Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Aujourd'hui elle
n'était pas dans la salle commune mais dans sa chambre.
J'ai frappé doucement avant d'entrer.
Ici, pas de soleil. Les rideaux tirés masquaient le ciel bleu d'après tempête. Pas de froid revigorant non plus, mais la chaleur douce et molle, délétère et malsaine des pièces qu'on n'aère que
rarement.
L'odeur m'a saisie à la gorge.
Aigrelette, rance, tenace, un mélange de médicaments, d'urine et de merde d'un corps lavé à la hâte.
Je me suis dit que c'était ça, l'odeur de la presque mort. Une exhalaison de chairs malades qu'aucun parfum n'aurait le pouvoir de masquer.
Aussitôt j'ai eu envie de pleurer ou de vomir. De rentrer ma tête sous mon pull, dans mon cou, pour humer ma peau et ma sueur. Pour me respirer moi et conjurer cette odeur qui ne pouvait pas être
la sienne.
Elle était allongée sur le dos. Petite poupée cassée posée de biais, petite forme chétive recouverte d'un plaid,
la tête tordue sur l'oreiller. Appuyée au bord du lit, je la surplombais de toute ma taille. Il me sembla qu'en ouvrant juste les bras, je pourrais l'étreindre de la tête aux pieds, la bercer
puis lui faire un cercueil chaud pour qu'elle y dépose son dernier souffle.
- Mamie ?
Elle a levé ses yeux d'agate. Les a longtemps plongés dans les miens, comme si elle voulait me contempler ou cherchait une réponse à un problème difficile dont moi seule connaîtrais la
solution.
Je lui ai doucement souri en effleurant sa joue.
Ses pupilles ne cillèrent pas. Elle est
aveugle.
Je lui ai touché l'épaule. Aucune chair sous le tissu de la robe, juste des os. Elle me tendit une main que je pris. Sa peau avait la texture et la couleur d'une cire jaune éclatée de veines.
Longtemps, j'ai caressé cette main décharnée en pensant à ce qu'elle ne ferait plus.
La lessive de ses
gaines qui trempaient dans des bassines, les petits nœuds du lapin - mon plat préféré d'enfance -, les
tartes au sucre que j'adorais, les caresses sur le front pour m'apaiser ou sécher mes larmes.
C'est moi qui ai porté le verre à sa bouche.
- Bois un peu, tu veux bien ?
Elle s'est exécutée lentement, gorgée après gorgée. Sur son crâne décollé de l'oreiller, ses cheveux gris se battaient en épis hirsutes. J'ai bien tenté de les lisser mais ils se redressaient,
informes.
Ma mamie, toujours si coquette dans ses robes, si joliment permanentée et apprêtée, n'est même plus l'ombre de son ombre. Juste un minuscule moineau encore perché sur une branche ténue, à la
merci du coup de vent qui l'emportera hors du monde des vivants.
La couverture a roulé sur ses jambes. Son corps est celui d'une suppliciée,
d'une bougie torturée, d'une flammèche froide, raidie et douloureuse.
La dernière fois, l'infirmière m'avait prévenue :
- Les personnes qui deviennent grabataires souffrent.
Aussi lui demandais-je en caressant ses jambes allumettes :
- Tu as mal, Mamie ?
- Non. Pas du tout.
Mais je vois, comme transpercé de mille aiguilles,
son visage se crisper.
- Tu es sûre que tu n'as pas mal ?
- Oui.
Mamie discrète à la peine et dure à la douleur, comme toujours. Avec aux tripes la peur de
déranger, comme toujours.
Comme cette nuit où elle avait chuté de son lit pour s'étaler sur le plancher. Les voisines, ne la voyant pas ouvrir ses
volets, avaient fini par appeler les pompiers.
- Les pauvres, je les ai embêtés, se désola-t-elle une fois de retour dans sa maison. Ils avaient sûrement autre chose à faire que de me ramasser.
J'avais éclaté de rire.
- Tu as raison, Mamie. Ils devaient aller au bal.
Chaos dehors, chaos dedans. Ma grand-mère n'est plus qu'un souffle de conscience à éclipses.
- Tu sais
qui je suis ?
Elle a dit oui mais son air perplexe non.
- Je suis ta petite-fille.
Un éclair est passé sur son visage.
- Ma grande puce...
- Je viens te dire au revoir, parce que je vais partir trois mois. S'il t'arrive quoi que ce soit, peut-être ne pourrais-je pas revenir à temps. Alors je te demande de me pardonner si je ne suis
pas là.
- Mais oui... Pars donc, ma petite chérie.
L'instant d'après, elle avait probablement oublié.
Pas moi. Je l'ai embrassée tendrement avant de quitter la chambre, me retournant une ultime fois sur le seuil.
C'était peut-être la dernière fois que je la voyais.
Et j'ai couru, couru pour attraper un bus, puis un train.
Dans le train, j'ai appelé Andrea.
- Comment vas-tu ? m'a-t-il demandé.
- Pas très bien. Mal, en fait. J'ai l'odeur de la mort sur moi. Sur mes vêtements, ma peau, mes cheveux, dans mon nez.
Tassée contre la fenêtre du wagon, je regardais défiler un paysage triste écrasé de nuages. Les roues du train me scandaient en malédiction l'obsédante litanie qui m'avait poursuivie des mois entiers
:
"La mort entre en moi comme dans un moulin".
Bercée d'arbres, de nuages, de mort et de moulin, je me suis endormie.
Andrea m'attendait à la gare. Immense, sculptural, magnifique même avec ses traits creusés de fatigue. Je l'ai enlacé pour sentir son odeur, sa chaleur, pour que ses bras me ramènent enfin au
pays des vivants.
- Qu'as-tu envie de faire maintenant ?
- L'amour, ai-je dit. L'amour et un enfant. Alors... Ne lâche pas ma main tout de suite, je t'en
supplie.
oui, je pars vraiment trois mois... dans une semaine à présent. J'ai pas mal délaissé le blog ces derniers temps, ceci expliquant cela.
Je replonge le nez dans tes petits messages pour t'y répondre. Sache qu'ils m'ont tous fait un grand plaisir en ces temps troublés. Alors, un immense merci à toi.
Je t'embrasse (je peux ?).
Le contenu du blog changera sûrement. A priori, il y aura davantage de notes ou d'anecdotes de voyage que d'articles vraiment perso. Mais qui sait ? Voyager est aussi partir à la découverte de soi, et parfois changer en profondeur...
Compte sur moi pour le tour de barque ! Je vais même y ajouter le poisson grillé, les massages plantaires (le vrai massage thaï, ça te démonte le dos !), de la bonne bière fraîche, des couchers de soleil à couper le sifflet et une mer chaude... Le trip carte postale, en somme !
Puis on se fait un repas à mon retour, tu veux bien ??
Bizz
PS/ Désolé pour ton zut flûte, mais c'est une rime suffisante. Riche, c'est à partir de 3 phonèmes identiques (oui je sais, je suis capable d'être très lourde... mes restes de feu l'enseignement !)
beaucoup de temps a passe depuis ton petit mot. Alors je t`embrasse juste en te disant merci. Et a tres bientot.
"Je viens te dire au revoir, parce que je vais partir trois mois. S'il t'arrive quoi que ce soit, peut-être ne pourrais-je pas revenir à temps. Alors je te demande de me pardonner si je ne suis pas là." C'est très chouette d'être capable de dire ça. C'est si difficile à exprimer que souvent on se sauve sans rien dire...
Oui, et d'autant plus sans être certaine d'être comprise, parce que j'ignore si les mots pouvaient faire leur chemin dans son cerveau. Peut-être encore à cette époque, mais aujourd'hui, je suis certaine que non. Je le lui redis toutefois quand je la vois, au cas où, mais vu l'éloignement géographique, mes visites sont rares - et non dénuées d'une forme certaine de culpabilité.
Merci beaucoup So.