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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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Une vie aux Philippines

Lundi 16 avril 1 16 /04 /Avr 08:25

Hitler en taxiJason est un Français qui travaille aux Philippines.

De retour d'Europe, Jason prend un taxi à l'aéroport de Manille. Le chauffeur, désireux de faire un brin de causette, s'enquiert de quel pays il vient.

From France.

Et le chauffeur de s'exclamer :

You french, you beautiful !

Joël s'étonne.

Le raccourci le pousse à rire. Avec tact, il fait remarquer que les Français sont à l'image des Occidentaux : non, tous ne jouissent pas d'un physique irréprochable.

Loin s'en faut, même.


Sceptique, agacé, le Philippin fronce les sourcils. Secoue la tête. Ose un regard apitoyé sur son passager. S'entête.

- Yes, yes, Sirforeigners... all... very beautiful !

Jason lui demande alors pourquoi. Sans conviction car il s'attend aux arguments classiques : la peau blanche, les cheveux clairs, le nez saillant, parfait inverse du nez plat asiatique.

La réponse le cloue à son siège :

- Mais enfin... Parce qu'Hitler, pendant la guerre, a tué tous les laids ! N'est-ce pas, Sir ?

Le trajet retour fut long, très long.



      L'Hitler d'Antony.

 

Photo : Erwin Olaf.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines - Communauté : les blogs persos
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Mardi 27 mars 2 27 /03 /Mars 17:44

Out of stock 2Out of stock, rupture d'approvisionnement, "y en a plus !", finito, nada, nib, zéro, urot in Visayas, se chante en refrain, choeur et canon aux Philippines.

Parfois drôle, souvent irritant, toujours frustrant, c'est une fatalité avec laquelle il faut composer.

Faire avec... et surtout sans.


Au supermarché.

Sur ma liste de courses figure en troisième position : tampons. Je tourne et vire en pure perte entre les rayons. De guerre lasse, j'arrête un vendeur.

- Excuse me... Tampons, please ?

Il me fixe d'une pupille vide. "Tampons", oui, il connaît le mot. Mais non, il n'a aucune idée ce que je cherche.

Un tampon encreur, peut-être ?

Un sceau gravé à mes initiales ?

Des boules d'ouate pour la toilette ? 

Je le détrompe. Je lui explique. À peine ai-je prononcé le mot "règles" que le jeune homme vire au blanc, puis au cramoisi. Au-dessus du col amidonné de son uniforme, son visage semble repeint à la confiture de fraises.


Toujours cette fichue pudeur philippine pour tout ce qui touche au corps et pire, à son intimité. Et pire encore, lorsqu'une femme parle à un homme "d'affaires de femmes".

Mon vis-à-vis jette des regards paniqués à la ronde. À croire que je lui ai proposé une sodomie au rayon crudités. Le bégaiement aux lèvres, il guette une porte de sortie entre les présentoirs. Se jetterait bien à plat ventre sur le carrelage pour ramper, façon parcours du combattant, sous les caddies.

De toute évidence, il prie pour qu'un collègue vienne le tirer d'embarras. Une femme si possible parce que les tampons, ça doit être son rayon. Même si elle n'en utilise pas vu qu'ici, s'introduire un corps étranger dans le vagin tient de la répulsion.

Hélas pour mon vendeur, le deus ex machina tant espéré ne se produit pas. Et hélas encore, pétrifié de politesse ou de gêne, il n'a pas les ressources pour m'échapper.

- Then ? ai-je le mauvais goût d'insister.

Cette fois, c'en est trop. Le pauvre garçon s'enfuit en crachant sa réponse sur un seul souffle :

- OUT... OF... STOCK, Mâ-âm !!

 

 

Out of stock 331 décembre 2011.

La nuit pâlit derrière les palmiersTrop tôt ou trop tard ? Une simple question de point de vue.

Exténuée, saoule de trop de mots, de musique, de vin, de champagne et de rhum, front contre les étoiles et pieds couverts de sable, je remonte lentement la route de la plage.

Vite, un habal-habal et je suis chez moi. Enfin.


Par chance, quelques-uns patientent à la station du carrefour. Certains assis sur un court banc de bois, la plupart allongés sur le siège de leur bécane, orteils en éventail sur le guidon.

Je les réveille d'un tonitruant :

- Bonne année !!

Leur réponse ne tarde guère :

- Where are you going, Mââm ?

Je lance ma direction comme une bouteille à la mer. Les chauffeurs se concertent pour me désigner l'un d'eux. Encore à moitié endormi, celui-ci s'avance dans une pétarade.

- Had a good time, Mââm ?

Je confirme en me massant les tempes. Monte sur le siège, m'agrippe au porte-bagages, ignore l'habituel "enlacez le conducteur !" et donne le top départ.


La moto rugit, s'élance. Et, deux cent mètres plus loin... s'arrête.

Rapide inspection de la chaîne. Non, ma robe n'est pas coincée dedans. Je l'aurais d'ailleurs senti.

Vérification du tableau de bord. Impossible d'y lire quoi que ce soit, le contact est coupé et toutes les aiguilles sont cassées.

Tour de clef pour redémarrer.

Le moteur a un hoquet, le métal un soubresaut avant de mourir entre nos cuisses.

Le Philippin tape le guidon à la façon d'un lumineux "j'ai compris !". Pouffe, se retourne et me lance, un coin de la bouche relevé en un sourire, l'autre abaissé en une virgule de déception :

- Sorry, Mââm... Gazoline out of stock !

Plantée tel un fanal dans ma robe blanche, je me retrouve seule sur la route.

 

 

Out of stock23 janvier 2012.

Le voyage pour rejoindre mon samouraï commence ici, juste devant chez moi.

Le tricycle qui devait me conduire à l'aéroport m'a oubliée. À moins qu'il n'ait trouvé, en chemin, un autre client.

Par chance, il ne pleut pas. De fait, un véhicule finira bien par passer et m'emmener. Une puti (une blanche) lestée d'un gros sac en bord de bitume, le message semble assez clair. Comme si j'avais placardé "auto-stoppeuse en besoin urgent" sur mon front.

Ca, c'est la théorie.

Parce qu'en pratique, que pouic.

Les minutes défilent. Aggravée par ma trop courte nuit, une nervosité sèche me gagne. J'ai beau avoir calculé large pour le trajet, mon temps de sécurité se raccourcit dangereusement. Et je ne veux pas, pour rien au monde, rater ce vol pour Manille.


Une moto pile à ma hauteur.

- Need a ride, Mââm ?

J'acquiesce soulagée. Mais au nom de la grande ville, le conducteur se rembrunit. Il me dépannerait volontiers, mais voilà : il n'a pas son permis sur lui. Ou pas de permis tout court. Et vu les barrages de police aléatoires, il refuse de courir le risque d'être contrôlé.

Moi aussi, en fait.

J'attends encore. Cinq minutes. Dix.

Enfin, une autre moto ralentit. Cette fois, le chauffeur est en règle et moi en retard. J'explique que mon avion décolle bientôt. Il accélère.

Je me croyais tirée d'affaire.

J'avais tort.


À mi-trajet, nous jouons retour vers le futur.

La moto halète comme un vieux cheval, tousse comme une tuberculeuse, rend son âme mécanique dans un pathétique "pof pof".

Je grince à bout de nerfs : 

- Gazoline out of stock ?

- Oh, yes, Mââm. Out of stock, gazoline !

Pincez-moi je rêve... Mais non.

Terminus, tout le monde descend.

Je m'empare de mon sac, le Philippin de sa moto. Il pousse, je porte. Cahin-caha sur deux kilomètres, jusqu'au prochain sari-sari devant remplir deux conditions : être ouvert et vendre de l'essence. Pas à la pompe, bien sûr, cet équipement coûte trop cher.

Et je vous mets quoi pour la route, ma p'tite dame ?

Deux bouteilles de soda remplies de pétrole, s'il vous plaît.

J'ai eu mon avion de justesse. En stoppant devant l'aéroport, le chauffeur m'a dit d'un air malicieux :

- If plane out of stock, Mââm, I drive you back !

(S'il n'y a plus d'avion, Madame, je vous reconduis !)

 

 

Out of stock 5Une après-midi de 2011.

Je marche en listant ce que j'ai oublié chez moi, à une demi-journée de voyage.

Mon téléphone, le câble de mon IPod, un tee-shirt pour dormir, du lait pour le corps. Seul ce dernier est facilement remplaçable. D'autant que là, au coin, se tient un petit supermarché.

Je pousse la porte. Ici, pas de produits destinés aux étrangers. C'est philippin pur jus, ce qui ne me pose aucun problème.

A priori, car j'ai omis un détail : l'obsession du blanc.


En Asie comme en Afrique, être blanche, c'est être belle.

Presque tous les savons, gels douche, crèmes et cosmétiques ont une action blanchissante. Et si un fond de teint ou une poudre n'en a pas, ils sont pâles, d'une couleur jurant avec les carnations foncées. Rendant même ridicules les femmes qui en abusent, involontaires actrices de Nô* au masque blanchâtre, parfois croûteux, apposé sur leurs faces.


Les tropiques m'ont légué la peau caramel. Pas question de me tartiner de lait éclaircissant, de me réveiller zébrée ou de risquer l'allergie*. Mais sans surprise, une fouille approfondie du rayon "soins du corps" me laisse bredouille.

Je demande tout de même à une vendeuse. Qui, ne me comprenant pas, tente de se débarrasser de moi d'un laconique :

- Out of stock, Mââm.

J'insiste. J'explique encore. Pas de blanchissant. Bronzée je suis et veux le rester.

La jeune femme plisse un front buté, comme incrédule. J'ai l'impression d'entrer dans son cerveau pour l'entendre penser :

"N'importe quoi, ces étrangères ! Elles ont qui la chance d'être nées blanches, elles veulent donc devenir ou rester... noires ? S'enlaidir ?"

Elle a compris sans comprendre, ni changer sa réponse d'une syllabe :

- Out of stock, Mââm.

"Non, pas out of stock ! ai-je eu envie de protester. Out of stock, ça ne marche que pour les produits référencés un jour en rayon !"

Or, du lait non blanchissant, ce supermarché n'en a jamais eu.

 

 

Out of stock 6D'autres jours...

Un ami de Bertille a besoin de 40 m2 de carrelage pour le salon de sa nouvelle maison. Le magasin lui en a livré 32, les huit derniers sont...

... out of stock.

Mais qu'il se rassure : il pourra compléter avec d'autres carreaux. Si la chance lui sourit, il trouvera - presque - le même motif.

 

La mercerie propose des rubans dans des teintes classiques et plus improbables. Violet d'automne, jaune poussin malade, rose fuchsia églantine, blanc devant marron derrière...

Les noirs, quant à eux, sont...

... out of stock.

 

Le cordon de mon disque dur ?

Out of stock.

L'ordinateur portable figurant pourtant au catalogue du magasin ?

Out of stock.

Le Lonely Planet des Philippines aux Philippines ?

Out of stock.

 

Avec Bertille, on compare. On s'en plaint. On en rit. D'autant plus depuis qu'elle m'a dit :

- Et factory defect*, tu ne la connais pas, celle-là ?

Euh... Pas encore. Mais je l'attends de pied ferme.

Une femme prévenue en vaut deux, pas vrai ?

 

 

 

* Nô : style traditionnel de théâtre japonais.

* Étant bourrés de composants chimiques, les produits blanchissants abîment la peau et peuvent provoquer des intolérances et/ou réactions allergiques.

* Défaut d'usine.  

 

2e photo : Walker Evans ;

4e : Horst P. Horst ; 5e : Issei Suda.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines - Communauté : les blogs persos
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Mardi 13 mars 2 13 /03 /Mars 15:56

Habal habalLa route, la nuit.

Le noir dense qui s'écarte devant nous, violé par la lueur des phares.

La végétation sombre, luxuriante, oppressante, soudain teintée de vert tendre.

Les pétarades du moteur qui boivent les bruits nocturnes. Les cigales, les grenouilles, la musique disco jouée, pourtant à plein volume, au front des saris-saris*.

Les autres motos, vaisseaux zigzaguants chargés d'une, deux, trois, quatre personnes. Un homme au volant et des femmes à l'arrière, un enfant juché debout contre le guidon. Les "gamins pare-chocs", comme je les appelle.

À ras de bitume, les chiens en maraude, les chèvres attachées à un piquet. Les Philippins qui marchent sans lampe de poche. Ceux qui s'y assoient pour discuter, s'y reposer, s'y endormir parfois.

Le Tanduay* est traître. La mestiza* encore plus.

 

La musique, trop forte, entre mes oreilles. Souvent la même, refrain de route fondue au paysage. Le prolongeant, le densifiant, ricochant sur les palmiers, s'agrégeant aux collines, dansant dans l'air moite pour se confondre aux gifles du vent.

"Friday night I'm going nowhere / All the lights are changing green to red..."

Aujourd'hui encore, Babylon a pour moi les accents de la traversée de l'île. Du soleil sur mes épaules nues. Des parfums de mes chauffeurs.

À portée de main, interdite et si proche, la ligne de leurs cheveux jais coupés raides sur leurs nuques. Leurs corps penchés au même rythme que le mien, étreintes disjointes mêlées de métal, de plastique et de cuir.

 

Les injonctions en plaisanteries d'avant départ :

Hold the driver !

- Sit down closer !

Et les rires. Visages tannés fendus comme des pêches sur des dents manquantes.

Et mon mollet qui passe par dessus de la selle. Et mes jambes qui s'écartent.

Une fois tant que j'en ai craqué ma jupe. Et que je me suis assise, l'air de rien, en culotte.

Et les sacs de courses qu'il faut caler. À l'avant, à noeuds serrés sur le guidon. À plat sur mon dos, mes genoux.

 

Et la franche impulsion qui nous fait jaillir du parking, chargés comme des mules cherchant leur équilibre. Vacillant d'abord puis, prodige de la vitesse, solide, droit, plein comme un oeuf dévalant un tronçon d'autoroute.

Habal 2

La vue du pont. Sublime, panoramique, à perte de vue sur la pleine mer. Un choc d'immensité après les ruelles crasseuses de la ville.

Des bangkas aux longues jambes posées sur le bleu telle des araignées.

Des enfants jouant dans l'eau sale du port.

Des pêcheurs trempant leurs lignes à deux pas des voitures climatisées aspirant le macadam. Leurs tenues débraillées en bras d'honneur à la modernité.

Ceux-là ne sont pas de la même époque, ils cohabitent.


Le casque bat la breloque sur mon front. Coquille trop grande qui ne sert à rien, qu'on enlève souvent avant ou après le pont, là où se tient le poste de police.

Il y a de l'inchallah dans nos voyages, la conscience d'un danger qui fait rouler à petite allure allié à un mépris du risque. Ou peut-être au respect de la fatalité.

Si c'est ici, ainsi, que ma course doit s'achever... Ainsi soit-il.

Et toujours, intense, vertigineux, le vent de la liberté qui bat à mon cou.

 

 

Habal-habal : moto-taxi en Visayas.

 Saris-saris : petits magasins tenus par une famille, qui vendent de tout. L'épicerie à la philippine, en quelque sorte.

Tuanday : la marque de rhum la plus consommée aux Philippines.

Mestiza : cocktail mêlant Tuanday, bière (forte) locale, Coca-Cola et glace.

Bangka : bateau à moteur et à balanciers.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Vendredi 9 mars 5 09 /03 /Mars 07:32

AmateursOlüg, le propriétaire de ma villa, s'avança sur ma terrasse. Me proposa d'un air gêné les services de sa nounou-cuisinière-femme de ménage, une très jeune Philippine toujours souriante et débordée.

- Je te vois si occupée à écrire que j'ai pensé... bredouilla-t-il dans son anglais mêlé de turc et d'allemand.

Façon polie de dire qu'en tant que fée du logis, je ne valais pas un clou.


Il avait raison. Malgré mes efforts, la villa n'était jamais bien rangée ni récurée. Mes affaires traînaient toujours en paquets dans une mince couche de sédiments.

- D'accord, dis-je.

Les yeux d'Olüg s'éclairèrent.

Comme décidé à pousser son avantage, il enchaîna : 

- Alors je te l'envoie... demain ? Une fois par semaine, chaque vendredi, ça te va ?

Marché conclu.

 

Le lendemain, Conception se présenta les mains vides. En tenue de travail, un ample tee-shirt masquant son buste et un short si court qu'on lui devinait la naissance des fesses. Timide, effacée, arborant en laisser-passer un sourire chancelant.

Impressionnée de pénétrer dans l'antre de l'étrangère, sans doute.

Je l'invitai à entrer. Elle laissa ses sandales devant la terrasse. Se faufila pieds nus dans le living-room, regarda la vaisselle abandonnée dans l'évier, puis le carrelage sur lequel se détachait, zigzaguante, l'empreinte de mes pas.

- Je dois partir, dis-je en lui tendant mes clés.

Conception me gratifia d'une mimique perdue. Elle attendait de moi ce que je répugnais à lui donner. Des ordres ou un plan d'action, chambre, salon, deuxième chambre et salle de bain.


Vendredi 2- Et si vous commenciez euh... par la bibliothèque ?

Son cou suivit la direction de mon doigt, se tordit et s'immobilisa face aux étagères couvertes de moisi et chargées de livres. Transfuges de mon appartement parisien ou trésors de voyage patiemment choisis sur les étals des bouquinistes, ceux-ci venaient de France via la Thaïlande ou les Philippines.

Conception approuva soulagée :

- OK, Mââm, I will.

Elle ne s'approcha pas du meuble ni ne commenta son apparent désordre. Alignées côté tranches, à l'horizontale, à la verticale ou de biais, les couvertures éclataient en un patchwork de couleurs, tous formats, épaisseurs et tailles confondus.

Pourtant, ce pêle-mêle ne devait rien au hasard : en haut, les titres que je n'avais pas encore lus.

En bas à gauche, ceux qui m'étaient tombés des mains.

À droite, ceux qui valaient peut-être un deuxième essai.

Autant dire que personne ne pouvait les reclasser à ma place.

- Enlevez-les des étagères mais ne vous embêtez pas à les remettre. Je m'en occuperai. Merci, Day*.

Elle opina de la tête.

Je partis.

 

À mon retour, je retrouvai la maison brillante comme un sou neuf et les étagères pleines. Conception les avait nettoyées une à une pour, croyant bien faire, y replacer l'intégralité des bouquins.

Empilés par ordre de grandeur, côté pages apparent, toutes leurs tranches soigneusement collées au mur.

Impossible de lire un seul titre.

 

 

* Day : mademoiselle, jeune fille en Bisayas. S'utilise pour s'adresser à une femme moins âgée.

 

Montage de Thomas Allen ; pin-up de Gil Elvgren.

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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Mardi 17 janvier 2 17 /01 /Jan 14:32

À lire avant, la première partie de ce billet.

 

 

PanièreLe soir, je parlai longuement avec mon amie Ether. Voilà des lustres que nous n'avions pas discuté.

Notre conversation me combla. Nous la stoppâmes avant minuit : à l'heure où, dans les contes, les carrosses se transforment en citrouilles, un concert allait commencer.

Juste en face de l'hôtel, bien sûr. Et, pour cause d'endurance vocale exceptionnelle, il devait durer... vingt-quatre heures.


Ni les boules Quiès ni trois oreillers ne purent endiguer ce tsunami sonore. Les chanteurs n'étaient pas mauvais, non. Comparés aux clients du karaoké, ils étaient même de classe planétaire.

Mais je n'étais pas d'humeur. La manie asiatique de pousser le volume à pleine puissance déformait les voix, les rendant stridentes, tordues, méconnaissables.

L'épuisement se frayait de nouvelles routes sous ma peau. La migraine repoussée à coups de gélules me terrassait.

En nage, fiévreuse, je priais pour que cet infernal vacarme s'arrêtât.

Pour cause de trop de bruit peut-être, on resta sourd à mes appels.

 

Le lendemain fut de ceux qui déchantent. J'avais subi la fête sans en tirer un quelconque bénéfice. Rassemblé mes affaires au ralenti, bouclé mon sac dans une demi-brume. Le réceptionniste eut l'amabilité de ne pas relever mes yeux hagards, mes joues creuses et mon nez rougi sur mon teint livide.

- Happy Sinulog, Mââm ! me cria-t-il avec allégresse, forçant le ton pour dominer le tumulte d'un concert qui n'en finissait pas.

Pour un peu, il m'aurait déroulé une langue de belle mère sous le menton ou collé un chapeau bigarré sur la tête. Les autres clients en portaient bien, eux. Avec des maquillages en forme de fleurs et d'étoiles sur les pommettes, des tee-shirts multicolores aux armes de Sinulog 2012 et des appareils photo en bandoulière.

Tous au diapason du festival, exsudant leur entrain comme moi une sueur aigre.

Je me fendis d'un morne "Salamat" (merci en visaya). Compatis à la dure position de cet homme : témoin d'une fête qu'il adorait mais à laquelle, enchaîné à son comptoir, il ne pouvait se joindre.

 - I feel sorry for you, Sir. Next time for sure ! conclus-je dans une oeillade complice.

 

La prochaine fois...

C'est l'excuse qui, en Asie, passe partout. Celle qu'on oppose aux marchandes quand on ne veut rien leur acheter. Aux vendeurs d'excursions quand on refuse leurs services. Aux gens trop insistants qui vous convient pour dîner. Marque de politesse porteuse d'espoir suffisant à chacun et mettant tout le monde d'accord.

Ma sollicitude ravit l'employé. Aussitôt, un immense sourire fendit son visage brun. Poussant mon avantage, je lui posai la question qui me brûlait les lèvres : mon bateau partait à 18h00.

À quelle heure devais-je quitter le centre-ville pour arriver au port à temps ?

Mon vis-à-vis plissa le front. Inspecta la rue déjà noire de monde. Regarda sa montre et compta sur ses doigts des heures invisibles.

- At 2 pm, Mââm.

À 14h00 ? Quatre heures avant le départ du bateau ? Se moquait-il de moi ?


 

A l'abriJe protestai comme s'il voulait m'arnaquer. Sans s'offusquer, le petit homme me donna ses raisons.

Cebu était un chaos de danseurs, de Philippins, de touristes et d'embouteillages.

Toutes les rues du quartier étaient barrées.

Aucun jeepney ne circulait aujourd'hui. Les taxis, certes, mais en nombre réduit.

Je serais bien chanceuse d'en trouver un. Sinon, comme probable, je devrais gagner le terminal des ferries par mes propres moyens. Ce qui signifiait mes pieds, avec mon barda sur le dos. Et le port, c'était loin...

Un désespoir mâtiné de résignation me saisit.

On verrait bien.

 

Une affiche attira mon attention. Elle détaillait le parcours emprunté par la parade. Une large boucle ceignant le coeur de la cité.

Mais où se trouvaient maintenant les danseurs ? Vers quelle avenue diriger mes pas ?

On verrait bien.

Comptant sur la gentillesse philippine pour me renseigner, je m'aventurai dehors. L'impact sonore du concert me frappa droit à l'estomac. Je chancelai sous le choc, cherchai appui contre un mur. En dépit de toute logique, l'image de mon journal de bord s'interposa devant mes mains.

Aucun souvenir de l'avoir rangé dans mon sac. La peur et l'espoir au ventre, je retournai dans ma chambre, puis dans les lieux où, la veille, je m'étais arrêtée.

Rien.

Cette perte fut le coup fatal. Mes dernières velléités d'assister à Sinulog fondirent sous le plein soleil. Envolée, mon envie. Évaporé, mon entêtement. Je revins lâchement à l'hôtel, m'emparai de mes affaires et me carapatai. Honteuse de ma fuite après tant d'efforts mais soulagée, profondément, de rentrer à la maison.

Après deux nuits hachées, la villa, mon lit, la piscine se paraient des couleurs d'un rêve presque inaccessible.


Le réceptionniste s'était trompé : dans la rue voisine, des voitures roulaient bien. Mais au pas, pare-chocs contre garde-boue. Quelques taxis également, mais tous bondés, en effet. Deux jeunes policiers en uniforme, carabine sur la cuisse, assuraient l'ordre. Pour une raison obscure, l'un empêchait la chenille de véhicules de tourner à droite, tandis que l'autre, poitrine en avant, faisait tournoyer dans le vide son bâton blanc.

Une vraie majorette aussi musclée qu'un catcheur.

J'étouffai mon hilarité dans une gorgée de Coca. À ma droite, une serveuse offrait des boissons aux badauds. À ma gauche, une Philippine se débarrassa de la sienne pour enfourcher une moto. Le gobelet encore plein atterrit sur l'apprentie majorette, éclaboussa sa chemise, trempa son pantalon de service.

Le policier eut le bon coeur d'en rire et de s'intéresser à moi.

- Looking for a taxi, Mââm ?

- Yes, indeed.

Il ne me proposa pas son aide, il se l'arrogea. Déchargea mon sac de mes épaules, le déposa avec soin sur le bitume, me conseilla de m'abriter à l'ombre d'un auvent.

Sur ce carrefour surchauffé, dépeignée, transpirante, je devais lui paraître bien misérable. Et pouvais m'appuyer, sans nul doute, sur son uniforme pour me dénicher le seul taxi libre de Cebu.

Dût-il le stopper par la force, à grand renfort de bâton de majorette.

  

Un saint sur le seinUne cohorte de taxis pleins passa. Mon sauveur m'adressait des regards aussi complices que consternés. Que le quartier soit en proie au plus grand désordre semblait soudain relever de son entière responsabilité. Que je déserte mon poste pour marcher vers le port aussi. 

Je lui adressai un sourire reconnaissant.

À l'impossible nul n'est tenu...


Une ambulance déboula au coin, suivie d'un fourgon de police et de trois taxis vides. Le policier sans bâton dériva leur course sur la gauche. Toutes sirènes hurlantes, les bolides filèrent au ras de nos semelles.

Désarroi de mon protecteur. Il avait laissé échapper la voiture qu'il me fallait.

- An emergency, Mââm ! s'excusa-t-il. Wait for uh... a while.

J'aimais beaucoup sa façon de m'inciter à me ranger du côté de la fatalité.

Cet homme le savait comme moi : "attendre pour euh... un moment" pouvait signifier autant cinq minutes que deux heures. Aux Philippines, la notion du temps est extensible, les horaires modulables, les gens patients.


Par chance, un autre taxi sans client faisait route en sens inverse. Bâton dressé vers le ciel, mon policier traversa la chaussée sans regarder, se précipita à sa rencontre, manqua d'achever son élan sous ses roues.

Le chauffeur stoppa de mauvaise grâce.

Je chargeai mes sacs, ma fatigue, ma personne. Adressai un chaleureux "salamat kaayo, Sir !"(merci beaucoup, Monsieur !) au représentant de l'ordre.

La voiture démarra dans un crissement de pneus.

Son propriétaire se retourna vers moi pour me demander :

- You like music, Mââm ?

Je ne répondis pas.

Bercée par l'air climatisé, je dormais déjà.

 

Rassemblement

 

Photos persos ; davantage de photos des Philippines

dans les albums Blanc, ciel, sable / Sandugo / Poblacion Fiesta.

 (Rubrique Albums sur la colonne de gauche).

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines - Communauté : les blogs persos
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Mardi 17 janvier 2 17 /01 /Jan 13:25

Contrairement à annoncé précédemment, cet article est long,

si long que je l'ai divisé en deux parties.

J'ai l'envie, le temps et... le droit à mes contradictions !

Pas femme pour rien, paraît-il...

 

.

 

Ombres et chapeauNuit du 11 novembre. Mon petit ordinateur eut le mauvais goût de repartir avec un cambrioleur, cambrioleur qui eut lui-même le goût détestable de visiter ma maison alors que je me trouvais à l'intérieur.

Remplacer cette machine m'obligeait à me rendre à Cebu, une île à une demi-journée de transport. Le voyage pour l'Indonésie approchant, je fixai le départ à jeudi dernier. Essayai de réserver un hôtel. Complet.

- Bizarre, m'étonnai-je auprès de Bertille. Cet établissement a tant de chambres...

- Oh, cherche pas, c'est l'effet Sinulog !

- Pas possible... C'est ce week-end ?


Sinulog... Une fête atteignant son apogée le dimanche avec la parade de rue. Maquillés et costumés, les danseurs suivent un long circuit les ramenant à leur point de départ : la basilique de Santo Nino.

Explosions de danses, de chants, de couleurs vives et de joie, Sinulog m'apparut une occasion à ne pas manquer. À condition que je déniche une chambre, tour de force dans une ville où la moindre pension était complète depuis des mois.

Après plusieurs essais infructueux, la chance me sourit dans un hôtel façon gratte-ciel. Je m'imaginai avoir décroché le pompon. C'est plutôt la timbale qui me tomba sur le crâne.

La fête commençait deux jours plus tard. Craignant d'en subir le bruit, je demandai une chambre à l'arrière du bâtiment. Si possible, s'il vous plaît. Le réceptionniste me gratifia d'un sourire gêné. La mienne se trouverait au milieu.

- Est-ce calme ?

Il m'assura que oui d'un air qui signifiait "pas trop".


D'emblée, le ton fut donné. Désignant mon sac à dos, l'employé insista :

- Pikpockets, pickpockets, be careful, Mââm !

Selon lui, ces détrousseurs à la petite semaine ne venaient bien sûr pas de Cebu. Bien sûr... Partout dans le monde, on défend son pré carré : les mauvaises gens arrivent toujours d'ailleurs. De la ville, de la campagne, du département, du pays ou du continent voisin. Comme les touristes, les voleurs n'affluaient ici que pour un week-end de réjouissances. Les proies seraient nombreuses, le butin conséquent.

Prudente, ma voisine ne dut pas l'être assez. Elle passa le vendredi soir à pleurer. Ses amis tentèrent de la consoler. En vain. Si son visaya haché de sanglots ne me permit pas de tout comprendre, je saisis néanmoins l'essentiel : on l'avait délestée de trois mille pesos - soit 50 euros, l'équivalent d'un demi-mois de salaire.

Ses lamentations résonnaient dans le couloir et sur ma pauvre tête.

J'avais quitté mon île en forme pour accoster malade à Cebu. Rien de grave, juste un gros rhume qui me perforait les sinus, me lacérait la gorge et me piquait les yeux. Vautrée sur le lit, je maudissais presque cette Philippine d'avoir le désespoir si bruyant. D'autant plus bruyant que pour couvrir un autre chaos sonore, elle devait forcer la voix.


 

Son truc en plumes 3Face à l'hôtel se tenait un restaurant-karaoké.

 La machine turbinait à plein régime depuis le milieu de l'après-midi. Musiques survoltées des années 80-90, saccagées par des chanteurs braillant à la mesure de leur ivresse : de plus en plus fort.

Minuit, une heure, trois heures du matin... Autant que mes oreilles, ma patience était à bout.

Je décrochai rageuse le téléphone. Composai le 0, tombai sur le réceptionniste de la veille et crachai sans autre forme de procès :

- When are they going to stop this noise ? I want to sleep !

- But it's Sinulog, Mââm.

Un Sinulog qui signifiait cinq heures du matin.

 

Réveillée à onze heures, j'étais aussi fraîche qu'une pomme blette.

Un café s'imposait. J'en avalai deux, le corps traversé d'ondes de chocs : une antédiluvienne sono qu'un serveur s'ingéniait à tester, passant sans crier gare du piano au fortissimo. Îlot de calme dans un océan de tumulte, le silence disjoignant deux essais semblait d'autant plus délicieux. Mais trop bref pour totalement en jouir et trop long pour se préparer à la prochaine agression.

Sur la platine tournait toujours le même morceau. Des percussions, des instruments façons biniou ou bombarde bretonne parcourus d'un choeur endiablé :

- Si, Senor ! Si, Senor !

Le rythme s'accordait à mon coeur battant la breloque. Je payai, tempes rompues, pour me traîner jusqu'à la rue principale. Longeai des boutiques, des épiceries et des restaurants qui, dotés de leurs propres enceintes, déversaient sur le trottoir des geysers de musique. Toutes différentes et distordues, à pleins volumes mal mêlés dans un galimatias sonore. Tambouille de flûtes-guitares-tambours sur un vomi de cris discordants.

Tous mes organes malmenés en tremblaient.


Je faillis rendre mon déjeuner au premier immeuble, battis en retraite pour me réfugier dans l'air frais du National Bookstore.

Le magasin résonnait du morceau déjà entendu au café :

- Si, Senor ! Si, Senor ! Si, Senor !

Une vendeuse s'occupait de moi. Potelée, entre deux âges, elle traversait les rayons avec entrain et dansait de même en agitant les bras, en remuant les fesses.

Soudain, elle s'arrêta dans un cri. Sauta trois fois sur place, secoua les doigts à s'en décrocher la main. Traversant la devanture vitrée, son regard fixait la rue. Je crus qu'elle voulait attirer l'attention d'une amie.

Du tout.

Elle saluait la statue de l'enfant Jésus.

Porté par une foule compacte, Santo Nino passa devant la vitrine. Dans son sillage, des centaines, non, des milliers de pèlerins avançant au même pas cadencé.

 

Orange is my colorJe réglai mes achats et sortis me mêler à la foule.

Les porteurs marchaient vite. À peine cinq minutes s'étaient écoulées mais, comme avalée par la poussière, la statue avait déjà disparu. Et je marchais moi aussi, mais sans rien voir, fourbue, migraineuse, aveuglée de trop de soleil cru.

Le rire me saisit entre deux éternuements. Que faisais-je donc là, à suivre une relique invisible ?

Peinant à trouver la réponse, je décidai de rentrer à l'hôtel.

Progresser avec la foule fut aussi facile que la remonter périlleux. Je me heurtai de plein fouet au flot toujours grossi des fidèles. Déjouai leur enthousiasme à me placer dans le sens du courant. Subis leurs regards interloqués. Santo Nino étant devant, personne ne comprenait que je lui tourne le dos.

Je me glissai sous une barricade, gagnai enfin le trottoir. Les magasins ouverts débordaient de clients. Sur les fauteuils d'un bar à ongles-spa-massage, une marée de Philippines se refaisait une beauté. Parmi elles, sûrement des danseuses décidées à éclipser leurs rivales du dimanche. Quelques-unes m'adressèrent par la vitre un joyeux bonjour. Je répondis d'une main molle.


La moiteur de la chambre ne m'apporta pas le repos espéré. J'entrebâillai la fenêtre donnant sur l'intérieur du bâtiment, un mur de béton triste. Ouvris les rideaux. Mis la climatisation en marche. Vrombissement d'hélicoptère au décollage. M'installai suante au bureau.

À peine avais-je écrit trois lignes qu'une silhouette se découpa sur le miroir d'en face. Un Philippin en short casquette agitait le bras à mon intention. Je feignis de ne pas le voir. Il s'entêta.

- Hello, hello ! glapissait-il.

Impossible de l'ignorer davantage.

- Hello... articulai-je d'une voix rêche.

Ses yeux fouillaient avidement le rectangle carrelé de ma chambre. Il semblait chercher quelque chose qu'il ne trouvait pas. À l'intérieur, il n'y avait que mon sac, mes affaires éparpillées et moi qui, en long tee-shirt, me sentais presque nue.

- Are you alone ? s'enquit-il avec gourmandise.

"Voilà, nous y sommes...", pensai-je.

La colère me monta au cerveau plus droit qu'une ivresse. Je jaillis de mon siège. Bousculé, celui-ci tomba à la renverse. L'homme eut un sursaut de recul et deux secondes pour scruter mes jambes.

Le rideau claqua sur son nez.

 

 

 

La suite ici.

 

Photos persos ; davantage de photos des Philippines

dans les albums Blanc, ciel, sable / Sandugo / Poblacion Fiesta.

 (Rubrique Albums sur la colonne de gauche).

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines - Communauté : les blogs persos
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Vendredi 2 septembre 5 02 /09 /Sep 09:12

Philippines, août 2011.

 

Pour So et Stan.

Je vous l'avais dit, je ne sais pas faire court !

 


Coup doubleLe mur s'incline dans un camaïeu de bleu-noir. Accrochés à la paroi, coraux et anémones ondulent dans le courant. Un banc de poissons se faufile au dessus de nous, vibration vif argent capturant la lumière de la surface.

C'est une journée radieuse de bleu philippin, à quelques encablures d'une île presque déserte.


J'ai du mal à descendre. Gêne dans mon oreille droite, légère douleur d'écrasement. Mouvements de mâchoire pour l'endiguer. L'inconfort s'atténue, passe et revient, plus insistant. Je me pince le nez. Souffle. Chuintement de pistons suivi d'un timide pop.

La douleur disparaît.

Telle une feuille mollement tombée d'un arbre, je m'enfonce dans l'onde. Au creux de mon ventre, identique à chaque fois, la griserie de m'éloigner du monde terrestre pour me fondre, dissoute, à l'élément qui me porte.


Deux jours plus tard.

Réveil tête enfoncée dans un aquarium. Mon oreille droite s'est changée en éponge visqueuse soudée à mon crâne, bourdonnante comme une ruche au lointain. Le monde alentour a aussi perdu de sa netteté. D'aigus, ses contours sont devenus cotonneux, dilués à coups de gomme.

Je heurte le mur en me levant. Mon équilibre est précaire, mes gestes imprécis. Le café bouillant m'éclabousse les mains. 

Dans une heure, je dois être au terminal des ferries. Pas le temps d'un crochet à l'hôpital. Aucune importance. Puisque je vais à Cebu, je consulterai là-bas.



Coup double 2bisLe multicab de 
Bertille m'attend devant le portail. Salut, bises, suivis de la rituelle question :

- Comment vas-tu ?

- Pas très bien.

Aussitôt, les grands yeux bruns de mon amie se teintent d'inquiétude. Cette ombre me touche. Elle est le miroir de notre amitié, la certitude que quoi qu'il arrive, nous serons là l'une pour l'autre.

Compter pour et sur quelqu'un quelque part, a fortiori au bout du monde, a de quoi me réchauffer le coeur.

- Que se passe-t-il ?

- Oh, rien de grave. Une banale otite.

 

Assise sur le fauteuil de ma dentiste, je lui demande :

- Pourriez-vous m'indiquer un bon ORL ?

Ayleen Guindelcor, tout en gracieux mouvements de poignets, affairée, sautillante, répond :

- Le docteur Ribiera. Il...

- Non, pas lui. S'il vous plaît.

La haute stature du spécialiste, inhabituelle pour un philippin, s'interpose entre nous.

Novembre dernier. Je revois son visage dur. Le pli amer de sa bouche. La morgue au fond de ses prunelles, son impatience puis son exaspération alors que, sur son siège, je me débats. Ses mains brutales poussent un instrument au fond de mon oreille.

J'ai mal, le lui dis. Il s'en fout. Il veut aller vite, sa salle d'attente est bondée.

L'assistante tente de me bloquer la tête. Je la repousse.

- Puisque vous ne faites aucun effort, ma consultation est terminée.

Ton hautain pour humilier une patiente rebelle, réduite à l'état de gamine capricieuse. Essaie encore, petit docteur. Ce n'est pas honteuse que je me sens mais furieuse.

- Volontiers ! dis-je.

Pressé de se débarrasser de mon insolence, Ribiera gribouille une prescription. Me la tend sans un regard, me pousse dehors sans un salut et claque la porte.

 

Coup double 2A mon récit, Ayleen bat des paupières. J'espère soudain n'avoir pas parlé imprudemment. Ce médecin pourrait être de sa famille. Oh, et puis zut.

- Oui, je sais que Ribiera peut être difficile... Une de mes patientes a même quitté son cabinet en pleurant. Mais voilà : il possède le meilleur équipement de la ville.

Tant pis pour moi.

- Voulez-vous voir mon oncle ?

Cette transition abrupte me laisse coite.

- Lui aussi est ORL. Excellent, mais...

Dans la voix d'habitude si précise d'Ayleen, une hésitation. Elle cherche ses mots, en repousse certains pour leur en préférer d'autres. 

- ... moins bien équipé. Si vous le souhaitez, je lui téléphone pour annoncer votre venue.

- D'accord.

- Ah, au fait. Mon oncle s'appelle Simplicio.

Simplicio... Le prénom me dessine un sourire.


Lourdès, l'assistante d'Ayleen, esquisse un plan du quartier. Le Community Hospital se trouve à une quinzaine de minutes. Pour m'y rendre, je peux héler un taxi ou un jeepney. Mais si je choisis ce dernier, il me faudra traverser la rue. Oui, traverser, répète Lourdès. Traverser.

Son insistance m'étonne. Est-ce donc si compliqué de traverser cette rue ?

J'imagine une highway à l'américaine, sans passage piétons, avec des véhicules déboulant à une allure folle. Pour passer de l'autre côté, il faut marcher jusqu'au prochain feu, parfois distant de plusieurs kilomètres.

Soyons téméraire, osons malgré tout le jeepney.

 

Coup double 3bisLe conducteur me dépose à l'endroit voulu. Je découvre, étonnée, une simple route à deux voies, sans embouteillages ni bolides.

Les réticences de Lourdès m'échappent.

Une étrangère ne devrait-elle donc pas utiliser ses pieds ?

Ai-je l'air trop snob pour me mêler à la foule marchant en plein soleil ?

J'emboîte le pas à un groupe de femmes.

Une partie tourne à gauche, direction l'église.

L'autre à droite, direction l'hôpital.

J'imagine un flot continu se dévidant d'un bâtiment à l'autre. La prière avant une consultation pour implorer la Vierge, Dieu, les Saints, de n'être point trop malade. La prière après, en remerciement ou en supplication de remède.

 

L'entrée de l'hôpital, ouverte à tous les vents, pousse dans le hall un souffle torride. C'est, comme souvent aux Philippines, sa vétusté qui me frappe.

Les murs sont jaunâtres, écaillés, le sol d'une propreté douteuse. Pas d'air climatisé. Pas de salle d'attente ni de sièges, juste des bancs de bois sur lesquels s'entassent, suants, des malades et leurs familles. Des employées sommeillent derrière des guichets surmontés des panneaus administration, registration, pharmacy.

Plongé dans une torpeur de souffrance et de canicule, l'hôpital semble tourner au ralenti. A peine, parfois, le soubresaut d'une blouse blanche se glissant, rapide, vers l'extérieur.

 

Le cabinet de Simplicio est situé au bout du couloir. Impossible de me tromper : il n'y en a qu'un partant du hall, et le décor est identique. Horizon de lino taché, de peinture pisseuse, de lumières faiblardes et de bancs bondés.

Ici on guette son tour en silence et avec humilité, comme accablé d'une résignation karmique.

C'est à la lettre prendre son mal en patience, d'autant que le délai peut s'étirer sur une journée entière. Rares sont les médecins qui, à l'exemple d'Ayleen Guindelcor, reçoivent sur rendez-vous. Pour en obtenir un, il faut se lever aux aurores. Se déplacer jusqu'à l'hôpital ou au cabinet. Inscrire son nom sur un listing, généralement accroché devant la porte close : à six heures du matin, le médecin n'est pas là. Attendre ensuite son tour sans trop s'éloigner. Le risque étant de manquer sa consultation si des patients ne se présentent pas ou que l'homme de l'art travaille plus rapidement que prévu.

En général à la chaîne, un nouveau malade par tranche de dix minutes.

 

 

Coup double 3Des paroles de Bertille me reviennent :

- Aux Philippines, à moins d'être riche, tu résistes ou tu meurs. Dérangeant à dire, mais réaliste.

 

Simplicio Guindelcor, lui, ne me fera pas attendre. Depuis l'appel de sa nièce, c'est même lui qui m'attend. Probable privilège d'étrangère qui m'embarrasse.

Peut-être suis-je passée devant des personnes qui, pour seul tort, n'avaient pas ma couleur de peau.

La secrétaire du médecin occupe l'antichambre du cabinet, un réduit sombre et poussiéreux croulant sous les dossiers. Leur nombre les empêche de tenir dans les meubles prévus à cet effet. Aussi cette incontrôlable invasion de papier déborde-t-elle de partout, montant à l'assaut des cloisons, gangrenant le plancher.

Comment retrouver le dossier d'un patient dans un tel désordre ?

Je ne connaîtrai jamais la réponse. Déjà, la secrétaire m'ouvre la porte.

- Entrez, Mââm.

Le cabinet est un décalque à peine amélioré du bureau. Tout y paraît ancien, déglingué, blanchi par le temps et l'usage. Un store filtre le jour cru. La lumière forme au sol des taches étincelantes. On jurerait le décor d'un vieux film dans lequel Simplicio camperait l'acteur principal. Minuscule bonhomme au visage sympathique et aux manières guillerettes, il trône, à demi-chauve et ventru, sur un tabouret de consultation. M'accueille d'une exclamation sonore et m'invite à occuper l'unique siège libre.

- Qu'est-ce qui vous amène, Mââm ?

Simplicio a une voix forte, rapide, un accent des Visayas à couper au hachoir. Je désigne mon oreille droite. Sans plus attendre, il y plonge un instrument terminé par une petite lampe. Emet quelques grognements. Retire la canule et m'empoigne pour examiner l'autre oreille.

Son geste brusque me déséquilibre. Je veux pivoter pour lui faciliter le travail. Comprenant ma manoeuvre, il me pousse. Mes genoux cognent le mur. Simplicio suspend aussitôt son geste pour se confondre en excuses.

De quoi s'excuse-t-il, au juste ? Je l'ignore. Peut-être de son empressement. Ou de l'exiguïté négligée de son cabinet. Ou des deux.

 

Coup double4A la différence de sa nièce, M. Guindelcor n'a manifestement pas l'habitude de recevoir des étrangers. J'ai le sentiment qu'il veut, avant tout, me faire bonne impression, compenser l'obsolescence de son matériel par un surplus d'attention. Cette avidité à me soigner me partage entre la gêne et le rire.

Comme pour effacer sa maladresse, Simplicio me répète :

- You'll be all right, you'll be all right. You follow my medicine and you'll be all right.

Il me félicite d'être venue au plus vite. Si mon tympan n'est pas rompu, mon conduit auditif est plus rouge qu'une groseille écrasée.

 

Suivent des explications aussi drus que la mousson.

La cause de l'otite ?

Non, non, pas la plongée, mais une sinusite qui a atteint mes trompes d'Eustache.

Bizarre... Je n'ai pourtant pas été malade.

Ah bon ? C'est donc la faute d'une allergie.

A quoi ? Aucune idée.

Aurais-je des animaux domestiques ? Non.

Le coupable est alors le pollen ou les changements de temps. L'allergie aux variations du climat me laisse songeuse.

Le remarquant, Simplicio réitère sa phrase magique en battant l'air de ses bras potelés :

- No worries. If you follow my medicine, you'll be all right !


D'ailleurs, puis-je revenir dans dix jours pour un examen de contrôle ?

Compliqué. Vu que j'habite loin, je préférerais reconsulter près de chez moi. A ces mots, le visage du spécialiste se plisse comme celui d'un enfant boudeur. Puis tout à coup s'éclaircit. Il a une idée : me laisser son numéro privé. Mais que je ne le communique à personne ! Aucun autre patient, bien sûr, n'a droit à un tel traitement de faveur. Mais moi, c'est différent.

Pour lui donner de mes nouvelles, je lui téléphone. Ou mieux, je le texte. Parce que Simplicio joue au golf et risque de ne pas entendre la sonnerie. Et que ses partenaires, tous médecins, se plaignent de ces appels incessants.

Sa fierté naïve à souligner son emploi du temps surchargé, son cercle d'amis haut placé et ses loisirs de riche me le rend touchant. Toujours ce complexe d'infériorité des Philippins devant les occidentaux...

La scène a beau être drôle, le fond en est triste.


Simplicio rédige une ordonnance illisible. Me regarde une dernière fois et assène avec force :

- If you follow my medicine, you'll be all right. But if you don't, I'll spank you !

(Si vous suivez ma prescription, vous irez bien. Mais si vous ne la suivez pas, je vous fesserai !)

J'ai failli en tomber de son siège.

 

 

Photos : inconnu, Man Ray, Brassaï.

Toile d'Alfred Cheney Johnston, Alva Bernadine. 

Par Chut ! - Publié dans : Une vie aux Philippines
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