Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Impossible de dormir... Mon samouraï, lui, plongeait déjà dans le sommeil.
Dérangé par mes sauts de carpe, il lança :
- Que se passe-t-il ?
Je lui dis que j'étais stressée. Que le silence obstiné de mon notaire m'angoissait encore davantage, surtout sans accès facile à Internet, surtout à dix mille kilomètres.
Déjà cinq mails de ma part et aucun de la sienne. À croire qu'il ne relevait jamais sa boîte ou manquait de la politesse la plus élémentaire.
Je lui dis que je me sentais impuissante. Désemparée et frustrée, avec une colère qui couvait en dedans.
Colère d'être ignorée par ce notaire censé m'aider.
Colère contre mes oncles, contre la vie et ses injustices.
Colère blanche menaçant de devenir noire, accompagnée de tous les excès auxquels me pousse la rage.
Je lui dis que j'en avais plus qu'assez. Marre, ras-le-bol, plein les bottes, saturée.
Fatiguée de cette famille qui n'avait de "famille" que le nom et que j'aurais volontiers troquée contre une autre.
Difficile, pensai-je, de perdre au change.
Épuisée de devoir me battre encore, d'être projetée d'un décès à un autre, sans cesse ramenée en arrière contre mon gré.
Je lui dis que je me sentais seule. Terriblement, sans possible partage.
Des amis, oui, mais loin. Et tous absorbés, à des degrés divers, dans leurs propres luttes et leurs quotidiens. Manque de soutien, peut-être indifférence, c'est ainsi que je le percevais. Comme soudain redevenue fillette, trop petite pour affronter par moi-même les peurs de l'enfance.
Personne, hélas, ne pourrait régler cette succession à ma place. À moi de fourrer les mains dans le cambouis et la crasse. D'en sortir éclaboussée, sûrement.
Dans la nuit de Nusa Lembongan, ma voix grimpait dans les aigus. Je m'agitais sur le sommier, tordais les draps, écrasais les oreillers. M'énervais toute seule, hamster pédalant en vain dans sa révolte, d'autant plus agacée que mon samouraï n'avait guère plus de réaction qu'une bûche.
Ne comprenait-il pas ?
Je lui parlais de ma mère, de l'absence et du chagrin. Me tus tout à coup. Moitié à bout de mots, moitié pour le laisser s'exprimer à son tour.
Silence.
Enfin sa voix lente, mal assurée, hésitante tentative pour rassembler des phrases qui, têtues, le fuyaient.
- J'ai vu à la télé un documentaire sur les chiens...
Mes yeux s'agrandirent de stupéfaction. La surprise m'arracha un hoquet.
Un documentaire sur les chiens ??
Mais de quoi parlait-il donc ?
"Ne le coupe pas, m'ordonnai-je. L'amorce est étrange, bizarrement décalée, ironiquement loufoque, mais fais-lui confiance. Le fil de sa pensée aboutira bien quelque part..."
- Alors, dans ce documentaire sur les chiens... Un dresseur expliquait que, contrairement à la croyance populaire, ceux-ci ne se laissent pas mourir au décès de leur maître... À peine dépérir, en fait.
Ma perplexité gagnait du terrain.
Nom d'un teckel à poils durs, que voulait dire mon samouraï... ?!
Dans sa parabole, campais-je donc la chienne et mes chères disparues mes propriétaires ?
Les chemins de sa réflexion me semblaient tortueux. Dédale embrouillé à plaisir, si complexe et absurde qu'il m'avait totalement égarée.
- Or, il est évident que les hommes sont plus intelligents que chiens. Du coup, puisque ces derniers sont capables de surmonter un décès, les hommes le peuvent aussi. Et même plus rapidement ! conclut mon samouraï d'une voix dentelée de triomphe.
J'ouvris une bouche digne du grand canyon. Abasourdie et doutant d'avoir vraiment bien entendu, bien traduit, bien interprété.
- Et... ? fis-je d'un ton voilé d'une sourde réprobation.
- Et... C'est tout.
- Ah. OK. Génial.
- T'en penses quoi ?
- J'en pense que je vais fumer une cigarette.
Je bondis, propulsée hors du lit par l'envie de hurler de frustration et celle, déchirante, de rire aux éclats.
La même qui vous agrippe, effarés, en butte à une blague idiote.
- Oh non, please, pas encore une ! se plaignit-il. Tu fumes trop, c'est mauvais.
Je faillis lui demander si, dans son fameux documentaire, les caniches s'intoxiquaient eux aussi aux mentholées. À moins que les bouledogues n'y fumassent le cigare ?
Je rétorquai qu'à la minute, ma petite santé m'importait peu. Dernière place dans ma liste de priorités, la première étant de me décharger du trop plein qui m'étouffait.
Mon samouraï se renfrogna sous les draps, vaincu.
Face à la mer remonta le sentiment familier de me sentir à part. Non pas exceptionnelle mais exclue, séparée des autres par une vitre aussi glacée qu'infranchissable.
Comment dire l'innommable ?
Au passé comme au présent, j'échouais à cet impossible partage. Première de mon cercle d'amis à perdre un parent, qui plus est de façon tragique. Je n'y étais pas préparée. Eux non plus. N'osant même pas imaginer que cela leur arrive, beaucoup ne surent quelle attitude adopter, quels mots de consolation prononcer.
Et en société, tenace impression d'être la maudite ou la Cosette à plaindre, la fille qu'on montre en cachette du doigt sur l'air de :
- Hé, c'est elle qui... C'est sa mère qui...
La réaction de mon samouraï me renvoyait à cette époque. Et à son histoire à lui.
À sa vie ultra protégée, si étonnamment gardée de cahots, de peines, de choix difficiles, d'épreuves qu'elle m'en paraissait irréelle, publicité Ricoré affichée sous mon nez incrédule.
Jamais de réelle relation amoureuse, aucun vrai chagrin ne lui trempant les oreillers et le caractère.
Un travail à mi-temps dont il se contentait, sans stimulation intellectuelle ni perspectives d'évolution.
Des plans flous pour le futur, directions à peine esquissées et sans cesse repoussées.
Occupant encore sa chambre d'enfant chez ses parents, sans saisir que ce séjour prolongé au nid repoussait les femmes qui, depuis longtemps, volaient de leurs propres ailes.
À l'âge d'homme - presque 35 ans -, mon samouraï était toujours adolescent.
Jusqu'alors j'avais répugné à le voir. Négligé les signes annonciateurs. Gommé les alarmes qui s'obstinaient à tinter. Mais ce soir-là, impossible de faire la sourde oreille. Et l'immense décalage entre nous m'avait ahurie.
Décalage quand, à l'évocation de Platon, de Dali, de Fellini, des tests HIV, des OGM... je ne croisais que son regard blanc.
Décalage dû à toute conversation qui, un peu sérieuse, languissait, tournait court et s'achevait sur une esquive, le silence ou son brusque départ.
Décalage alors qu'allongés côte à côte, nous regardions des films. Lolita, Fenêtre sur cour, The Heart is deceitful above all things*. Moi absorbé par l'histoire ; lui qui, incapable de se concentrer plus d'un quart d'heure, chassait les moustiques ou se tournait, dos à l'écran, prétendant que les dialogues suffiraient.
Décalage dans nos façons de voyager. Lui soucieux de confort, voire de luxe, pointilleux sur des détails m'apparaissant parfois farfelus : prendre quatre douches par jour, se laver les pieds avant de se coucher, ne pas toucher les claviers des distributeurs d'argent, trop sales, ne pas grignoter au lit, appeler le vieux patron de l'hôtel pour déloger un cafard de la salle de bains.
Décalage de mode de vie, d'expériences.
Décalage de vie tout court.
Mais sinon, j'aime beaucoup les chiens.
* Ou, titre original plus parlant : The Heart is deceitful above all things. Film de et avec Asia Argento. Très bon à condition d'avoir le coeur bien accroché...
Fiche technique et scénario ici.
1re et 3e photos : William Wegman.
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