Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
L | M | M | J | V | S | D | ||||
1 | ||||||||||
2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | ||||
9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | ||||
16 | 17 | 18 | 19 | 20 | 21 | 22 | ||||
23 | 24 | 25 | 26 | 27 | 28 | 29 | ||||
30 | 31 | |||||||||
|
Voilà longtemps que je réfléchis, seule ou en couple, à l'appartenance et la fidélité amoureuse.
Mon livre du moment, Aimer plusieurs hommes de Françoise Simpère, me plonge directement au cœur du sujet. Et, hasard de la vie, un événement survenu aujourd'hui m'y ramène encore.
Pas de la meilleure façon qui soit, mais voilà une
autre histoire.
Le sujet est si vaste qu'il est certain que je vais
m'y perdre. Aussi l'aborderai-je par l'exemple, avec, à n'en pas douter, une foule de digressions (je me connais...).
Dès la première soirée avec Ethan, nous devînmes amants. Lorsque je pris le bateau au
matin, nous pensions ne plus nous revoir. Histoire éphémère comme il en est tant, simple passade sans conséquences.
Nos trajectoires en ont décidé autrement, de "notre" île à la Malaisie, en passant par Londres et un hôpital de Bangkok. Ethan y fit les
tests nécessaires pour devenir, peut-être, le père de mon enfant.
Après réflexion, c'est moi qui reculai.
Une telle offre tisse des liens, forcément. Mais de quelle nature ? Je
l'ignore.
Jamais je n'ai voulu savoir si Ethan était amoureux de moi. Peut-être parce que je ne le suis pas de lui au sens où on l'entend communément :
avec une étincelle de passion et d'excès. Avec cet aveuglement ravi causé par la sidération, celle-là même que le vicomte de Valmont revendiquait auprès de la marquise de Merteuil
:
"De quels traits osez-vous peindre Madame de Tourvel ? Au nom de
l'amitié, attendez que j'aie eu cette femme si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que seule la volupté a le droit de détacher le bandeau de l'amour ?"
Je vois Ethan tel qu'il est, dans ses qualités comme ses défauts, ses lignes de forces comme
de faille. La vie commune aide certainement à obtenir un juste reflet : la tricherie, le jeu de masques, le paraître au lieu de l'être ne peuvent tenir au quotidien. Ou que sur une toute petite
distance. Ou au prix d'un effort surhumain de comblement, de correction, d'ajustement permanents.
Autrement dit, de négation de soi.
Être soi-même, sans fards, n'empêche nullement de s'ajuster ni de lâcher prise sur certains points. Vivre bien ensemble suppose abraser les
contours trop aigus. Sinon, soit on ne cesse de s'accrocher, soit l'un courbe l'échine devant l'autre.
Il ne s'agit pas d'arriver entier, brut, pour proclamer :
"Je suis à prendre tel quel ou à laisser."
"C'est comme ça et pas autrement."
"Marche ou crève, et surtout ta gueule."
Il s'agit
plutôt de distinguer l'essentiel de l'accessoire, de démêler nos besoins profonds de nos désirs superficiels, d'accepter des compromis sans pour autant nous
compromettre.
La définition de ce qui me lie à Ethan - ou Dorian - importe moins que notre lien lui-même.
Je les aime tous deux et souffrirais de les perdre. Mais s'il le fallait ou s'ils s'éloignaient de moi, je l'accepterais parce
qu'ils ne m'appartiennent pas.
Le respect de l'autre commence par celui de sa liberté, quand bien même elle ne nous
arrange pas.
Ma tristesse serait alors mon affaire, pas la leur. Qu'ils me
laissent me débrouiller de cet intime travail de deuil. Lors de cette tâche l'aide des amis est précieuse, celle de la personne à l'origine de la douleur inopportune, pour ne pas dire
parasite.
Je crois que l'on n'aide personne à être quitté. Seul dans la
nuit de la perte, c'est à nous de défricher notre chemin, d'en marquer chaque station de nos pleurs pour dessiner de nouvelles routes.
Dans Femmes qui courent avec les loups, livre qui m'accompagna lors de mon dernier voyage, Clarissa Pinkola-Estés écrit
:
"Et si l'on vous demande votre nationalité, votre origine
ethnique, votre lignage, prenez un air énigmatique et répondez :
- Le Clan des Cicatrices."
Parent, ami, amour,
amant... Chaque perte importante creuse une marque indélébile qui nous rend à la fois plus fort et fragile.
Plus fort parce que, même mis à sac
par le pillage de la douleur, on a survécu. Expérience du dépouillement qui révise l'échelle de notre univers intime : valeurs, appréciation du grave et du futile, rien ne sera jamais tout à
fait comme avant.
La perte sans retour est l'expérience de la limite ultime
contre laquelle il est inutile de se battre. Il faut l'accepter petit à petit sous peine de suicider ou de ne vivre qu'amputé. Et essayer, autant que faire se peut, de goûter les plaisirs que la
vie nous offre.
Plus fragile car perdre une fois signifie peut-être perdre deux. Puisque tout est possible, à commencer par ce qui n'a pas de nom, tout
peut se (re)produire. Et, à moins de quitter la scène avant ceux que l'on aime, se (re)produit inéluctablement.
La pensée de la mort, métaphorique dans le cas de la rupture, ne nous quitte jamais totalement. Si elle s'absente, c'est pour
mieux rôder aux heures sombres, ces heures du creux de l'âme où, enfant perdu dans les ténèbres, nous tombons sans fin ni main pour nous rattraper.
Je dérive de mon sujet initial, semble-t-il. Oui mais non, tant le désir de possession de l'autre est lié à la peur de sa perte. Angoisse
primitive de le voir se détourner, nous préférer un tiers paré de qualités que l'on n'a pas - ou plus.
Question de confiance en soi aussi.
Jeunesse et beauté se fanent, ou plutôt se troquent contre d'autres avantages : maturité, sagesse, expérience, recul.
Tolérance souvent mais pas toujours.
Impossible d'être et d'avoir été,
c'est ainsi et pas forcément plus mal.
Avec Ethan jamais nous ne nous sommes juré fidélité. Que notre relation se déroule à distance ou dans un même
périmètre, cela n'aurait eu aucun sens.
Nous avons en revanche convenu d'une clause de discrétion :
"Fais ce que tu veux avec qui tu veux, mais garde-le pour toi. Nul besoin de me révéler des détails qui t'appartiennent et ne m'apporteraient rien.
Et puisque nous partageons le même toit, fais-le ailleurs. Cette maison est
notre espace à nous, notre havre vierge de toute histoire clandestine."
Sans contrevenir à nos règles j'ai usé de cette liberté, mal parfois.
Si c'était à refaire j'agirais autrement, quoi qu'Ethan n'y verrait sûrement aucune objection.
À sa
liberté je n'avais pas été confrontée jusqu'à Joanne.
Joanne est plus blonde, jeune et liante que moi. Sympathique aussi, même si nous ne
partageons rien hormis une amitié de façade.
Lorsqu'elle vient à la maison,
je la salue, entame un brin de conversation vite tari avant de repiquer du nez sur mon ordinateur, ma rêverie ou mon bouquin.
Fin des civilités sans rudesse. Joanne s'intéresse à moi autant que moi à elle, c'est-à-dire de très loin. Ni l'une ni l'autre
ne nous donnons la peine d'alimenter un échange qui, passé le cap des banalités, nous ennuierait.
Joanne a un petit ami en Angleterre. Souhaite s'en séparer, le lui a annoncé mais il s'y refuse. Mieux, il la menace de brûler
les affaires qu'elle a laissées chez lui. Aussi le retrouve-t-elle en Indonésie pour jouer la comédie de la femme amoureuse.
À peine ces mots sortirent-ils de la bouche d'Ethan que je lâchai tout à trac :
"Monnayer ses affaires contre quelques faux coups de reins, c'est vraiment mesquin. Qui prend une décision en assume les conséquences."
En soirée, j'ai vu
Joanne flirter avec de jolis garçons. Un jour, tandis qu'elle regardait avec Ethan un film au salon, je la surpris lovée entre ses jambes. Je traversai la pièce, un peu étonnée et soudain
traversée par l'idée d'un rapprochement.
"En
aurais-tu envie si elle était d'accord ?" me questionnai-je.
Non. Aussi passai-je sans ralentir jusqu'à la terrasse.
Ethen dut prendre mon absence de
réaction pour une permission. Elle l'était sans doute, tant m'est étrangère l'idée de lui couper les couilles, surtout
dans notre drôle de couple.
D'ailleurs, si un couple se définit par le sexe, nous n'en sommes plus un.
Lors
de la dernière fête que nous organisâmes à la maison, Joanne s'assit à côté d'Ethan, moi sur le versant francophone des coussins. Parler ma langue maternelle me soulage des fastidieuses
traductions, des approximations frustrantes de pensée. À l'aise en anglais, certes, mais pas bilingue pour autant. Le français est mon plaisir, ma récré, l'origine dont je ne vais pas me
priver.
À mesure des verres Joanne s'avachit sur Ethan en une équivoque
position sensuelle.
De leur côté, les
anglophones embarrassés feignaient de ne
rien remarquer.
Du sien, Ethan dissertant sur un quelconque sujet n'eut pas un geste. Je me demandai
même s'il avait noté les mains de Joanne sur sa taille, ses agaceries de chatte réclamant des baisers.
Du mien, j'éprouvai un pincement et, les regardant, m'interrogeai :
"Cela te gêne-t-il vraiment ?"
Réponse de Normand : oui et non.
Leur intimité ne me dérange pas plus que ça. Je sais qu'elle ne changera rien entre Ethan et moi,
n'écorchera pas notre tendresse, n'entamera pas notre confiance.
Notre lien ne se divise pas à proportion des autres liens. Ils coexistent dans des
univers distincts.
Mais que cette intimité soit brandie sous mon nez me
chiffonne. M'en faire spectatrice me semble relever du faux pas, d'un manque de discernement dont Ethan, à la faveur d'une discussion, s'excusa.
"Pardonne-moi si je t'ai blessée. Ce n'était pas mon
intention."
Blessée n'était pas le bon mot, mais faute de le trouver,
le bon mot, je laissai filer. L'important était qu'en dépit du vocabulaire, nous nous étions compris.
La plus déconcertée dans l'histoire est Joanne. Ce qui m'unit à Ethan la dépasse.
"Je ne veux pas coucher avec toi si tu couches encore avec elle", lui annonça-t-elle. Comme s'il était question d'exclusion, de territorialité de sommier.
Elle ou moi, d'accord. Mais elle et moi, non.
Et pourquoi pas nous deux ?
En théorie, c'est clair : une relation n'empêche pas une autre. Le sexe est à la fois un plaisir, un jeu, une ouverture privilégiée à l'autre. Il n'a pas
à mes yeux ce caractère définitif que beaucoup lui prêtent - même s'il m'est arrivé, par le sexe, de toucher au sublime. D'éprouver la bouleversante sensation d'accéder à une dimension autre, de
célébrer une communion ancestrale et sacrée.
Côté travaux appliqués je
débute et m'observe, attentive à ce qui bruit dedans.
Et aujourd'hui je me dis :
"Si l'autre me rassure sur ma place, pourquoi pas ?"
Peut-être demain tiendrai-je un autre discours. Peut-être
pas.
En chantier, je n'ai aucune certitude et revendique le droit aux
contradictions.
Demain peut défaire ce qu'aujourd'hui a construit. Persiste la sensation, au fond, de cheminer sur une route. Balbutiante encore, mais pas après pas délivrée de la prison de l'appartenance et du carcan de la possessivité.
Derniers Commentaires