Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
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Puisque se souvenir, c'est revivre encore.
Puisque mes nageoires sont sectionnées, je replonge dans mes souvenirs.
19 mai 2009, Koh Tao, site de White
Roc.
L'eau est glacée.
Je tends un bras et ma main, happée, disparaît. Les torches des autres plongeurs dansent autour de moi un ballet
blanc. Lorsqu'ils s'éloignent, je suis rendue à l'obscurité.
Les consignes défilent à toute allure : ne jamais s'éloigner de son binôme. En cas de séparation, se chercher une minute sous la surface avant de remonter.
Mais si je remonte, trouverai-je mon binôme ?
Et où est amarré le bateau ?
Et une fois en haut, ne serai-je pas une gommette perdue au milieu de nulle part, hurlant son angoisse et sa solitude à la face des étoiles ?
Les paysages familiers du jour sont
devenus hostiles comme ces défilés de rochers s'étranglant en coupe-gorges.
Ma lampe saisit, au hasard,
des tapis de coquillages, des vagues de sable bosselé, des fantasmagories de coraux enchevêtrés.
L'eau est noire, si noire, une vraie purée de poix, une étendue de suie à perte d'yeux aveugles.
Oppressée, je nage dans un cercueil, environnée de monstres hostiles et d'algues en cheveux de méduse. Je heurte de plein fouet un rocher, bondis de côté, jurant sentir l'étreinte d'une main visqueuse sur mon poignet.
Des pensées folles me
battent les tempes, des crampes me serrent sous la combinaison.
Inspiration, expiration. Saccadées, trop rapides, bloquées à fond de larynx, à rebours d'une règle d'or de plongée : respirer aussi profondément que lentement.
Et respirer, surtout ne jamais cesser de respirer.
Noir autour, blanc dedans. Un blanc comme un
manque, un no man's land terrifiant de magma
agglutiné, une zone de cerveau nommée panique.
D'un coup de palme, je me renverse en poisson mort et je flotte, sirène agonisante cernée d'une nuit
infinie.
Expiration.
L'air mugit dans ma gorge puis dans l'embout de plastique. Un
tourbillon de bulles gicle. Leur grondement, seul bruit coupant un silence de plomb, me ricoche aux
oreilles.
Mais qu'est-ce que je fous là ?
Inspiration.
J'inhale dans mon détendeur comme un héroïnomane dans
sa paille. Je suis une shootée de l'oxygène, je ne veux pas mourir en bas.
Je pense à ceux que je laisserai sur la terre et au niveau d'air dans ma bouteille.
Je pense qu'ils vont pleurer et qu'il doit descendre trop vite.
"Vas-y doucement... You're gonna burn your air too fast, ma jolie..."
Le français et l'anglais s'emmêlent dans ma caboche, d'ailleurs s'emmêler j'ai la trouille, y a plein d'obstacles, de filaments à ventouses et de trucs dont j'ignore jusqu'aux noms, que je ne
vois pas, qui vont m'emprisonner, me coincer, me ficeler, me faire crever.
Mais pourquoi, pourquoi n'ai-je pas plongé hérissée d'un couteau comme ce Thaï au corps de lame et au bandeau de
flibustier ? Le pirate, comme je l'appelle, avec son tatouage et son cran d'arrêt en bandoulière au mollet ?
Avec un couteau, j'aurais pu me libérer, les dépecer ces putains de trucs et de fantômes, les réduire en pièces, en miettes, les faire valser à tous les diables.
Tronc aligné sur la tête, jambes sur le tronc, palmes sur les jambes, la plongée-corrida enmétaphore de vie, je lutte pour ne pas me débattre, ne pas agiter ma lampe en signe de détresse.
En silence je hurle à tous mes fantômes d'aller se faire foutre. Bien profond, même.
...
Une fois sur le bateau, au lieu de dire "je déteste plonger de nuit, je suis claustrophobe, jamais je ne recommencerai", je demandai simplement :
- À quand la prochaine ?
47 minutes d'angoisse et je réclame du rab de peur de voir la peur gagner.
Jour pour jour un mois plus tard, même site par 16 mètres d'océan.
La nuit est douce mais l'eau
toujours froide.
Ethan et moi avons laissé comme convenu les autres plongeurs à des
jets de palmes, en tête-à-tête pour notre dernier rendez-vous nocturne avec l'océan.
Dans le noir mâtiné de lune je dessine des lignes droites, des voltes et des virevoltes. Géométrie de
paix bercée d'une respiration lente et profonde.
Le faisceau de ma lampe avive le corail d'un violet intense, surprend un bernard-l'ermite rampant à flanc de sable ou un poisson endormi dans un trou de rocher.
Je pense que je n'aurai jamais assez d'yeux pour voir, jamais un cœur assez grand pour goûter à tout ce bonheur sans éclater en mille morceaux.
Ethan tout proche me tend la main. Je
pose ma paume contre la sienne, ferme doucement les doigts en signe d'alliance puis les desserre pour me séparer de lui.
"Laisse-moi nager seule si tu m'aimes. Et puisque tu m'aimes, laisse-moi nager seule."
Cous tordus,
mes fantômes se sont fait la malle. Je leur ai entre-temps brisé l'échine.
Sans couteau, mes
jambes me propulsent droit devant, vers un ailleurs qui s'éclaire à mesure de ma course.
Ma seule arme ? Un trident tatoué à la cheville par un guerrier iban.
Je pense que c'est bien assez alors que mon cœur explose.
Je pense d'ailleurs que je ne pense plus.
De retour sur le bateau, j'ai vécu 64 minutes.
Un peu plus d'une heure de félicité à déduire de mon temps sur terre.
Toujours ça d'arraché au néant.
Je promets de revenir avec d'autres billets. Je suis en dette d'écriture en ce moment... je vais réparer ça. ;)
Tu sais chut, on me dit régulièrement que je ne suis pas dans le bon siècle et que cela n'est pas réparable...Toi, tu as une chance terrible en comparaison, et ce malgré tes épreuves : tu ne vis pas au bon endroit !! Il ne tient qu'à toi de retrouver le trousseau de clefs égarées dans ton ailleurs.
Et rappelle toi que plusieurs fois 64 mn donne des heures, les heures des jours, les jours des semaines, les semaines des mois, et ceux ci des années de vie encore !
Un chapitre, ton chapitre 2 à ne plus lutter, à ne plus survivre, mais vivre, avec le fil conducteur de cette vie donnant du sens au quotidien, ce fil aussi précieux qu'un cordon ombilical ..Sais tu que j'en rêve ?
Le trousseau, je ne le cherche plus vraiment, car j'ai rassemblé pas mal de clefs. Le précédent voyage a été une étape décisive et ce qui me semblait un peu fou auparavant m'apparaît à présent comme une suite logique. J'ignore où est ma place géographique exacte sur cette terre (même si j'en ai une idée, et pour le continent une certitude), mais ce que j'ai envie de mettre dedans se précise, s'affine.
De toute façon, la place, c'est comme la destination : elle importe moins que le voyage. :)