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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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  • Expatriée en Asie, transhumante, blonde et sous-marine.
Dimanche 14 avril 7 14 /04 /Avr 16:35

Ma grand-mèreL'égalité hommes-femmes, ma grand-mère n'y croyait pas. Probable même qu'elle n'y avait jamais réfléchi.

Sans doute taxerait-elle les féministes d'aujourd'hui de folles furieuses, de révolutionnaires sans objet, de chercheuses d'emmerdes, de Donna Quichotte d'un ordre à ne surtout pas bouleverser.

L'ordre d'un monde qui dit que les femmes, ça file droit.

Soucieuse de ne froisser quiconque, ma grand-mère ne le tournerait pas ainsi, mais botterait en touche par une formule frappée au coin du bon sens :

- Il faut de tout pour faire un monde.

- Les goûts et les couleurs...

- Un jour comme ça, un jour autrement.

Elle agiterait en signe d'impuissance ses mains usées par une vie de labeur, lèverait au ciel des yeux qui en ont vu d'autres - et des pires -, conclurait d'un pauvre sourire avant de retourner à sa routine.

Les commissions, la cuisine, le coup de balai, la lessive dans la bassine.


Née en 1915, ma mamie appartenait à une autre génération. Une qui pensait que les femmes, sexe faible, devaient marcher dans l'ombre des hommes, sexe fort, accéder à leurs désirs, obéir à leurs ordres, respecter leurs diktats sans jamais les contredire.

Une qui professait que les femmes devaient être gentilles, douces, accommodantes. Surtout pas, non, trop indépendantes ou trop libres.

À la maison, en société ou au lit, même non-combat.

Monsieur a ses besoins ? De bon ou mauvais gré, Madame doit s'y plier. Offrir ses fesses en attendant que l'affaire soit finie, voilà l'unique option envisageable. Se dérober au devoir conjugal parfois si bien nommé serait aussi malséant que dangereux : l'envie de forniquer ailleurs risquerait de s'en mêler...

C'est ainsi que ma grand-mère a vécu. Dans l'autoritaire sillage du mari de toute une existence. S'occupant de la maison, de leurs enfants et le secondant au magasin. Se gardant d'exprimer une opinion lorsque lui, le Chef, avait parlé. Se levant de table dès qu'il réclamait du sel. Abandonnant toute activité dès qu'il la sommait d'apparaître.

Lors de ses séances de bricolage, par exemple. Avait-il besoin d'un marteau ou de la perceuse qu'au lieu de descendre de l'échelle, mon grand-père hurlait :

- Mamie ! MAMIE !

Ses cris transperçaient le plafond du garage et déboulaient, impérieux, dans la cuisine. Ma mamie lâchait aussitôt son ouvrage pour se ruer dans l'escalier.

Dire à ce grand assisté que ses outils, il pouvait les prendre lui-même ne lui aurait jamais effleuré l'esprit.

Servante dévouée, épouse exemplaire, elle était là pour lui.

Ça ne la dérangeait pas. C'était normal.

Le Pépé était un homme.


Ma grand-mère 2BISÉlevée à mi-temps par cette femme que j'adorais, son modèle m'a en partie forgée. Enfant rebelle, trop gâtée peut-être, j'imitais mon papy : je la commandais.

En retour elle me cajolait, cuisinait mes plats favoris, rangeait mes affaires, m'autorisait à regarder tard la télé et ne me forçait pas à me brosser les dents.

Ravie de ce régime de vacances, j'en profitais, en abusais parfois. Piquais des crises au supermarché, m'accrochais à la caisse, courais loin devant ou refusais d'avancer, me traînais dans le couloir en frappant ses casseroles.

- Tu m'assourdis, ma puce !

Je continuais de plus belle. Elle s'énervait, criait, accusait mes "lel manières".

Les lel manières... Un leitmotiv incompréhensible.

Ce n'est qu'adolescente que je compris son secret. Qui n'existait pas puisque j'avais mal entendu.

En vérité point de lel manières.

Mais de laides manières, oui.

Une fois à bout de patience, ma mamie dégainait la menace ultime : me dénoncer à mon père. Je m'esclaffais en la traitant de rapporteuse. Elle m'aimait trop, je le savais, pour m'exposer à la violence du paternel.


Si ce modèle d'un autre temps berça mon enfance, je m'aperçus en grandissant qu'il clochait.

Pourquoi ma grand-mère courbait-elle toujours l'échine devant les hommes ?

Pourquoi reproduisait-elle avec son gendre le schéma qui l'attachait à son époux, alors décédé ?

La réponse était simple : mon père aussi était un homme.

À ses paroles dures jamais elle ne réagissait. À ses avis tranchés jamais elle ne s'opposait. Dans nos conflits elle se gardait prudemment d'intervenir. Me donnait-elle raison en privé qu'elle me désavouait en public.

Son ultime argument en appelait autant à la famille qu'à la virilité :

- C'est ton père, quand même...

Ses reculades me mettaient en rage. Je l'accusais de ne pas prendre parti, de ne pas me protéger. D'être faible, d'être hypocrite. Pire, de me trahir.

Je ne comprenais pas que ma mamie ne pouvait faire autrement. Ou plutôt, je ne l'acceptais pas.

Je la poussais à secouer ses chaînes. À sortir de ce que j'estimais sa passivité. À dire non, à dire merde.

Merde à ce qui lui déplaisait.

Merde aux contraintes.

Merde à l'autorité.

Merde aux bonshommes.

Merde !

Impossible pour elle, bien sûr. D'autant qu'elle n'était ni frustrée, ni malheureuse.

Un merde pour quoi, alors ? Pour rien.


Ma grand-mère 3Cette soumission programmée eut sur moi de drôles d'effets. Entre distorsion et écartèlement j'évoluais sans harmonie aucune, chaque pied ancré sur la rive d'un gigantesque fossé.

D'un côté je considérais de mon devoir de satisfaire les hommes - a fortiori le mien.

Si quelqu'un devait, en plein repas, ramener le beurre, c'était moi.

Si l'un de nous deux devait céder, ce serait encore moi.

L'amour à mort m'obsédait.

L'abnégation me subjuguait.

L'abandon de soi pour l'autre me fascinait.

Appartenance, ferveur et dévotion me tranportaient.

Je trouvais des beautés au sacrifice, un goût enivrant à la docilité, un grisant vertige à l'esclavage.

"Ma facette ancillaire", comme je l'appelle. Elle amuse ceux qui me connaissent bien, étonne ceux qui me croient si forte et libérée. Aussi incongrue que déplacée, à l'opposé de ce que je dégage.

J'ai tenté de la chasser, cette importune. Elle est restée. Quoiqu'elle et moi ne soyons pas encore réconciliées, il me revient à présent de l'accueillir.

On ne se défait pas si aisément de l'héritage de sa lignée.


De l'autre je vomissais toute emprise et refusais toute tâche qui, par tradition, revient aux femmes.

Le ménage ? Hors de question pour moi bordélique en diable !

La couture ? Encore moins, sauf pour créer des robes importables.

La cuisine ? Allons donc, infichue que j'étais de cuire des pâtes !

Mon plus fidèle allié, c'était le micro-ondes que je bourrais de conserves et de steak haché. Deux années à Paris sans allumer une fois mes plaques de cuisson.

Mes lacunes ne me dérangeaient pas. Loin d'y remédier, je les brandissais comme autant de fiertés, autant de médailles raflées à la guerre des sexes.

Bizarre guerre, paradoxale même, puisque jamais je n'ai considéré les hommes en ennemis. N'empêche qu'après l'ère "fée du logis", je décrétai l'avènement de la "marâtre de l'immeuble".

Hilare j'affirmais que personne ne m'épouserait pour mes qualités domestiques. Ce qui tombait bien : aucune envie de devenir femme de. D'accord pour le nom, mais niet pour la particule. Sauf pour le symbole, et encore...

Par plaisanterie je disais que le jour dudit mariage, je choisirais également un avocat.

Pour mon futur divorce.

Mon nez reniflait dans cette institution trop de possibles relents de soumission, trop de risques inutiles auxquels exposer mon indépendance. Ma préférence allait à l'union libre.

Pour le "libre" dedans, sans doute.

 

Ma grand-mère 4En attitude, en volonté, en crudité, je me suis longtemps efforcée d'égaler les hommes.

Parfois avec bonheur, souvent avec excès.

Je ne reculais devant aucun défi qu'ils auraient, eux, relevé. Les prenais pour mieux les congédier. Collectionnais les amants en hurlant à l'injustice qui m'étiquetait "salope" alors que mes partenaires se transformaient en Don Juan.

Je jurais comme un charretier, fumais comme deux pompiers. Parlais fort, gouaillais grossier, à propos de sexe si possible.

Mes interlocuteurs se récriaient ?

Je jubilais.

Petites natures !


Après l'équitation qui, gamine, affermit mon caractère déjà bien trempé, je choisis un des plus violents sport de combat. Enjoignais mes adversaires à lâcher leurs coups, m'énervais de leur réserve et les frappais en retour à pleine puissance.

Qu'ils comprennent enfin que je n'étais pas là pour tricoter !

Je m'agaçais des filles agissant en fifilles. Méprisais les mijaurées, les chichiteuses, les capricieuses. Les jamais contentes à la récrimination perpétuelle. Les vénales qui exigeaient d'être couvertes de cadeaux. Les princesses qui refusaient de bouger le petit doigt. Les gnagnagna qui se plaignaient d'avoir à ouvrir une porte.

Je les accusais de se comporter en assistées. De nourrir le cliché de l'infériorité féminine. De porter tort à leurs semblables.

Elles réclament respect, indépendance, égalité ? Qu'elle oeuvrent pour, bon sang !


Je clamais que lorsque la liberté n'est pas offerte, il faut la conquérir.

Ma grand-mère me désapprouvait, bien sûr. S'inquiétait, aussi.

- Change, ma puce. Sinon, tu ne trouveras jamais d'homme !

Lassée de la prédiction, je finis par rétorquer :

- Pas grave, j'en aurai plusieurs !

Elle pouffait. S'amusait de mon franc-parler qui lui arrachait des :

- Ah lala, sacrée toi !

Je riais aussi. Sans trouver ça drôle, au fond. Surtout lorsque le sujet de mes ruptures tombaient sur le tapis :

- Avec le copain, ça marche encore ?

- Non, mémée, c'est terminé.

- Mais pourquoi donc ?

Mes raisons lui tiraient des mimiques sceptiques. En général ma vibrante tirade butait sur un :

- Tu en demandes trop, ma chérie ! Faut accepter !

- Accepter ? Pourquoi donc ? Et si ça me déplaît ?

Anticipant une dispute, ma grand-mère battait en retraite :

- Bah, je dis ça, je dis rien... Tu fais bien comme tu veux...

- Voilà, merci. Comme je veux.


Ma grand-mère 5Chacune de mes relations avortées renforçait son intime conviction : sa petite-fille préférée se condamnait au célibat.

À force d'être martelée, sa conviction devint mienne. En toute inconscience ma mamie m'avait enferrée dans un réseau de "trop" et de "pas assez".

Trop libre. Trop exigeante. Trop difficile à vivre.

Pas assez douce. Pas assez soumise. Féminine d'apparence, certes, mais pas assez femme en dessous.

- Qui voudra de toi, je me le demande...

Moi aussi je me le demandais. Me persuadais que je ne tournais pas rond. Que la solitude était mon lot sans consolation, mon unique horizon, ma fatalité.

À jamais je serais la clef sans trousseau, la boîte sans couvercle, l'orange sans moitié. Mon coeur était d'or, peut-être, mais mon âme déficiente.


- Toi, jamais tu ne trouveras d'homme !

J'espère bien que ma grand-mère se trompait. Car aujourd'hui je le sais : l'opinion de nos proches sur nous n'est qu'une opinion, non une vérité.

Leur regard ne nous résume pas.

Leurs certitudes peuvent s'avérer fausses, leurs oracles mensongers.

Le reflet qu'ils nous renvoient, les critiques dont ils nous abreuvent, l'image dans laquelle ils nous enferment devient une prison si et seulement si nous y souscrivons.

Là où la liberté n'est pas offerte, il faut la conquérir. La lutte commence par détricoter, maille après maille, le carcan qui colle à notre être véritable telle une seconde peau.

Si familière qu'on en oublie qu'elle n'est pas la nôtre.

Si rassurante que, par peur de l'inconnu, on la laisse nous asphyxier.

Si profondément ancrée qu'on lui permet de nous couler corps et biens.

Ce qui ne m'empêche d'être toujours célibataire... mais heureuse.

 

 

Photos : Will Wegman, Zhang Peng, Saudek, Jeanloup Sieff, Marcin Twardowski.

Par Chut ! - Publié dans : Bribes perso - Communauté : les blogs persos
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