux aussi en avaient assez cette scie leur vrillant les tympans.

Vaincu, le chauffeur éjecta la cassette pour basculer sur la radio.

« It’s a heartache, nothing but a heartache… »

Bonnie Tyler, 1978.

 

À Camiguin, au sortir du ferry, aucune nuée de porteurs à bagages, de rabatteurs munis de dépliants d’hôtels, de chauffeurs de moto, de trike ou de taxi. Un nuage, tout au plus, bourdonnant et empressé pour ferrer un client avant le voisin. Le voisin a beau être un ami, face au touriste, il est d’abord un concurrent.

À Camiguin nulle insistance déplacée, nuls bras agrippant un sac pourtant bien calé sur le dos, au risque de faire tomber son propriétaire. Nulle agressivité non plus. Les arrivées se déroulent dans une ambiance bon enfant, mâtinées de sourires et de joyeuses interpellations :

- Hey, Mâ-âm, Sir, welcome… How are you ?

- Where are you going ? Can I help you ?

À Moalboal, l’ambiance était toute différente. À peine le bus avait-il ralenti qu’elle se massait déjà en lourdes grappes, la cohue des rabatteurs, des chauffeurs et des aigrefins. Avançait et reculait au gré des cahots du véhicule pour s’aligner sur ses portes de sortie. Déjà échevelée et hurlante, brandissant ses poings nus ou des tickets, des panneaux, des pancartes, scrutant l’intérieur de la travée à la recherche d’une proie.

Les Philippins ne les intéressaient pas. La cible, c’étaient les étrangers au porte-monnaie évidemment bien rempli.

Or, dans ce bus déglingué, j’étais la seule étrangère.

 

Marchandage 2Sac sur le dos, j’inspirai un grand coup avant de descendre avec, comme en Inde, l’impression de me jeter dans la fosse aux lions. D’être soudain réincarnée en part de gâteau dont cette foule avide se disputerait les miettes. Ou en pot de miel trop blond, bleu et bronzé dans lequel chaque homme tremperait bien ses doigts.

Fatiguée, je savais que ce jour-là, l’humour me manquerait pour repousser leurs assauts. Les sourires superflus également, aiguillonnée que j’étais par une seule envie : me délester de mes affaires, vite, pour aller plonger, vite.


Dès l’instant où mes semelles effleurèrent la route défoncée, les rabatteurs philippins m’entourèrent. Insistants, carnassiers, menteurs car business is business. Ainsi, le prix annoncé pour me conduire à Panagsama, ma destination, était-il aberrant. Je n’eus même pas l’envie d’en plaisanter, de feindre comme d’habitude l’indignation pour m’exclamer en visayas, yeux au ciel et paume sur le cœur, faisant s’esclaffer les spectateurs alentour :

- ’Sus ginoo, mahal kaayo ! (Seigneur Jésus, c’est très cher !)

Tirer le maximum d’argent des touristes, les « long noses » comme on nous appelle ici, n’est rien moins qu’un jeu, une saynète sous-tendue par l’appât du gain des uns et l’ignorance des autres, les touristes qui, ignorant les prix en vigueur, commettent l’erreur de les convertir dans leur monnaie.

 

Une centaine de pesos, soit deux euros, ce n’est en effet pas grand chose. À peine le prix d’un café dans un bar parisien. Pour un paquet de cigarettes, on n’en parle même pas.

Dans mon pays d’origine, pour deux euros t’as presque plus rien.

Dans mon pays d’élection, c’est ce que touchent, en une entière journée de travail, les serveuses des restaurants de la plage. Moins que ce que je gagnerais, moi, si je vous guidais pour une plongée. Pour vous accueillir au matin avec le sourire, préparer, assembler votre matériel et le laver, charger et décharger votre caisse et vos bouteilles, prendre soin de vous sous l’eau et sur le bateau. Vous ramener sains et saufs au dive shop, les yeux encore brillants des merveilles sous-marines.

Si je travaillais où je vis, je m’estimerais chanceuse : cent pesos serait ma part sur chacune de vos bouteilles. Si j’emmenais quatre plongeurs, celle-ci augmenterait d’autant.

Si je travaillais à Moalboal, cent pesos serait ma part sur chaque plongée. Peu importe que vous soyez un ou cinq. Au final, ma poche ne se garnirait que d’un unique billet.

Depuis que je voyage, je n’ai pas changé d’avis : en ma qualité d’occidentale, rémunérée par un salaire en euros qui ne cesse cependant de se réduire, j’accepte de payer tout un peu au-delà du prix local. Mais « un peu » ne signifie ni une multiplication par deux, ni par trois ou plus.

Dans ce cas, c’est du vol.

 

Du vol, c’était bien ce que me proposait, gaillard et frétillant, le rabatteur du bus. Arguant que pour transporter ma petite personne et mon sac, il s’agissait d’un « trajet spécial, donc plus cher ».

Ma langue claqua contre mon palais dans un chuintement exaspéré.

Des centaines de fois, dans tous les pays, j’avais entendu cet argument et ses variantes fantaisistes : le bus ne desservait soudain plus mon arrêt ; mon bagage n’était pas compris dans mon billet ; le bateau ne lèverait pas l’ancre avant des heures, il fallait en affréter un, privé ; le musée que je comptais visiter était fermé, mais un guide m’emmènerait visiter la ville ; l’hôtel où je n’avais pas réservé était complet, ou en travaux, ou avait brûlé la veille.

- C’est fou le nombre d’incendies dans le coin ! m’étais-je alors moquée.

 

Marchandage 4La main du rabatteur s’égara sur mon bras. Je la délogeai d’un coup de coude. Plantai mes iris au fond des siens pour lui demander, sans que mes mots ne sonnent comme une véritable question :

- Un trajet spécial, vraiment ?

Un tic agita sa joue. Une lueur chancela dans ses pupilles.

« Me prends pas pour une conne, toi… », pestai-je en français.

C’est alors qu’un autre Asiatique m’adressa la parole :

- You’re going to Panagsama ?

Son anglais était hésitant. Sa taille plus grande, sa peau plus claire, son nez plus droit qu’épaté.

« Pas un Philippin… », pensai-je.

En effet, il était coréen, de passage à Moalboal pour plonger.

- Je rentre à mon hôtel, allons-y ensemble, offrit-il. Au fait, je m’appelle Adam. Nice to meet you.

Et de me tendre une main que je serrai, amusée par cet absurde décalage. Politesse incongrue dans un trou des Philippines, lui et moi plantés au coin d’une rue poussiéreuse dans un infernal tintamarre.

 

Le tarif officiel qu’Adam m’indiqua était quatre fois inférieur à celui du « voyage spécial ». Ayant tablé sur deux fois, j’étouffai un sifflement agacé en lui emboîtant le pas.

Le rabatteur, furieux de se voir délesté d’une potentielle cliente, prit alors mon compagnon à parti. Le menaça et l’insulta en anglais et visayas, avec des mots que j’étais apparemment seule à comprendre.

Je finis par m’arrêter pour crier :

- Maintenant, tu te calmes et tu nous lâches ! Compris ?

Il rentra les épaules en maugréant.

Adam et moi prîmes un trike qui nous conduisit, sans palabres ni entourloupes, jusqu’à destination.

Le lendemain j’allais plonger.

Adossée contre mon sac cheveux au vent, demain était tout ce qui m’importait.

 


 Le gecko est de Lesley, la photo d'Elmer Batters,

la toile de Tamara de Lempicka.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Dimanche 10 octobre 7 10 /10 /Oct 17:50

Cebu eiko hosoeAu loin la ligne sombre des montagnes se confond presque avec le ciel. Entre le rivage et la jungle, la mer d’un bleu métallique, d’un immense seul tenant, comme coupée dans un tissu de soie.

Perchée sur un tabouret du bar, je regarde les bateaux bercés par les vagues puis la guirlande électrique. Blanches et rouges, ses loupiotes s’allument et s’éteignent en rythme, caressant de leurs lumières les renflements des bouteilles.

Je pense que je suis bien. Juste là, mon sac de voyage tapi sous mes pieds déchaussés, la tête vide de pensées, présente au monde et à la brise qui m’effleure les épaules.

J’avale une gorgée de café et lève ma tasse à l’horizon qui s’assombrit. Le soir, déjà. Pas de beau coucher de soleil aujourd’hui, les nuages ont dévoré le ciel.

 

 

Avant-hier je me trouvais à plusieurs heures de bus, dans un taxi qui traversait la ville. Mon chauffeur s’appelait Roel. Il s’esclaffa quand je lui dis que je cherchais un bar spécial. Un bar avec des hommes à louer.

- Pas des homosexuels, des hommes qui aiment les femmes. Des gigolos, insistai-je en détachant chaque syllabe.

Roel me fixa dans le rétroviseur. Ses yeux glissèrent sur ma peau bronzée, sautèrent de mes cheveux défaits à mes iris bleus, s’arrêtèrent sur ma bouche, mon collier en bois et mon décolleté.

- Mais madame… s’étonna-t-il. Vous n’avez pas besoin de payer !

Je souris. Prétextai un article à écrire sur le sujet pour lui cacher que la situation m’amusait. Peu importait que j’aille ou non au bout. J’avais envie de me trouver dans ce bar, de me joindre à la foule des autres clientes – en majorité des veuves, me précisa Roel -, d’y siroter un cocktail en observant le ballet des hommes attachés à nous séduire. J’espérais ces hommes bien choisis, bien bâtis, drôles et attentionnés.

Parmi eux j’en désignerais un, peut-être, et repartirais à son bras en direction de l’hôtel.

Ni implications ni complications, juste un désir sans fioritures, un plaisir espéré, une transaction de chair pour la première fois de ma vie.

- Alors, ce bar ?

Roel en connaissait un, oui. Proposa de m’y conduire mais plus tard. En milieu d’après-midi, l’établissement était fermé. Eût-il été ouvert que je n’aurais pu infléchir ma course, tout absorbée par le rendez-vous pour lequel j’avais quitté ma maison biscornue.

- Merci, je vais y réfléchir…

Arrivée à destination, je sautai du taxi en glissant dans mon sac le numéro de Roel.

 

Hier matin, à la gare routière sud, un employé me demanda une clope. Gros, fureteur et sans gêne, il m’inspirait une vague répulsion. Je tirai une cigarette de mon paquet et la lui tendis sans un mot. Il baragouina en visayas, très vite, comme pour s’assurer que je ne le comprenais pas. Satisfait de mon front plissé, il éclata en hoquets gras avant de repasser à l’anglais. Au milieu de l’hilarité de ses collègues, je ne saisis que deux mots :

« touch my ».

Le défiant du menton, j'enchaînai en français, aussi bruyante, rapide et grossière que lui. Pris au dépourvu à son propre piège, il me fixa interdit. Autour de nous les rires se turent.

Je jetai mon mégot dans une flaque, empoignai mes affaires et montai dans le bus. Mon sac ne rentrait pas sous le siège. Aussi le laissai-je debout à mes côtés, me doutant que bientôt je devrais le déplacer.

Aux Philippines, rares sont les transports en commun qui circulent à moitié vides.

 

Trajets intimes 4Vide, la clinique du docteur Lastilla l’était. Désœuvrée, la secrétaire regardait la télévision. Lorsque je poussai la porte, elle afficha un air troublé.

- Mâ-âm ?

- J’ai rendez-vous.

- Mais le docteur n’est pas là.

- Et bien… Elle va arriver, je suppose.

Pour preuve de ma bonne foi, je lui montrai le sms reçu la semaine dernière. Y figuraient l’adresse de la clinique, le jour et l’heure de la consultation. Vaincue, la secrétaire décrocha le téléphone pour joindre le médecin sur son portable.

- En effet, Madame Lastilla ne devrait pas tarder.


Celle-ci déboula une demi-heure plus tard, répandant dans son sillage une turbulence de femme pressée. Trop occupée à maugréer contre elle-même, elle ne s’excusa pas et m’accorda tout juste un salut. Je compris sur le champ qu’entre ses cours à l’université, son autre clinique et ses impératifs, il faudrait être efficace.

Je me positionnai sur le siège sans qu’elle ne m’y invite. Sortis d’une enveloppe le contenu de quatre mois de tribulations dentaires. Elle s’empara d’une radio au hasard, l’épingla sur un écran lumineux. Emit des grognements en suivant le trajet d’un os, ralentit à l’approche d’une zone plus sombre. S’adressa à son assistante et revins vers le fauteuil où elle me croyait toujours  installée. S’arrêta, surprise, car je me tenais derrière elle.

- Rasseyez-vous, s’il vous plaît.

 Je lui parlai alors de la douleur, de cette infection qui revenait. La dent, la gencive. Des semaines d’antibiotiques, des effets secondaires. De l’interdiction de plonger qui depuis trop longtemps m’empêchait de terminer ma formation. De mes attentes toujours déçues, de ma lassitude, de ma colère aussi.

Elle me parla de fissure, d’échec de traitement, de racine trop incurvée. D’extraction, de chirurgie, de mois de cicatrisation. De prothèse, d’implant.

Son diagnostic me cloua au fauteuil plus sûrement qu’une volée de clous.

 

Le bus se remplissait rapidement au gré des arrêts. Levant le nez de mon livre, je m’aperçus que toutes les places étaient occupées, à l’exception des deux jouxtant mon sac. J’étais seule, étalée sur une banquette pour trois, dévisagée par un Philippin debout. Aussitôt je m’excusai, ramassai mes affaires éparpillées et déplaçai mon sac dans la travée.

Une femme corpulente s’affala à mes côtés, son mari aux siens. Ils n’engagèrent pas la conversation et je souris, songeant à ce même parcours que je fis l’an dernier. Ou à un autre peut-être, tant les trajets finissent par se confondre.

 Mes voisines étaient deux femmes âgées, pauvrement vêtues, à demi édentées. Leurs gencives dénudées ne les empêchaient pas d’avoir la langue bien pendue. A chaque fois que je menaçais de glisser dans le sommeil, elles me réveillaient de mots hurlés par-dessus le vrombissement du véhicule. Mais, en dépit de leurs efforts, la communication restait parcellaire, laborieuse. Elles ne connaissaient que quelques mots d’anglais, moi aucun de visayas. Aussi les gestes suppléaient-ils à la parole lorsque le passager de devant n’était pas sollicité. Lui avait plus de vocabulaire à son actif et, brave homme, traduisait quelques mots-clés quand la discussion s’embourbait trop.


J’eus ainsi droit au classique interrogatoire sur mon pays, mon âge, ma situation matrimoniale. A l’étonnement de ces femmes parce que je voyageais sans mari ni compagnon, qui plus est pour plonger.

- Dangerous, dangerous ! clamait l’une à la cantonade.

- Brave girl, brave girl ! surenchérissait l’autre.

« Dangereux, courageuse, bof. Pas tant que ça… », pensai-je.

Lorsque le contrôleur vint collecter l’argent des tickets, les mots devinrent inutiles. Et j’assistai, incrédule et amusée, à une scène digne d’un chef-d’œuvre muet. Désignant le billet que je tendais au préposé, ma voisine eut un large geste du bras englobant la passagère d’à côté, elle-même, leurs paniers à provisions et moi. Le contrôleur, docile, factura tous les trajets sur mon unique billet. Me rendit trois dérisoires piécettes que, bonne joueuse, j’empochai en me retenant de rire.

 

Trajets intimes 5Les larmes au lieu du rire… Dans la clinique du docteur Lastilla, l’ambiance n’était guère à la galéjade. De tous les mots qui avaient franchi ses lèvres, deux surnageaient comme des grumeaux sur un bouillon sale.

Opération. Extraction.

La main glacée du souvenir me serrait la gorge, m’empêchait de respirer.

Je me revoyais dans cette clinique parisienne, recroquevillée au fond d’un lit à barreaux. La soufflerie d’un chauffage gonflait le drap mais j’avais froid. Mal aussi. Et peur.


Autour de moi tout était flou, gondolé, indistinct. On ne m’avait pas rendu mes lunettes et je ne distinguais rien. A peine le visage du chirurgien qui, par-dessus le garde-fou des barreaux, se penchait sur moi. Cet homme qui m’avait ouverte et refermée semblait une ombre agrégée à un cauchemar, un monstre indistinct sorti de mon cerveau.

- Mademoiselle, vous m’entendez ? Je n’ai pu sauver qu’un côté… Si vous voulez un enfant, il faut vous dépêcher.

Les phrases me parvenaient assourdies, déformées, comme rétives à traverser des épaisseurs d’ouate. Prisonnière des brumes de l’anesthésique, je ne les comprenais d’ailleurs qu’à peine. Ne voulais ni me réveiller ni revenir au monde.

Ce que je voulais, ce que mon corps exigeait, c’était dormir. Dormir encore et pleurer Feu mon amour qui venait de me quitter.

Me dépêcher…

Ces mots me rentraient dans la chair en stupide évidence, en injustice imméritée.

Me dépêcher… ? Mais comment ? Et avec qui ?

 

Consternée, j’observe le stylo du docteur Lastilla rayer un papier blanc, tout simple, sans en-tête. Maniée de son poignet nerveux, la plume n’en finit pas d’aligner les chiffres à virgules.

- Voilà, additionne-t-elle. Sans les médicaments ni examens complémentaires.

La feuille pivote d’un quart de tour. Je lève des sourcils effarés devant la profusion de zéros.

Une vraie petite fortune.

KO debout au comptoir de la clinique, je suis infichue d’esquisser un geste, juste capable de m’agripper pour ne pas tomber. Les mois passés défilent à toute allure dans ma tête.

Tous ces trajets pour rejoindre le cabinet de Rhoda, ma dentiste sur l’île que j’habite. Toutes ces attentes, ces consultations, ces demi-journées sur le siège, ces anesthésies, ces douleurs, ces traitements, ces mois hors de l’eau, tout cet espoir ravivé semaine après semaine et dépensé en pure perte.

Révolte. Découragement. Tristesse.

 

Un autre bus, un autre jour. Les fenêtres grandes ouvertes laissaient passer les gifles d’un vent brûlant. La porte arrière, cassée, brinquebalait avec les cahots. Arrimé au chambranle métallique, le poinçonneur de tickets risquait l’écrasement à chaque ornière. Il ne pouvait pas reculer, le véhicule était bondé d’humains, d’animaux et de paniers entassés pêle-mêle.

Genoux calés contre mon gros sac, le petit à anses sur mon giron, j'étais installée, ou plutôt comprimée à l’arrière. Aux Philippines, c’est permis. Dans les pays bouddhistes, à éviter. La dernière rangée est généralement réservée aux moines, et les moines ne voyagent pas à côté des femmes.

Justement, c’était une femme ma voisine. Une adolescente vêtue de l’uniforme de son école. Jupe et cravate bleu marine, chemise et socquettes blanches, cartable sagement rangé entre ses mollets. Elle rentrait chez elle après une journée d’études. Ses yeux étaient vifs, son expression intriguée, son anglais excellent. Tandis que le bus se vidait lentement, nous bavardions. Elle aimait jouer aux échecs. Lire. Apprendre. Ne s’étonnait pas, elle, de me savoir seule sur les routes.

- J’aimerais moi aussi voyager… Plus tard, quand je serai plus grande…

Nous échangeâmes un sourire complice. Puis, sortant une pièce de son porte-monnaie, elle la frappa avec vigueur contre la barre d’appui, commandant ainsi l’arrêt du bus. Avant de descendre, elle se tourna vers moi pour me souffler comme un conseil ou une injonction :

- Live your life to the fullest !

J'étais ébahie et elle, elle en oublia son cartable.

La regardant disparaître dans ce coin de campagne, je songeai que ce pays était rempli de surprises et de paradoxes.

 

Trajets intimes 2Saisie, je me tais. Si je tente maintenant de parler, je pleurerai, c’est certain.

- Mademoiselle ?

Le regard du docteur Lastilla n’est plus froid. Pas surpris non plus de me voir encore plantée telle une bûche à son comptoir. Juste compatissant. Ce changement du professionnel à l’humain, je l’ai déjà observé à la pharmacie de l’hôpital où j’échouai en juin, quand les douleurs frôlèrent l’insupportable.

Une employée bourrue déposa devant moi une sébille de médicaments.

- Lequel est l’analgésique ?

Elle pointa du doigt deux gélules.

- Je n’ai pas d’eau pour les avaler.

- Vingt pesos, lâche-t-elle en apportant une bouteille.

J’en dévissai le bouchon. Fourrai les comprimés entre mes lèvres et ouvris la bouche pour boire. Un élancement fulgurant me perfora la mâchoire jusqu’à l’œil. Mes larmes jaillirent comme sous l’effet d’un coup de poing. Derrière les lunettes les yeux durs de l’employée s’étaient faits doux, presque désolés.

- Vous êtes toute seule ? m’interrogea-t-elle.

 

- Vous êtes toute seule ? reprend comme en écho le docteur Lastilla.

J’opine du menton.

- Prenez soin de vous, dormez et réfléchissez-y, me conseille-t-elle.

Opération. Extraction.

Plus tôt je lui ai objecté un « non » rageur. Poings crispés, violente, arquée sur mon refus. « Non », sans lui en expliquer la raison, qui de toute façon ne la concerne pas.

La raison est tapie dans la chambre blanche de la clinique parisienne, agrégée à mon esprit, enchâssée à mon corps. D’une partie de moi entre les mains du chirurgien j’ai déjà dû me défaire. Cette extraction sonne comme une autre amputation, le contour d’une nouvelle zone morte dessinée sur ma géographie vivante.

Corps en cimetière d’organes, morcelé, réduit, découpé et recousu.

Non. Je ne suis pas prête.

 

Je me force à sourire au docteur Lastilla. Quitte sa clinique en titubant. Allume une cigarette. Appelle Bertille. M’assois sur un banc, me laisse tremper par la pluie, enivrer des odeurs d’herbes et de terre mouillée.

La nuit est tombée. Je prends le bus.

Il s’arrête coincé dans un embouteillage. Sur les phares des automobiles se découpe une silhouette frêle. Une fillette qui traverse le boulevard en zigzaguant entre les automobiles. Haute comme trois pommes, sans chaussures, entièrement nue, elle plie sous le poids d’un seau trop lourd.

 

Je n’ai pas appelé Roel.

J’ai quitté la ville le lendemain. Loué, une fois arrivée à destination, une chambre toute simple avec vue sur la mer.

Aujourd’hui l’eau m’a accueillie. 28 mètres, 57 minutes, 80 bar en remontant.

Jeudi je consulte une autre dentiste.

 

 

Photos : Eiko Hosoe, Nabuyoshi Araki, 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Mercredi 29 septembre 3 29 /09 /Sep 13:54

du feu 2Il est installé à la table voisine, entre une fille et un garçon. Métis, la petite trentaine, des cheveux coupés ras et un charme qui éclabousse la terrasse.

Je bavardais avec Ethan et parfois il se retournait vers moi d'un air complice. Lorsque nous interrompîmes la conversation d'un simple clic, je me levai. Besoin de paracétamol pour effacer cette fichue migraine.


Je revins avec les cachets emballés. Il m'observait tandis que je cheminais, hésitante, sur le sable. Ses yeux sautaient de mes pieds nus à mes clavicules barrées par les bretelles de mon maillot. Trop lâche, mon tee-shirt en dévoilait les pois blancs. Je pensai que la fille à ses côtés était sa petite amie et qu'on ne regarde pas les autres femmes comme il me regardait.

Mais peut-être, après tout, ne lui était-elle qu'une étrangère et qu'il avait raison de me regarder ainsi.

 

Je tirai ma chaise. Il me lança avec un sourire radieux :

- J'ai ramassé le briquet que vous avez fait tomber.

Je me penchai stupidement sur le sable.

- Non, non, sur votre table. Il est sur votre table.

- Oh, celui-là ne marche plus, dis-je, consciente que ce n'était pas une réponse.

Depuis quand laisse-t-on les briquets, même vides, par terre ? Comme confus d'avoir accompli un geste inutile, il écarta les bras en une excuse.

- Pardon... Enfin, merci... me rattrapai-je.

Je saisis le briquet, en actionnai la mollette. Une flamme s'éleva aussitôt.

- Ca alors !

Je me rassis enveloppée de son regard éclatant. Portai une cigarette à mes lèvres en brûlant de lui demander :

- Vous avez du feu ?

Evidemment, je ne dis rien, pas même :

- J'ai mal à la tête. On va chez moi ?


 

Dans mes oreilles, Lauryn Hill murmure lors du MTV concert unplugged :

"Fantasy is what people want, but reality is what they need."

Sûrement serait-il plus juste de dire :

"Fantasy is what people want, but reality is what they get."

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Jeudi 2 septembre 4 02 /09 /Sep 17:14

Sari-sariJ'ai traversé la route en évitant les voitures, les motos et les flaques. Comme chaque jour, il se tient derrière la grille de son sari-sari.

Comme chaque jour il me sourit, d'un blanc sourire qui plisse ses yeux et creuse ses fossettes. 

Il est dedans, moi dehors. Au milieu, ce grillage qui nous divise en une parfaite symétrie. A ses yeux j'apparais zébrée de fils, parsemée de croisillons, découpée en rectangles de vide cernés de fer. Et je le vois comme il me voit, intersection métallique fichée en pleine joue, pointe dure saillant au ras de la paupière.

Mais de nous deux, qui est le prisonnier ?

 

J'ai envie d'attraper son poignet afin de le tirer brutalement à moi. Coller son visage contre cette grille, main captive mais lèvres libres, offertes à mon baiser. Lèvres que je lui ordonnerai de garder closes parce que je veux laper leur rondeur, lécher leur pourtour en me donnant l'impression de le forcer un peu.

Ma bouche s'ouvre, oui, mais pour demander :

- Do you have load ?

Mon téléphone n'a plus de crédit, il me faut le recharger. Vider pour mieux remplir, remplir pour mieux vider, à l'image de tous ces gestes en balance continue, dérisoires répétitions d'une vie qui s'écoule.

Ma batterie d'ordinateur à plat que, chaque soir, je nourris à la prise.

Mon corps que, chaque matin, je lave avant de le salir.

L'air de ma bouteille de plongée, tari au rythme de mon souffle puis recompressé.


Il me répond que oui, il a le crédit qui me fait défaut. Je lui passe sous la grille un papier plié avec quatre suites de chiffres.

- The first one, please.

- Is it your number ?

J'acquiesce. En effet, c'est mon numéro. Et à ce moment-là, je sais avec une certitude absolue, comme si j'ouvrais son crâne pour y lire ses pensées, qu'il a la même idée que moi. Garder ces chiffres en mémoire pour en user, me coller contre le mince rempart qui nous sépare et fermer mes lèvres de ses dents.

Le téléphone sonne dans mon sac telle une confirmation.

- Thank you, dis-je en lui tendant un billet.

Il le prend dans une timide caresse. Lentement, avec précautions, comme si le papier pouvait se déchirer sous ses doigts.

 - You're welcome. Come again...

Revenir, c'est ce que je fais souvent. Apprêtée ou avec ma tête des mauvais jours, regard éteint et cheveux en bataille.

A mon tour je lui souris.

- Sure.


Alors que je tourne le dos à la boutique, je sens ses yeux courir sur ma nuque, s'attarder sur mes omoplates, glisser le long de mon échine. Seulement nue des épaules aux reins mais soudain déshabillée.

Sachet de lessive, oeufs, gâteau... Bientôt je le reverrai pour un achat futile. Mais, pas plus qu'aujourd'hui, n'esquisserai un geste.

En face, c'est encore trop près.

 

Photo : Miroslav Trichy.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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