Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Retour sur mon passé.
Derrière moi la continuité d'une ligne mais surtout, des boîtes. Des boîtes qui correspondent à des époques, des boîtes avec des gens dedans. Ceux que je fréquentais alors, ceux dont j'étais proche, ceux que j'aimais ou détestais.
Occupée à vivre à l'intérieur de la boîte, je n'en voyais pas le couvercle. Il était là, pourtant. Et un beau jour - ou un jour triste - il s'est refermé, souvent de lui-même.
Puis la boîte, scellée, a trouvé sa place sur les étagères de ma mémoire.
Hauts, bas, côtés... Il est des boîtes aux contours flous, des boîtes qui se superposent, s'interpénètrent ou se repoussent. Difficile de dire quand les tranches de vie qu'elles contiennent ont commencé, quand elles se sont achevées.
Il est des boîtes au contenu piégé (de moins en moins, heureusement).
Le décès de ma mère et le temps du deuil, mon enfance marquée par la peur et la violence de mon père, Feu mon amour et ma maladie... Au fil du temps leurs bombes se sont désamorcées, leurs échardes se sont émoussées, leurs menaces ont perdu de leur puissance, leurs dangers de leurs risques, leurs risques de leurs pouvoirs.
Du coup, les rouvrir ne fait plus (si) mal.
Il est aussi des boîtes enchantées.
Un merveilleux été dans le Sud, mon amour qui conduit éclaboussé de soleil, souriant de ma paume qui étreint son bras, ma peau bronzée et ma jupe qui tourne sur mon body rouge... Leurs souvenirs, c'est du carburant pour la route, des onguents contre le vague à l'âme, du rose limpide contre les idées noires.
En pleine tempête y piocher, se requinquer à leur chaleur, se redorer à leur soleil.
Il est des boîtes un peu grises mais traversées d'éclairs. Des boîtes noires aussi.
Il n'est pas de boîtes neutres. Insipides, celles-là sont parties au tout-à-l'égout de l'oubli.
Il est des boîtes refermées avec joie, soulagement, douleur ou regrets.
Je suis moi, certes, mais aussi la juxtaposition de toutes ces boîtes, le patchwork de toutes ces personnes mêlées à mon histoire. Et si aujourd'hui je suis moi, c'est également grâce à eux.
Allez, une boîte, au hasard : Paris 2000-2003, dans cet appartement-là. Cinquième sans ascenseur, une pièce unique chambre-salon-salle de bains-bibliothèque avec vue sur la cour intérieure de l'immeuble.
En biais un étage plus bas, la fenêtre de la cuisine d'Irina.
Irina était jolie, brune, coquette, italienne. Nouvelle locataire, je la croisais en me cantonnant au bonjour de politesse. Une après-midi nous butâmes l'une contre l'autre dans le hall et Irina s'arrêta. J'étais en pleurs.
Aussitôt elle demanda de son accent chantant :
- Que vous arrive-t-il ?
- J'ai perdu mon chien. Il s'est sauvé.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Socrate.
Irina sourit. Je ne lui précisai pas que j'avais récupéré ce bâtard, alors sans identité, à demi-mort à la SPA. Qu'il n'était pas très malin mais que son nom, justement, devait le rendre plus intelligent. À l'époque je croyais encore à ce pouvoir des mots.
L'histoire de Socrate pouvait attendre, pas Socrate lui-même.
Chamboulant sur le champ ses obligations, Irina partit avec moi à sa recherche. Nous écumâmes les rues adjacentes, les cours intérieures, le square de l'avenue.
Mon chien ne reparut qu'épuisé par sa fugue, fugue qui fit de ma voisine une amie.
Irina était photographe. Sans guère de travail, ce qui lui laissait beaucoup de temps libre. Du temps libre, j'en avais aussi.
Bientôt nous nous vîmes chaque après-midi.
Jamais ma voisine n'aurait de son propre chef grimpé l'escalier afin de s'inviter chez moi. Elle connaissait mes horaires décalées, mon mode de vie fantaisiste, mon isolement dans le travail. Lorsqu'elle souhaitait me voir, toujours elle me téléphonait pour me proposer un café.
Italien, bien sûr, envoyé du pays par ses parents.
Sur les fourneaux la cafetière, un modèle métallique à vis plus lourd qu'une cocotte-minute, chantait. Le breuvage d'un noir d'encre était fichtrement serré, la cuisine exiguë, la table minuscule. Dans l'air flottait une délicieuse odeur de sauce, au fond des casseroles adhéraient des restes de pâtes, sur l'égouttoir la vaisselle du repas séchait.
La cuisine d'Irina était paisible comme le quotidien, rassurante comme une berceuse et aussi chaleureuse que sa propriétaire.
Elle et moi discutions des heures durant. De son compagnon qui partageait les lieux et que je connaissais peu, du mien qui logeait à deux rues de là. De nos idées, de nos espoirs, de nos soucis. D'expos, de théâtre, de peinture, de bouquins et de photos.
De mon studio je voyais si, le soir, Irina s'attardait dans sa cuisine.
De sa cuisine elle guettait, vers midi, l'ouverture de mes stores annonçant mon réveil.
Jour après jour et chaque jour davantage nos vies s'entrelaçaient. C'était à la fois superficiel et profond, doux, bon et riche.
Irina et moi étions les mutuels témoins de nos existences. Position qui ne nous gênait pas, au contraire.
Nous avions trop de respect pour nous épier, trop de discrétion pour nous imposer. Notre affection réciproque, nos sensibilités si proches, notre facilité à nous comprendre à demi-mot, notre certitude, aussi, de partager "l'amour de l'art", étaient les garantes de notre amitié.
La veille de ses vacances en Italie, Irina me confia ses clefs. Charge à moi de veiller sur son domaine.
- Toi qui rêves de dormir chaque soir dans un lit différent, utilise le mien !
Qu'Irina flattât mes marottes m'émut. Je songeai que là était bien l'attitude d'une amie : ne pas comprendre mais offrir quand même, juste pour le plaisir de faire plaisir. Si je ne profitai pas de cette liberté généreusement allouée, je faillis bien séjourner chez elle contre mon gré.
Un midi, mal réveillée, en simple chemise et sans culotte, j'empoignai son trousseau en croyant tenir et le mien et le sien. Claquai ma porte qui se verrouilla, descendis d'un étage et arrosai ses plantes.
J'évitai la cuisine. Désertée, sans parfums, elle me parut vide, banale pièce sans histoire en l'absence d'Irina.
C'est en voulant entrer chez moi que l'évidence me frappa : mes clefs étaient à l'intérieur. Irina en possédait un double, mais son appartement était grand.
Pas le choix, je devais le fouiller.
J'inspectai les trousseaux accrochés à l'entrée, inspectai le vide-poches, ouvris les tiroirs de son buffet.
Rien.
Un quart d'heure de vaines recherches me découragea.
Je m'assis sur son lit pour réfléchir. Où planquais-je, moi, les objets précieux ?
Réponse : au milieu de ma lingerie, dissimulés dans les replis des dentelles.
Retourner celle d'Irina m'embarrassa, mais l'intrusion fut brève : mon amie avait les mêmes cachettes que moi.
Une nuit elle me fit rire aux larmes.
Je remarquai qu'à deux heures du matin, sa lumière était toujours allumée. Un oubli, sans doute.
Un bruit de vaisselle me détrompa.
Je l'appelai. Elle décrocha.
- Tout va bien ? questionnai-je.
- Oui, oui, je rase ma poule !
- Ta poule ? répétai-je ébahie.
Irina avait beau être une excellente maîtresse de maison doublée d'un cordon bleu, que diable pouvait-elle bien faire d'une poule ? Et à cette heure indue ?
Mon silence interloqué l'amena à préciser :
- Ma poule, tu sais, la bleue à franges ?!
- Aaaaaaaaah... Ton pull !
- Oui, c'est bien ça : ma poule !
L'opération "rasage des bouloches de la poule" se termina en nuit blanche.
Au milieu d'un fou rire, au détour d'une confidence, il m'arrivait de penser qu'un jour, Irina s'en irait. Elle souhaitait un enfant avec son compagnon, leur appartement ne comptait qu'une chambre.
À cette pensée mon coeur se serrait. J'ouvrais alors grand les yeux et les oreilles pour m'imprégner, tout entière, de cette minute. En moi graver le visage d'Irina, ses larges iris sombres aux paupières un peu lourdes, ses longs cheveux balayant ses pulls à bouloches, ses colliers chics et sa voix qui chantait les voyelles. Une pause volée au flux du temps, un arrêt dans cette course qui inéluctablement nous emportait.
La boîte n'était pas encore close que déjà, j'éprouvais de la nostalgie, une tristesse diffuse, un sentiment de perte teintant nos après-midis d'une drôle de saveur. Une plus intense car en sursis. Une presque amère car plus jamais.
Si je n'anticipais pas une rupture, je savais qu'Irina partie, notre amitié changerait. Différente, plus lointaine sans doute car privée d'un quotidien partagé, de ces mille et un liens que tissent de petits riens : un paquet gardé par l'une en l'absence de l'autre, une bouteille d'huile d'olive prêtée en cas de panne sèche, des recettes qu'on échange et des épices qu'on donne, des rigolades sur les disputes des voisins, des emplettes dans les boutiques du quartier...
Irina a déménagé, eu un enfant, s'est séparée de son conjoint.
Lentement nous nous sommes perdues de vue.
Lentement le couvercle de la boîte Paris 2000-2003 s'est rabattu.
Depuis mon expatriation la conscience des boîtes a encore gagné en acuité. Sans doute parce que j'habite une île que nombre de gens traversent.
Des touristes d'abord. Eux ne s'attardent pas, c'est la règle du jeu.
Des voyageurs en recherche de travail, ensuite. La plupart instructeurs de plongée, ils s'envolent vers d'autres cieux, d'autres contrats, d'autres dive shops une fois la haute saison terminée.
Quelques mois, c'est déjà suffisant pour se connaître, s'apprécier, s'attacher.
Il le faut pour ressentir la joie d'être ensemble. Pas trop non plus pour s'éviter de souffrir. Et c'est encore plus vrai quand l'amour s'en mêle.
Ma chance est ici d'être flexible, de n'appartenir à aucun lieu ni de ne dépendre d'aucun pour assurer ma subsistance.
Je peux demain me séparer des objets, vêtements, bijoux accumulés dans mes armoires, mes tiroirs, ma cuisine. Ne garder que l'essentiel pour mon sac de voyage. Rendre mes clefs à Olüg, quitter ma maison sans me retourner et retailler la route.
Je peux mais ça n'empêche pas les boîtes, ce fichu va-et-vient de métronome égrenant l'incessant passage d'un état à un autre.
Tic tac, tic tac.
Unis puis séparés.
J'ai conscience que vivre revient à écrire, chaque jour, une histoire à mon insu. La vie telle une main folle qui sans arrêt, sans répit, sans pitié, noircit des pages et des pages jusqu'au point final.
J'ai la conscience aiguë, trop, douloureuse, souvent, flamboyante, parfois, que tout est si fragile.
Que c'est ici et surtout maintenant.
Et que cet ici et ce maintenant ne sont, tous comptes faits, qu'un chapitre. Le chapitre d'une boîte qui un jour se refermera.
Juste, au cas où : ce n'est pas moi sur la dernière photo.
"vivre revient à écrire, chaque jour, une histoire à mon insu". Et voilà, tout est dit. Remarquablement. D'une boîte à l'autre, écrire te conserve, en quelque sorte. Shéhérasade plutôt que Pandore, au bout du conte.
Ah, Slev, difficile d'ajouter quoi que ce soit ! Les jeux de mots sont aussi justes que fins, et j'en suis encore à me battre les flancs autour de l'idée de mise en boîte...
De quoi, hum, rentrer dans ma coquille !
Merci à toi (que j'imagine aisément en Shéhérézade, si, je te jure.)