Mardi 3 novembre
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23:06
Voilà une
heure que je te cherche sans te trouver. Une heure que je rentre ton nom à l'orthographe si particulière, ce nom dont tu étais si fier et qui sonnait si mal avec le mien.
Dans quelque ordre qu'on les mette, nos deux noms accolés frisaient le ridicule.
À dire vrai, ils étaient même en plein dedans : une syllabe gutturale accolée à une autre, ça ne donne rien de bon, hormis un éclat de rire. Ou un label de produit invendable même pour le meilleur
des publicitaires.
Nous - enfin, je - en plaisantions parfois, tellement nos noms allaient mal ensemble. Si mal qu'il nous aurait fallu choisir l'un des deux pour nos enfants - enfin, pour ceux que j'avais envie
d'avoir avec toi.
Toi, tu n'étais pas sûr, tu atermoyais, trouvais des prétextes et répondais si systématiquement "plus tard, peut-être, un jour" que j'avais fini par comprendre que ces prétextes
signifiaient "jamais".
Ton numéro, je l'avais jusqu'à il y a peu. Peu, dans la mesure de mon temps au ralenti, c'est neuf mois au moins. Peut-être même douze ou quatorze.
En tout cas, largement le temps d'être enceinte et d'avoir un enfant sorti de mon ventre.
Ce numéro-là, tu ne me l'avais bien sûr pas donné. Je l'avais trouvé comme une grande, aussi grande que ce jour d'hiver où, roulée en boule sur mon parquet, je t'avais repoussé. Si fermement qu'à
moins d'être maso, tu ne pouvais plus me chercher, parce que je t'avais dit, d'une voix grosse de larmes,
d'indignation et de colère, des mots que tu ne supportais pas d'entendre :
- Tu es indécent, d'une indécence à gerber.
C'étaient des mots interdits à ne jamais te dire. T'accuser toi, si contenu, si maîtrisé, d'indécence était franchir une limite dont j'avais conscience mais me fichais bien. Je n'habitais plus ce
monde, ni cette ville ni ce quartier dans lequel j'avais acheté mon appartement pour être près du tien mais ailleurs, sur les rives d'un chagrin sans contours, d'un pays sans nom qui s'épelait
pourtant en cinq lettres.
DEUIL.
Tu me parlais d'amour et je voyais le visage cireux de ma mère à la morgue, ses cils mal collés par l'employé des pompes funèbres.
Tu me parlais de compréhension et je voyais son iris bleu à travers ses cils, fixe telle son inquiétude face à ta dureté qui perça un jour face à elle, tandis que je te grattais
dans sa cuisine un bouton qui gicla
en pus quand ta gorge vomit :
- Mais putain que tu es conne !
De ce bouton percé tu gardas peut-être une cicatrice.
Moi j'en gardai une, ma mère aussi.
La mienne était celle, mal rafistolée, des mots qui abaissent, triste héritage d'un père qui n'a jamais su parler pour avouer ses sentiments.
La sienne celle d'une soumission de femme trop timide pour oser s'opposer frontalement à l'homme, trop polie pour parjurer son rôle d'hôtesse, trop précautionneuse pour s'aventurer sur le terrain
marécageux de notre couple. Ou simplement trop confiante en moi pour me défendre bien que je n'aie pas les armes.
Lorsqu'elle m'exposait sa confusion le lendemain au téléphone, je lui répondis :
- Oui, j'aurais aimé que tu le remettes en place.
Appuyant de ce fait sur sa culpabilité de "mauvaise mère", oubliant un instant, car c'est si confortable, qu'il ne tient qu'à nous-mêmes, adultes, de nous faire respecter sans s'abriter dans
l'ombre rassurante de nos parents.
Tu me parlais de changement et je voyais le corps raide de ma mère, poupée de silicone étendue sur le simple drap d'un lit métallique. Et ce cauchemar si réel dans lequel je la contemplais,
vivante, m'expliquant que sa mort n'était qu'une commode mise en scène tandis que je lui hurlais, la serrant entre mes bras puis la repoussant, horrifiée et crachant entre deux insultes :
- Mais comment as-tu pu me faire ça, à moi, ta fille ?
Tu me parlais de rédemption et je te ris au nez, t'envoyant à l'enfer ou au paradis.
Tu te mis alors à pleurer en invoquant ton amour. Ton amour à moi la conne qui était en vérité la femme de ta vie.
La seule femme à laquelle tu l'aies dit, par conviction ou faiblesse, dans ton
lit puis le combiné, d'un ton gêné de petit garçon mis à nu.
Parce tu m'aimais et qu'avec moi, sanglotais-tu, tu ne t'ennuyais jamais.
Ah oui, c'est vrai, ensemble nous étions forts et pouvions tout faire. Des voyages et des expos, des dîners dans des bouges et des vernissages dans le grand monde, des cinés et des repas chez tes
parents auxquels tu prenais plaisir et sans que tu ne te tapes la honte.
Je ne savais certes pas tout sur tout, loin s'en fallait, mais j'avais l'humilité de le reconnaître et la transparence de m'effacer.
En tant de temps depuis nous, j'ai changé. Je sais toujours me gommer d'un sourire et me taire pour paraître intelligente. Le silence est la meilleure des ruses des imposteurs. Il laisse supposer qu'on a
une opinion alors que derrière, c'est le vide.
La différence est que j'ai appris à avouer, et sans complexes :
- Je m'en fous.
- Je n'y connais rien.
Pour moi, à ma petite échelle, c'était une victoire. Dérisoire, on est bien d'accord.
À l'époque où je t'ai connu, je n'avais d'ailleurs aucun style. Ringarde avec mes pantalons trop courts, mes baskets et mes chaussettes blanches, hors-jeu avec mes jupes vaguement grand-mère que tu
assassinais d'un "pfiouu... que c'est moche" dès que je franchissais ta porte.
Envers moi tu n'as jamais été doux ni charitable. Soulignant en gras mes erreurs alors je quêtais en pointillés les bribes de ton approbation, me coupant face à la glace fissurée de mon studio la
frange pour te plaire où à défaut te surprendre, invoquant les paroles de ce coiffeur qui un jour m'avait dit :
- Votre êtes assez belle pour supporter cette coupe.
Mais être assez belle n'était pas l'être suffisamment. Jolie, bandante, resplendissante les bons jours, d'accord. Mais belle, non. La faute à cette mâchoire trop carrée, à cette bouche trop petite
et à ces seins en poire que tu qualifiais de "partie peu réussie de mon individu", sauf cet après-midi où, cheveux en bataille, abandonné au plaisir, tu me soufflas :
- Tu es magnifique.
Faut dire que des bimbos aux nibards défiant la pesanteur, des sosies de Lauren Bacall, tu en avais connues. Pas longtemps, certes, car très vite l'ennui avait repris ses droits.
Je sais tout cela, je sais tes défauts, tes exigences auxquelles il m'était impossible de répondre à moins de me trahir. Je sais que notre relation était vouée à l'échec. Que je l'ai rompue avec
une violence extrême (peut-être un jour la raconterai-je ici).
Mais je sais aussi que je ne suis pas en paix. Que voilà des années que j'ai envie de te parler. Pour te dire quoi au juste ? Je l'ignore moi-même, et voilà bien ce qui me bloque.
La mort de ma mère a escamoté le deuil de notre histoire. Une grenade dégoupillée de plus qui me remonte à la figure alors que je revendique le droit à l'oubli.
Mais mes nuits, elles, se souviennent.
Et je suis fatiguée, si fatiguée de lutter contre des moulins à vent.
Quand tout cela s'arrête-t-il de tourner ?
Évidemment, à relecture, je n'ai pas exprimé le quart de ce que je
voulais dire.
Ce sera une autre fois ou... jamais.
Lui, nous, ces résonances sont très compliqués.
Puis je ne suis pas sûre que ce soit passionnant. C'est même certainement très chiant.
Par Chut !
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Publié dans : Eux
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