Jeudi 12 février
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L'heure tourne.
L'après-midi a été douce et légère. Après avoir fait l'amour comme jamais, violemment puis tendrement, nous sommes sortis boire un café. Et nous voilà avachis sur la banquette et le siège durs,
jambes mêlées, la main d'Andrea sur mon bras, les miennes perdues dans ses cheveux serpents.
Non, décidément, nous n'avons aucune envie de nous séparer. Parce que nous sommes bien là, à nous embrasser, rire, raconter des bêtises. Peut-être aussi parce que, depuis quelques jours, la
mélancolie me rattrape.
Andrea s'aperçoit d'ailleurs que je ne vais pas très bien. Que je m'enferme dans des pensées que je tais. Que je deviens dure pour me protéger de lui. Que les larmes me montent aux
yeux sans raison apparente.
L'imminence de mon départ en voyage me rend grave. Et lorsque je n'y pense plus, c'est Andrea qu'elle rend taciturne.
Chaque jour nous rapprochant de la séparation, nous savons que le temps est compté. Alors nous grappillons. Moi des moments sur les impératifs à boucler, que je repousse au soir ou à la nuit, quand Andrea n'est
plus là. Lui sur l'heure où il doit rentrer dans leur appartement, parce qu'il lui faut manifestement y être toujours avant elle.
Au début, Andrea me quittait tôt, se donnant pour tâche d'effacer ma présence. Une fois aérés ses vêtements emplis de mon parfum, savonnée sa peau saturée de la mienne, lavés ses cheveux exhalant
mon tabac, mon corps n'existait plus. Ou presque. Dans toute enquête en infidélité, les dreadlocks offrent
une pièce à conviction de choix, tant les odeurs confondues s'y agrègent, piégées.
Mais Andrea avait beau touche à touche me gommer, j'existais encore pour lui dans un lieu duquel elle, "sa légitime", ne
pourrait me chasser : son cerveau.
Maintenant, Andrea me quitte le plus tard possible. La ligne jaune de la minute à ne pas dépasser mord souvent sur la soirée. Et largement ce jour-là en particulier, malgré le téléphone qui ne cesse de
sonner dans sa poche. Andrea le consulte d'abord sans décrocher, pour finir par ne plus le consulter du tout.
À quoi bon, d'ailleurs, puisque c'est, sans surprise, toujours le même visage qui s'affiche.
- Où es-tu ? J'arrive. Où es-tu ? J'arrive ! semblent scander les sonneries.
Andrea enfouit son portable au tréfonds de sa poche, boit une gorgée de thé, repose la tasse sur la soucoupe en évitant mon regard.
Je sais déjà ce qu'il va dire. Alors je le dis avant lui :
- Partons.
Dans la rue, son téléphone s'obstine. Il finit par décrocher en s'éloignant de moi. Un
geste d'au revoir, ma route est tracée jusqu'à chez moi, mon dîner emballé dans un sac de traiteur. Je m'en vais rejoindre mon travail, mes écrits, ma musique, mon bordel.
Andrea marche dix pas devant. S'arrête au feu pour traverser. Seul.
Je me dis que c'est trop bête de le laisser ainsi, comme de se séparer par un simple geste sur un
trottoir. Alors que j'ai un mouvement pour le rejoindre, mon sac manque de s'échapper de mon poignet. Je m'arrête pour le remettre d'aplomb.
Une seconde plus tard, pile au moment où je lève les yeux sur la silhouette d'Andrea, c'est le choc.
Une fille sautillante l'attrape par le bras. Elle a des gestes un
peu saccadés, un chignon mollet qui s'agite et un manteau vert bouteille. Et l'air si contente de le retrouver qu'on dirait une gamine déballant un cadeau de Noël.
Je ne distingue pas son visage. Tant mieux.
Il est des joies qui ne font pas la mienne.
Andrea, lui, semble par contraste tout raide. Gêné peut-être, ou soulagé de ce à quoi il vient d'échapper.
Je pense alors que pour l'adultère, une sacrée dose de confiance est nécessaire.
Il me serait si facile de parcourir les quelques mètres qui nous séparent, de saisir moi aussi le bras d'Andrea, de regarder cette femme droit dans les yeux et de la blesser sans même lui
parler.
Une bulle d'hypocrisie qui éclate, forcément, ça éclabousse.
Bien sûr, je n'ai pas bougé d'un pouce. Rivée au bitume par mes semelles en plomb, je les ai observés s'éloigner bras dessus bras dessous. Traverser sagement la rue entre les clous pour s'engouffrer au
supermarché, là où je voulais également me rendre.
Tant pis pour les boissons, je préfère encore crever de soif.
Mais que j'ai pu me sentir conne et transie sur ce bout de trottoir, les sacs pendus à mes bras comme une inutile marmaille. Et seule, si seule. Mais ce sentiment d'abandon qui m'oppressait, je l'avais
bien cherché.
On n'aime pas l'homme d'une autre dans le bonheur.
Par Chut !
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Publié dans : Andrea d'ébène
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