Samedi 7 mars
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18:27
Kuala Lumpur.
Dès que j'ai gravi l'escalier menant au toit, j'ai aimé cette terrasse foutraque, en désordre et poussiéreuse comme le reste de la guesthouse. Dans cette vieille bâtisse, rien n'est vraiment hors
d'état de marche, mais rien ne marche vraiment non plus.
Les robinets s'ouvrent en grand mais ne se ferment pas entièrement, les lampes s'allument mais s'éteignent brusquement, plongeant un étage entier dans le noir. Les portes bâillent sur leur cadenas,
les cloisons des chambres sont en papier cigarette, les oreillers aussi durs que les pierres, les draps mouchetés de brûlures de cigarette, les canapés avachis par le poids de tous les corps qu'ils
ont portés.
Ce lieu au nom prémonitoire, Le Village, est un entre-deux mondes. Une enclave coincée entre deux rues, deux immeubles, entre la pulsation lourde de la grande ville et la torpeur des
voyageurs. Nombre de ces voyageurs ne voyagent d'ailleurs plus. Arrivés là pour quelques nuits, ils y sont restés, laissant leurs affaires déborder de leur sac et coloniser leur lit, les murs, le
plancher.
Alors qu'un hôtel est une gare de transit, Le Village est, lui, un port d'échouage.
Ainsi, d'un jour sur l'autre, je vois les mêmes personnes.
Deux Françaises qui, vautrées sur des couvertures, se vernissent les ongles pendant des heures. Ozgeu la Turque et Dante, son mari insomniaque aux airs de grand chef indien, résidant ici depuis des
mois. Joe le Mexicain, qui a écumé tous les continents. Britta, l'Allemande aux yeux scintillants à cause des pétards, accompagnée de Daniel, qu'elle a rencontré sur la route et ne veut plus
quitter. Et d'autres encore, dont je ne connais que le visage entrevu entre deux portes.
A la nuit tombée, Le Village a des airs de maison fantôme. Des silhouettes se faufilent dans les couloirs, s'agrègent en petits groupes devant la télé ou méditent en ermite sur les fauteuils du
salon. Ici, quelle que soit l'heure, il y a toujours quelqu'un d'éveillé.
Ce soir, la femme n'était plus appuyée contre le mur, près du canapé, sous
l'horloge qui ne marche pas.
Quelqu'un l'a déplacée pendant la journée, mais elle a toujours les mains plaquées contre son giron. Un bras de biais qui fait saillir sa poitrine. La tête penchée, avec une mèche brune, échappée
de son chignon, qui lui barre la joue. Les yeux clos comme si elle dormait ou réfléchissait intensément, comme refermée à l'intérieur d'elle-même.
Elle ne sent ni la lourde pollution montant de la ville, ni les vapeurs âcres des cigarettes et des joints. Elle n'écoute ni le bruissement des voix parlant dans toutes les langues, ni la mélopée
hésitante de la guitare, ni le battement du djembé.
Non. Elle est seulement là, baignée par l'air moite de la nuit, rafraîchie par les ventilateurs. Moi, je suis là aussi, à observer son portrait sous la lumière blanchâtre du néon qui lui fait un
teint malade, à me souvenir de matins de soleil sur cette terrasse.
Parmi tous ces matins, il y eut celui où j'attendais Pierrig. Installée à même une natte, une tasse de mauvais café à la main, je cherchais en vain une position qui soulagerait mes tempes
endolories. Dans ma petite chambre sans fenêtre, la nuit avait été trop chaude, trop courte. Dix heures de marche la veille... La pollution de Kuala m'avait passé les yeux au papier de verre, collé
un aquarium sur la tête et un uppercut aux poumons. Bien qu'allongée, je souffrais de cette douleur traître et diffuse qui empêche d'aligner deux phrases et deux idées.
Aussi n'ai-je pas entendu les pas de Pierrig dans l'escalier, ne l'ai-je pas vu se diriger en souriant vers moi.
Aussi ai-je crié de surprise quand il a ployé sur moi son corps bronzé.
Cela faisait plus d'un an que nous ne nous étions pas vus et nos retrouvailles ont commencé par ce cri.
Par Chut !
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Publié dans : Pierrig, près de l'os
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Ca fait drolement plaisir de recevoir un mot de si loin.
Le blog est un peu a l`abandon, les connexions internet sont moins faciles que je ne l`escomptais. Plus de nouvelles bientot, en esperant qu`elles soient bonnes...
Bisous !!
Un beau carnet que tu commences là.
Comme à mon habitude, ai-je envie d'écrire, la tuile n'était pas loin. C'est le sujet du billet que je viens de mettre en ligne... Je suis en reste sur le courrier, à défaut de l'être sur les "anecdotes". Plus de nouvelles bientôt !
La bise, et même plusieurs. :)