Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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- Passport, please !
En voyage à l'étranger, passeport est le mot-sésame qui ouvre toutes les portes : celles d'un pays convoité à la douane, d'un avion, d'un train, d'une chambre
d'hôtel.
Souvent, je regarde le mien comme un objet magique. Pourtant, éraflé d'avoir trop traîné dans mon sac, poli par l'usure d'être passé entre trop de mains, épaissi par une légion de visas et
aplati par autant de coups de tampons, il en a depuis belle lurette perdu l'apparence.
Mais sans doute est-ce cela, le propre des objets magiques : n'avoir l'air de rien alors qu'ils peuvent tout.
Aussi, à chaque nouvelle étape, je m'interroge :
- Où vais-je bien pouvoir mettre mon passeport ?
Si je peux en effet tout perdre, de mon ordinateur à mon argent liquide, de mes lentilles de contact à ma tête, je ne peux pas l'égarer, lui.
Ma chambre n'est pas forcément le lieu le plus sûr. Quelqu'un pourrait y pénétrer pendant mon absence, fouiller mes affaires et l'emporter.
Mon sac me paraît encore plus risqué. Dans les rues, je suis un vulnérable escargot exotique déambulant à vitesse réduite, ses biens tout entiers contenus dans le réticule qui leur sert
de coquille. Si on me l'arrache, je ne serai plus escargot mais limace, mise à nue avec juste mes yeux pour pleurer.
Ma banane semble un bon compromis.
Mais, accessoire du touriste par excellence, elle se signale à la foule avec son air insolent de "Volez-moi !".
Puis la mienne a le don de m'irriter. Toujours trop serrée au départ de mes randonnées, me sciant la taille comme une
rangée de barbelés, elle finit, trop lâche, par battre le haut de mes cuisses.
Entre le stade de l'étreinte forcée et du ballot encombrant, il y a le juste milieu, celui où je ne la sens plus. Mais ce juste milieu-là est la figure de ma crainte : puisqu'elle
s'est fait oublier, peut-être n'est-elle plus là.
Peut-être est-elle tombée.
Peut-être l'ai-je perdue.
Un spasme d'angoisse précipite mes mains à mon estomac. J'ai besoin de la toucher pour me rassurer à son contact rêche.
Et me voilà, en pleine rue, occupée à me tâter le ventre comme une mémé aux digestions difficiles, puis à
me fendre d'un sourire béat.
Sans compter que la banane, c'est le summum du chic.
- Tu t'embarrasses de détails sans importance, aurait sûrement protesté ma mère.
Oui, oui, d'accord, mais quand même. J'ai beau être transpirante, sale, débraillée, ma petite coquetterie, j'y tiens. Un peu comme une femme au régime qui, après avoir englouti un
paquet de cookies, refuse de sucrer son café.
Ma devise ? L'important est d'éviter l'accumulation.
Or, j'avais compris la veille que l'accumulation, j'étais en plein dedans.
Toute la journée, j'avais arpenté Kuala Lumpur avec Bruno, un Français rencontré au Village. D'interminables boulevards en marchés et temple sikh, nous avions sué notre condition de touristes. La nuit venue, nous projetâmes de nous rafraîchir sur Heritage
Row.
"L'avenue des bars, idéale pour un verre en soirée", qu'il disait, le Lonely Planet (alias la Bible des routards).
Ce qu'il ne précisait pas ou que nous avions omis de lire, c'est que ces bars étaient branchés. Terriblement branchés. Aussi branchés que la musique assourdissante qui sortait de chacun, se
mêlant sur la chaussée en une folle cacophonie rehaussée de klaxons.
Sur le trottoir paradaient des garçons aux coupes invraisemblables, des filles en minijupes et talons hauts. Installés en terrasses, les mêmes, assez chanceux pour avoir dégoté une table
libre.
Je jetai un regard sceptique à la ronde et interrogeai Bruno :
- On essaie d'entrer ?
Il me détailla des pieds à la tête avant de partir d'un grand rire :
- Euh... Je crois qu'avec ta banane, ça va pas le faire.
- Quoi, ma banane ? Qu'est-ce qu'elle a, ma banane ?
- La même chose que mes chaussures pourries, j'en ai peur.
Les carottes étaient cuites. Fin de la banane.
En rentrant à
l'hôtel, trouver un meilleur endroit pour mon passeport s'imposait.
Confortablement logé entre deux fermetures éclair lui servant de remparts, il avait l'air dans sa banane comme
un poisson dans l'eau. Pile à sa place, là où je ne risquais pas de l'oublier.
Mais où placer la banane ?
J'inspectai la chambre pour parvenir à une conclusion attendue : dans ce cube spartiate et surchauffé, pas de cachette. Juste de déprimants murs nus
sans alcôve ni étagères, une vilaine table de chevet surmonté d'un ventilateur anémique, une porte en contreplaqué et deux galetas militaires.
Je fis alors ce que des milliers de gens désireux de protéger leur bien le plus précieux firent avant moi : soulevant un matelas, je glissai prestement la banane sur le sommier. Fourrai les
brides qui en dépassaient bien au fond. Me relevai toute fière de prendre tant de précautions, sans penser une seconde qu'elles me précipitaient vers la catastrophe.
Au palmarès des lieux communs, "le mieux est l'ennemi du bien" doit figurer dans le top 5.
Aujourd'hui, je sais pourquoi.
En sortant de mon réduit au matin, je m'étonnai de trouver vide la grande bouteille d'eau remplie la
veille. Je me ravisai en accusant ma distraction, tant ma tête peut être aussi percée que mon porte-monnaie.
Pourtant, je ne divaguais pas. Car lorsque, mal réveillée, je rangeais mes affaires pour un départ imminent, je repêchai une banane humide sous le matelas. Et lorsque, après une heure
d'attente dans une gare routière, deux heures de bus grande ligne, une heure de bus local debout, sac au dos pesant son poids d'âne mort, une heure de marche dans une ville inconnue, le
réceptionniste de l'hôtel ouvrit mon passeport, il me dit :
- It's wet.
Wet... Mouillé... Mon sésame avait connu d'autres péripéties, vu d'autres tempêtes, affronté d'autres inondations. Par exemple celle d'une mousson indienne particulièrement arrosée,
qui avait transformé en blessure purulente une simple entaille à mon pied et fait pourrir mes affaires dans mon sac.
Mon passeport s'en était tiré haut la main, à peine gondolé.
Je souris au réceptionniste en feuilletant ses pages avec amour, du geste qu'on a pour tâter la chevelure d'un enfant rebelle mais adoré après un ultime caprice :
- Yes, it's wet.
Mon sourire devint grimace quand le formulaire de départ de la Malaisie tomba sur le sol. Ma date d'entrée dans le pays, le 23 février, y figurait toujours, mais l'année s'était
effacée.
Ma grimace se changea en rictus.
Sur le passeport lui-même, les tampons pour la Tchécoslovaquie, le Maroc ou la Thaïlande demeuraient intacts. Seul celui de la douane malaise n'était qu'un salmigondis d'encre, une esquisse
diffuse agrégée au papier.
Je revis le visage affable du douanier derrière son comptoir, sa voix joyeuse qui soudain en boucle me répétait, comme s'il me consentait une faveur spéciale :
- I give you three months.
- Oh ! Three weeks are enough, m'étais-je retenue de lui répondre.
Dire qu'on compte rester trois semaines dans un pays alors qu'on vous offre trois mois sonne pire qu'une insulte.
Avec ses grandes portes closes,
l'antenne de police de Malacca spéciale foreigners semble fermée. Elle ne l'est pas.
On a beau être un jour férié, ni le crime ni la maladresse ne connaissent de répit.
Je tire sur la poignée. Un policier potelé, sanglé dans son uniforme, dents découvertes sur un tonitruant "Bienvenue !!", m'invite à m'asseoir.
Le siège est capitonné, le bureau très large, l'air conditionné à bonne température.
J'ignore comment sont les postes de police malais (j'espère d'ailleurs ne jamais le savoir...), mais d'évidence, celui destiné aux étrangers est aussi destiné à faire bonne impression.
Pour preuve : au beau milieu de la pièce trône un canapé installé face à un écran plasma.
Une femme que je prends de dos pour une touriste regarde une émission débile pour tuer son ennui. Mais à peine ai-je articulé que j'ai un souci de passeport qu'elle se
lève, arborant un sourire aussi large que son voile ou le pistolet glissé à sa ceinture.
Je n'ai pas encore expliqué mon crime que je suis déjà absoute.
Voilà qui est réconfortant.
Le policier grassouillet m'écoute attentivement, le cou penché vers la gauche. La policière voilée l'imite, le cou incliné à droite. Au fil de mon récit, leurs tête dodelinent au même
rythme, dans un sens puis dans l'autre. On dirait deux statues jumelles dans un magasin de porcelaines cuivrées.
Je me retiens de rire.
- C'est pas drôle, t'es dans la merde, me souffle la voix de la raison raisonnable.
Mais l'autre, intérieure, se marre franchement. Et encore plus quand le policier s'avise de décrocher le téléphone pour
appeler le service de l'immigration et le raccroche aussitôt pour souffler, confus :
- Désolé... La seule ligne du commissariat est déjà utilisée par un autre bureau.
Une demi-heure plus tard, l'immigration donne sa réponse : je dois retourner dans la capitale de laquelle je viens afin
de me rapprocher de mon ambassade. Le consul me délivrera un nouveau passeport que je devrai faire tamponner.
La version de l'ambassade est elle tout à fait différente. Ils m'affirment qu'ils ne peuvent rien pour moi, hormis leur donner de mes nouvelles après m'être présentée au service de
l'immigration.
- Votre passeport est toujours valide, nous n'avons pas à le changer pour un coup de tampon. Sauf si, bien sûr, le numéro d'identification est altéré. Auquel cas, vous n'avez pas le choix, et
nous non plus.
Refaire un passeport prend - au bas mot - quatre semaines. Voilà qui fait long l'inondation à l'eau minérale, sans compter les tracasseries administratives.
Mieux vaut en rire, je crois.
Ma nouvelle devise ? Cesser de me tracasser pour ce que je n'ai le pouvoir de changer.
Ici ou ailleurs, même à Kuala Lumpur, une ville que je déteste, c'est toujours ma route. Plus chaotique et brisée que je ne l'imaginais, mais ma route quand même.
Photos : Bedrig Grundzweig,
Daido Moriyama, Arthur Tress.
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